Chapitre 9
L'effervescence croissait.
Le duc de la Morinière correspondait avec Angélique par un faucon dressé que La Violette recueillait sur son poing.
L'oiseau portait un message. Le rendez-vous aurait lieu la nuit au camp romain ou à la Pierre-aux-prés, à un carrefour, près d'une croix hosannière ou d'une lanterne des morts, près d'une fontaine, dans une grotte... Angélique s'y rendait seule. Loin de l'effrayer, ces promenades nocturnes lui plaisaient. Montadour eût-il reconnu son élégante prisonnière, dans cette femme aux cottes de futaine qui se glissait du souterrain dans les buissons, au lever de la lune ?
Un bref moment, le temps du trajet, Angélique savourait le bonheur de marcher dans la demi-obscurité. Des diamants scintillaient aux mille feuilles des hêtres, ruisselaient au plumage des châtaigniers et les chênes semblaient de broderies d'argent.
Jamais la crainte ne l'effleurait de rencontrer l'une ou l'autre bête fauve dont la forêt était encore le refuge : sangliers, loups ou même, disait-on parfois, ours. La forêt lui faisait moins peur que la société des humains qui portent au cœur des blessures si profondes, et il lui semblait alors rejoindre l'innocence qu'elle avait connue au désert et dont elle gardait la nostalgie.
Quand elle parvenait au lieu du rendez-vous, l'euphorie la quittait. Elle se mettait à guetter avec un mélange d'impatience et d'appréhension l'approche des huguenots. Leurs pas s'entendaient au loin dans le silence feuillu, traversé de murmures et elle voyait luire entre les arbres les flammes rouges des torches.
Le duc de la Morinière venait, accompagné de ses frères puis, de plus en plus souvent, il vint seul, ce qui l'inquiéta.
Quand il était seul il ne prenait pas de torche. Lui aussi semblait voir dans la nuit et connaître les moindres sentes de la forêt. Et lorsqu'il surgissait et traversait – noir personnage, ses lourdes bottes écrasant les brindilles desséchées – l'aire blanchie de lune d'une clairière, elle ne pouvait retenir un frisson sur la nature duquel elle s'interrogeait. La voix du patriarche était brusque et très basse, presque caverneuse, ses yeux brûlants semblaient vouloir la sonder jusqu'à l'âme. Elle y lisait un mépris arrogant. Il y avait en cet homme quelque chose qui la révulsait. Moulay Ismaël lui avait semblé moins redoutable. C'était un maître féroce s'il en fut, mais, comme femme, elle ne le craignait pas.
Moulay Ismaël aimait les femmes et il s'évertuait à les apprivoiser. Il était sensible à leurs larmes, beauté, ruses et séduction. Une petite main habile pouvait tenir en respect ce lion du désert...
Le duc de la Morinière par contre partageait les femmes en deux catégories : les pécheresses et les vertueuses. Ses anathèmes, à Versailles, contre les belles tentatrices, restaient célèbres et il n'avait jamais dû s'apercevoir que sa femme était laide et revêche. Veuf, il ne s'était pas remarié. Sa vie austère les chasses, la pénitence, l'aidaient-elles à vaincre les ardeurs de son sang ?... Il méprisait la femme, cet objet impur, et devait déplorer de la voir tenir un rôle dans l'œuvre du créateur.
La sensibilité d'Angélique percevait de tels sentiments. Elle en était hérissée. Pourtant, elle avait besoin de cette force qui lui permettait de se dresser contre le Roi. Il irait jusqu'au bout. Cependant d'avoir fait alliance avec le huguenot, elle se sentait coupable envers Dieu et la Vierge.
Leur antagonisme éclata une nuit qu'ils se glissaient tous deux par un chemin de crête, pour rejoindre les marais. Un pasteur venu de Niort en passant par les chenaux y attendait le duc et Angélique s'était offerte à le guider. La forêt parut s'éclaircir, la lueur intense et pâle du clair de lune s'engouffra par la brèche ouverte, et dans la brusque échappée ils virent luire au-dessous d'eux des toits d'améthyste, des clochetons translucides.
À leurs pieds s'édifiait une châsse ciselée dans l'argent pur : monument d'ombre et de lumières où le feston de velours noir d'un cloître suivait le dessin blanc d'une cour, épinglée en son milieu par un puits ouvragé. L'Abbaye de Nieul.
Angélique retint son souffle. La merveille !... Elle était là, sereine, close, refermée sur les prières murmurantes de ses moines. Et des souvenirs revenaient à Angélique, d'une nuit qu'elle avait passée à l'Abbaye quand elle était enfant, de ce moine Frère Jean qui l'avait arrachée aux entreprises douteuses du gros Frère Thomas. Il l'avait emmenée dans sa cellule pour qu'elle fût en sécurité. Il la regardait avec une lumineuse tendresse : « Vous vous appelez Angélique... Angélique, Fille des Anges !... » et il lui avait montré sur sa chair des coups bleuâtres en se plaignant : « Regardez ! Regardez ce que Satan m'a fait !... »
L'envoûtement de cette nuit mystique lui revenait au cœur.
La voix du duc de la Morinière s'éleva, haineuse.
– Maudits soient ces moines paillards et idolâtres... Un jour le feu du ciel frappera ces murs et il n'en restera plus pierre sur pierre... Et la terre sera purifiée.
Angélique lui fit face, hors d'elle.
– Taisez-vous, hérétique !... Hérétique !... Ah ! je hais votre secte infâme.
L'écho renvoya son cri et soudain elle fut atterrée, les nerfs noués de colère impuissante et d'anxiété. Le duc s'était approché d'elle. Elle l'entendait respirer sourdement. Il abattit sa poigne rude sur son épaule et l'emprise de ses doigts de cuir la tenailla. Sa gorge se contractait. Elle eût voulu secouer ce joug et elle ne pouvait pas. Il était dangereusement près, il lui masquait la vision de lumière et elle ne pouvait que rester immobile, respirant jusqu'à en être abasourdie son odeur d'homme de guerre et de chasseur.
– Que dites-vous ? souffla-t-il. Vous nous haïssez ? Qu'importe ! Vous continuerez quand même à nous aider.
Il insista.
– Vous ne nous trahirez pas.
– Je n'ai jamais trahi personne, fit-elle, fière, en ravalant ses larmes. Ses jambes tremblaient. Elle craignit de défaillir, de se laisser aller contre lui. Elle se raidit pour échapper à la main qui la meurtrissait.
– Laissez-moi, dit-elle d'une voix faible, vous me faites peur. L'étau des doigts se desserra et il retira d'elle sa main avec lenteur.
Angélique se remit à marcher. Son cœur battait. Elle avait eu peur. De lui mais aussi d'elle-même. Peur de glisser dans cette ombre sans nom qu'ouvrent au désir les ramures de la forêt. À l'aube, qui parut grise d'abord puis rouillée entre les arbres, ils parvinrent au campement des charbonniers. Angélique avait froid et serrait sa cape contre elle frileusement.
– Holà ! manants, cria le duc, avez-vous du bouillon, du pain, du fromage ?
Dans la hutte noircie de l'un d'eux ils s'assirent sur des escabeaux branlants, devant la table où la femme déposait un pot de lait. Elle ajouta un plat de haricots brûlants garni de lard et d'oignons. Les enfants, à demi nus et noirs jusqu'aux yeux, regardaient avec ébahissement ces deux personnages qui mangeaient en silence. L'homme avec sa barbe noire, la femme avec sa chevelure d'or humide de rosée, croulant sur ses épaules et qu'ils avaient vus surgir comme des phantasmes de la nuit à travers les brumes de l'aube et traverser le champ de cendres.
Angélique jetait des regards furtifs vers le duc de la Morinière. C'était sans doute parce qu'il y avait dans sa forte carrure quelque chose qui lui rappelait Colin Paturel, qu'elle éprouvait une sorte d'attirance à son égard. Mais Colin Paturel, c'était Adam, l'homme magnifique du Paradis perdu. Celui-là, c'était l'homme du péché, un homme des ténèbres.
– Il est venu jusqu'à la porte de votre chambre, lui chuchota Bertille, sa petite servante, lorsqu'elle rentra au Plessis.
– Qui cela ?
– Gargantua ! Il a gratté, frappé, appelé... Mais vous n'avez pas répondu.
« Et pour cause », songea-t-elle.
Le capitaine Montadour revint la nuit suivante. Il appela :
– Marquise ! Marquise !
Ses mains erraient sur le panneau fermé et elle entendait racler contre le bois les boutons de son uniforme sur son gros ventre.
Elle écoutait à demi soulevée sur un coude. Le désir de Montadour, respirant la nuit derrière sa porte, lui causait moins de crainte que de trouble.
C'est lui qui, au fond, commençait d'avoir peur. Il y avait quand même d'étranges silences la nuit derrière cette porte et il n'était pas loin de croire aux histoires des domestiques qui racontaient que leur maîtresse se transformait la nuit en biche, pour courir les bois...
Les pommes rougirent sur les pommiers. Et, soudain, les trois frères la Morinière galopèrent à travers la province. Et de Tiffauges dans le nord à Moncontour vers l'est le mouvement de défense des protestants prit une ampleur inattendue.
« Restez où vous êtes, écrivit Marillac au capitaine Montadour. La région où vous vous trouvez représente le foyer de la rébellion. Tâchez de mettre la main sur les chefs de bande. » Il ajoutait en post-scriptum : « Surveillez étroitement la personne dont vous avez la garde. Je constate que l'agitation ne fait que croître et, peut-être, n'y est-elle pas étrangère ! »
Puis le gouverneur de la province se porta à la tête de ses piquiers dans le nord du Poitou. Quatre villages protestants qui avaient soutenu un siège en règle contre les soldats chargés de les occuper, furent incendiés. Les hommes qu'on put atteindre furent pendus. Les autres étaient allés grossir les troupes recrutées par la Morinière. On rassembla les femmes avec leurs enfants, et on les jeta sur les routes après avoir proclamé un édit à leur sujet. « Pour les femmes hérétiques des villages de Noireterre, Pierrefitte, Quingé, Arbec, il est interdit à tous de leur prêter conseil, confort et aide, de les recevoir, alimenter, donner feu ni eau, ou leur prêter aucun office d'humanité. »
Après quoi les troupes du gouverneur s'enfoncèrent à l'intérieur du Poitou, afin d'y poursuivre les bandes protestantes. Comme on les avait prévenues que les trois frères de la Morinière avaient réussi à concentrer des forces importantes, elles demandèrent l'aide de la milice de Bressuire. Cette ville, en majorité protestante, ne fournit que peu d'hommes. M. de Marillac apprit presque aussitôt que la petite armée de la Morinière s'était jetée dans Bressuire, dépourvue de défenseurs, et s'était répandue dans les rues désertes en criant : « Ville prise ! Ville prise ! » et avait pillé les magasins d'armes.
M. de Marillac dédaigna de reprendre la ville. Il ne voulait pas encore s'avouer que ces échauffourées prenaient l'allure d'une guerre de religion, pour ne pas dire d'une guerre civile. Il passa par le Plessis pour consulter Montadour.
Des contreforts de la forêt de Nieul, les résistants huguenots purent voir s'étirer au long de la route romaine le serpent gris de l'armée avec la herse serrée des piques.
Les troupes se retirèrent le lendemain, ne laissant que quelques renforts aux dragons de Montadour. L'hostilité des populations, même catholiques, qui avaient refusé le pain et le vin aux soldats et Les avaient accueillis à coups de pierres, inquiétait le gouverneur. Il ne pouvait laisser toute cette troupe sur place sans risquer un soulèvement plus important. Il ramena ses soldats au-delà de Poitiers et partit pour Paris afin de converser avec le ministre Louvois sur les mesures à prendre.