Chapitre 9
Parmi les régiments que le roi envoya en Poitou, en 1673, il y avait le 1er régiment d'Auvergne, commandé par M. de Riom et cinq des plus glorieuses compagnies des Ardennes. Le Roi avait assez entendu parler de la terreur superstitieuse des soldats devant les embûches de la forêt poitevine. Ceux qu'il envoyait aujourd'hui, fils de l'Auvergne et des Ardennes, il les avait donc choisis parmi des hommes des bois, habitués depuis l'enfance à l'ombre et aux malédictions des arbres, aux sangliers, aux loups, aux rochers, habitués à lire les pistes invisibles, tous fils de sabotiers, de bûcherons, ou de charbonniers. Ils n'étaient plus vêtus de rouge comme les dragons, mais de noir et leurs uniformes rappelaient les sinistres Espagnols, avec leurs casques d'acier, à haut cimier tranchant, leurs bottes étroites jusqu'au sommet des cuisses. Ils amèneraient avec eux des chiens de chasse, des dogues musclés et féroces.
Le halètement de leurs hauts tambours s'éleva longtemps à travers la campagne déserte et terrifiée.
La terreur, avec eux, pénétrait au Poitou.
Trois mille fantassins, mille cinq cents cavaliers, deux mille servants de chevaux, d'intendance et d'artillerie. Des canons, pour les villes...
Le Roi avait dit : avant le printemps.
L'hiver n'arrêterait pas la guerre.
Au printemps, il ne restait plus qu'un dernier bastion insoumis. Celui d'où était partie la révolte, région circonscrite entre La Châtaigneraie et les marais et où s'étaient rassemblés les derniers conjurés.
Printemps cruel ! Les froids se prolongeaient et à la fin de mars encore, la terre gelée refusait toute clémence.
Par la fenêtre étroite de la métairie, Angélique guettait le retour de Flipot. Il entra, maigre, efflanqué, comme un loup vagabond. Faim, froid, existence de bête traquée, rien n'avait raison de sa bonne humeur.
– J'ai réussi à les joindre, fit-il. On vous croyait morte ou capturée. Je leur ai dit comment vous aviez pu vous échapper en pleine nuit du château de Fougeroux. Quand on pense qu'ils sont venus vous chercher jusque-là. Pour sûr nous avons été trahis, vendus. Des traîtres, il y en a partout maintenant !
Il jeta un regard en coin sur la paysanne et son vieux père assis devant l'âtre, passa sa manche sous son nez rougi et continua en baissant la voix.
– J'ai vu l'abbé, Malbrant-coup-d'épée, M. le baron, Martin Genêt. Ils sont tous d'accord. Il faut quitter le pays. Maintenant, c'est la chasse à l'homme qu'ils disent ou plutôt à la femme. Vous, madame la Marquise. Votre tête a été mise à prix. Pour cinq cents livres, ils sont bien sûrs de trouver quelqu'un qui vous vendra. Les gens ont si peur et si faim. Alors voilà ce qui a été décidé. Ce soir, nous nous rendons à la Lanterne de la Colombe et, de là, quand nous serons tous réunis, nous gagnerons les marais, par la forêt, puis la côte. Ponce-le-Palud, qui n'a pas encore réussi à se faire prendre, nous donnera assistance pour nous cacher... ou nous embarquer.
– Nous embarquer, répéta Angélique.
Le mot consommait sa défaite. Au cours de cet hiver épouvantable, elle avait peu à peu perdu le sens de la lutte qu'elle menait. Sauver leurs vies, pourchassés de place en place, se retrouver vivants chaque soir était devenu leur seul but épuisant. Aucune autre issue que la fuite.
– Je n'ai pas donné le rendez-vous ici, chuchota Flipot, parce que ces gens-là ne m'inspirent pas confiance. Ils savent qui vous êtes et, comme partout, ils vous rendent responsable de leurs malheurs.
Les paysans marmonnaient en jetant des regards sombres dans leur direction. Angélique en était arrivée à ne plus oser s'approcher du maigre feu, avec sa fille, tant elle sentait peser sur elle la rancune des malheureux.
Le mari de la paysanne était mort en se battant contre le Roi. Les soldats leur avaient tout pris au passage, pain, bétail, grains, et avaient emmené avec eux la fille aînée. On ignorait ce qu'elle était devenue.
Dans le fond de la pièce, où se trouvait le grand lit vendéen, quatre petites frimousses blêmes émergeaient des couvertures déchirées. On gardait les enfants au lit toute la journée pour qu'ils aient plus chaud et moins faim.
Quelques instants plus tard, le vieux père, après avoir échangé des signes d'intelligence avec sa bru, se leva, se vêtit de sa houppelande et prit sa hache en disant qu'il allait couper du bois dans le boqueteau.
– Des fois qu'il irait prévenir les soldats, murmura Flipot, on ferait peut-être mieux de calter tout de suite.
Angélique partagea cet avis. La paysanne, inexplicablement, cherchait à la retenir. Angélique brusqua son départ. Elle prit d'office un quignon de pain et du fromage pour Honorine. La femme la couvrit d'invectives.
– Allez ! allez ! Partez bien loin. Vous m'avez assez brouillée avec les fadets, vous et l'enfant maudite. Je ne les entends plus grignoter dans le mur depuis que vous êtes chez nous. Si les fadets nous abandonnent, qu'allons-nous devenir ?
La disparition de ses génies familiers lui paraissait plus dramatique que toutes les épreuves qui l'avaient accablée auparavant.
Angélique prit la route sur une mule efflanquée qui n'avait guère plus la force que d'aller au petit pas. Flipot la guidait par la bride. Ils traversèrent des villages incendiés, avec de tristes pendus aux branches de l'ormeau, sur la place.
Le soir tombait quand ils parvinrent à la Lanterne de la Colombe. Elle était allumée. Les lanternes des morts, ce sont les phares du Bocage. Longs cierges de pierre sur des socles à degrés, elles sont dressées aux carrefours pour guider les voyageurs nocturnes qu'égare l'obscurité opaque des chemins creux. Elles sont là aussi pour rassembler les âmes errantes et les empêcher d'aller tourmenter les vivants endormis. Malgré le manque d'huile ou de graisse, vers la fin de cet hiver, des mains pieuses essayaient de les maintenir. Le sabotier voisin de la Lanterne de la Colombe descendait, chaque soir, donner un coup de briquet à la mèche de chanvre, abritée par un clocheton ouvragé.
Angélique descendit de sa mule et s'assit sur les marches de pierre moussue.
– Il n'y a personne, dit-elle. Nous risquons de geler si nous devons attendre ici avec la petite plusieurs heures. Flipot, reprends la mule et va au-devant des autres. Dis-leur de se hâter ou bien de trouver une grange pour y passer la nuit.
Flipot s'éloigna et les claquements las des sabots de la mule sur le sol durci résonnèrent longtemps dans l'air cristallin. Les arbres raidis de gel craquaient avec un bruit furtif de verre brisé. Le froid, de plus en plus vif, avait quelque chose d'aigre, d'incisif, qui transperçait. Angélique, immobile, se sentait transie jusqu'aux moelles. Son haleine condensait devant elle une buée froide. La joue d'Honorine, blottie sous sa mante, n'avait plus de tiédeur. La lueur confuse de la lanterne lui révélait le regard de l'enfant, ses yeux noirs et attentifs comme ceux d'un écureuil, qui guettaient la nuit alentour. Les bras d'Angélique ne pouvaient suffire à la réchauffer. Ses petites mains, qui tenaient serrés le morceau de fromage et le morceau de pain, étaient rouges de froid. Angélique se souvint des paroles de la paysanne.
– « L'enfant maudite » ?... C'est donc ainsi qu'ils la nomment !
Ses lèvres tremblaient de colère.
– De quoi se mêlent-ils, ces croquants ? C'est à moi seule de savoir si tu es maudite ou non...
Une fois encore, de ses doigts engourdis, elle rectifia les pans du châle autour de l'enfant.
Elle tendait l'oreille, espérant sans cesse surprendre des galops lointains. Mais ce furent des frôlements et des craquements de brindilles qui attirèrent son attention.
– Qui vient là ? dit-elle à voix haute.
Elle essayait de distinguer ce qui remuait dans le sous-bois. Soudain, un long hurlement trembla, et elle se mit debout, le cœur figé. Les loups !... Elle aurait dû se douter qu'ils viendraient !...
L'audace des fauves affamés, que l'hiver prolongé faisait sortir du bois, les avait mis plusieurs fois en mauvaise posture au cours de ces derniers mois, elle et les siens. Des bandes n'avaient pas hésité à poursuivre même des troupes à cheval. Ils rôdaient près des feux de bivouac et il fallait leur lancer des brandons enflammés.
Ici, la lumière de la lanterne des morts ne suffirait pas à les écarter. Angélique avait à sa ceinture un pistolet. Elle pourrait les effrayer, mais pas pour longtemps.
Elle pensa à la masure du sabotier, un peu plus haut. Il lui fallait s'y rendre alors que les loups n'étaient pas encore trop proches et qu'il restait encore une vague lueur venue du ciel d'un bleu étonnamment clarifié par le gel. Elle se mit en marche, consciente d'être suivie et des bonds étouffés des loups dans les halliers.
Maintenant, quand elle se retournait, elle pouvait voir luire leurs prunelles phosphorescentes. Sans ralentir ses pas, elle se baissa, ramassa des cailloux et les lança dans leur direction, comme à des chiens hargneux. Avant tout, il lui fallait éviter de trébucher et de tomber. Elle poussa un soupir de soulagement en devinant, à sa fenêtre rouge, la chaumière, tassée sous les arbres. Elle dut ébranler fortement la porte avant que le sourd-muet se décide à entrouvrir l'huis. Par signes, Angélique lui expliqua qu'elle était suivie par les loups et qu'il lui fallait se barricader solidement. Pour rassurer le pauvre hère et son fils infirme, qui tous deux la regardaient avec effroi, elle mit sur la table une pièce d'or, tout ce qui lui restait de ce que le baron du Croissec lui avait dernièrement avancé. En ces temps de disette un jambon eût mieux fait leur affaire. Cependant les mains du sabotier, noircies par la sève du bois frais, prirent la pièce et la retournèrent longuement avant de la glisser dans sa ceinture.
Angélique vint s'asseoir devant l'âtre. Au moins ici, il faisait chaud. Le garçon sourd-muet jeta sur les braises une poignée de copeaux et Angélique présenta à la flamme les petits pieds d'Honorine en les frottant doucement pour y ramener la circulation. L'enfant réchauffée reprit des couleurs et se mit à manger son fromage, tandis que de son habituel regard sagace elle examinait son nouveau décor.
Les sabots pendus en grappes aux solives l'intéressaient particulièrement. Angélique demeurait sur le qui-vive, espérant entendre les coups de mousquets de ses compagnons qui, parvenus au lieu du rendez-vous, comprendraient qu'elle avait dû fuir à cause des loups. Alors elle sortirait sur le seuil de la chaumière et tirerait un coup de pistolet. Mais elle n'entendait rien. De guerre lasse, elle finit par s'étendre avec Honorine sur le bat-flanc que le sabotier lui désignait. La couche de copeaux était confortable. Elle refusa la couverture douteuse mais accepta la grossière peau de mouton.
Elle se sentait étrangement calme, et même elle put dormir, sans rêves, quelques heures. Il y avait beau temps qu'elle avait cessé de s'appesantir sur .son passé, sur ce qui aurait pu être ou ne pas être, et sur les péripéties dramatiques qu'elle avait réussi à accumuler en une existence relativement courte. Les ennuis et les drames, elle les avait bien cherchés ! Elle avait voulu vivre à revers des lois et de tout ce qu'on lui avait enseigné. Son premier mari n'avait-il pas payé chèrement le même crime ? Loin d'en tirer leçon, elle avait continué à se dresser contre les forces établies. Elle ne s'étonnait plus d'être victime comme elle l'avait fait si longtemps. La lutte pour vivre lui était devenue une seconde nature et, du monde privilégié, domestiqué, elle était passée dans celui des bêtes sauvages qui doivent, chaque jour, gagner leur existence et parer mille dangers.
Vers la mi-nuit, elle se réveilla pour voir le sabotier guetter à l'étroite fenêtre. Elle le rejoignit et aperçut dans la clairière les loups qui rôdaient. Le plus gros s'assit sur son arrière-train et hurla à plusieurs reprises. La chèvre, dans l'étable, tirait sur sa longe et bêlait.
Angélique se recoucha près d'Honorine. D'un doigt léger, elle rangea les boucles rousses qui tombaient sur le front du bébé et surveilla la paix de son visage endormi. Le lugubre présage du loup hurlant confirmait les pressentiments de son cœur : « Maintenant, c'est le commencement de la fin », se dit-elle.
Au matin, il avait neigé. Une couche légère et poudreuse ouatait les alentours. La neige était venue à pas feutrés pour voler les premiers espoirs du printemps. Le pays condamné refusait de revivre.
Angélique chercha, en vain, dans toute la chaumière un bout de papier et une plume. Elle finit par prendre un morceau de drap et avec un charbon de bois écrivit dessus. Les explications à fournir au fils du sabotier pour lui indiquer où se trouvait la métairie des Fayet où il devait se rendre, demandèrent plus de patience.
Enfin, le jeune garçon s'éloigna dans la neige, serrant contre sa poitrine le message où Angélique essayait d'avertir l'abbé de Lesdiguière du lieu de sa retraite.
Il ne revint que le lendemain. Par signes, il lui fit comprendre qu'il avait vu quelqu'un de ses compagnons et que ceux-ci lui donnaient rendez-vous à la Pierre aux Fées, dont le sabotier fit le dessin, ma foi fort réussi, sur le bois de la table.
Pourquoi n'étaient-ils pas venus jusqu'ici ? Pourquoi l'abbé n'avait-il pas confié une missive au petit sourd-muet ?... Ne pouvant s'expliquer plus nettement avec eux, elle décida de se rendre à la clairière du dolmen. Il était fort possible qu'on l'attendît là.
Elle partit donc, regrettant de n'être pas vêtue d'un costume d'homme car ses jupes la gênaient pour marcher dans la neige. Heureusement, c'étaient des jupes de paysanne assez courtes sur les chevilles.
Arrivée aux abords de la Combe aux Loups, devant les amas de neige amoncelée, elle hésita. Passer par le chemin de crête l'eût retardée. Elle décida de franchir le ravin mais Honorine la gênerait. Elle installa l'enfant sous un arbre dont la ramure serrée avait conservé une zone bien sèche alentour, l'attacha au tronc de l'arbre avec son écharpe et lui recommanda d'être sage. L'abbé et Flipot viendraient la chercher tout à l'heure. Honorine était habituée à être consignée de la sorte. Il lui était arrivé, souventes fois, d'attendre ainsi à l'arrière-garde, la fin d'une escarmouche ou d'une reconnaissance.
Angélique eut toutes les peines du monde à franchir la ravine. Elle tomba à plusieurs reprises, s'enfonçant dans la neige jusqu'à la taille. Comme elle atteignait le faîte, elle crut voir bouger des silhouettes humaines sur la gauche et, pensant à ses compagnons, elle était sur le point de les héler, lorsqu'un cri s'étrangla dans sa gorge.
Des soldats sortaient du bois.
Ils ne l'avaient pas aperçue et suivaient la lisière des arbres sur le flanc droit du vallon. Noirs et maigres, avec leurs casques luisants et leurs lances qui se dressaient sur le ciel gris, ils avaient l'allure cruelle et furtive des loups.
Angélique, paralysée d'effroi, attendit qu'ils eussent disparu pour se mouvoir à nouveau. D'où venaient ces soldats ? Que faisaient-ils dans ces parages reculés de la forêt ? Qui cherchaient-ils ?
D'un pas ralenti, elle se traîna vers la Pierre aux Fées. L'angoisse l'empêchait de respirer. Au seuil de la clairière, elle sut qu'elle arrivait trop tard. Des pendus se balançaient aux branches des chênes tout autour du dolmen. Le premier qu'elle reconnut était Flipot... Pauvre Flipot ! Hier encore si vif ! Elle n'avait pu l'écarter de son destin. Né pour être pendu, il était mort pendu.
Alors elle les reconnut tous, les uns après les autres : l'abbé de Lesdiguière, Malbrant-coup-d'épée, Martin Genêt, le palefrenier Alain, le baron du Croissec... Ces pendus aux visages familiers peuplaient la clairière de leur présence quasi vivante et, pour un peu, elle leur aurait parlé en leur disant : « Enfin, vous voici... mes amis... »
Elle dut s'appuyer à un arbre.
– Maudit sois-tu, Roi de France, murmura-t-elle, maudit sois-tu !...
Elle restait là, assommée, et ne pouvant en croire ses yeux. Dans quel guet-apens étaient-ils tombés ? Qui les avait vendus ? Ces soldats tout à l'heure... C'étaient eux sans doute qui avaient dirigé l'horrible exécution ?...
L'espoir fou qu'ils n'étaient pas morts encore et qu'elle pourrait ranimer l'un d'eux la fit se hisser sur la pierre pour essayer de détacher l'abbé de Lesdiguière. Elle y réussit et le corps glissa mollement sur le sol. Malgré le froid, il n'était pas encore raidi. Agenouillée près de lui, Angélique chercha les battements du cœur, un symptôme de vie. Mais la mort avait fait son œuvre. Elle le tenait contre son cœur et baisait son front pur :
– 0 mon cher ange gardien !... Mon cher enfant !... Vous voici mort... Mort pour moi... Que vais-je devenir, sans vous ?...
Elle regardait avec douleur ces yeux fixes et si beaux qui ne la voyaient plus. Doucement, elle ferma ses paupières, ferma sa bouche tuméfiée…
Un cri fragile, vibrant dans l'air glacé, la fit se redresser. Honorine !
Angélique s'arracha à l'hébétude dans laquelle elle était plongée. Il fallait secourir l'enfant...
Honorine était toujours sous son arbre. Elle ne pleurait pas, mais son petit nez était rouge comme une baie de houx. Elle agita les mains en tous sens pour marquer sa joie en apercevant sa mère.
Celle-ci la détacha et la prit dans ses bras. Elle eut à cet instant l'impression d'un regard sur elle et, se retournant, elle vit de l'autre côté de la Combe-aux-Loups un soldat qui l'observait...
Au mouvement que fit Angélique pour fuir, l'homme poussa un cri guttural.
Angélique acheva de gravir le talus et se jeta sous le couvert des arbres. Elle se mit à marcher droit devant elle, enfilant les sentiers les uns après les autres. Sa lourde jupe trempée gênait sa course mais elle allait rapidement, portée par la terreur.
Les lointains lui apportèrent l'écho d'aboiements sonores. Les soldats s'étaient-ils lancés à sa poursuite ?... avec leurs dogues ? Elle haletait, les bras engourdis par le poids de l'enfant.
Maintenant elle ne pouvait plus douter ; on la poursuivait. Les aboiements se rapprochaient et elle distinguait les appels bruyants de la soldatesque. Ils devaient tenir encore les chiens en laisse. Les empreintes de la femme restaient visibles dans la neige humide. Elle avait beau obliquer à droite, à gauche, avec des ruses d'animal aux abois, ils la retrouvaient sans peine et se rapprochaient inexorablement.
L'obscurité tomba. Le ciel paraissait s'abaisser avec la nuit. Angélique ressentit sur ses joues l'effleurement léger des premiers flocons qui se mettaient à papillonner. Puis ils se firent plus pressés et plus épais et, bientôt, elle n'avança plus qu'à travers une draperie mouvante et opaque qui la suffoquait. Mais la neige, au moins effaçait ses traces...
En effet, la poursuite parut se ralentir. Elle ne distinguait plus les aboiements des chiens. Plus aucun bruit. Elle avançait au sein d'un silence de tombe, peuplé seulement par le mouvement pressé de la neige. Son visage ruisselant était comme paralysé par le froid. À plusieurs reprises elle se heurta durement aux arbres.
Enfin elle s'arrêta. La nuit était totale. Elle ignorait où elle se trouvait. La neige la recouvrait doucement. Elle eut la tentation de s'asseoir là, ne serait-ce qu'un seul instant. Mais elle ne se relèverait pas.
L'enfant bougea légèrement contre elle.
– Ne crains rien, dit Angélique à mi-voix... ses lèvres avaient de la peine à remuer... ne crains rien, je connais la forêt, tu sais...
De nouveau, le jappement des chiens ! Ils n'abandonnaient pas. Angélique repartit. Elle trébucha et se rattrapa de justesse. Le sol lui avait manqué. Elle devait se trouver sur le bord d'une falaise ou d'une pente rapide. Elle sentait le vide à l'on ne sait quelle ampleur nouvelle de la nuit, dégagée de l'étouffement des arbres.
Comme elle demeurait immobile, les sons étouffés d'une cloche lui parvinrent. Ses tintements scandés lui parlaient d'asile.
Éperdue d'espoir, elle commença à descendre la pente avec précaution, et bientôt elle devinait, au-dessus d'elle, les hautes murailles de l'abbaye de Nieul. Elle se pendit à la chaîne du portail. Déjà, sortie du cauchemar oppressant et glacé, elle se sentait mieux à l'abri du porche.
Une main fit glisser le volet d'un judas, une voix dit :
– Béni soit Dieu ! Que désirez-vous ?
– Je me suis égarée avec mon enfant dans la forêt. Donnez-moi asile.
– Nous ne recevons pas les femmes à l'abbaye. Marchez encore cinquante pas sur votre gauche, vous trouverez une hôtellerie où l'on vous accueillera.
– Non... des soldats me poursuivent. Il me faut être à l'abri de vos murs.
– Allez à l'hôtellerie, répéta la voix.
On allait refermer le judas. Elle cria, l'esprit affolé :
– Je suis la sœur de votre bénéficiaire, Albert de Sancé de Monteloup. Pour l'amour de Dieu, ouvrez-moi... ouvrez-moi.
Une hésitation se devina chez son interlocuteur. Puis le volet claqua. Peu après elle entendit grincer des clefs et tirer des verrous. Elle se jeta dans l'entrebâillement telle la vivante image de la tempête avec un tourbillon de neige qui s'engouffrait derrière elle.
Deux petits moines aux cheveux blancs la regardaient d'un air perplexe.
– Fermez cette porte, supplia-t-elle, fermez-la bien et surtout ne l'ouvrez pas si les soldats viennent y frapper.
Ils obéirent et Angélique ne respira que lorsqu'elle vit la grosse barre de bois s'abaisser en travers du vantail.
– Avez-vous bien dit que vous étiez la sœur du bénéficiaire de l'abbaye, M. de Sancé ? demanda l'un des moines.
– Oui, c'est la vérité.
– Attendez là, fit-il en lui désignant une sorte de parloir où brillait un gros cierge dans une torchère de cuivre.
Il faisait à peine moins froid sous ces voûtes de pierres qu'au-dehors. Angélique claquait des dents et tremblait de tous ses membres. Elle ne sentait plus ses bras raidis autour d'Honorine frissonnante.
Enfin, elle aperçut deux autres moines venant par le cloître. L'un d'eux tenait une veilleuse à huile. Ils portaient les robes blanches des supérieurs. Ils entrèrent dans le parloir et s'arrêtèrent devant elle. Le plus jeune s'approcha encore, levant haut sa lampe pour mieux éclairer le pitoyable visage de la visiteuse.
– Oui, c'est bien elle, dit-il enfin, c'est bien elle, ma sœur Angélique de Sancé...
– Albert, murmura Angélique.