Chapitre 6
La chapelle Saint-Honoré, édifiée pour rassurer les voyageurs, était à l'image des lieux qu'elle gardait : sombre comme une caverne, trapue comme un chêne, revêtue d'une exubérance animale et sylvestre par le grouillement de ses statues ornant la façade, où l'on voyait, sous des clochetons hérissés comme des buissons d'épines, des personnages à longues barbes et aux yeux d'escargot étrangler des monstres apocalyptiques.
On la trouvait au sommet d'une longue route déserte et inquiétante parmi les, brandes, aux confins de la Gâtine et du Bocage.
Ce fut là qu'Angélique réunit les principaux chefs conjurés afin de s'entendre avec eux sur les directives de la campagne d'été. Elle réussit une fois de plus à convaincre catholiques et protestants de faire taire leurs querelles dogmatiques pour un bien plus élevé. La victoire ne pouvait s'obtenir qu'au prix de l'entente.
Ils restèrent trois jours dans les hauteurs de la Gâtine allumant des feux le soir, autour de la chapelle Saint-Honoré et dormant sous les chênes, dans la chaleur croissante. Saint Honoré, portant sa tête à deux mains, paraissait les bénir et les catholiques voyaient dans sa protection d'heureux augures pour leurs combats.
Saint Honoré était un brave marchand de bœufs du XIIIème siècle, qui avait été assassiné par des voleurs. Le Berri, dont il était originaire, et le Poitou où il avait été égorgé, s'étaient longtemps disputé ses reliques. Le Poitou avait réussi à garder pour lui la tête du saint commerçant.
Les hommes allèrent tremper leurs armes dans l'eau bénite de la source, qui coulait d'un roc dans une auge de pierre.
Subrepticement Angélique venait y tremper son voile pour rafraîchir son front brûlant. La fièvre martelait ses tempes et rendait son regard anormalement brillant. Malgré les médications de la sorcière, elle se remettait mal de son accouchement clandestin.
Sitôt revenue de Fontenay-le-Comte, elle avait voulu partir pour la Gâtine. Elle voulait nier ce qui s'était passé mais la nature était là pour lui rappeler la malédiction d'Ève que Dieu marqua dans son corps.
C'était surtout la nuit qu'elle souffrait. Dans l'abandon du sommeil, la surexcitation de la guerre et de la vengeance la quittait et elle retrouvait, à l'arrière-plan de son être, un malaise désespérant et elle recommençait à entendre les vagissements d'un enfant nouveau-né.
Une nuit, saint Honoré lui apparut, tenant sa tête dans ses mains : « Qu'as-tu fait de l'enfant ? lui dit-il. Va la chercher avant qu'elle ne meure... »
Angélique s'éveilla dans la bruyère, saint Honoré était toujours là, au portail de la chapelle. L'aube se levait. Il faisait froid et, pourtant, elle ruisselait de sueur. Tout son corps était douloureux. Elle se leva pour aller vers la fontaine, y boire et s'y rafraîchir :
« Quand mon lait sera tari, je cesserai de penser à l'enfant », se dit-elle.
Vers le milieu de la matinée, les guetteurs annoncèrent un équipage qui montait la route en lacet.
Ils n'avaient vu passer jusqu'alors qu'un cavalier, un marchand sans doute, fort effrayé de l'endroit désertique et qui avait pris le galop dès qu'il avait distingué, entre les troncs, des silhouettes suspectes.
Les partisans s'égaillèrent sous les arbres mais les vestiges de leur campement étaient trop évidents et Angélique envoya Martin Genêt et quelques paysans arrêter l'équipage lorsqu'il parviendrait au sommet de la côte. Il fallait se méfier des voyageurs qui, passant d'une région à l'autre, pourraient ne pas avoir de scrupules à signaler, contre prix d'or, les mouvements des révoltés aux soldats royaux cantonnés aux abords.
Devant la voiture arrêtée, elle entendit s'esclaffer les hommes et la discussion s'éternisant, elle se rapprocha pour s'informer.
C'était une minable carriole, tirée par une non moins piteuse haridelle. Le cocher, un vieil homme édenté, tremblait tellement d'effroi qu'il ne pouvait prononcer un mot.
Sous la bâche rapiécée, on découvrait, dans une odeur fétide, trois grosses femmes rouges et suantes et un amoncellement de bébés qui grouillaient sur la paille souillée, comme une portée de lapereaux.
– Messieurs les brigands, ne nous faites pas de mal, suppliaient les commères à genoux.
– Où allez-vous ?
– À Poitiers... On voulait passer par Parthenay parce qu'on nous a dit que par Saint-Maixent il y avait des soldats. Alors nous, pauvres femmes, nous avons eu peur de ces paillards et nous avons voulu faire un détour par une route tranquille... si nous avions su...
– D'où venez-vous ? demanda Angélique.
– De Fontenay-le-Comte.
Et, rassurée d'apercevoir une femme, la plus grosse expliqua, volubile :
– Nous sommes des nourrices de la couche de Fontenay, le bureau des Enfants Assistés et l'on nous envoie conduire tous ceux-là à Poitiers parce qu'il y en a trop pour notre établissement. Nous sommes de dignes personnes, madame... assermentées... oui, madame...
– Laissons-les passer, dit Malbrant-coup-d'épée, elles n'ont que leur lait à donner et, ma foi, si j'en crois la marmaille, elles ne doivent déjà pas en avoir trop pour tout le monde.
– Ça, vous pouvez le dire, mon bon monsieur, s'exclama la nourrice en riant bruyamment. Ils n'ont pas d'idée, ceux qui nous mettent trois seulement pour vingt mouflets. Il y en a la moitié qu'il faudra nourrir à la « miaulée »...
Elle désigna une cruche où du pain trempait dans de l'eau mélangée de vin.
– ... Sans compter ceux qui resteront en route. Y en a déjà un par là qu'est quasiment mort. Faudra nous arrêter au prochain village pour le donner au curé à enterrer.
Elle leur jeta sous les yeux une sorte de lapereau écorché, inerte, entortillé dans un chiffon rouge.
– Si c'est pas de la misère ! Voyez-moi ça, mes bons messieurs.
Ils firent des moues dégoûtées.
– C'est bon ! Vous pouvez vous en aller. Mais sachez vous taire quand vous serez redescendues en plaine. Ne parlez pas de ce que vous avez vu dans la montagne.
Elles se confondirent en promesses geignardes.
– Fouette cocher, cria Malbrant en envoyant une tape sur le dos osseux du triste cheval.
– Non, attendez.
Le sang s'était retiré du visage d'Angélique : depuis l'instant où la femme avait dit : Nous venons de Fontenay-le-Comte, elle avait su pourquoi, cette nuit-là, saint Honoré lui était apparu.
Mais elle était comme paralysée, ses mouvements avaient la lenteur des mauvais rêves.
Cependant, elle se pencha et ramassa l'enfant que la nourrice avait jeté vers elle, enveloppé dans son haillon rouge.
– Allez, maintenant.
– Qu'est-ce que vous voulez faire de ça, ma belle ? Puisque je vous dis que c'est quasi mort.
– Allez, répéta-t-elle, avec un regard si dur que les bonnes femmes se reculèrent et se tinrent coites.
Très raide, Angélique s'éloigna. Près de la fontaine, ses jambes la trahirent et elle dut s'asseoir sur le rebord de pierre.
Une main se posa sur son épaule. Deux prunelles sombres, pleines d'une ardente gravité, cherchaient les siennes. L'abbé de Lesdiguière l'avait suivie. Il se penchait vers elle, il la soutenait, l'enveloppait de son ardente compassion. Il essayait de lire dans ses yeux.
– C'est votre enfant, n'est-ce pas ?
Elle fit un signe imperceptible, révulsé, mais affirmatif.
– En êtes-vous sûre ?
– Je l'ai reconnue à ce signe qu'elle avait sur l'épaule... et à ce chiffon rouge qui l'enveloppait.
– Avant de... l'abandonner, l'aviez-vous baptisée ?
– Non.
– L'ont-ils fait à l'hospice ?... Il y a tant de négligences et de cœurs impies de nos jours. Madame, il faut la baptiser.
– Elle est déjà morte...
– Pas encore. Comment voulez-vous la nommer ?
– Que m'importe.
Il regarda autour de lui.
– Saint Honoré vous l'a rendue. Nous l'appellerons Honorine.
Il plongea sa main dans la fontaine pour y recueillir de l'eau qu'il fit couler sur le front de l'enfant tout en murmurant les paroles et les prières rituelles. Et parce que ces mots s'adressaient à la misérable créature qu'elle avait engendrée dans l'infamie, ils la frappaient avec une violence éblouissante et elle demeurait pétrifiée.
– Sois une lumière, Honorine, dans ce monde de ténèbres où tu es appelée à vivre... que tes yeux s'ouvrent à tout ce qui est beau, tout ce qui est bien...
– Non, non, cria-t-elle, je ne suis pas sa mère. On ne peut pas me demander cela…
Elle regardait désespérément l'abbé de Lesdiguière penché vers elle. Elle lisait sa condamnation dans ce regard pur.
– Ne méprisez pas la vie que le Créateur a donnée.
– Ne me demandez pas cela.
– Vous seule pouvez la sauver. Vous êtes sa mère.
– Non, pas cela.
Elle voyait sa propre douleur se refléter dans les yeux bruns qui l'adjuraient.
– Ah ! Dieu ! s'écria-t-il. Dieu, pourquoi as-tu créé le monde ?
Il courut se jeter sur le seuil de la chapelle et elle l'entendit prier à voix haute, le front contre la porte.
Dans les bras d'Angélique l'enfant avait eu un imperceptible mouvement. Alors elle l'attira contre son sein.