Chapitre 12
Les barques avançaient au long du tunnel obscur. À l'avant les ronds jaunes des lanternes perçaient difficilement une nuit limitée par la voûte serrée des arbres. La haute taille de maître Valentin devait parfois se courber. D'une injonction en patois, .1 avertissait les guides des autres barques. Les femmes n'avaient plus peur. Une détente se percevait parmi elles et l'on entendait les rires étouffés des enfants. Une paix, depuis de longs jours ignorée, s'insinuait dans le cœur des fugitifs : la paix des marais inviolés. N'est-ce pas du marais poitevin que le bon roi Henri IV écrivait à sa mie : « L'on y peut être plaisamment en paix et sûrement en guerre. » Quel ennemi poursuivrait ici son adversaire ? L'eût-il voulu, qu'après avoir embarqué quelques soldats sur des « plates », Montadour les verrait revenir transis, boueux, ayant viré en vain parmi les rigoles et les conches, abordant une rive pour la sentir s'effondrer sous leurs bottes, tournant dans un labyrinthe aux murailles vertes ou dorées suivant la saison, parmi les grilles fermées des ramures, à l'hiver, pour se retrouver enfin à leur point de départ. Encore heureux s'ils revenaient ; l'immense étendue pourrait les engloutir à jamais dans son univers silencieux. Bien des cadavres inconnus dorment au fond des eaux mortes, sous le velours vert des cressonnières…
Maître Valentin, le meunier, s'était levé lorsque Angélique l'avait interpellé. Il n'avait pas paru surpris de la voir. Elle retrouvait, sous les traits lourds, ceux du gamin têtu et taciturne, qui poussait la « pigouille » pour emmener jadis la demoiselle de Sancé dans son domaine des marais et la soustraire jalousement aux appels claironnants du berger Nicolas « Angélique !... Angélique !... » Le berger courait par les prairies avec sa houlette, son chien et ses moutons derrière lui.
Angélique et Valentin, cachés par les roseaux, pouffaient sournoisement, puis s'éloignaient plus encore et les appels mouraient étouffés par les branches : aulnes, ormes, frênes, saules et longs peupliers...
Valentin cueillait des rameaux de la plante d'angélique. Ils la suçaient et la respiraient tour à tour. « Pour avoir ton âme », disait Valentin.
Il n'était pas bavard comme Nicolas. Il était facilement rouge et saisi d'implacables colères. C'était les protestants, on ne sait pourquoi, qui attisaient sa haine. Avec Angélique, ils allaient guetter, aux carrefours, les enfants huguenots qui revenaient de l'école et ils leur lançaient au visage des chapelets, afin de les entendre crier : au diable ! Ces souvenirs revenaient à l'esprit d'Angélique, tandis qu'avec un bruit d'averse légère se déchirait, sous l'étrave, le tapis de lentilles d'eau.
Valentin n'aimait toujours pas les protestants mais il avait été sensible aux écus d'or que lui avait remis la marquise du Plessis-Bellière. Il avait pris ses clés et fait monter femmes et enfants dans les plates.
À une bouffée d'air plus large, on devina que le chemin d'eau s'élargissait. Le premier bateau heurta la terre ferme. Dans un halo irisé, la lune sortait des arbres. Elle révéla la demeure des seigneurs d'Aubigné qui dormait, entourée de saules, parmi des pelouses aux longues herbes. Le château était bâti sur l'une de ces innombrables îles de l'ancien golfe du Poitou, dont les roches à fleur de sol ont été battues jadis par la mer. L'hiver, les eaux n'en montaient pas moins jusqu'au seuil du grand escalier de pierre. Château Renaissance, édifié par un maître qu'avait tenté le reflet des pierres blanches dans le miroir insondable, et aussi, peut-être, la situation inaccessible des lieux. Demeure pour conjurés s'il en fut !
Des chiens aboyaient...
On vint vers les arrivants et Mlle de Coesmes, la cousine du vieux marquis, apparut tenant haut un chandelier. Sévère, elle écouta Angélique lui parler de l'état misérable des pauvres femmes, veuves la plupart, qu'elle avait conduites jusqu'ici dans l'espoir qu'on les prendrait en charge et qu'on les aiderait à gagner La Rochelle. Elle n'approuvait pas l’ingérence dans les affaires des réformés d'une catholique aussi suspecte que Mme du Plessis. Ses débordements à la Cour n'étaient-ils pas trop connus ? Cependant elle la fit entrer et tandis que l'on conduisait les paysannes aux cuisines, elle considéra la robe de futaine qu'Angélique portait sous une mante pour ses expéditions nocturnes, ses souliers plats et boueux et le carré de satin noir qu'elle nouait sur ses cheveux pour les maintenir.
La vieille fille serra les lèvres derechef, prit un air de martyre résignée et avertit sa visiteuse :
– Le duc de la Molinière est ici. Voulez-vous le voir ?
Angélique se troubla sous l'annonce. Elle se sentit rougir et dit qu'elle ne voulait pas déranger le duc.
– Il est arrivé ici couvert de sang, chuchota Mlle de Coesmes qui, malgré tout, se laissait exciter par tant d'événements. Une escarmouche avec les dragons de l'infâme Montadour, il n'a pu se dégager et s'est réfugié dans les marais. Son frère Hughes a pris Pouzauges à ce qu'il paraît. Monsieur de la Morinière regrettait de ne pouvoir vous joindre.
– S'il est blessé...
– Laissez-moi le prévenir.
Elle attendit en tremblant, mais lorsque le pas du patriarche huguenot retentit sur les dalles du palier, elle se raidit, et tandis qu'il descendait, elle lui jeta un regard hardi et dur.
Il vint à elle. Une profonde entaille barrait son front. Les chairs boursouflées n'étaient pas encore cicatrisées. Cette blessure béante n'était pas pour adoucir son aspect. Elle le trouva plus grand, plus lourd et plus noir que jamais.
– Madame, dit-il, je vous salue.
Il tendit à demi vers elle sa main nue.
– ... Garderez-vous l'alliance ?
Ce fut Angélique qui détourna les yeux de ce regard. Elle eut un geste vers l'office dont les portes entrouvertes laissaient passer la lueur du feu et les voix rassurées des femmes protestantes.
– Vous voyez !
Elle n'aurait pas cru que cette chose qui s'était passée à la Pierre aux Fées pourrait à ce point s'imposer à elle et la paralyser à la fois de gêne et de trouble. Subissait-elle l'influence d'une personnalité que certains de ses contemporains ont déclarée envoûtante bien que désagréable à accepter. Ses frères, son épouse, les femmes de ses frères, ses filles, ses neveux, ses gens, ses soldats ne savaient pas lui désobéir. Il n'avait qu'à paraître. « Si près du dieu, il y avait en lui quelque chose de diabolique », a-t-on écrit du grand seigneur protestant qui se dressa à son heure, brièvement mais férocement, en face de Louis XIV.
Il ne lui présentait pas d'excuses. Était-il offensé, dans son orgueil démesuré, qu'elle ne se fût pas rendue aux deux appels qu'il lui avait lancés ?
– Pouzauges, Bressuire, dit-il enfin. Les bourgeois nous sont acquis. Nous avons pris les armes des garnisons et nous en avons armé les bandes levées dans les campagnes. Les troupes que M. de Marillac avait laissées dans le nord se sont retirées plus à l'est et nous avons occupé immédiatement leurs positions en Gâtine. Les troupes de MM. de Gormat et de Montadour sont coupées de tout secours et elles ne s'en doutent encore pas.
Elle le fixa vivement, le visage illuminé.
– Est-ce possible ? Je l'ignorais.
– Comment l'auriez-vous su ? Vous gardiez le silence.
– Alors, murmura Angélique, à mi-voix, comme pour elle-même, le Roi... le Roi ne peut plus m'atteindre...
– Dans quelques jours, je sortirai des marais et je chasserai Montadour de vos domaines.
Elle soutint son regard.
– Soyez remercié, monsieur de la Morinière.
– Pardonné ?
Le mot avait dû lui coûter un effort surhumain car son front se gonfla et le sang suinta au bord de l'entaille.
– Je ne sais pas, fit-elle en détournant la tête.
Et elle marcha vers la porte en murmurant :
– Il me faut maintenant regagner le Plessis.
Sur le perron il la suivit, descendit à ses côtés.
Comme elle s'engageait dans l'allée, vers le débarcadère, il la saisit à la taille d'un mouvement convulsif et irrésistible.
– Je vous en prie, regardez-moi, madame.
– Attention, chuchota-t-elle, avec un mouvement vers l'ombre où l'attendaient maître Valentin et sa barque.
Il la poussa derrière un saule et, sous la retombée légère des feuillages, il l'enlaça de ses bras noueux.
Le même réflexe de répugnance et de désir la raidit contre lui. Oui, l'amour avec le patriarche devait être une chose terrible, inhabituelle. Tout son corps la trahissait. Elle serra les épaules du huguenot sous ses mains crispées, ne sachant si elle le repoussait ou si elle s'y appuyait comme à un roc invincible dont son existence menacée éprouvait le besoin.
– Pourquoi ? haleta-t-elle, mais pourquoi troubler l'alliance ?
– Parce qu'il faut que vous soyez à moi !
– Mais qui êtes-vous ? gémit-elle. Je ne comprends plus. Ne vous présente-t-on pas comme un homme de prières et de mœurs austères ? On disait que vous méprisez les femmes !...
– Les femmes ? Oui. Mais vous... Sous le porche romain, vous étiez Vénus. J'ai compris... Ah ! quel voile se déchirait... Attendre aussi longtemps, toute une vie, pour comprendre ce que c'est que la beauté d'une femme.
– Mais qu'ai-je dit ? Qu'ai-je fait ce jour-là ? N'avions-nous pas parlé ensemble de votre lutte pour votre foi...
– Ce jour-là... le soleil était sur vous, sur votre peau, sur vos cheveux... Je ne savais pas. J'ai compris tout à coup. La beauté d'une femme.
Il l'écarta un peu.
– ... Je vous fais peur à vous aussi ? Les femmes m'ont toujours redouté. Je vais vous faire un aveu, madame, qui est au fond de moi une honte sanglante. Mon épouse, lorsque j'entrais chez elle, me suppliait parfois à mains jointes de ne pas la toucher. Elle m'a dévotement servi pourtant et m'a donné trois filles mais je n'ignore pas que je fus pour elle un objet d'horreur. Pourquoi ?...
Elle le savait. L'ironie du hasard ou des hérédités avait fait de ce descendant d'une race qui avait peut-être reçu l'apport du sang maure, de ce protestant sévère, un amant à la complexion redoutable.
La révélation d'Angélique l'avait foudroyé. Il existait donc une autre face de la vie, dont la grâce pouvait lui être accessible. Et parce qu'elle lui avait paru faible et sans défense, malgré la force de sa beauté, les démons de la luxure s'étaient déchaînés en lui. Il jouait sur la domination qu'il avait sur elle, craignait son regard, mais ordonnait. C'était une lutte épuisante par l'extrême des sentiments qui s'étaient emparés d'eux. La complicité de la rébellion les isolait. Ils étaient poussés vers la réalisation de leur passion inquiétante comme vers la nécessité d'exterminer les soldats du Roi ou de braver le maître du royaume.
– Vous serez à moi, répéta-t-il sourdement. Vous m'appartiendrez...
La même adjuration que le Roi. Le même impérieux marché.
– Peut-être un jour... balbutia-t-elle. Ne soyez pas brutal.
– Je ne suis pas brutal. (Sa voix tremblait presque.) Ne parlez pas comme les autres femmes qui ont peur. Je sais que vous, vous n'aurez pas peur. J'attendrai. Je ferai ce que vous voudrez. Mais ne refusez plus mon appel à la Pierre aux Fées.
Assise au fond de la barque garnie de paille, elle se sentait vidée, alanguie comme si elle venait de subir, en réalité, cette possession forcenée. Que serait-ce de la chose quand elle y consentirait ?... Angélique remuait la tête pour chasser des images insoutenables.
Une nuit, dans la forêt, le chasseur noir faisant d'elle sa proie, la clouant sur la mousse, l'opprimant de son énorme corps maladroit. Elle, se débattant contre ses mains, contre la touffeur de sa barbe, jusqu'à l'instant magique où l'éveil de la chair ferait basculer l'angoisse du côté des délices. Oubli total, halètements, cris...
Elle jeta la tête en arrière avec une expression excédée. La bruine lui mouillait les cheveux. Pourtant il ne pleuvait pas. Derrière le bateau, un moment subsistait un sillon de marbre noir qui lentement s'effaçait sous la matité laiteuse des minuscules plantes rapprochées.
La lune, comme une énorme perle à l'irisation opaline, ne versait qu'une lumière atténuée sous les branches, et la silhouette de maître Valentin, debout à l'arrière et maniant la perche, était à peine moins étrange que celle des aulnes penchés au-dessus du chemin d'eau.
Le haut parfum des menthes révélait la rive proche. On la frôlait parfois, des branches raclaient le bois de la plate, mais le meunier n'avait besoin d'aucune lanterne pour se guider dans ce dédale. Angélique parla pour échapper à ses tentations.
– Vous souvenez-vous, maître Valentin ? Vous étiez déjà le maître du marais lorsque vous m'emmeniez pêcher l'anguille.
– Oui da.
– Possédez-vous toujours cette hutte où nous abordions pour faire cuire la bouillure et nous régaler ?
– Toujours.
Angélique continua de parler afin d'éviter le silence.
– Une fois, je suis tombée à l'eau. Vous m'avez repêchée, couverte d'algues et, en rentrant à Monteloup, j'ai été fortement punie. L'on m'a défendu de retourner dans les marais et, peu après, j'ai été envoyée au couvent. Nous ne nous sommes plus revus.
– Si fait. À la noce de la fille au père Saulier.
– Ah ! oui.
Elle se souvint.
– Tu avais un bel habit de drap, dit-elle en riant, et un gilet brodé. Tu te tenais tout raide et n'osais pas danser.
Puis elle revit la grange où elle avait dormi, fatiguée par les farandoles et où Valentin s'était glissé à sa suite. Il avait posé la main sur sa poitrine naissante. Ce gros garçon un peu simple avait été le premier désir à rôder autour de la marquise des Anges. L'importune réminiscence la gêna.
– Et après, dit la voix lente du meunier comme s'il avait suivi le cours de sa pensée, j'étais malade. Mon père m'a dit : ça t'apprendra à caresser les fées. Il m'a conduit au sanctuaire de Notre-Dame de la Pitié pour me faire lire les exorcismes sur la tête.
– À cause de moi ? fit Angélique, saisie.
– L'avait raison, pas vrai ? Vous êtes une fée.
Angélique ne dit ni oui ni non. Elle s'égayait, mais le ton de maître Valentin restait grave.
– J'ai guéri. Ça a été long quand même. J'me suis pas marié plus tard. J'ai pris des servantes. Pas plus. Le mal des fées, l'on ne s'en remet pas si facilement. Pas tant le corps qui est touché que le cœur. On se languit. P't'être bien c'est l'âme qui reste malade...
Il se tut, et le bruit soyeux des algues écartées emplit le silence où fluta, tout à coup, un crapaud.
– Pas loin, on arrive, dit l'homme.
La barque heurta la rive. L'odeur des bois et de la terre descendit jusqu'à eux. Derrière, les autres barques conduites par les petits laquais accostaient à leur tour.
– Viendrez-vous jusqu'au moulin, madame la Marquise, pour y boire un verre ?
– Non, merci, Valentin. La route est longue encore.
Il les accompagna jusqu'à la lisière des arbres, son chapeau à la main.
– Là, près de ce vieux chêne, Nicolas le berger vous attendait avec des fraises des bois posées sur une feuille.
C'était surprenant que l'écho d'une voix puisse faire renaître son cœur d'enfant dans son corps de femme qui avait traversé tant de fortunes diverses et, devant elle, l'image d'un petit garçon aux boucles noires, aux yeux pétillants qui tenait d'une main son bâton et, de l'autre, des fruits parfumés et qui l'attendait à l'entrée de son domaine à lui : les prés et les bois.
Elle écarta la vision, ternie par la vie :
– Nicolas, dit-elle, sais-tu ce qu'il est devenu ?... Un bandit, il a été envoyé sur les galères du Roi. Sais-tu comment il est mort ? Au cours d'une révolte qu'il avait menée, un officier l'a fait tomber à la mer...
Et, comme l'homme demeurait silencieux :
– Cela ne vous étonne pas, maître Valentin, que j'en sache si long sur Nicolas Merlot qui a disparu du pays depuis tant d'années ?
Il hocha la tête :
– Non, ma foi, vous seule pouvez connaître le passé, comme l'avenir, pas vrai ? Allez, l'on sait bien qui vous êtes, l'on sait bien d'où vous venez !...