LIVRE II

I Les Jardins de la Déesse

Le temple d’Aphrodite-Astarté s’élevait en dehors des portes de la ville, dans un parc immense, plein de fleurs et d’ombre, où l’eau du Nil, amenée par sept aqueducs, entretenait en toutes saisons de prodigieuses verdures.

Cette forêt fleurie au bord de la mer, ces ruisseaux profonds, ces lacs, ces prés sombres, avaient été créés dans le désert plus de deux siècles auparavant par le premier des Ptolémées. Depuis, les sycomores plantés par ses ordres étaient devenus gigantesques; sous l’influence des eaux fécondes, les pelouses avaient crû en prairies; les bassins s’étaient élargis en étangs; la nature avait fait d’un parc une contrée.

Les jardins étaient plus qu’une vallée, plus qu’un pays, plus qu’une patrie: ils étaient un monde complet fermé par des limites de pierre et régi par une déesse, âme et centre de cet univers. Tout autour s’élevait une terrasse annulaire, longue de quatre-vingts stades et haute de trente-deux pieds. Ce n’était pas un mur, c’était une cité colossale, faite de quatorze cents maisons. Un nombre égal de prostituées habitait cette ville sainte et résumait dans ce lieu unique soixante-dix peuples différents.

Le plan des maisons sacrées était uniforme et tel: la porte, de cuivre rouge (métal voué à la déesse), portait un phallos en guise de marteau, qui frappait un contre-heurtoir en relief, image du sexe féminin; et au-dessous était gravé le nom de la courtisane avec les initiales de la phrase usuelle:

Ω.Ξ.Ε

ΚΟΧΛΙΣ

Π.Π.Π

De chaque côté de la porte s’ouvraient deux chambres en forme de boutiques, c’est-à-dire sans mur du côté des jardins. Celle de droite dite «chambre exposée», était le lieu où la courtisane parée siégeait sur une cathèdre haute à l’heure où les hommes arrivaient. Celle de gauche était à la disposition des amants qui désiraient passer la nuit en plein air, sans cependant coucher dans l’herbe.

La porte ouverte, un corridor donnait accès dans une vaste cour dallée de marbre dont le milieu était occupé par un bassin de forme ovale. Un péristyle entourait d’ombre cette grande tache de lumière et protégeait par une zone de fraîcheur l’entrée des sept chambres de la maison. Au fond s’élevait l’autel, qui était de granit rose.

Toutes les femmes avaient apporté de leur pays une petite idole de la déesse, et, posée sur l’autel domestique, elles l’adoraient dans leur langue, sans se comprendre jamais entre elles. Lachmî, Aschthoreth, Vénus, Ischtar, Freia, Mylitta, Cypris, tels étaient les noms religieux de leur Volupté divinisée. Quelques-unes la vénéraient sous une forme symbolique: un galet rouge, une pierre conique, un grand coquillage épineux. La plupart élevaient sur un socle de bois tendre une statuette grossière aux bras maigres, aux seins lourds, aux hanches excessives et qui désignait de la main son ventre frisé en delta. Elles couchaient à ses pieds une branche de myrte, semaient l’autel de feuilles de rose, et brûlaient un petit grain d’encens pour chaque vœu exaucé. Elle était confidente de toutes leurs peines, témoin de tous leurs travaux, cause supposée de tous leurs plaisirs. Et à leur mort on la déposait dans leur petit cercueil fragile, comme gardienne de leur sépulture.

Les plus belles parmi ces filles venaient des royaumes d’Asie. Tous les ans, les vaisseaux qui portaient à Alexandrie les présents des tributaires ou des alliés débarquaient avec les ballots et les outres cent vierges choisies par les prêtres pour le service du jardin sacré. C’étaient des Mysiennes et des Juives, des Phrygiennes et des Crétoises, des filles d’Ecbatane et de Babylone, et des bords du golfe des Perles, et des rives religieuses du Gange. Les unes étaient blanches de peau, avec des visages de médailles et des poitrines inflexibles; d’autres, brunes comme la terre sous la pluie, portaient des anneaux d’or passés dans les narines et secouaient sur leurs épaules des chevelures courtes et sombres.

Il en venait de plus loin encore: des petits êtres menus et lents, dont personne ne savait la langue et qui ressemblaient à des singes jaunes. Leurs yeux s’allongeaient vers les tempes; leurs cheveux noirs et droits se coiffaient bizarrement. Ces filles restaient toute leur vie timides comme des animaux perdus. Elles connaissaient les mouvements de l’amour, mais refusaient le baiser sur la bouche. Entre deux unions passagères, on les voyait jouer entre elles assises sur leurs petits pieds et s’amuser puérilement.

Dans une prairie solitaire, les filles blondes et roses des peuples du nord vivaient en troupeau, couchées sur les herbes. C’étaient des Sarmates à triple tresse, aux jambes robustes, aux épaules carrées, qui se faisaient des couronnes avec des branches d’arbre et luttaient corps à corps pour se divertir; des Scythes camuses, mamelues, velues qui ne s’accouplaient qu’en posture de bêtes; des Teutonnes gigantesques qui terrifiaient les Égyptiens par leurs cheveux pâles comme ceux des vieillards et leurs chairs plus molles que celles des enfants; des Gauloises rousses comme des vaches et qui riaient sans raison; de jeunes Celtes aux yeux verts de mer et qui ne sortaient jamais nues.

Ailleurs, les Ibères aux seins bruns se réunissaient pendant le jour. Elles avaient des chevelures pesantes qu’elles coiffaient avec recherche, et des ventres nerveux qu’elles n’épilaient point. Leur peau ferme et leur croupe forte étaient goûtées des Alexandrins. On les prenait comme danseuses aussi souvent que comme maîtresses.

Sous l’ombre large des palmiers habitaient les filles d’Afrique: les Numides voilées de blanc, les Carthaginoises vêtues de gazes noires, les Négresses enveloppées de costumes multicolores.

Elles étaient quatorze cents.

Quand une femme était entrée là, elle n’en sortait plus jamais, qu’au premier jour de sa vieillesse. Elle donnait au temple la moitié de son gain, et le reste devait lui suffire pour ses repas et pour ses parfums.

Elles n’étaient pas des esclaves, et chacune possédait vraiment une des maisons de la terrasse; mais toutes n’étaient pas également aimées, et les plus heureuses, souvent, trouvaient à acheter des maisons voisines que leurs habitantes vendaient pour ne pas maigrir de faim. Celles-ci transportaient alors leur statuette obscène dans le parc et cherchaient un autel fait d’une pierre plate, dans un coin qu’elles ne quittaient plus. Les marchands pauvres savaient cela et s’adressaient plus volontiers à celles qui couchaient ainsi sur la mousse près de leurs sanctuaires en plein vent; mais parfois ceux-là mêmes ne se présentaient pas, et alors les pauvres filles unissaient leur misère deux à deux par des amitiés passionnées qui devenaient des amours presque conjugales, ménages où l’on partageait tout, jusqu’à la dernière loque de laine, et où d’alternatives complaisances consolaient des longues chastetés.

Celles qui n’avaient pas d’amies s’offraient comme esclaves volontaires chez leurs camarades plus recherchées. Il était interdit que celles-ci eussent à leur service plus de douze de ces pauvres filles; mais on citait vingt-deux courtisanes qui atteignaient le maximum et s’étaient choisi parmi toutes les races une domesticité bariolée.

Au hasard des amants si elles concevaient un fils, on l’élevait dans l’enceinte du temple à la contemplation de la forme parfaite et au service de sa divinité.—si elles accouchaient d’une fille, l’enfant naissait pour la déesse. Le premier jour de sa vie, on célébrait son mariage avec le fils de Dionysos, et l’Hiérophante la déflorait lui-même avec un petit couteau d’or, car la virginité déplaît à l’Aphrodite. Plus tard, elle entrait au Didascalion, grand monument-école situé derrière le temple, et où les petites filles apprenaient en sept classes la théorie et la méthode de tous les arts érotiques: le regard, l’étreinte, les mouvements du corps, les complications de la caresse, les procédés secrets de la morsure, du glottisme et du baiser. L’élève choisissait librement le jour de sa première expérience, parce que le désir est un ordre de la déesse, qu’il ne faut pas contrarier; on lui donnait ce jour-là l’une des maisons de la Terrasse; et quelques-unes de ces enfants, qui n’étaient même pas nubiles, comptaient parmi les plus infatigables et les plus souvent réclamées.

L’intérieur du Didascalion, les sept classes, le petit théâtre et le péristyle de la cour étaient ornés de quatre-vingt-douze fresques qui résumaient l’enseignement de l’amour. C’était l’œuvre de toute une vie d’homme: Cléocharès d’Alexandrie, fils naturel et disciple d’Apelles, les avait achevées en mourant.—Récemment, la reine Bérénice, qui s’intéressait beaucoup à la célèbre École et y envoyait ses jeunes sœurs, avait commandé à Démétrios une série de groupes de marbre afin de compléter la décoration: mais un seul, jusqu’alors, avait été posé dans la classe enfantine.

À la fin de chaque année, en présence de toutes les courtisanes réunies, un grand concours avait lieu, qui excitait dans cette foule de femmes une émulation extraordinaire, car les douze prix décernés donnaient droit à la plus suprême gloire qu’elles pussent rêver: l’entrée au Cotytteion.

Ce dernier monument était enveloppé de tant de mystères qu’on n’en peut donner aujourd’hui une description détaillée. Nous savons seulement qu’il était compris dans le péribole et qu’il avait la forme d’un triangle dont la base était un temple de la déesse Cottyto, au nom de qui s’accomplissaient d’effrayantes débauches inconnues. Les deux autres côtés du monument se composaient de dix-huit maisons; trente-six courtisanes habitaient là, si recherchées des amants riches qu’elles ne se donnaient pas à moins de deux mines: c’étaient les Baptes d’Alexandrie. Une fois le mois, à la pleine lune, elles se réunissaient dans l’enceinte close du temple, affolées par des boissons aphrodisiaques, et ceintes des phallos canoniques. La plus ancienne des trente-six devait prendre une dose mortelle du terrible philtre érotogène. La certitude de sa mort prompte lui faisait tenter sans effroi toutes les voluptés dangereuses devant lesquelles les vivantes reculent. Son corps, de toute part écumant, devenait le centre et le modèle de la tournoyante orgie; au milieu des hurlements longs, des cris, des larmes et des danses, les autres femmes nues l’étreignaient, mouillaient à sa sueur leurs cheveux, se frottaient à sa peau brûlante et puisaient de nouvelles ardeurs dans le spasme ininterrompu de cette furieuse agonie. Trois ans ces femmes vivaient ainsi, et à la fin du trente-sixième mois, telle était l’ivresse de leur fin.

D’autres sanctuaires moins vénérés avaient été élevés par les femmes en l’honneur des autres noms de la multiforme Aphrodite. Il y avait même un autel consacré à l’Ouranienne et qui recevait les chastes vœux des courtisanes sentimentales; un autre à l’Apostrophia, qui faisait oublier les amours malheureuses; un autre à la Chryseïa, qui attirait les amants riches; un autre à la Génétyllis, qui protégeait les filles enceintes; un autre à la Coliade, qui approuvait des passions grossières; car tout ce qui touchait à l’amour était piété pour la déesse. Mais les autels particuliers n’avaient d’efficace et de vertu qu’à l’égard des petits désirs. On les servait au jour le jour, leurs faveurs étaient quotidiennes et leur commerce familier. Les suppliantes exaucées déposaient sur eux de simples fleurs; celles qui n’étaient pas contentes les souillaient de leurs excréments. Ils n’étaient ni consacrés ni entretenus par les prêtres, et par conséquent leur profanation était irrépréhensible.


Tout autre était la discipline du temple.

Le temple, le Grand-Temple de la Grande-Déesse, le lieu le plus saint de toute l’Égypte, l’inviolable Astarteïon, était un édifice colossal de trois cent trente-six pieds de longueur, élevé sur dix-sept marches au sommet des jardins. Ses portes d’or étaient gardées par douze hiérodoules hermaphrodites, symbole des deux objets de l’amour et des douze heures de la nuit.


L’entrée n’était pas tournée vers l’Orient, mais dans la direction de Paphos, c’est-à-dire vers le nord-ouest; jamais les rayons du soleil ne pénétraient directement dans le sanctuaire de la grande Immortelle nocturne. Quatre-vingt-six colonnes soutenaient l’architrave; elles étaient teintes de pourpre jusqu’à mi-taille, et toute la partie supérieure se dégageait de ces vêtements rouges avec une blancheur ineffable, comme des torses de femmes debout.

Entre l’épistyle et le corônis, le long zoophore en ceinture déroulait son ornementation bestiale, érotique et fabuleuse; on y voyait des centauresses montées par des étalons, des chèvres bouquinées par des satyres maigres, des vierges saillies par des taureaux monstres, des naïades couvertes par des cerfs, des bacchantes aimées par des tigres, des lionnes saisies par des griffons. La grande multitude des êtres se ruait ainsi, soulevée par l’irrésistible passion divine. Le mâle se tendait, la femelle s’ouvrait, et dans la fusion des sources créatrices s’éveillait le premier frémissement de la vie. La foule des couples obscurs s’écartait parfois au hasard autour d’une scène immortelle: Europe inclinée supportant le bel animal olympien; Léda guidant le cygne robuste entre ses jeunes cuisses fléchies. Plus loin, l’insatiable Sirène épuisait Glaucos expirant; le dieu Pan possédait debout une hamadryade échevelée; la Sphinge levait sa croupe au niveau du cheval Pégase,—et, à l’extrémité de la frise, le sculpteur lui-même s’était figuré devant la déesse Aphrodite, modelant d’après elle, dans la cire molle, les replis d’un ctéis parfait, comme si tout son idéal de beauté, de joie et de vertu s’était réfugié dès longtemps dans cette fleur précieuse et fragile.

II Melitta

«Purifie-toi, Étranger.

—J’entrerai pur», dit Démétrios.

Du bout de ses cheveux trempés dans l’eau, la jeune gardienne de la porte lui mouilla d’abord les paupières, puis les lèvres et les doigts, afin que son regard fût sanctifié, ainsi que le baiser de sa bouche et la caresse de ses mains.

Et il s’avança dans le bois d’Aphrodite.

À travers les branches devenues noires, il apercevait au couchant un soleil de pourpre sombre qui n’éblouissait plus les yeux. C’était le soir du même jour où la rencontre de Chrysis avait désorienté sa vie.

L’âme féminine est d’une simplicité à laquelle les hommes ne peuvent croire. Où il n’y a qu’une ligne droite ils cherchent obstinément la complexité d’une trame: ils trouvent le vide et s’y perdent. C’est ainsi que l’âme de Chrysis, claire comme celle d’un petit enfant, parut à Démétrios plus mystérieuse qu’un problème de métaphysique. En quittant cette femme sur la jetée, il rentra chez lui comme en rêve, incapable de répondre à toutes les questions qui l’assiégeaient. Que voulait-elle faire de ces trois cadeaux? Il était impossible qu’elle portât ni qu’elle vendît un miroir célèbre volé, le peigne d’une femme assassinée, le collier de perles de la déesse. En les conservant chez elle, elle s’exposerait chaque jour à une découverte fatale. Alors pourquoi les demander? pour les détruire? Il savait trop bien que les femmes ne jouissent pas des choses secrètes et que les événements heureux ne commencent à les réjouir que le jour où ils sont connus. Et puis, par quelle divination, par quelle profonde clairvoyance l’avait-elle jugé capable d’accomplir pour elle trois actions aussi extraordinaires?

Assurément, s’il l’avait voulu, Chrysis enlevée de chez elle, livrée à sa merci, fût devenue sa maîtresse, sa femme ou son esclave, au choix. Il avait même la liberté de la détruire, simplement. Les révolutions antérieures avaient fréquemment habitué les citoyens aux morts violentes, et nul ne se fût inquiété d’une courtisane disparue. Chrysis devait le savoir, et pourtant elle avait osé...


Plus il pensait à elle, plus il lui savait gré d’avoir si joliment varié le débat des propositions. Combien de femmes, et qui la valaient, s’étaient présentées maladroitement! Celle-là, que demandait-elle? ni amour, ni or, ni bijoux, mais trois crimes invraisemblables! Elle l’intéressait vivement. Il lui avait offert tous les trésors de l’Égypte: il sentait bien, à présent, que si elle les eût acceptés, elle n’aurait pas reçu deux oboles, et il se serait lassé d’elle avant même de l’avoir connue. Trois crimes étaient un salaire assurément inusité; mais elle était digne de le recevoir puisqu’elle était femme à l’exiger, et il se promit de continuer l’aventure.

Pour n’avoir pas le temps de revenir sur ses fermes résolutions, il alla le jour même chez Bacchis, trouva la maison vide, prit le miroir d’argent et s’en fut aux jardins.

Fallait-il entrer directement chez la seconde victime de Chrysis? Démétrios ne le pensa pas. La prêtresse Touni, qui possédait le fameux peigne d’ivoire, était si charmante et si faible qu’il craignit de se laisser toucher s’il se rendait auprès d’elle sans une précaution préalable. Il retourna sur ses pas et longea la Grande-Terrasse.

Les courtisanes étaient en montre dans leurs «chambres exposées», comme des fleurs à l’étalage. Leurs attitudes et leurs costumes n’avaient pas moins de diversité que leurs âges, leurs types et leurs races. Les plus belles, selon la tradition de Phryné, ne laissant à découvert que l’ovale de leur visage, se tenaient enveloppées des cheveux aux talons dans leur grand vêtement de laine fine. D’autres avaient adopté la mode des robes transparentes, sous lesquelles on distinguait mystérieusement leurs beautés comme à travers une eau limpide on discerne les mousses vertes en taches d’ombre sur le fond. Celles qui pour tout charme n’avaient que leur jeunesse restaient nues jusqu’à la ceinture et cambraient le torse en avant pour faire apprécier la fermeté de leurs seins. Mais les plus mûres, sachant combien les traits du visage féminin vieillissent plus vite que la peau du corps, se tenaient assises toutes nues, portant leurs mamelles dans leurs mains, et elles écartaient leurs cuisses alourdies, comme s’il leur fallait prouver qu’elles étaient encore des femmes.

Démétrios passait devant elles très lentement et ne se lassait pas d’admirer.

Il ne lui était jamais arrivé de voir la nudité d’une femme sans une émotion intense. Il ne comprenait ni le dégoût devant les jeunesses trépassées, ni l’insensibilité devant les trop petites filles. Toute femme, ce soir-là, aurait pu le charmer. Pourvu qu’elle restât silencieuse et ne témoignât pas plus d’ardeur que le minimum exigé par la politesse du lit, il la dispensait d’être belle. Bien plus, il préférait qu’elle eût un corps grossier, car plus sa pensée s’arrêtait sur des formes accomplies, plus son désir s’éloignait d’elles. Le trouble que lui donnait l’impression de la beauté vivante était une sensualité exclusivement cérébrale qui réduisait à néant l’excitation génésique. Il se souvenait avec angoisse d’être resté toute une heure impuissant comme un vieillard près de la femme la plus admirable qu’il eût jamais tenue dans ses bras. Et depuis cette nuit-là, il avait appris à choisir des maîtresses moins pures.

«Ami, dit une voix, tu ne me reconnais pas?»

Il se retourna, fit signe que non et continua son chemin, car il ne déshabillait jamais deux fois la même fille. C’était le seul principe qu’il suivît pendant ses visites aux jardins. Une femme qu’on n’a pas encore eue a quelque chose d’une vierge; mais quel bon résultat, quelle surprise attendre d’un deuxième rendez-vous? C’est déjà presque le mariage. Démétrios ne s’exposait pas aux désillusions de la seconde nuit. La reine Bérénice suffisait à ses rares velléités conjugales, et en dehors d’elle il prenait soin de renouveler chaque soir la complice de l’indispensable adultère.

«Clônarion!

—Gnathênè!

—Plango!

—Mnaïs!

—Crôbylè!

—Ioessa!»

Elles criaient leurs noms sur son passage et quelques-unes y ajoutaient l’affirmation de leur nature ardente ou l’offre d’une pratique anormale. Démétrios suivait le chemin; il se disposait, selon son habitude, à prendre au hasard, dans le troupeau, quand une petite fille toute vêtue de bleu pencha la tête sur l’épaule, et lui dit doucement, sans se lever:

«Il n’y a pas moyen?»

L’imprévu de cette formule le fit sourire. Il s’arrêta.

«Ouvre-moi la porte, dit-il. Je te choisis.»

La petite, d’un mouvement joyeux, sauta sur ses pieds et frappa deux coups du marteau phallique. Une vieille esclave vint ouvrir.

«Gorgô, dit la petite, j’ai quelqu’un; vite, du vin de Crète, des gâteaux, et fais le lit.»

Elle se retourna vers Démétrios.

«Tu n’as pas besoin de satyrion?

—Non, dit le jeune homme en riant. Est-ce que tu en as?

—Il le faut bien, fit l’enfant, on m’en demande plus souvent que tu ne penses. Viens par ici: prends garde aux marches, il y en a une qui est usée. Entre dans ma chambre, je vais revenir.»

La chambre était tout à fait simple, comme celles des courtisanes novices. Un grand lit, un second lit de repos, quelques tapis et quelques sièges la meublaient insuffisamment; mais par une grande baie ouverte, on voyait les jardins, la mer, la double rade d’Alexandrie. Démétrios resta debout et regarda la ville lointaine.


Soleils couchants derrière les ports! gloires incomparables des cités maritimes, calme du ciel, pourpre des eaux, sur quelle âme bruyante de douleur ou de joie ne jetteriez-vous pas le silence! Quels pas ne se sont arrêtés, quelle volupté ne s’est suspendue, quelle voix ne s’est éteinte devant vous!... Démétrios regardait: une houle de flamme torrentielle semblait sortir du soleil à moitié plongé dans la mer et couler directement jusqu’à la rive courbe du bois d’Aphrodite. De l’un à l’autre des deux horizons, la gamme somptueuse de la pourpre envahissait la Méditerranée, par zones de nuances sans transitions, du rouge d’or au violet froid. Entre cette splendeur mouvante et le miroir tourbeux du lac Maréotis, la masse blanche de la ville était toute vêtue de reflets zinzolins. Les orientations diverses de ses vingt mille maisons plates la mouchetaient merveilleusement de vingt mille taches de couleur, en métamorphose perpétuelle selon les phases décroissantes du rayonnement occidental. Cela fut rapide et incendiaire; puis le soleil s’engloutit presque soudainement et le premier reflux de la nuit fit flotter sur toute la terre un frisson, une brise voilée, uniforme et transparente.

«Voilà des figues, voilà des gâteaux, un rayon de miel, du vin, une femme. Il faut manger les figues pendant qu’il fait jour, et la femme quand on n’y voit plus!»

C’était la petite qui rentrait en riant. Elle fit asseoir le jeune homme, se mit à cheval sur ses genoux, et, les deux mains derrière la tête, assura dans ses cheveux châtains une rose qui allait glisser.

Démétrios eut malgré lui une exclamation de surprise: elle était complètement nue, et, ainsi dépouillée de la robe bouffante, son petit corps se montrait si jeune, si enfantin de poitrine, si étroit de hanches, si visiblement impubère, que Démétrios se sentit pris de pitié, comme un cavalier sur le point de faire porter tout son poids d’homme à une pouliche trop délicate.

«Mais tu n’es pas femme! s’écria-t-il.

—Je ne suis pas femme! Par les deux déesses, qu’est-ce que je suis, alors? un Thrace, un portefaix ou un vieux philosophe?

—Quel âge as-tu?

—Dix ans et demi. Onze ans. On peut dire onze ans. Je suis née dans les jardins. Ma mère est Milésienne. C’est Pythias, qu’on appelle la Chèvre. Veux-tu que je l’envoie chercher, si tu me trouves trop petite? Elle a la peau douce, maman, elle est belle.

—Tu as été au Didascalion?

—J’y suis encore, dans la sixième classe. J’aurai fini l’année prochaine; ce ne sera pas trop tôt.

—Est-ce que tu t’y ennuies?

—Ah! si tu savais comme les maîtresses sont difficiles! Elles font recommencer vingt-cinq fois la même leçon! des choses tout à fait inutiles, que les hommes ne demandent jamais. Et puis on se fatigue pour rien; moi, je n’aime pas ça. Tiens, prends une figue; pas celle-là, elle n’est pas mûre. Je t’apprendrai une nouvelle manière de les manger: regarde.

—Je la connais. C’est plus long et ce n’est pas meilleur. Je vois que tu es une bonne élève.

—Oh! ce que je sais, je l’ai appris toute seule. Les maîtresses voudraient faire croire qu’elles sont plus fortes que nous. Elles ont plus de main, c’est possible, mais elles n’ont rien inventé.

—Tu as beaucoup d’amants?

—Tous trop vieux; c’est inévitable. Les jeunes gens sont si bêtes! Ils n’aiment que les femmes de quarante ans. J’en vois passer quelquefois qui sont jolis comme des Erôs, et si tu voyais ce qu’ils choisissent? des hippopotames. C’est à faire pâlir. J’espère bien que je ne vivrai pas jusqu’à l’âge de ces femmes-là. Je serais trop honteuse de me déshabiller. C’est que je suis si contente, vois-tu, si contente d’être encore toute jeune. Les seins poussent toujours trop tôt. Il me semble que le premier mois où je verrai mon sang couler, je me croirai déjà près de la mort. Laisse-moi te faire un baiser. Je t’aime bien.»

Ici la conversation prit une tournure moins posée, sinon plus silencieuse, et Démétrios s’aperçut vite que ses scrupules n’étaient pas de mise auprès d’une petite personne déjà si bien renseignée. Elle semblait se rendre compte qu’elle n’était qu’une pâture un peu maigre pour un appétit de jeune homme, et elle déroutait son amant par une prodigieuse activité d’attouchements furtifs, qu’il ne pouvait ni prévoir, ni permettre, ni diriger, et qui ne lui laissaient jamais le repos d’une étreinte aimante. Le petit corps agile et ferme se multipliait autour de lui, s’offrait et se refusait, glissait, tournait, luttait. À la fin, ils se saisirent. Mais cette demi-heure ne fut qu’un long jeu.

Elle sauta du lit la première, trempa son doigt dans la coupe de miel et s’en barbouilla les lèvres; puis, avec mille efforts pour ne pas rire, elle se pencha sur Démétrios en frottant sa bouche sur la sienne. Ses boucles rondes dansaient de chaque côté de leurs joues. Le jeune homme sourit et s’accouda:

«Comment t’appelles-tu? dit-il.

—Melitta. Tu n’avais pas vu mon nom sur la porte?

—Je n’avais pas regardé.

—Tu pouvais le voir dans ma chambre. Ils l’ont tous écrit sur mes murs. Je serai bientôt obligée de les faire repeindre.»

Démétrios leva la tête: les quatre panneaux de la pièce étaient couverts d’inscriptions.

«Tiens, c’est curieux, dit-il. On peut lire?

—Oh! si tu veux. Je n’ai pas de secrets.»

Il lut. Le nom de Melitta se trouvait là plusieurs fois répété avec des noms d’hommes et des dessins barbares. Des phrases tendres, obscènes ou comiques, s’enchevêtraient bizarrement. Des amants se vantaient de leur vigueur, ou détaillaient les charmes de la petite courtisane, ou encore se moquaient de ses bonnes camarades. Tout cela n’était guère intéressant que comme témoignage écrit d’une abjection générale. Mais, vers la fin du panneau de droite, Démétrios eut un sursaut.

«Qui est-ce? Qui est-ce? Dis-moi!

—Mais qui? quoi? où cela? dit l’enfant. Qu’est-ce que tu as?

—Ici. Ce nom-là. Qui a écrit cela?»

Et son doigt s’arrêta sous cette double ligne:

ΜΕΛΙΤΤΑ .Λ. ΧΡΥΣΙΔΑ

ΧΡΥΣΙΣ .Λ. ΜΕΛΙΤΤΑΝ

«Ah! répondit-elle, ça, c’est moi. C’est moi qui l’ai écrit.

—Mais qui est-ce, cette Chrysis?

—C’est ma grande amie.

—Je m’en doute bien. Ce n’est pas cela que je te demande. Quelle Chrysis? Il y en a beaucoup.

—La mienne, c’est la plus belle. Chrysis de Galilée.

—Tu la connais! tu la connais! Mais parle-moi donc! D’où vient-elle? où demeure-t-elle? qui est son amant? dis-moi tout!»

Il s’assit sur le lit de repos et prit la petite sur ses genoux.

«Tu es donc amoureux? dit-elle.

—Peu t’importe. Raconte-moi ce que tu sais, je suis pressé de tout apprendre.

—Oh! Je ne sais rien du tout. C’est court. Elle est venue deux fois chez moi, et tu penses que je ne lui ai pas demandé de renseignements sur sa famille. J’étais trop heureuse de l’avoir, et je n’ai pas perdu le temps en conversations.

—Comment est-elle faite?

—Elle est faite comme une jolie fille, que veux-tu que je te dise? Faut-il que je te nomme toutes les parties de son corps en ajoutant que tout est beau? Et puis, c’est une femme, celle-là, une vraie femme... quand je pense à elle, j’ai tout de suite envie de quelqu’un.»

Et elle prit Démétrios par le cou.

«Tu ne sais rien, reprit-il, rien sur elle?

—Je sais... je sais qu’elle vient de Galilée, qu’elle a presque vingt ans et qu’elle demeure dans le quartier des Juives, à l’est de la ville, près des jardins. Mais c’est tout.

—Et sur sa vie, sur ses goûts? Tu ne peux rien me dire? Elle aime les femmes puisqu’elle vient chez toi. Mais est-elle tout à fait lesbienne?

—Certainement non. La première nuit qu’elle a passée ici, elle avait amené un amant, et je te jure qu’elle ne simulait rien. Quand une femme est sincère, je le vois à ses yeux. Cela n’empêche pas qu’elle soit revenue une fois toute seule... Et elle m’a promis une troisième nuit.

—Tu ne lui connais pas d’autre amie dans les jardins? Personne?

—Si, une femme de son pays, Chimairis, une pauvre.

—Où demeure-t-elle? Il faut que je la voie.

—Elle couche dans le bois, depuis un an. Elle a vendu sa maison. Mais je sais où est son trou. Je peux t’y mener, si tu le désires. Mets-moi mes sandales, veux-tu?»

Démétrios noua d’une main rapide les cordons de cuir tressé sur les chevilles frêles de Melitta. Puis il tendit sa robe courte qu’elle prit simplement sur le bras, et ils sortirent à la hâte.

Ils marchèrent longtemps. Le parc était immense. De loin en loin une fille sous un arbre disait son nom en ouvrant sa robe, puis se recouchait, les yeux sur sa main. Melitta en connaissait quelques-unes, qui l’embrassaient sans l’arrêter. En passant devant un autel fruste, elle cueillit trois grandes fleurs dans l’herbe et les déposa sur la pierre.

La nuit n’était pas encore sombre. La lumière intense des jours d’été a quelque chose de durable qui s’attarde vaguement dans les lents crépuscules. Les étoiles faibles et mouillées, à peine plus claires que le fond du ciel, clignaient d’une palpitation douce, et les ombres des branches restaient indécises.


«Tiens! dit Melitta. Maman. Voilà maman.»

Une femme seule, vêtue d’une triple mousseline rayée de bleu, s’avançait d’un pas tranquille. Dès qu’elle aperçut l’enfant, elle courut à elle, la souleva de terre, la prit dans ses bras, et l’embrassa fortement sur les joues.

«Ma petite fille! mon petit amour, où vas-tu?

—Je conduis quelqu’un qui veut voir Chimairis. Et toi? Est-ce que tu te promènes?

—Corinna est accouchée. Je suis allée chez elle; j’ai dîné près de son lit.

—Et qu’est-ce qu’elle a fait? un garçon?

—Deux jumelles, mon chéri, roses comme des poupées de cire. Tu peux y aller cette nuit, elle te les montrera.

—Oh! que c’est bien! Deux petites courtisanes. Comment les appelle-t-on?

—Pannychis toutes les deux, parce qu’elles sont nées la veille des Aphrodisies. C’est un présage divin. Elles seront jolies.»

Elle reposa l’enfant sur ses pieds, et s’adressant à Démétrios:

«Comment trouves-tu ma fille? Ai-je le droit d’en être orgueilleuse?

—Vous pouvez être satisfaites l’une de l’autre, dit-il avec calme.

—Embrasse maman,» dit Melitta.

Il posa silencieusement un baiser entre les seins. Pythias le lui rendit sur la bouche, et ils se séparèrent.

Démétrios et l’enfant firent encore quelques pas sous les arbres, tandis que la courtisane s’éloignait en retournant la tête. À la fin ils arrivèrent et Melitta dit:

«C’est ici.»


Chimairis était accroupie sur le talon gauche, dans un petit espace gazonné entre deux arbres et un buisson. Elle avait étendu sous elle une sorte de haillon rouge qui était son dernier vêtement pendant le jour et sur lequel elle couchait nue à l’heure où passent les hommes. Démétrios la contemplait avec un intérêt croissant. Elle avait cet aspect fiévreux de certaines brunes amaigries dont le corps fauve semble consumé par une ardeur toujours battante. Ses lèvres musclées, son regard excessif, ses paupières largement livides composaient une expression double, de convoitise sensuelle et d’épuisement. La courbe de son ventre cave et ses cuisses nerveuses se creusait d’elle-même, comme pour recevoir; et Chimairis ayant tout vendu, même ses peignes et ses épingles, même ses pinces à épiler, sa chevelure s’était embrouillée dans un désordre inextricable, tandis qu’une pubescence noire ajoutait à sa nudité quelque chose de sauvage, d’impudique et de velu.

Près d’elle, un grand bouc se tenait sur ses pattes raides, attaché à un arbre par une chaîne d’or qui avait autrefois brillé à quatre tours sur la poitrine de sa maîtresse.


«Chimairis, dit Melitta, lève-toi. C’est quelqu’un qui veut te parler.»

La Juive regarda, mais ne bougea point.

Démétrios s’avança.

«Tu connais Chrysis? dit-il.

—Oui.

—Tu la vois souvent?

—Oui.

—Tu peux me parler d’elle?

—Non.

—Comment, non? Comment, tu ne peux pas?

—Non.»

Melitta était stupéfaite:

«Parle-lui, dit-elle. Aie confiance. Il l’aime: il lui veut du bien.

—Je vois clairement qu’il l’aime, répondit Chimairis. S’il l’aime, il lui veut du mal. S’il l’aime, je ne parlerai pas.»

Démétrios eut un frisson de colère, mais se tut.

«Donne-moi ta main, lui dit la Juive. Je verrai là si je me suis trompée.»

Elle prit la main gauche du jeune homme et la tourna vers le clair de lune. Melitta se pencha pour voir, bien qu’elle ne sût pas lire les mystérieuses lignes; mais leur fatalité l’attirait.

«Que vois-tu? dit Démétrios.

—Je vois... puis-je dire ce que je vois? M’en sauras-tu gré? Me croiras-tu, seulement? Je vois d’abord tout le bonheur; mais c’est dans le passé. Je vois aussi tout l’amour, mais cela se perd dans le sang...

—Le mien?

—Le sang d’une femme. Et puis le sang d’une autre femme. Et puis le tien, un peu plus tard.»

Démétrios haussa les épaules. Quand il se retourna, il aperçut Melitta fuyant à toutes jambes dans l’allée.

«Elle a eu peur, reprit Chimairis. Pourtant ce n’est pas d’elle qu’il s’agit, ni de moi. Laisse aller les choses, puisqu’on ne peut rien arrêter. Dès avant ta naissance, ta destinée était certaine. Va-t’en. Je ne parlerai plus.»

Et elle laissa retomber la main.

III Scrupules

«Le sang d’une femme. Ensuite le sang d’une autre femme. Ensuite le tien, mais un peu plus tard.»

Démétrios se répétait ces paroles en marchant, et, quoi qu’il en eût, la croyance en elles l’oppressait. Il ne s’était jamais fié aux oracles tirés du corps des victimes ou du mouvement des planètes. De telles affinités lui semblaient trop problématiques. Mais les lignes complexes de la main ont par elles-mêmes un aspect d’horoscope exclusivement individuel qu’il ne regardait pas sans inquiétude. Aussi la prédiction de la chiromantide demeura-t-elle dans son esprit.

À son tour il considéra la paume de sa main gauche où sa vie était résumée en signes secrets et ineffaçables.

Il y vit d’abord, au sommet, une sorte de croissant régulier, dont les pointes étaient tournées vers la naissance des doigts. Au-dessous, une ligne quadruple, noueuse et rosée se creusait, marquée en deux endroits par des points très rouges. Une autre ligne, plus mince, descendait d’abord parallèle, puis virait brusquement vers le poignet. Enfin, une troisième, courte et pure, contournait la base du pouce, qui était entièrement couvert de linéoles effilées.—Il vit tout cela; mais n’en sachant pas lire le symbole caché, il se passa la main sur les yeux et changea d’objet sa méditation.

Chrysis, Chrysis, Chrysis. Ce nom battait en lui comme une fièvre. La satisfaire, la conquérir, l’enfermer dans ses bras, fuir avec elle ailleurs, en Syrie, en Grèce, à Rome, n’importe où, pourvu que ce fût dans un endroit où lui n’eût pas de maîtresses et elle pas d’amants: voilà ce qu’il fallait faire, et immédiatement, immédiatement!

Des trois cadeaux qu’elle avait demandés, un déjà était pris. Restaient les deux autres: le peigne et le collier.

«Le peigne d’abord», pensa-t-il.

Et il pressa le pas.

Tous les soirs, après le soleil couché, la femme du grand-prêtre s’asseyait sur un banc de marbre adossé à la forêt et d’où l’on voyait toute la mer. Démétrios ne l’ignorait point, car cette femme, comme tant d’autres, avait été amoureuse de lui, et elle lui avait dit une fois que le jour où il voudrait d’elle, ce serait là qu’il la pourrait prendre.

Donc, ce fut là qu’il se rendit.

Elle y était en effet; mais elle ne le vit pas s’avancer; elle se tenait assise les yeux clos, le corps renversé sur le dossier, et les deux bras à l’abandon.


C’était une Égyptienne. Elle se nommait Touni. Elle portait une tunique légère de pourpre vive, sans agrafes ni ceinture, et sans autres broderies que deux étoiles noires pour marquer les pointes de ses seins. La mince étoffe, plissée au fer, s’arrêtait sur les boules délicates de ses genoux, et de petites chaussures de cuir bleu gantaient ses pieds menus et ronds. Sa peau était très bistrée, ses lèvres étaient très épaisses, ses épaules étaient très fines, sa taille, fragile et souple, semblait fatiguée par le poids de sa gorge pleine. Elle dormait la bouche ouverte, et rêvait doucement.

Démétrios se pencha sur elle, sans bruit. Il respira quelque temps l’odeur exotique de ses cheveux; puis, tirant une des deux longues épingles d’or qui brillaient au-dessus des oreilles, il l’enfonça vivement sous la mamelle gauche.


Pourtant, cette femme lui aurait donné son peigne, et même sa chevelure aussi, par amour.

S’il ne le demanda pas, ce fut pur scrupule: Chrysis avait très nettement exigé un crime et non pas tel bijou ancien, piqué dans les cheveux d’une jeune femme. C’est pourquoi il crut de son devoir de consentir à quelque effusion de sang.

Il aurait pu considérer encore que les serments qu’on fait aux femmes pendant les accès amoureux peuvent s’oublier dans l’intervalle sans grand dommage pour la valeur morale de l’amant qui les a jurés, et que si jamais cet oubli involontaire devait se couvrir d’une excuse, c’était bien dans la circonstance où la vie d’une autre femme assurément innocente se trouvait dans la balance. Mais Démétrios ne s’arrêta pas à ce raisonnement. L’aventure qu’il poursuivait lui parut vraiment trop curieuse pour en escamoter les incidents violents. Il craignit de regretter plus tard d’avoir effacé de l’intrigue une scène courte mais nécessaire à la beauté de l’ensemble. Souvent il ne faudrait qu’une défaillance vertueuse pour réduire une tragédie aux banalités de l’existence normale. La mort de Casandra, se dit-il, n’est pas un fait indispensable au développement d’Agamemnon, mais si elle n’avait pas lieu, toute l’Orestie en serait gâtée.

C’est pourquoi, ayant coupé la chevelure de Touni, il serra dans ses vêtements le peigne d’ivoire historié et, sans réfléchir davantage, il entreprit le troisième des travaux commandés par Chrysis: la prise du collier d’Aphrodite.

Il ne fallait pas songer à entrer au temple par la grande porte. Les douze hermaphrodites qui gardaient l’entrée eussent sans doute laissé passer Démétrios, malgré l’interdiction qui arrêtait tout profane en l’absence des prêtres; mais il lui était inutile de prouver aussi naïvement sa future culpabilité, puisqu’une entrée secrète menait au sanctuaire.

Démétrios se rendit dans une partie du bois déserte où se trouvait la nécropole des grands prêtres de la déesse. Il compta les premiers tombeaux, fit tourner la porte du septième et la referma derrière lui.

Avec une grande difficulté, car la pierre était lourde, il souleva la dalle funéraire sous laquelle s’enfonçait un escalier de marbre, et il descendit marche à marche.

Il savait qu’on pouvait faire soixante pas en ligne droite, et qu’après il était nécessaire de suivre le mur à tâtons pour ne pas se heurter à l’escalier souterrain du temple.

La grande fraîcheur de la terre profonde le calma peu à peu.

En quelques instants, il arriva au terme.

Il monta, il ouvrit.

IV Clair de lune

La nuit était claire au dehors et noire dans la divine enceinte. Lorsque avec précaution il eut refermé doucement la porte trop sonore, il se sentit plein de frissons et comme environné par la froideur des pierres. Il n’osait pas lever les yeux. Ce silence noir l’effrayait; l’obscurité se peuplait d’inconnu. Il se mit la main sur le front comme un homme qui ne veut pas s’éveiller, de peur de se retrouver vivant. Il regarda enfin.


Dans une grande lumière de lune, la déesse apparaissait sur un piédestal de pierre rose chargé de trésors appendus. Elle était nue et sexuée, vaguement teintée selon les couleurs de la femme; elle tenait d’une main son miroir dont le manche était un priape, et de l’autre adornait sa beauté d’un collier de perles à sept rangs. Une perle plus grosse que les autres, argentine et allongée, brillait entre ses deux mamelles, comme un croissant nocturne entre deux nuages ronds. Et c’étaient les vraies perles saintes, nées des gouttes d’eau qui avaient roulé dans la conque de l’Anadyomène.


Démétrios se perdit dans une adoration ineffable. Il crut en vérité que l’Aphrodite elle-même était là. Il ne reconnut plus son œuvre, tant l’abîme était profond entre ce qu’il avait été et ce qu’il était devenu. Il tendit les bras en avant et murmura les mots mystérieux par lesquels on prie la déesse dans les cérémonies phrygiennes.

Surnaturelle, lumineuse, impalpable, nue et pure, la vision flottait sur la pierre, palpitait moelleusement. Il fixait les yeux sur elle et pourtant il craignait déjà que la caresse de son regard ne fît évaporer dans l’air cette hallucination faible. Il s’avança très doucement, toucha du doigt l’orteil rose, comme pour s’assurer de l’existence de la statue, et, incapable de s’arrêter tant elle l’attirait à soi, il monta debout auprès d’elle et posa les mains sur les épaules blanches en la contemplant dans les yeux.

Il tremblait, il défaillait, il se prit à rire de joie. Ses mains erraient sur les bras nus, pressaient la taille froide et dure, descendaient le long des jambes, caressaient le globe du ventre. De toute sa force il s’étirait contre cette immortalité. Il se regarda dans le miroir, il souleva le collier de perles, l’ôta, le fit briller à la lune et le remit peureusement. Il baisa la main repliée, le cou rond, l’onduleuse gorge, la bouche entr’ouverte du marbre. Puis il recula jusqu’aux bords du socle, et, se tenant aux bras divins, il regarda tendrement la tête adorable inclinée.


Les cheveux avaient été coiffés à la manière orientale et voilaient le front légèrement. Les yeux à demi-fermés se prolongeaient en sourire. Les lèvres restaient séparées, comme évanouies d’un baiser.

Il disposa en silence les sept rangs de perles rondes sur la poitrine éclatante, et descendit jusqu’à terre pour voir l’idole de plus loin.

Alors il lui sembla qu’il se réveillait. Il se rappela ce qu’il était venu faire, ce qu’il avait voulu, failli accomplir: une chose monstrueuse. Il se sentit rougir jusqu’aux tempes.

Le souvenir de Chrysis passa devant sa mémoire comme une apparition grossière. Il énuméra tout ce qui restait douteux dans la beauté de la courtisane; les lèvres épaisses, les cheveux gonflés, la démarche molle. Ce qu’étaient les mains, il l’avait oublié; mais il les imagina larges, pour ajouter un détail odieux à l’image qu’il repoussait. Son état d’esprit devint semblable à celui d’un homme surpris à l’aube par son unique maîtresse dans le lit d’une fille ignoble, et qui ne pourrait pas s’expliquer à lui-même comment il a pu se laisser tenter la veille. Il ne trouvait ni excuse, ni même une raison sérieuse. Évidemment, pendant une journée, il avait subi une sorte de folie passagère, un trouble physique, une maladie. Il se sentait guéri, mais encore ivre d’étourdissement.

Pour achever de revenir à lui, il s’adossa contre le mur du temple, et resta longtemps debout devant la statue. La lumière de la lune continuait de descendre par l’ouverture carrée du toit; Aphrodite resplendissait; et, comme les yeux étaient dans l’ombre, il cherchait leur regard...


... Toute la nuit se passa ainsi. Puis le jour vint et la statue prit tour à tour la lividité rose de l’aube et le reflet doré du soleil.

Démétrios ne pensait plus. Le peigne d’ivoire et le miroir d’argent qu’il portait dans sa tunique avaient disparu de sa mémoire. Il s’abandonnait doucement à la contemplation sereine.

Au dehors, une tempête de cris d’oiseaux bruissait, sifflait, chantait dans le jardin. On entendait des voix de femmes qui parlaient et qui riaient au pied des murs. L’agitation du matin surgissait de la terre éveillée. Démétrios n’avait en lui que des sentiments bienheureux.

Le soleil était déjà haut et l’ombre du toit s’était déplacée quand il entendit un bruit confus de pas légers fouler les marches extérieures.

C’était sans doute un sacrifice qu’on allait offrir à la déesse, une procession de jeunes femmes qui venaient accomplir des vœux ou en prononcer devant la statue, pour le premier jour des Aphrodisies.

Démétrios voulut fuir.

Le piédestal sacré s’ouvrait par derrière, d’une façon que les prêtres seuls, et le sculpteur, connaissaient. C’était là que se tenait l’hiérophante pour dicter à une jeune fille dont la voix était claire et haute les discours miraculeux qui venaient de la statue le troisième jour de la fête. Par là on pouvait gagner les jardins. Démétrios y pénétra, et s’arrêta devant les ouvertures bordées de bronze, qui perçaient la pierre profonde.

Les deux portes d’or s’ouvrirent lourdement. Puis la procession entra.

V L’invitation

Vers le milieu de la nuit, Chrysis fut réveillée par trois coups frappés à la porte.

Elle avait dormi tout le jour entre les deux Éphésiennes, et sans le bouleversement de leur lit on les eût prises pour trois sœurs ensemble. Rhodis était pelotonnée contre la Galiléenne, dont la cuisse en sueur pesait sur elle. Myrtocleia dormait sur la poitrine, les yeux sur le bras et le dos nu.

Chrysis se dégagea avec précaution, fit trois pas sur le lit, descendit, et ouvrit la porte à moitié.

Un bruit de voix venait de l’entrée.

«Qui est-ce, Djala? qui est-ce? demanda-t-elle.

—C’est Naucratès qui veut te parler. Je lui dis que tu n’es pas libre.

—Mais si, quelle bêtise! certainement si, je suis libre! Entre, Naucratès. Je suis dans ma chambre.»

Et elle se remit au lit.


Naucratès resta quelque temps sur le seuil, comme s’il craignait d’être indiscret. Les deux musiciennes ouvraient des yeux encore pleins de sommeil et ne pouvaient pas s’arracher à leurs rêves.

«Assieds-toi, dit Chrysis. Je n’ai pas de coquetteries à faire entre nous. Je sais que tu ne viens pas pour moi. Que me veux-tu?» Naucratès était un philosophe connu, qui depuis plus de vingt ans était l’amant de Bacchis et ne la trompait point, plus par indolence que par fidélité. Ses cheveux gris étaient coupés courts, sa barbe en pointe à la Démosthène et ses moustaches au niveau des lèvres. Il portait un grand vêtement blanc, fait de laine simple à bande unie.

«Je viens t’inviter, dit-il. Bacchis donne demain un dîner qui sera suivi d’une fête. Nous serons sept, avec toi. Ne manque pas de venir.

—Une fête? À quelle occasion?

—Elle affranchit sa plus belle esclave, Aphrodisia. Il y aura des danseuses et des aulétrides. Je crois que tes deux amies sont commandées, et même elles ne devraient pas être ici. On répète chez Bacchis en ce moment.

—Oh! c’est vrai, s’écria Rhodis, nous n’y pensions plus. Lève-toi, Myrto, nous sommes très en retard.»

Mais Chrysis se récriait.

«Non! pas encore! que tu es méchant de m’enlever mes femmes. Si je m’étais doutée de cela, je ne t’aurais pas reçu. Oh! les voilà déjà prêtes!

—Nos robes ne sont pas compliquées, dit l’enfant. Et nous ne sommes pas assez belles pour nous habiller longtemps.

—Vous verrai-je au temple, du moins?

—Oui, demain matin, nous portons des colombes. Je prends une drachme dans ta bourse, Chrysé. Nous n’aurions pas de quoi les acheter. À demain.»


Elles sortirent en courant. Naucratès regarda quelque temps la porte fermée sur elles; puis il se croisa les bras et dit à voix basse en se retournant vers Chrysis:

«Bien. Tu te conduis bien.

—Comment?

—Une seule ne te suffit plus. Il t’en faut deux, maintenant. Tu les prends jusque dans la rue. C’est d’un bel exemple. Mais alors, veux-tu me dire, mais qu’est-ce qu’il nous reste, à nous, nous les hommes? Vous avez toutes des amies, et en sortant de leurs bras épuisants vous ne donnez de votre passion que ce qu’elles veulent bien vous laisser. Crois-tu que cela puisse durer longtemps? Si cela continue ainsi, nous serons forcés d’aller chez Bathylle...

—Ah! non! s’écria Chrysis. Voilà ce que je n’admettrai jamais! Je le sais bien, on fait cette comparaison-là. Elle n’a pas de sens; et je m’étonne que toi, qui fais profession de penser, tu ne comprennes pas qu’elle est absurde.

—Et quelle différence trouves-tu?

—Il ne s’agit pas de différence. Il n’y a aucun rapport entre l’un et l’autre; c’est clair.

—Je ne dis pas que tu te trompes. Je veux connaître tes raisons.

—Oh! Cela se dit en deux mots: écoute bien. La femme est, en vue de l’amour, un instrument accompli. Des pieds à la tête elle est faite uniquement, merveilleusement, pour l’amour. Elle seule sait aimer. Elle seule sait être aimée. Par conséquent: si un couple amoureux se compose de deux femmes, il est parfait; s’il n’en a qu’une seule, il est moitié moins bien; s’il n’en a aucune, il est purement idiot. J’ai dit.

—Tu es dure pour Platon, ma fille.

—Les grands hommes, pas plus que les dieux, ne sont grands en toute circonstance. Pallas n’entend rien au commerce, Sophocle ne savait pas peindre, Platon ne savait pas aimer. Philosophes, poètes ou rhéteurs, ceux qui se réclament de lui ne valent pas mieux, et si admirables qu’ils soient en leur art, en amour ce sont des ignorants. Crois-moi, Naucratès, je sens que j’ai raison.»

Le philosophe fit un geste.

«Tu es un peu irrévérencieuse, dit-il; mais je ne crois nullement que tu aies tort. Mon indignation n’était pas réelle. Il y a quelque chose de charmant dans l’union de deux jeunes femmes, à la condition qu’elles veuillent bien rester féminines toutes les deux, garder leurs longues chevelures, découvrir leurs seins et ne pas s’affubler d’instruments postiches, comme si, par une inconséquence, elles enviaient le sexe grossier qu’elles méprisent si joliment. Oui, leur liaison est remarquable parce que leurs caresses sont toutes superficielles, et leur volupté d’autant plus raffinée. Elles ne s’étreignent pas, elles s’effleurent pour goûter la suprême joie. Leur nuit de noces n’est pas sanglante. Ce sont des vierges, Chrysis. Elles ignorent l’action brutale; c’est en cela qu’elles sont supérieures à Bathylle, qui prétend en offrir l’équivalent, oubliant que vous aussi, et même pour cette piètrerie, vous pourriez lui faire concurrence. L’amour humain ne se distingue du rut stupide des animaux que par deux fonctions divines: la caresse et le baiser. Or ce sont les seules que connaissent les femmes dont nous parlons ici. Elles les ont même perfectionnées.

—On ne peut mieux, dit Chrysis ahurie. Mais alors que me reproches-tu?

—Je te reproche d’être cent mille. Déjà un grand nombre de femmes n’ont de plaisir parfait qu’avec leur propre sexe. Bientôt vous ne voudrez plus nous recevoir, même à titre de pis-aller. C’est par jalousie que je te gronde.»


Ici, Naucratès trouva que l’entretien avait assez duré, et, simplement, il se leva.

«Je puis dire à Bacchis qu’elle compte sur toi? dit-il.

—Je viendrai,» répondit Chrysis.

Le philosophe lui baisa les genoux et sortit avec lenteur.

Alors, elle joignit les mains et parla tout haut, bien qu’elle fût seule.

«Bacchis... Bacchis... il vient de chez elle et il ne sait pas!... Le miroir est donc toujours là?... Démétrios m’a oubliée... S’il a hésité le premier jour, je suis perdue, il ne fera rien... Mais il est possible que tout soit fini! Bacchis a d’autres miroirs dont elle se sert plus souvent. Sans doute elle ne sait pas encore... Dieux! Dieux! Aucun moyen d’avoir des nouvelles, et peut-être... Ah! Djala! Djala!»

L’esclave entra.

«Donne-moi mes osselets, dit Chrysis. Je veux tirer.»

Et elle jeta en l’air les quatre petits os...


«Oh!... Oh!... Djala, regarde! le coup d’Aphrodite!»

On appelait ainsi un coup assez rare par lequel les osselets présentaient tous une face différente. Il y avait exactement trente-cinq chances contre une pour que cette disposition ne se produisît pas. C’était le meilleur coup du jeu.

Djala observa froidement:

«Qu’est-ce que tu avais demandé?

—C’est vrai, dit Chrysis désappointée. J’avais oublié de faire un vœu. Je pensais bien à quelque chose, mais je n’ai rien dit. Est-ce que cela compte tout de même?

—Je ne crois pas; il faut recommencer.»


Une seconde fois, Chrysis jeta les osselets.

«Le coup de Midas, maintenant. Qu’est-ce que tu en penses?

—On ne sait pas. Bon et mauvais. C’est un coup qui s’explique par le suivant. Recommence avec un seul os.»

Une troisième fois Chrysis interrogea le jeu; mais dès que l’osselet fut retombé, elle bégaya:

«Le... le point de Chios!»

Et elle éclata en sanglots.


Djala ne disait rien, inquiète elle-même. Chrysis pleurait sur le lit, les cheveux répandus autour de la tête. Enfin elle se retourna dans un mouvement de colère.

«Pourquoi m’as-tu fait recommencer? Je suis sûre que le premier coup comptait.

—Si tu as fait vœu, oui. Si tu n’as pas fait vœu, non. Toi seule le sais, dit Djala.

—D’ailleurs, les osselets ne prouvent rien. C’est un jeu grec. Je n’y crois pas. Je vais essayer autre chose.»

Elle essuya ses larmes et traversa la chambre. Elle prit sur une tablette une boîte de jetons blancs, en compta vingt-deux, puis, avec la pointe d’une agrafe de perles, elle y grava l’une après l’autre les vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu. C’étaient les arcanes de la Cabbale qu’elle avait appris en Galilée.

«Voilà en quoi j’ai confiance. Voilà ce qui ne trompe pas, dit-elle. Lève le pan de ta robe; ce sera mon sac.»

Elle jeta les vingt-deux jetons dans la tunique de l’esclave, en répétant mentalement:

«Porterai-je le collier d’Aphrodite? Porterai-je le collier d’Aphrodite? Porterai-je le collier d’Aphrodite?»

Et elle tira le dixième arcane, ce qui nettement voulait dire:

«Oui.»

VI La rose de Chrysis

C’était une procession blanche, et bleue, et jaune, et rose, et verte.

Trente courtisanes s’avançaient, portant des corbeilles de fleurs, des colombes de neige aux pieds rouges, des voiles du plus fragile azur, et des ornements précieux.

Un vieux prêtre, barbu et blanc, enveloppé jusqu’autour de la tête dans une raide étoffe écrue, marchait devant le jeune cortège et guidait vers l’autel de pierre la file des dévotes inclinées. Elles chantaient, et leur chant traînait comme la mer, soupirait comme le vent du midi, haletait comme une bouche amoureuse. Les deux premières portaient des harpes qu’elles soutenaient au creux de leur main gauche et qui se courbaient en avant comme des faucilles de bois grêle.


L’une d’elles s’avança et dit:


«Tryphèra, ô Cypris aimée, t’offre ce voile bleu qu’elle a tissé elle-même, afin que tu continues à lui être bienveillante.»


Une autre:


«Mousarion dépose à tes pieds, ô déesse à la belle couronne, ces couronnes de giroflées et ce bouquet de narcisses penchés. Elle les a portés dans l’orgie et a invoqué ton nom dans l’ivresse de leurs parfums. Ô victorieuse, accueille ces dépouilles d’amour.»


Une autre encore:


«En offrande à toi, Cythérée d’or, Timo consacre ce bracelet en spirale. Puisses-tu enrouler la vengeance à la gorge de qui tu sais, comme ce serpent d’argent s’enroulait au haut de ses bras nus.»


Myrtocleia et Rhodis avancèrent, se tenant par la main.


«Voici deux colombes de Smyrne, aux ailes blanches comme des caresses, aux pieds rouges comme des baisers. Ô double déesse d’Amathonte, accepte-les de nos mains unies, s’il est vrai que le mol Adônis ne te suffit pas seul et qu’une étreinte encore plus douce retarde parfois ton sommeil.»


Une courtisane très jeune suivit:


«Aphrodite Peribasia, reçois ma virginité, avec cette tunique tachée de sang. Je suis Pannychis de Pharos; depuis la nuit dernière je me suis vouée à toi.»


Une autre:

«Dorothea te conjure, ô charitable Epistrophia, d’éloigner de son esprit le désir qu’y a jeté l’Erôs, ou d’enflammer enfin pour elle les yeux de celui qui se refuse. Elle t’offre cette branche de myrte parce que c’est l’arbre que tu préfères.»


Une autre:


«Sur ton autel, ô Paphia, Callistion dépose soixante drachmes d’argent, le superflu de quatre mines qu’elle a reçues de Cléoménès. Donne-lui un amant plus généreux encore, si l’offrande te semble belle.»


Il ne restait plus devant l’idole qu’une enfant toute rougissante qui s’était mise la dernière. Elle ne tenait à la main qu’une petite couronne de crocos, et le prêtre la méprisait pour une aussi mince offrande.

Elle dit:

«Je ne suis pas assez riche pour te donner des pièces d’argent, ô brillante olympienne. D’ailleurs, que pourrais-je te donner que tu ne possèdes pas encore? Voici des fleurs jaunes et vertes, tressées en couronne pour tes pieds. Et maintenant...»


Elle défit les deux boucles de sa tunique et se mit nue, l’étoffe ayant glissé à terre.


«... Me voici tout entière à toi, déesse aimée. Je voudrais entrer dans tes jardins, mourir courtisane du temple. Je jure de ne désirer que l’amour, je jure de n’aimer qu’à aimer, et je renonce au monde, et je m’enferme en toi.»


Le prêtre alors la couvrit de parfums et entoura sa nudité du voile tissé par Tryphèra. Elles sortirent ensemble de la nef par la porte des jardins.

La procession semblait finie, et les autres courtisanes allaient retourner sur leurs pas, quand on vit entrer en retard une dernière femme sur le seuil.

Celle-ci n’avait rien à la main, et on put croire qu’elle aussi ne venait offrir que sa beauté. Ses cheveux semblaient deux flots d’or, deux profondes vagues pleines d’ombre qui engloutissaient les oreilles et se tordaient en sept tours sur la nuque. Le nez était délicat, avec des narines expressives qui palpitaient quelquefois, au-dessus d’une bouche épaisse et peinte, aux coins arrondis et mouvants. La ligne souple du corps ondulait à chaque pas, et s’animait du roulis des hanches ou du balancement des seins libres sous qui la taille pliait.

Ses yeux étaient extraordinaires, bleus, mais foncés et brillants à la fois, changeants comme des pierres lunaires, à demi clos sous les cils couchés. Ils regardaient, ces yeux, comme les sirènes chantent...

Le prêtre se tournait vers elle, attendant qu’elle parlât.

Elle dit:


«Chrysis, ô Chryseïa, te supplie. Accueille les faibles dons qu’elle pose à tes pieds. Écoute, exauce, aime et soulage celle qui vit selon ton exemple et pour le culte de ton nom.»


Elle tendit en avant ses mains dorées de bagues et se pencha, les jambes serrées.

Le chant vague recommença. Le murmure des harpes monta vers la statue avec la fumée rapide de l’encens que le prêtre brûlait dans une cassolette frémissante.

Elle se redressa lentement et présenta un miroir de bronze qui pendait à sa ceinture.


«À toi, dit-elle, Astarté de la nuit, qui mêles les mains et les lèvres et dont le symbole est semblable à l’empreinte du pied des biches sur la terre pâle de Syrie, Chrysis consacre son miroir. Il a vu la cernure des paupières, l’éclat des yeux après l’amour, les cheveux collés sur les tempes par la sueur de tes luttes, ô combattante aux mains acharnées, qui mêles les corps et les bouches.»


Le prêtre posa le miroir aux pieds de la statue. Chrysis tira de son chignon d’or un long peigne de cuivre rouge, métal planétaire de la déesse.


«À toi, dit-elle, Anadyomène, qui naquis de la sanglante aurore et du sourire écumeux de la mer, à toi, nudité gouttelante de perles, qui nouais ta chevelure mouillée avec des rubans d’algues vertes, Chrysis consacre son peigne. Il a plongé dans ses cheveux bouleversés par tes mouvements, ô furieuse Adonienne haletante, qui creuses la cambrure des reins et crispes les genoux raidis.»


Elle donna le peigne au vieillard et pencha la tête à droite pour ôter son collier d’émeraudes.


«À toi, dit-elle, ô Hétaïre, qui dissipes la rougeur des vierges honteuses et conseilles le rire impudique, à toi, pour qui nous mettons en vente l’amour ruisselant de nos entrailles, Chrysis consacre son collier. Il a été donné en salaire par un homme dont elle ignore le nom, et chaque émeraude est un baiser où tu as vécu un instant.»


Elle s’inclina une dernière fois plus longtemps, mit le collier dans les mains du prêtre et fit un pas pour s’en aller.

Le prêtre la retint.

«Que demandes-tu à la déesse pour ces précieuses offrandes?»

Elle sourit en secouant la tête, et dit:

«Je ne demande rien.»

Puis elle passa le long de la procession, vola une rose dans une corbeille et la mit à sa bouche en sortant.

Une à une, toutes les femmes suivirent. La porte se referma sur le temple vide.

Démétrios restait seul, caché dans le piédestal de bronze.

De toute cette scène il n’avait perdu ni un geste ni une parole, et quand tout fut terminé, il resta longtemps sans bouger, à nouveau tourmenté, passionné, irrésolu.

Il s’était cru guéri de sa démence de la veille, et il n’avait pas pensé que rien, désormais, pût le jeter une seconde fois dans l’ombre ardente de cette inconnue.

Mais il avait compté sans elle.

Femmes! ô femmes! si vous voulez être aimées, montrez-vous, revenez, soyez là! L’émotion qu’il avait sentie à l’entrée de la courtisane était si totale et si lourde qu’il ne fallait plus songer à la combattre par un coup de volonté. Démétrios était lié comme un esclave barbare à un char de triomphe. S’échapper était illusion. Sans le savoir, et naturellement, elle avait mis la main sur lui.

Il l’avait vue venir de très loin, car elle portait la même étoffe jaune qu’à son passage sur la jetée. Elle marchait à pas lents et souples en ondulant les hanches mollement. Elle était venue droit à lui, comme si elle l’avait deviné derrière la pierre.

Dès le premier instant, il comprit qu’il retombait à ses pieds. Quand elle tira de sa ceinture le miroir de bronze poli, elle s’y regarda quelque temps avant de le donner au prêtre et l’éclat de ses yeux devint stupéfiant. Quand, pour prendre son peigne de cuivre, elle passa la main sur ses cheveux en levant un bras replié, selon le geste des Charites, toute la belle ligne de son corps se développa sous l’étoffe et le soleil alluma dans l’aisselle une rosée de sueur brillante et menue. Enfin, quand, pour soulever et défaire son collier de lourdes émeraudes, elle écarta la soie plissée qui voilait sa double poitrine jusqu’au doux espace empli d’ombre où l’on ne peut glisser qu’un bouquet, Démétrios se sentit pris d’une telle frénésie d’y poser les lèvres et d’arracher toute la robe... mais Chrysis se mit à parler.

Elle parla, et chacun de ses mots était une souffrance pour lui. À plaisir elle semblait insister et s’étendre sur la prostitution de ce vase de beauté qu’elle était, blanc comme la statue elle-même, et plein d’or qui ruisselait en chevelure. Elle disait sa porte ouverte à l’oisiveté des passants, la contemplation de son corps abandonnée à des indignes, et le soin de mettre en feu ses joues à des enfants maladroits. Elle disait la fatigue vénale de ses yeux, ses lèvres louées à la nuit, ses cheveux confiés à des mains brutales, sa divinité labourée.

L’excès même des facilités qui entouraient son approche inclinait Démétrios vers elle, décidé du moins à en user pour lui seul et à fermer la porte derrière lui. Tant il est vrai qu’une femme n’est pleinement séduisante que si l’on a lieu d’en être jaloux.

Aussi lorsque, ayant donné à la déesse son collier vert en échange de celui qu’elle espérait, Chrysis s’en retourna vers la ville,—elle emportait une volonté humaine à sa bouche, comme la petite rose volée dont elle mordillait la queue.

Démétrios attendit qu’il fût laissé seul dans l’enceinte; puis il sortit de sa retraite.


Il regarda la statue avec trouble, s’attendant à une lutte en lui. Mais, comme il était incapable de renouveler à si bref intervalle une émotion très violente, il redevint étonnamment calme et sans remords prématuré.

Insouciant, il monta doucement près de la statue, souleva sur la nuque inclinée le Collier des Vraies Perles de l’Anadyomène, et le glissa dans ses vêtements.

VII Le conte de la lyre enchantée

Il marchait très rapidement, dans l’espoir de trouver Chrysis encore sur la route qui menait à la ville, craignant, s’il tardait davantage, de retomber sans courage et sans volonté.

La voie blanche de chaleur était si lumineuse que Démétrios fermait les yeux comme au soleil de midi. Il allait ainsi sans regarder devant lui, et faillit se heurter à quatre esclaves noirs qui marchaient en tête d’un nouveau cortège, lorsqu’une petite voix chanteuse dit doucement:

«Bien-Aimé! que je suis contente!»

Il leva la tête: c’était la reine Bérénice accoudée en sa litière.

Elle ordonna:

«Arrêtez, porteurs!»

et tendit les bras à l’amant.

Démétrios ne pouvait se refuser; mais il ne pouvait se refuser et il monta d’un air maussade.


Alors la reine Bérénice, folle de joie, se traîna sur les mains jusqu’au fond, et roula parmi les coussins comme une chatte qui veut jouer.

Car cette litière était une chambre, et vingt-quatre esclaves la portaient. Douze femmes pouvaient s’y coucher aisément, au hasard d’un sourd tapis bleu, semé de coussins et d’étoffes; et sa hauteur était telle qu’on n’en pouvait toucher le plafond, même du bout de son éventail. Elle était plus longue que large, fermée en avant et sur les deux côtés par trois rideaux jaunes très légers, qui s’éblouissaient de lumière. Le fond était de bois de cèdre, drapé d’un long voile de soie orangée. Tout en haut de cette paroi brillante, le vaste épervier d’or d’Égypte éployait sa raide envergure; plus bas, ciselé d’ivoire et d’argent, le symbole antique d’Astarté s’ouvrait au-dessus d’une lampe allumée qui luttait avec le jour en d’insaisissables reflets. Au-dessous était couchée la reine Bérénice entre deux esclaves persanes qui agitaient autour d’elle deux panaches de plumes de paon.


Elle attira des yeux le jeune sculpteur à ses côtés et répéta:

«Bien-Aimé, je suis contente.»

Elle lui mit la main sur la joue:

«Je te cherchais, Bien-Aimé. Où étais-tu? Je ne t’ai pas vu depuis avant-hier. Si je ne t’avais pas rencontré, je serais morte de chagrin tout à l’heure. Toute seule dans cette grande litière, je m’ennuyais tant. En passant sur le pont des Hermès, j’ai jeté tous mes bijoux dans l’eau pour faire des ronds. Tu vois, je n’ai plus ni bagues ni colliers. J’ai l’air d’une petite pauvre à tes pieds.»


Elle se retourna contre lui et le baisa sur la bouche. Les deux porteuses d’éventails allèrent s’accroupir un peu plus loin, et quand la reine Bérénice se mit à parler tout bas, elles approchèrent leurs doigts de leurs oreilles pour faire semblant de ne pas entendre.

Mais Démétrios ne répondait pas, écoutait à peine, restait égaré. Il ne voyait de la jeune reine que le sourire rouge de sa bouche et le coussin noir de ses cheveux qu’elle coiffait toujours desserrés pour y coucher sa tête lasse.


Elle disait:

«Bien-Aimé, j’ai pleuré dans la nuit. Mon lit était froid. Quand je m’éveillais, j’étendais mes bras nus des deux côtés de mon corps et je ne t’y sentais pas, et ma main ne trouvait nulle part ta main que j’embrasse aujourd’hui. Je t’attendais au matin, et depuis la pleine lune tu n’étais pas venu. J’ai envoyé des esclaves dans tous les quartiers de la ville et je les ai fait mourir moi-même quand ils sont revenus sans toi. Où étais-tu? tu étais au temple? Tu n’étais pas dans les jardins, avec ces femmes étrangères? Non, je vois à tes yeux que tu n’as pas aimé. Alors, que faisais-tu, toujours loin de moi? Tu étais devant la statue? Oui, j’en suis sûre, tu étais là. Tu l’aimes plus que moi maintenant. Elle est toute semblable à moi, elle a mes yeux, ma bouche, mes seins; mais c’est elle que tu recherches. Moi, je suis une pauvre délaissée. Tu t’ennuies avec moi, je m’en aperçois bien. Tu penses à tes marbres et à tes vilaines statues comme si je n’étais pas plus belle qu’elles toutes, et vivante, du moins, amoureuse et bonne, prête à ce que tu veux accepter, résignée à ce que tu refuses. Mais tu ne veux rien. Tu n’as pas voulu être roi, tu n’as pas voulu être dieu, et adoré dans un temple à toi. Tu ne veux presque plus m’aimer.»


Elle ramena ses pieds sous elle et s’appuya sur la main.

«Je ferais tout pour te voir au palais, Bien-Aimé. Si tu ne m’y cherches plus, dis-moi qui t’attire, elle sera mon amie. Les... les femmes de ma cour... sont belles. J’en ai douze qui, depuis leur naissance, sont gardées dans mon gynécée et ignorent même qu’il y a des hommes... elles seront toutes tes maîtresses si tu viens me voir après elles. Et j’en ai d’autres avec moi qui ont eu plus d’amants que des courtisanes sacrées et sont expertes à aimer. Dis un mot, j’ai aussi mille esclaves étrangères: celles que tu voudras seront délivrées. Je les vêtirai comme moi-même, de soie jaune et d’or et d’argent.

«Mais non, tu es le plus beau et le plus froid des hommes. Tu n’aimes personne, tu te laisses aimer, tu te prêtes, par charité pour celles que tes yeux mettent en amour. Tu permets que je prenne mon plaisir de toi, mais comme une bête se laisse traire: en regardant autre part. Tu es plein de condescendance. Ah! Dieux! Ah! Dieux! je finirai par me passer de toi, jeune fat que toute la ville adore et que nulle ne fait pleurer. Je n’ai pas que des femmes au palais, j’ai des éthiopiens vigoureux qui ont des poitrines de bronze et des bras bossués par les muscles. J’oublierai vite dans leurs étreintes tes jambes de fille et ta jolie barbe. Le spectacle de leur passion sera sans doute nouveau pour moi et je me reposerai d’être amoureuse. Mais le jour où je serai certaine que ton regard absent ne m’inquiète plus et que je puis remplacer ta bouche, alors je t’enverrai du haut du pont des Hermès rejoindre mes colliers et mes bagues comme un bijou trop longtemps porté. Ah! être reine!»


Elle se redressa et sembla attendre. Mais Démétrios restait toujours impassible et ne bougeait pas plus que s’il n’entendait pas. Elle reprit avec colère:

«Tu n’as pas compris?»

Il s’accouda nonchalamment et dit d’une voix très naturelle:

«Il m’est venu l’idée d’un conte.

»Autrefois, bien avant que la Thrace eût été conquise par les ancêtres de ton père, elle était habitée par des animaux sauvages et quelques hommes effrayés.

»Les animaux étaient fort beaux; c’étaient des lions roux comme le soleil, des tigres rayés comme le soir, et des ours noirs comme la nuit.

»Les hommes étaient petits et camus, couverts de vieilles peaux dépoilues, armés de lances grossières et d’arcs sans beauté. Ils s’enfermaient dans les trous des montagnes derrière des blocs monstrueux qu’ils roulaient péniblement. Leur vie se passait à la chasse. Il y avait du sang dans les forêts.

»Le pays était si lugubre que les dieux l’avaient déserté. Quand, dans la blancheur du matin, Artémis quittait l’Olympe, son chemin n’était jamais celui qui l’aurait menée vers le Nord. Les guerres qui se livraient là n’inquiétaient pas Arès. L’absence de flûtes et de cithares en détournait Apollon. La triple Hécate y brillait seule, comme un visage de méduse sur un paysage pétrifié.

»Or un homme y vint habiter, qui était d’une race plus heureuse et ne marchait pas vêtu de peaux comme les sauvages de la montagne.

»Il portait une longue robe blanche qui traînait un peu derrière lui. Par les molles clairières des bois, il aimait à errer la nuit dans la lumière de la lune, tenant à la main une petite carapace de tortue où étaient plantées deux cornes d’aurochs entre lesquelles trois cordes d’argent se tendaient.

»Quand ses doigts touchaient les cordes, une délicieuse musique y passait, beaucoup plus douce que le bruit des sources, ou que les phrases du vent dans les arbres ou que les mouvements des avoines. La première fois qu’il se mit à jouer, trois tigres couchés s’éveillèrent, si prodigieusement charmés qu’ils ne lui firent aucun mal, mais s’approchèrent le plus qu’ils purent et se retirèrent quand il cessa. Le lendemain, il y en eut bien plus encore, et des loups, et des hyènes, des serpents droits sur leur queue.

»Si bien qu’après fort peu de temps les animaux venaient eux-mêmes le prier de jouer pour eux. Il lui arrivait souvent qu’un ours vînt seul auprès de lui et s’en allât content de trois accords merveilleux. En retour de ses complaisances, les fauves lui donnaient sa nourriture et le protégeaient contre les hommes.

»Mais il se lassa de cette fastidieuse vie. Il devint tellement sûr de son génie et du plaisir qu’il donnait aux bêtes qu’il ne chercha plus à bien jouer. Les fauves, pourvu que ce fût lui, se trouvaient toujours satisfaits. Bientôt il se refusa même à leur donner ce contentement, et cessa de jouer, par nonchalance. Toute la forêt fut triste, mais les morceaux de viande et les fruits savoureux ne manquèrent pas pour cela devant le seuil du musicien. On continua de le nourrir et on l’aima davantage. Le cœur des bêtes est ainsi fait.

»Or, un jour qu’appuyé dans sa porte ouverte il regardait le soleil descendre derrière les arbres immobiles, une lionne vint à passer près de là. Il fit un mouvement pour rentrer, comme s’il craignait des sollicitations fâcheuses. La lionne ne s’inquiéta pas de lui, et passa simplement.

»Alors il lui demanda, étonné: «Pourquoi ne me pries-tu pas de jouer?» Elle répondit qu’elle ne s’en souciait pas. Il lui dit: «Tu ne me connais point?» Elle répondit: «Tu es Orphée.» Il reprit: «Et tu ne veux pas m’entendre?» Elle répéta: «Je ne veux pas.»—«oh! s’écria-t-il, oh! que je suis à plaindre. C’est justement pour toi que j’aurais voulu jouer. Tu es beaucoup plus belle que les autres et tu dois comprendre tellement mieux! Pour que tu m’écoutes une heure seulement, je te donnerai tout ce que tu rêveras.» Elle répondit: «Je demande que tu voles les viandes fraîches qui appartiennent aux hommes de la plaine. Je demande que tu assassines le premier que tu rencontreras. Je demande que tu prennes les victimes qu’ils ont offertes à tes dieux, et que tu mettes tout à mes pieds.» Il la remercia de ne pas demander plus et fit ce qu’elle exigeait.

«Une heure durant il joua devant elle; mais après il brisa sa lyre et vécut comme s’il était mort.»

La reine soupira:

«Je ne comprends jamais les allégories. Explique-moi, Bien-Aimé. Qu’est-ce que cela veut dire?»

Il se leva.

«Je ne te dis pas cela pour que tu comprennes. Je t’ai conté une histoire pour te calmer un peu. Maintenant il est tard. Adieu, Bérénice.»

Elle se mit à pleurer.

«J’en étais bien sûre! j’en étais bien sûre!»

Il la coucha comme un enfant sur son doux lit d’étoffes moelleuses, mit un baiser souriant sur ses yeux malheureux et descendit avec tranquillité de la grande litière en marche.

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