LIVRE III

I L’arrivée

Bacchis était courtisane depuis plus de vingt-cinq ans. C’est dire qu’elle approchait de la quarantaine et que sa beauté avait changé plusieurs fois de caractère.

Sa mère, qui pendant longtemps avait été la directrice de sa maison et la conseillère de sa vie, lui avait donné des principes de conduite et d’économie qui lui avaient fait acquérir peu à peu une fortune considérable dont elle pouvait user sans compter, à l’âge où la magnificence du lit supplée à l’éclat du corps.

C’est ainsi qu’au lieu d’acheter fort cher des esclaves adultes au marché, dépense que tant d’autres jugeaient nécessaire et qui ruinait les jeunes courtisanes, elle avait su se contenter pendant dix ans d’une seule négresse, et parer à l’avenir en la faisant féconder chaque année, afin de se créer gratuitement une domesticité nombreuse qui plus tard serait une richesse.

Comme elle avait choisi le père avec soin, sept mulâtresses fort belles étaient nées de son esclave, et aussi trois garçons qu’elle avait fait tuer, parce que les serviteurs mâles donnent aux amants jaloux des soupçons inutiles. Elle avait nommé les sept filles d’après les sept planètes, et leur avait choisi des attributions diverses, en rapport, autant que possible, avec le nom qu’elles portaient. Héliope était l’esclave du jour, Séléné l’esclave de la nuit, Arêtias gardait la porte, Aphrodisia s’occupait du lit, Hermione faisait les emplettes et Cronomagire la cuisine. Enfin Diomède, l’intendante, avait la tenue des comptes et la responsabilité.

Aphrodisia était l’esclave favorite, la plus jolie, la plus aimée. Elle partageait souvent le lit de sa maîtresse sur la demande des amants qui s’éprenaient d’elle. Aussi la dispensait-on de tout travail servile pour lui conserver des bras délicats et des mains douces. Par une faveur exceptionnelle, ses cheveux n’étaient pas couverts, si bien qu’on la prenait souvent pour une femme libre, et ce soir-là même elle allait s’affranchir au prix énorme de trente-cinq mines.

Les sept esclaves de Bacchis, toutes de haute taille et admirablement stylées, étaient pour elle un tel sujet de fierté qu’elle ne sortait pas sans les avoir à sa suite, au risque de laisser sa maison vide. C’était à cette imprudence que Démétrios avait dû d’entrer si aisément chez elle; mais elle ignorait encore son malheur quand elle donna le festin où Chrysis était invitée.

Ce soir-là, Chrysis arriva la première.

Elle était vêtue d’une robe verte brochée d’énormes branches de roses qui venaient s’épanouir sur ses seins.

Arêtias lui ouvrit la porte sans qu’elle eût besoin de frapper, et suivant la coutume grecque, elle la conduisit dans une petite pièce à l’écart, lui défit ses chaussures rouges et lava doucement ses pieds nus. Puis, en soulevant la robe ou l’écartant, selon l’endroit, elle la parfuma partout où il était nécessaire; car on épargnait aux convives toutes les peines, même celle de faire leur toilette avant de se rendre à dîner. Ensuite, elle lui présenta un peigne et des épingles pour corriger sa coiffure, ainsi que des fards gras et secs pour ses lèvres et ses joues.

Quand Chrysis fut enfin prête:

«Quelles sont les ombres?» dit-elle à l’esclave.

On appelait ainsi tous les convives, sauf un seul qui était l’Invité. Celui-ci, en l’honneur de qui le repas était donné, amenait avec lui qui lui plaisait et les «ombres» n’avaient d’autre soin à prendre que d’apporter leur coussin de lit, et d’être bien élevées.

À la question de Chrysis, Arêtias répondit:

«Naucratès a prié Philodème avec sa maîtresse Faustine qu’il a ramené d’Italie. Il a prié aussi Phrasilas et Timon, et ton amie Séso de Cnide.»

Au moment même Séso entrait.

«Chrysis!

—Ma chérie!»

Les deux femmes s’embrassèrent et se répandirent en exclamations sur l’heureux hasard qui les réunissait.

«J’avais peur d’être en retard, dit Séso. Ce pauvre Archytas m’a retenue...

—Comment, lui encore?

—C’est toujours la même chose. Quand je vais dîner en ville, il se figure que tout le monde va me passer sur le corps. Alors il veut se venger d’avance, et cela dure! ah! ma chère! S’il me connaissait mieux! Je n’ai guère envie de les tromper, mes amants. J’ai bien assez d’eux.

—Et l’enfant? Cela ne se voit pas, tu sais.

—Je l’espère bien! J’en suis au troisième mois. Il pousse, le petit misérable. Mais il ne me gêne pas encore. Dans six semaines je me mettrai à danser; j’espère que cela lui sera très indigeste et qu’il s’en ira bien vite.

—Tu as raison, dit Chrysis. Ne te fais pas déformer la taille. J’ai vu hier Philémation, notre petite amie d’autrefois, qui vit depuis trois ans à Boubaste avec un marchand de grains. Sais-tu ce qu’elle m’a dit? la première chose? «Ah! si tu voyais mes seins!» et elle avait les larmes aux yeux. Je lui ai dit qu’elle était toujours jolie, mais elle répétait: «Si tu voyais mes seins! ah! ah! si tu voyais mes seins!» en pleurant comme une Byblis. Alors j’ai vu qu’elle avait envie de les montrer et je les lui ai demandés. Ma chère! deux sacs vides. Et tu sais si elle les avait beaux. On ne voyait pas la pointe tant ils étaient blancs. N’abîme pas les tiens, ma Séso. Laisse-les jeunes et droits comme ils sont. Les deux seins d’une courtisane valent plus cher que son collier.»


Tout en parlant ainsi, les deux femmes s’habillaient. Enfin, elles entrèrent ensemble dans la salle du festin, où Bacchis attendait debout, la taille serrée par des apodesmes et le cou chargé de colliers d’or qui s’étageaient jusqu’au menton.

«Ah! chères belles, quelle bonne idée a eue Naucratès de vous réunir ce soir.

—Nous nous félicitons qu’il l’ait fait chez toi,» répondit Chrysis sans paraître comprendre l’allusion. Et pour dire immédiatement une méchanceté, elle ajouta:

«Comment va Doryclos?»

C’était un jeune amant fort riche qui venait de quitter Bacchis pour épouser une Sicilienne.

«Je... je l’ai renvoyé, dit Bacchis effrontément.

—Est-il possible?

—Oui; on dit que par dépit il va se marier. Mais je l’attends le lendemain de ses noces. Il est fou de moi.»

En demandant: «Comment va Doryclos?» Chrysis avait pensé: «Où est ton miroir?» Mais les yeux de Bacchis ne regardaient pas en face, et on n’y pouvait rien lire qu’un trouble vague et dépourvu de sens. D’ailleurs, Chrysis avait le temps d’éclaircir cette question, et, malgré son impatience, elle sut se résigner à attendre une occasion plus favorable.

Elle allait continuer l’entretien quand elle en fut empêchée par l’arrivée de Philodème, de Faustine et de Naucratès, qui obligea Bacchis à de nouvelles politesses. On s’extasia sur le vêtement brodé du poète et sur la robe diaphane de sa maîtresse romaine. Cette jeune fille, peu au courant des usages alexandrins, avait cru s’helléniser ainsi, ne sachant pas qu’un pareil costume n’était pas de mise dans un festin où devaient paraître des danseuses à gages semblablement dévêtues. Bacchis ne laissa pas voir qu’elle remarquait cette erreur, et elle trouva des mots aimables pour complimenter Faustine de sa lourde chevelure bleue inondée de parfums brillants qu’elle portait relevée sur la nuque avec une épingle d’or pour éviter les taches de myrrhe sur ses légères étoffes de soie.

On allait se mettre à table, quand le septième convive entra: c’était Timon, jeune homme chez qui l’absence de principes était un don naturel, mais qui avait trouvé dans l’enseignement des philosophes de son temps quelques raisons supérieures d’approuver son caractère.

«J’ai amené quelqu’un, dit-il en riant.

—Qui cela? demanda Bacchis.

—Une certaine Dêmo, qui est de Mendès.

—Dêmo! mais tu n’y penses pas, mon ami, c’est une fille des rues. On l’a pour une datte.

—Bien, bien. N’insistons pas, dit le jeune homme. Je viens de faire sa connaissance au coin de la Voie Canopique. Elle m’a demandé de la faire dîner, je l’ai conduite chez toi. Si tu n’en veux pas...

—Ce Timon est invraisemblable, déclara Bacchis.»

Elle appela une esclave:

«Héliope, va dire à ta sœur qu’elle trouvera une femme à la porte et qu’elle la chasse dehors à coups de bâton dans le dos. Va.»

Elle se retourna, cherchant du regard:

«Phrasilas n’est pas arrivé?»

II Le dîner

À ces mots un petit homme chétif, le front gris, les yeux gris, la barbelette grise, s’avança par petits pas, et dit en souriant:

«J’étais là.»

Phrasilas était un polygraphe estimé dont on n’aurait su dire au juste s’il était philosophe, grammate, historien ou mythologue, tant il abordait les plus graves études avec une timide ardeur et une curiosité volage. Écrire un traité, il n’osait. Construire un drame, il ne savait. Son style avait quelque chose d’hypocrite, de méticuleux et de vain. Pour les penseurs, c’était un poète; pour les poètes, c’était un sage; pour la société, c’était un grand homme.


«Eh bien, mettons-nous à table!» dit Bacchis. Et elle s’étendit avec son amant sur le lit qui présidait le festin. À sa droite s’allongèrent Philodème et Faustine avec Phrasilas. À la gauche de Naucratès, Séso, puis Chrysis et le jeune Timon. Chacun des convives se couchait en diagonale, accoudé dans un coussin de soie et la tête ceinte de fleurs. Une esclave apporta les couronnes de roses rouges et de lôtos bleus. Puis le repas commença.

Timon sentit que sa boutade avait jeté un léger froid sur les femmes. Aussi ne parla-t-il pas tout d’abord, mais, s’adressant à Philodème, il dit avec un grand sérieux:

«On prétend que tu es l’ami très dévoué de Cicéron. Que penses-tu de lui, Philodème? Est-ce un philosophe éclairé, ou un simple compilateur, sans discernement et sans goût? car j’ai entendu soutenir l’une et l’autre opinion.

—Précisément parce que je suis son ami, je ne puis te répondre, dit Philodème. Je le connais trop bien: donc je le connais mal. Interroge Phrasilas qui, l’ayant peu lu, le jugera sans erreur.

—Eh bien, qu’en pense Phrasilas?

—C’est un écrivain admirable, dit le petit homme.

—Comment l’entends-tu?

—En ce sens que tous les écrivains, Timon, sont admirables en quelque chose, comme tous les paysages et toutes les âmes. Je ne saurais préférer à la plaine la plus terne le spectacle même de la mer. Ainsi je ne saurais classer dans l’ordre de mes sympathies un traité de Cicéron, une ode de Pindare et une lettre de Chrysis, même si je connaissais le style de notre excellente amie. Je suis satisfait quand je referme un livre en emportant le souvenir d’une ligne qui m’ait fait penser. Jusqu’ici, tous ceux que j’ai ouverts contenaient cette ligne-là. Mais aucun ne m’a donné la seconde. Peut-être chacun de nous n’a-t-il qu’une seule chose à dire dans sa vie, et ceux qui ont tenté de parler plus longtemps furent de grands ambitieux. Combien je regrette davantage le silence irréparable des millions d’âmes qui se sont tues!

—Je ne suis pas de ton avis, dit Naucratès sans lever les yeux. L’univers a été créé pour que trois vérités fussent dites, et notre malchance a voulu que leur certitude fût prouvée cinq siècles avant ce soir. Héraclite a compris le monde; Parménide a démasqué l’âme; Pythagore a mesuré Dieu: nous n’avons plus qu’à nous taire. Je trouve le pois chiche bien hardi.»


Du manche de son éventail, Séso frappa la table à petits coups.

«Timon, dit-elle, mon ami.

—Qu’est-ce?

—Pourquoi poses-tu des questions qui n’ont aucun intérêt, ni pour moi qui ne sais pas le latin, ni pour toi qui veux l’oublier? Penses-tu éblouir Faustine de ton érudition étrangère? Pauvre ami, ce n’est pas moi que tu tromperas par des paroles. J’ai déshabillé ta grande âme hier soir sous mes couvertures, et je sais quel est le pois chiche, Timon, dont elle se soucie.

—Crois-tu?» dit simplement le jeune homme.

Mais Phrasilas commença un deuxième petit couplet d’une voix ironique et doucereuse.

«Séso, quand nous aurons le plaisir de t’entendre juger Timon, soit pour l’applaudir comme il le mérite, soit pour le blâmer, ce que nous ne saurions, rappelle-toi que c’est un invisible dont l’âme est particulière. Elle n’existe pas par elle-même, ou du moins on ne peut la connaître, mais elle reflète celles qui s’y mirent, et change d’aspect quand elle change de place. Cette nuit, elle était toute semblable à toi: je ne m’étonne pas qu’elle t’ait plu. À l’instant, elle a pris l’image de Philodème; c’est pourquoi tu viens de dire qu’elle se démentait. Or elle n’a soin de se démentir puisqu’elle ne s’affirme point. Tu vois qu’il faut se garder, ma chère, des jugements à l’étourdie.»

Timon lança un regard irrité dans la direction de Phrasilas; mais il réserva sa réponse.

«Quoi qu’il en soit, reprit Séso, nous sommes ici quatre courtisanes et nous entendons diriger la conversation, afin de ne pas ressembler à des enfants roses qui n’ouvrent la bouche que pour boire du lait. Faustine, puisque tu es la nouvelle venue, commence.

—Très bien, dit Naucratès. Choisis pour nous, Faustine. De quoi devons-nous parler?»

La jeune Romaine tourna la tête, leva les yeux, rougit, et, avec une ondulation de tout son corps, elle soupira:

«De l’amour.

—Très joli sujet!» dit Séso, en réprimant une envie de rire.

Mais personne ne prit la parole.

La table était pleine de couronnes, d’herbages, de coupes et d’aiguières. Des esclaves apportaient dans des corbeilles tressées des pains légers comme de la neige. Sur des plats de terre peinte, on voyait des anguilles grasses, saupoudrées d’assaisonnements, des alphestes couleur de cire et des callichtys sacrés.

On servit aussi un pompile, poisson pourpre qu’on croyait né de la même écume qu’Aphrodite, des boops, des bébradones, un surmulet flanqué de calmars, des scorpènes multicolores. Pour qu’on pût les manger brûlants, on présenta dans leurs petites casseroles un tronçon de myre, des thynnis replets et des poulpes chauds dont les bras étaient tendres; enfin le ventre d’une torpille blanche, rond comme celui d’une belle femme.

Tel fut le premier service, où les convives choisirent par petites bouchées les bons morceaux de chaque poisson, et laissèrent le reste aux esclaves.


«L’amour, commença Phrasilas, est un mot qui n’a pas de sens ou qui en a trop, car il désigne tour à tour deux sentiments inconciliables: la Volupté et la Passion. Je ne sais dans quel esprit Faustine l’entend.

—Je veux, interrompit Chrysis, la volupté pour ma part et la passion chez mes amants. Il faut parler de l’une et de l’autre, ou tu ne m’intéresseras qu’à demi.

—L’amour, murmura Philodème, ce n’est ni la passion ni la volupté. L’amour c’est bien autre chose...

—Oh! de grâce! s’écria Timon, ayons ce soir, exceptionnellement, un banquet sans philosophies. Nous savons, Phrasilas, que tu peux soutenir avec une éloquence douce et une persuasion toute mielleuse la supériorité du Plaisir multiple sur la Passion exclusive. Nous savons aussi qu’après avoir parlé pendant une longue heure sur une matière aussi hardie, tu serais prêt à soutenir pendant l’heure suivante, avec la même éloquence douce et la même persuasion mielleuse, les raisons du contradicteur. Je ne...

—Permets... dit Phrasilas.

—Je ne nie pas, continua Timon, le charme de ce petit jeu, ni même l’esprit que tu y mets. Je doute de sa difficulté, et dès lors, de son intérêt. Le Banquet, que tu as jadis publié au cours d’un récit moins grave, et aussi les réflexions prêtées par toi récemment à un personnage mythique qui est à la ressemblance de ton idéal, ont paru nouvelles et rares sous le règne de Ptolémée Aulète; mais nous vivons depuis trois ans sous la jeune reine Bérénice, et je ne sais par quelle volte-face la méthode de pensée que tu avais prise de l’illustre exégète harmonieux et souriant a soudain vieilli de cent années sous ta plume, comme la mode des manches closes et des cheveux teints en jaune. Excellent maître, je le déplore, car si tes récits manquent un peu de flamme, si ton expérience du cœur féminin n’est pas telle qu’il faille s’en troubler, en revanche tu es doué de l’esprit comique et je te sais gré de m’avoir fait sourire.

—Timon!» s’écria Bacchis indignée.

Phrasilas l’arrêta du geste.

«Laisse, ma chère. Au rebours de la plupart des hommes, je ne retiens des jugements dont je suis le sujet que la part d’éloges où l’on me convie. Timon m’a donné la sienne; d’autres me loueront sur d’autres points. On ne saurait vivre au milieu d’une approbation unanime, et la variété même des sentiments que j’éveille est pour moi un parterre charmant où je veux respirer les roses sans arracher les euphorbes.»


Chrysis eut un mouvement de lèvres qui indiquait clairement le peu de cas qu’elle faisait de cet homme si habile à terminer les discussions. Elle se retourna vers Timon, qui était son voisin de lit, et lui mit la main sur le cou.

«Quel est le but de la vie?» lui demanda-t-elle.

C’était la question qu’elle posait quand elle ne savait que dire à un philosophe; mais cette fois elle mit une telle tendresse dans sa voix, que Timon crut entendre une déclaration d’amour.

Pourtant il répondit avec un certain calme:

«À chacun le sien, ma Chrysis. Il n’y a pas de but universel à l’existence des êtres. Pour moi, je suis le fils d’un banquier dont la clientèle comprend toutes les grandes courtisanes d’Égypte, et mon père ayant amassé par des moyens ingénieux une fortune considérable, je la restitue honnêtement aux victimes de ses bénéfices, en couchant avec elles aussi souvent que me le permet la force que les dieux m’ont donnée. Mon énergie, ai-je pensé, n’est susceptible de remplir qu’un seul devoir dans la vie. Tel est celui dont je fais choix puisqu’il concilie les exigences de la vertu la plus rare avec des satisfactions contraires qu’un autre idéal supporterait moins bien.»

Tout en parlant ainsi, il avait glissé sa jambe droite derrière celles de Chrysis couchée sur le côté, et il tentait de séparer les genoux clos de la courtisane comme pour donner un but précis à son existence de ce soir-là. Mais Chrysis ne le laissait pas faire.


Il y eut quelques instants de silence; puis Séso reprit la parole.

«Timon, tu es bien fâcheux d’interrompre dès le début la seule causerie sérieuse dont le sujet nous puisse toucher. Laisse au moins parler Naucratès, puisque tu as si mauvais caractère.

—Que dirai-je de l’amour? répondit l’Invité. C’est le nom qu’on donne à la douleur pour consoler ceux qui souffrent. Il n’y a que deux manières d’être malheureux: ou désirer ce qu’on n’a pas, ou posséder ce qu’on désirait. L’amour commence par la première et c’est par la seconde qu’il s’achève, dans le cas le plus lamentable, c’est-à-dire dès qu’il réussit. Que les dieux nous sauvent d’aimer!

—Mais posséder par surprise, dit en souriant Philodème, n’est-ce pas là le vrai bonheur?

—Quelle rareté!

—Non pas,—si l’on y prend garde. Écoute ceci, Naucratès: ne pas désirer, mais faire en sorte que l’occasion se présente; ne pas aimer, mais chérir de loin quelques personnes très choisies pour qui l’on pressent qu’à la longue on pourrait avoir du goût si le hasard et les circonstances faisaient qu’on disposât d’elles; ne jamais parer une femme des qualités qu’on lui souhaite, ni des beautés dont elle fait mystère, mais présumer le fade pour s’étonner de l’exquis, n’est-ce pas le meilleur conseil qu’un sage puisse donner aux amants? Ceux-là seuls ont vécu heureux qui ont su ménager parfois dans leur existence si chère l’inappréciable pureté de quelques jouissances imprévues.»

Le deuxième service touchait à sa fin. On avait servi des faisans, des attagas, une magnifique porphyris bleue et rouge, et un cygne avec toutes ses plumes, qu’on avait cuit en quarante-huit heures pour ne pas lui roussir les ailes. On vit, sur des plats recourbés, des phlexides, des onocrotales, un paon blanc qui semblait couver dix-huit spermologues rôtis et lardés, enfin assez de victuailles pour nourrir cent personnes des reliefs qui furent laissés, quand les morceaux de choix eurent été mis à part. Mais tout cela n’était rien auprès du dernier plat.

Ce chef d’œuvre (depuis longtemps on n’avait rien vu de tel à Alexandrie) était un jeune porc, dont une moitié avait été rôtie et l’autre cuite au bouillon. Il était impossible de distinguer par où il avait été tué, ni comment on lui avait rempli le ventre de tout ce qu’il contenait. En effet, il était farci de cailles rondes, de ventres de poules, de mauviettes, de sauces succulentes, de tranches de vulve et de hachis, toutes choses dont la présence dans l’animal intact paraissait inexplicable.

Il n’y eut qu’un cri d’admiration, et Faustine résolut de demander la recette. Phrasilas émit en souriant des sentences métaphoriques; Philodème improvisa un distique où le mot χοῖρος était pris tour à tour dans les deux sens, ce qui fit rire aux larmes Séso déjà grise; mais Bacchis ayant donné l’ordre de verser à la fois dans sept coupes sept vins rares à chaque convive, la conversation dégénéra.


Timon se tourna vers Bacchis:

«Pourquoi, demanda-t-il, avoir été si dure envers cette pauvre fille que je voulais amener? C’était une collègue cependant. À ta place, j’estimerais davantage une courtisane pauvre qu’une matrone riche.

—Tu es fou, dit Bacchis sans discuter.

—Oui, j’ai souvent remarqué qu’on tient pour aliénés ceux qui hasardent par exception des vérités éclatantes. Les paradoxes trouvent tout le monde d’accord.

—Voyons, mon ami, demande à tes voisins. Quel est l’homme bien né qui prendrait pour maîtresse une fille sans bijoux?

—Je l’ai fait,» dit Philodème avec simplicité.

Et les femmes le méprisèrent.

«L’an dernier, continua-t-il, à la fin du printemps, comme l’exil de Cicéron me donnait des raisons de craindre pour ma propre sécurité, je fis un petit voyage. Je me retirai au pied des Alpes, dans un lieu charmant nommé Orobia, qui est sur les bords du petit lac Clisius. C’était un simple village, où il n’y avait pas trois cents femmes, et l’une d’elles s’était faite courtisane afin de protéger la vertu des autres. On connaissait sa maison à un bouquet de fleurs suspendu sur la porte, mais elle-même ne se distinguait pas de ses sœurs ou de ses cousines. Elle ignorait qu’il y eût des fards, des parfums et des cosmétiques, et des voiles transparents et des fers à friser. Elle ne savait pas soigner sa beauté, en s’épilant avec de la résine poissée, comme on arrache les mauvaises herbes dans une cour de marbre blanc. On frémit de penser qu’elle marchait sans bottines, de sorte qu’on ne pouvait baiser ses pieds nus comme on baise ceux de Faustine, plus doux que des mains. Et pourtant je lui trouvais tant de charmes, que près de son corps brun j’oubliai tout un mois Rome, et l’heureuse Tyr, et Alexandrie.»

Naucratès approuva d’un signe de tête et dit après avoir bu:

«Le grand événement de l’amour est l’instant où la nudité se révèle. Les courtisanes devraient le savoir et nous ménager des surprises. Or il semble au contraire qu’elles mettent tous leurs efforts à nous désillusionner. Y a-t-il rien de plus pénible qu’une chevelure flottante où l’on voit les traces du fer chaud? rien de plus désagréable que des joues peintes dont le fard s’attache au baiser? rien de plus piteux qu’un œil crayonné dont le charbon s’efface de travers? À la rigueur, j’aurais compris que les femmes honnêtes usassent de ces moyens illusoires: toute femme aime à s’entourer d’un cercle d’hommes amoureux et celles-là du moins ne s’exposent pas à des familiarités qui démasqueraient leur naturel. Mais que des courtisanes, qui ont le lit pour but et pour ressource, ne craignent pas de s’y montrer moins belles que dans la rue, voilà qui est inconcevable.

—Tu n’y connais rien, Naucratès, dit Chrysis avec un sourire. Je sais qu’on ne retient pas un amant sur vingt; mais on ne séduit pas un homme sur cinq cents, et avant de plaire au lit, il faut plaire dans la rue. Personne ne nous verrait passer si nous ne mettions ni rouge ni noir. La petite paysanne dont parle Philodème n’a pas eu de peine à l’attirer puisqu’elle était seule dans son village; il y a quinze mille courtisanes ici, c’est une autre concurrence.

—Ne sais-tu pas que la beauté pure n’a besoin d’aucun ornement et se suffit à elle-même?

—Oui. Eh bien, fais concourir une beauté pure, comme tu dis, et Gnathène qui est laide et vieille. Mets la première en tunique trouée aux derniers gradins du théâtre et la seconde dans sa robe d’étoiles aux places retenues par ses esclaves, et note leurs prix à la sortie: on donnera huit oboles à la beauté pure et deux mines à Gnathène.

—Les hommes sont bêtes, conclut Séso.

—Non, mais simplement paresseux. Ils ne se donnent pas la peine de choisir leurs maîtresses. Les plus aimées sont les plus menteuses.

—Que si, insinua Phrasilas, que si d’une part je louerais volontiers...»

Et il soutint avec un grand charme deux thèses dépourvues de tout intérêt.

Une à une, douze danseuses parurent, les deux premières jouant de la flûte et la dernière du tambourin, les autres claquant des crotales. Elles assurèrent leurs bandelettes, frottèrent de résine blanche leurs petites sandales, attendirent, les bras étendus, que la musique commençât... Une note... deux notes... une gamme lydienne... et sur un rythme léger les douze jeunes filles s’élancèrent.

Leur danse était voluptueuse, molle et sans ordre apparent, bien que toutes les figures en fussent réglées d’avance. Elles évoluaient dans un petit espace; elles se mêlaient comme des flots. Bientôt elles se formèrent par couples, et, sans interrompre leur pas, elles dénouèrent leurs ceintures et laissèrent choir leurs tuniques roses. Une odeur de femmes nues se répandit autour des hommes, dominant le parfum des fleurs et le fumet des viandes entr’ouvertes. Elles se renversaient avec des mouvements brusques, le ventre tendu, les bras sur les yeux. Puis elles se redressaient en creusant les reins, et leurs corps se touchaient en passant, du bout de leurs poitrines secouées. Timon eut la main caressée par une cuisse fugitive et chaude.


«Qu’en pense notre ami? dit Phrasilas de sa voix frêle.

—Je me sens parfaitement heureux, répondit Timon. Je n’ai jamais compris si clairement que ce soir la mission suprême de la femme.

—Et quelle est-elle?

—Se prostituer, avec ou sans art.

—C’est une opinion.

—Phrasilas, encore un coup, nous savons qu’on ne peut rien prouver; bien plus, nous savons que rien n’existe et que cela même n’est pas certain. Ceci dit pour mémoire et afin de satisfaire à ta célèbre manie, permets-moi d’avoir une thèse à la fois contestable et rebattue, comme elles le sont toutes, mais intéressante pour moi, qui l’affirme, et pour la majorité des hommes, qui la nie. En matière de pensée, l’originalité est un idéal encore plus chimérique que la certitude. Tu n’ignores pas cela.

—Donne-moi du vin de Lesbos, dit Séso à l’esclave. Il est plus fort que l’autre.

—Je prétends, reprit Timon, que la femme mariée, en se dévouant à un homme qui la trompe, en se refusant à tout autre (ou en ne s’accordant que de rares adultères, ce qui revient au même), en donnant le jour à des enfants qui la déforment avant de naître et l’accaparent quand ils sont nés,—je prétends qu’en vivant ainsi une femme perd sa vie sans mérite, et que le jour de son mariage la jeune fille fait un marché de dupe.

—Elle croit obéir à un devoir, dit Naucratès sans conviction.

—Un devoir? et envers qui? N’est-elle pas libre de régler elle-même une question qui la regarde seule? Elle est femme, et en tant que femme elle est généralement peu sensible aux plaisirs intellectuels: et non contente de rester étrangère à la moitié des joies humaines, elle s’interdit par le mariage l’autre face de la volupté! Ainsi une jeune fille peut se dire, à l’âge où elle est toute ardeur: «Je connaîtrai mon mari, plus dix amants, peut-être douze», et croire qu’elle mourra sans avoir rien regretté? Trois mille femmes pour moi ce ne sera pas assez, le jour où je quitterai la vie.

—Tu es ambitieux, dit Chrysis.

—Mais de quel encens, de quels vers dorés, s’écria le doux Philodème, ne devons-nous pas louer à jamais les bienfaisantes courtisanes! Grâce à elles nous échappons aux précautions compliquées, aux jalousies, aux stratagèmes, aux battements de cœur de l’adultère. Ce sont elles qui nous épargnent les attentes sous la pluie, les échelles branlantes, les portes secrètes, les rendez-vous interrompus et les lettres interceptées et les signaux mal compris. Ô chères têtes, que je vous aime! Avec vous, point de siège à faire: pour quelques petites pièces de monnaie vous nous donnez, et au delà, ce qu’une autre saurait mal nous accorder comme une grâce après les trois semaines de rigueur. Pour vos âmes éclairées l’amour n’est pas un sacrifice, c’est une faveur égale qu’échangent deux amants; aussi les sommes qu’on vous confie ne servent pas à compenser vos inappréciables tendresses, mais à payer au juste prix le luxe multiple et charmant dont, par une suprême complaisance, vous consentez à prendre soin, et où vous endormez chaque soir nos exigeantes voluptés. Comme vous êtes innombrables, nous trouvons toujours parmi vous et le rêve de notre vie et le caprice de notre soirée, toutes les femmes au jour le jour, des cheveux de toutes les nuances, des prunelles de toutes les teintes, des lèvres de toutes les saveurs. Il n’y a pas d’amour sous le ciel, si pur que vous ne sachiez feindre, ni si rebutant que vous n’osiez proposer. Vous êtes douces aux disgracieux, consolatrices aux affligés, hospitalières à tous, et belles, et belles! C’est pourquoi je vous le dis, Chrysis, Bacchis, Séso, Faustine, c’est une juste loi des dieux qui décerne aux courtisanes l’éternel désir des amants, et l’éternelle envie des épouses vertueuses.»


Les danseuses ne dansaient plus.

Une jeune acrobate venait d’entrer, qui jonglait avec des poignards et marchait sur les mains entre des lames dressées.

Comme l’attention des convives était tout entière attirée par le jeu dangereux de l’enfant, Timon regarda Chrysis, et peu à peu, sans être vu, il s’allongea derrière elle jusqu’à la toucher des pieds et de la bouche.

«Non, disait Chrysis à voix basse, non, mon ami.»

Mais il avait glissé son bras autour d’elle par la fente large de sa robe, et il caressait avec soin la belle peau brûlante et fine de la courtisane couchée.

«Attends, suppliait-elle. Ils nous découvriront. Bacchis se fâchera.»

Un regard suffit au jeune homme pour le convaincre qu’on ne l’observait pas. Il s’enhardit jusqu’à une caresse après laquelle les femmes résistent rarement quand elles ont permis qu’on aille jusque-là. Puis, pour éteindre par un argument décisif les derniers scrupules de la pudeur mourante, il mit sa bourse dans la main qui se trouvait, par hasard, ouverte.

Chrysis ne se défendit plus.

Cependant, la jeune acrobate continuait ses tours subtils et périlleux. Elle marchait sur les mains, la jupe retournée, les pieds pendants en avant de la tête, entre des épées tranchantes et de longues pointes aiguës. L’effort de sa posture scabreuse et peut-être aussi la peur des blessures faisaient affluer sous ses joues un sang chaleureux et foncé qui exaltait encore l’éclat de ses yeux ouverts. Sa taille se pliait et se redressait. Ses jambes s’écartaient comme des bras de danseuse. Une respiration inquiète animait sa poitrine nue.

«Assez, dit Chrysis d’une voix brève; tu m’as énervée, rien de plus. Laisse-moi. Laisse-moi.»

Et au moment où les deux Éphésiennes se levaient pour jouer, selon la tradition, la fable d’Hermaphrodite, elle se laissa glisser du lit et sortit fébrilement.

III Rhacotis

La porte à peine refermée, Chrysis appuya la main sur le centre enflammé de son désir comme on presse un point douloureux pour atténuer des élancements. Puis elle s’épaula contre une colonne et tordit ses doigts en criant tout bas.

Elle ne saurait donc jamais rien!

À mesure que les heures passaient, l’improbabilité de sa réussite augmentait, éclatait pour elle. Demander brusquement le miroir, c’était un moyen bien osé de connaître la vérité. Au cas où il eût été pris, elle attirait tous les soupçons sur elle, et se perdait. D’autre part, elle ne pouvait plus rester là sans parler; c’était par impatience qu’elle avait quitté la salle.

Les maladresses de Timon n’avaient fait qu’exaspérer sa rage muette jusqu’à une surexcitation tremblante qui la força d’appliquer son corps contre la fraîche colonne lisse et monstrueuse.

Elle pressentit une crise et eut peur.

Elle appela l’esclave Arêtias:

«Garde-moi mes bijoux; je sors.»

Et elle descendit les sept marches.


La nuit était chaude. Pas un souffle dans l’air n’éventait sur son front ses lourdes gouttes de sueur. La désillusion qu’elle en eut accrut son malaise et la fit chanceler.

Elle marcha en suivant la rue.


La maison de Bacchis était située à l’extrémité de Brouchion, sur la limite de la ville indigène, Rhacotis, énorme bouge de matelots et d’Égyptiennes. Les pêcheurs, qui dormaient sur les vaisseaux à l’ancre pendant l’accablante chaleur du jour, venaient passer là leurs nuits jusqu’à l’aube et laissaient pour une ivresse double, aux filles et aux vendeurs de vin, le prix des poissons de la veille.

Chrysis s’engagea dans les ruelles de cette Suburre alexandrine, pleine de voix, de mouvement et de musique barbare. Elle regardait furtivement, par les portes ouvertes, les salles empestées par la fumée des lampes, où s’unissaient des couples nus. Aux carrefours, sur des tréteaux bas rangés devant les maisons, des paillasses multicolores criaient et fluctuaient dans l’ombre, sous un double poids humain. Chrysis marchait avec trouble. Une femme sans amant la sollicita. Un vieillard lui tâta le sein. Une mère lui offrit sa fille. Un paysan béat lui baisa la nuque. Elle fuyait, dans une sorte de crainte rougissante.

Cette ville étrangère dans la ville grecque était, pour Chrysis, pleine de nuit et de dangers. Elle en connaissait mal l’étrange labyrinthe, la complexité des rues, le secret de certaines maisons. Quand elle s’y hasardait, de loin en loin, elle suivait toujours le même chemin direct vers une petite porte rouge; et là, elle oubliait ses amants ordinaires dans l’étreinte infatigable d’un jeune ânier aux longs muscles qu’elle avait la joie de payer à son tour.

Mais ce soir-là, sans même avoir tourné la tête, elle se sentit suivre par un double pas.

Elle pressa vivement sa marche. Le double pas se pressa de même. Elle se mit à courir; on courut derrière elle; alors, affolée, elle prit une autre ruelle, puis une autre en sens contraire, puis une longue voie qui montait dans une direction inconnue.

La gorge sèche, les tempes gonflées, soutenue par le vin de Bacchis, elle fuyait ainsi, tournait de droite à gauche, toute pâle, égarée.

Enfin un mur lui barra la route: elle était dans une impasse. À la hâte elle voulut retourner en arrière, mais deux matelots aux mains brunes lui barrèrent l’étroit passage.

«Où vas-tu, fléchette d’or? dit l’un d’eux en riant.

—Laissez-moi passer!

—Hein? tu es perdue, jeune fille, tu ne connais pas bien Rhacotis, dis donc? Nous allons te montrer la ville.»

Et ils la prirent tous les deux par la ceinture. Elle cria, se débattit, lança un coup de poing, mais le second matelot lui saisit les deux mains à la fois dans sa main gauche et dit seulement:

«Tiens-toi tranquille. Tu sais qu’on n’aime pas les Grecs ici; personne ne viendra t’aider.

—Je ne suis pas Grecque!

—Tu mens, tu as la peau blanche et le nez droit. Laisse-toi faire si tu crains le bâton.»

Chrysis regarda celui qui parlait, et soudain lui sauta au cou.

«Je t’aime, toi, je te suivrai, dit-elle.

—Tu nous suivras tous les deux. Mon ami en aura sa part. Marche avec nous; tu ne t’ennuieras pas.»


Où la conduisaient-ils? Elle n’en savait rien; mais ce second matelot lui plaisait par sa rudesse, par sa tête de brute. Elle le considérait du regard imperturbable qu’ont les jeunes chiennes devant la viande. Elle pliait son corps vers lui, pour le toucher en marchant.

D’un pas rapide, ils parcoururent des quartiers étranges, sans vie, sans lumières. Chrysis ne comprenait pas comment ils trouvaient leur chemin dans ce dédale nocturne d’où elle n’aurait pu sortir seule, tant les ruelles en étaient bizarrement compliquées. Les portes closes, les fenêtres vides, l’ombre immobile l’effrayaient. Au-dessus d’elle, entre les maisons rapprochées, s’étendait un ruban de ciel pâle, envahi par le clair de lune.


Enfin ils rentrèrent dans la vie. À un tournant de rue, subitement, huit, dix, onze lumières apparurent, portes éclairées où se tenaient accroupies de jeunes femmes Nabatéennes, entre deux lampes rouges qui éclairaient d’en bas leurs têtes chaperonnées d’or.

Dans le lointain, ils entendaient grandir un murmure d’abord, puis un retentissement de chariots, de ballots jetés, de pas d’ânes et de voix humaines. C’était la place de Rhacotis, où se concentraient, pendant le sommeil d’Alexandrie, toutes les provisions amassées pour la nourriture de neuf cent mille bouches en un jour.

Ils longèrent les maisons de la place entre des monceaux verts, légumes, racines de lôtos, fèves luisantes, paniers d’olives. Chrysis, dans un tas violet, prit une poignée de mûres et les mangea sans s’arrêter. Enfin ils s’arrêtèrent devant une porte basse et les matelots descendirent avec Celle pour qui on avait volé les Vraies Perles de l’Anadyomène.

Une salle immense était là. Cinq cents hommes du peuple, en attendant le jour, buvaient des tasses de bière jaune, mangeaient des figues, des lentilles, des gâteaux de sésame, du pain d’olyra. Au milieu d’eux grouillaient une cohue de femmes glapissantes, tout un champ de cheveux noirs et de fleurs multicolores dans une atmosphère de feu. C’étaient de pauvres filles sans foyer, qui appartenaient à tous. Elles venaient là mendier des restes, pieds nus, seins nus, à peine couvertes d’une loque rouge ou bleue sur le ventre, et la plupart portant dans le bras gauche un enfant enveloppé de chiffons. Là aussi, il y avait des danseuses, six Égyptiennes sur une estrade, avec un orchestre de trois musiciens dont les deux premiers frappaient des tambourins de peau avec des baguettes, tandis que le troisième agitait un grand sistre d’airain sonore.

«Oh! des bonbons de myxaire!» dit Chrysis avec joie.

Et elle en acheta pour deux chalques à une petite fille vendeuse.

Mais soudain elle défaillit, tant l’odeur de ce bouge était insoutenable, et les matelots l’emportèrent sur leurs bras.

À l’air extérieur, elle se remit un peu:

«Où allons-nous? supplia-t-elle. Faisons vite; je ne puis plus marcher. Je ne vous résiste pas, vous le voyez, je suis bonne. Mais trouvons un lit le plus tôt possible, ou sinon je vais tomber dans la rue.»

IV Bacchanale chez Bacchis

Quand elle se retrouva devant la porte de Bacchis, elle était envahie de la sensation délicieuse que donnent le répit du désir et le silence de la chair. Son front s’était allégé. Sa bouche s’était adoucie. Seule, une douleur intermittente errait encore au creux de ses reins. Elle monta les marches et passa le seuil. Depuis que Chrysis avait quitté la salle, l’orgie s’était développée comme une flamme.

D’autres amis étaient rentrés, pour qui les douze danseuses nues avaient été une proie facile. Quarante couronnes meurtries jonchaient de fleurs le sol. Une outre de vin de Syracuse s’était répandue dans un coin, fleuve doré qui gagnait la table.

Philodème, auprès de Faustine, dont il déchirait la robe, lui récitait en chantant les vers qu’il avait faits sur elle:

«Ô pieds, disait-il, ô cuisses douces, reins profonds, croupe ronde, figue fendue, hanches, épaules, seins, nuque mobile, ô vous qui m’affolez, mains chaudes, mouvements experts, langue active! Tu es Romaine, tu es trop brune et tu ne chantes pas les vers de Sapphô; mais Persée lui aussi a été l’amant de l’Indienne Andromède[1]

Cependant, Séso, sur la table, couchée à plat ventre au milieu des fruits écroulés, et complètement égarée par les vapeurs du vin d’Égypte, trempait le bout de son sein droit dans un sorbet à la neige et répétait avec un attendrissement comique:

«Bois, mon petit. Tu as soif. Bois, mon petit. Bois. Bois. Bois.»

Aphrodisia, encore esclave, triomphait dans un cercle d’hommes et fêtait sa dernière nuit de servitude par une débauche désordonnée. Pour obéir à la tradition de toutes les orgies alexandrines, elle s’était livrée, tout d’abord, à trois amants à la fois; mais sa tâche ne se bornait pas là, et jusqu’à la fin de la nuit, selon la loi des esclaves qui devenaient courtisanes, elle devait prouver par un zèle incessant que sa nouvelle dignité n’était point usurpée.

Seuls, debout derrière une colonne, Naucratès et Phrasilas discutaient avec courtoisie sur la valeur respective d’Arcésilas et de Carnéade.

À l’autre extrémité de la salle, Myrtocleia protégeait Rhodis contre un convive trop pressant.

Dès qu’elles virent entrer Chrysis, les deux Éphésiennes coururent à elle.

«Allons-nous-en, ma Chrysé. Théano reste; mais nous partons.

—Je reste aussi,» dit la courtisane.

Et elle s’étendit à la renverse sur un grand lit couvert de roses.

Un bruit de voix et de pièces jetées attira son attention: c’était Théano qui, pour parodier sa sœur, avait imaginé, au milieu des rires et des cris, de jouer par dérision la Fable de Danaé en affectant une volupté folle à chaque pièce d’or qui la pénétrait. L’impiété provocante de l’enfant couchée amusait tous les convives, car on n’était plus au temps où la foudre eût exterminé les railleurs de l’Immortel. Mais le jeu se dévoya, comme on pouvait le craindre. Un maladroit blessa la pauvre petite, qui se mit à pleurer bruyamment.


Pour la consoler, il fallut inventer un nouveau divertissement. Deux danseuses firent glisser au milieu de la salle un vaste cratère de vermeil rempli de vin jusqu’aux bords, et quelqu’un saisissant Théano par les pieds la fit boire, la tête en bas, secouée par un éclat de rire qu’elle ne pouvait plus calmer.


Cette idée eut un tel succès que tout le monde se rapprocha, et quand la joueuse de flûte fut remise debout, quand on vit son petit visage enflammé par la congestion et ruisselant de gouttes de vin, une gaîté si générale gagna tous les assistants que Bacchis dit à Séléné:

«Un miroir! un miroir! qu’elle se voie ainsi!»

L’esclave apporta un miroir de bronze.

«Non! pas celui-là. Le miroir de Rhodopis! Elle en vaut la peine.»


D’un seul bond, Chrysis s’était redressée.

Un flot de sang lui monta aux joues, puis redescendit, et elle resta parfaitement pâle, la poitrine heurtée par des battements de cœur, les yeux fixés sur la porte par où l’esclave était sortie.

Cet instant décidait de toute sa vie. La dernière espérance qui lui fût restée allait s’évanouir ou se réaliser.

Autour d’elle, la fête continuait. Une couronne d’iris, lancée on ne savait d’où, vint s’appliquer sur sa bouche et lui laissa aux lèvres l’âcre goût du pollen. Un homme répandit sur ses cheveux une petite fiole de parfum qui coula trop vite en lui mouillant l’épaule. Les éclaboussures d’une coupe pleine où l’on jeta une grenade tachèrent sa tunique de soie et pénétrèrent jusqu’à sa peau. Elle portait magnifiquement toutes les souillures de l’orgie.

L’esclave sortie ne revenait pas.

Chrysis gardait sa pâleur de pierre et ne bougeait pas plus qu’une déesse sculptée. La plainte rythmique et monotone d’une femme en amour non loin de là lui mesurait le temps écoulé. Il lui sembla que cette femme gémissait depuis la veille. Elle aurait voulu tordre quelque chose, se casser les doigts, crier.

Enfin Séléné rentra, les mains vides.

«Le miroir? demanda Bacchis.

—Il est... il n’est plus là... il est... il est... volé,» balbutia la servante.

Bacchis poussa un cri si aigu que tous se turent, et un silence effrayant suspendit brusquement le tumulte.


De tous les points de la vaste salle, hommes et femmes se rapprochèrent: il n’y eut plus qu’un petit espace vide où se tenait Bacchis égarée devant l’esclave tombée à genoux.

«Tu dis!... tu dis!...» hurla-t-elle.

Et comme Séléné ne répondait pas, elle la prit violemment par le cou:

«C’est toi qui l’as volé, n’est-ce pas? c’est toi? mais réponds donc! Je te ferai parler à coups de fouet, misérable petite chienne!»

Alors il se passa une chose terrible. L’enfant, effarée par la peur, la peur de souffrir, la peur de mourir, l’effroi le plus présent qu’elle eût jamais connu, dit d’une voix précipitée: «C’est Aphrodisia! Ce n’est pas moi! ce n’est pas moi.

—Ta sœur!

—Oui! oui! dirent les mulâtresses, c’est Aphrodisia qui l’a pris!»

Et elles traînèrent à Bacchis leur sœur qui venait de s’évanouir.

V La crucifiée

Toutes ensemble elles répétèrent:

«C’est Aphrodisia qui l’a pris! Chienne! Chienne! Pourriture! Voleuse!»

Leur haine pour la sœur préférée se doublait de leurs craintes personnelles.

Arêtias la frappa du pied dans la poitrine.

«Où est-il? reprit Bacchis. Où l’as-tu mis?

—Elle l’a donné à son amant.

—Qui est-ce?

—Un matelot opique.

—Où est son navire?

—Il est reparti ce soir pour Rome. Tu ne le reverras plus, le miroir. Il faut la crucifier, la chienne, la bête sanglante!

—Ah! Dieux! Dieux!» pleura Bacchis.

Puis sa douleur se changea en une grande colère affolée.

Aphrodisia était revenue à elle, mais, paralysée par l’effroi et ne comprenant rien à ce qui se passait, elle restait sans voix et sans larmes.

Bacchis l’empoigna par les cheveux, la traîna sur le sol souillé, dans les fleurs et les flaques de vin, et cria:

«En croix! en croix! cherchez les clous! cherchez le marteau!

—Oh! dit Séso à sa voisine. Je n’ai jamais vu cela. Suivons-les.»


Tous suivirent en se pressant. Et Chrysis suivit elle aussi, qui seule connaissait le coupable, et seule était cause de tout.

Bacchis alla directement dans la chambre des esclaves, salle carrée, meublée de trois matelas où elles dormaient deux à deux à partir de la fin des nuits. Au fond s’élevait, comme une menace toujours présente, une croix en forme de T, qui jusqu’alors n’avait pas servi.

Au milieu du murmure confus des jeunes femmes et des hommes, quatre esclaves haussèrent la martyre au niveau des branches de la croix.

Encore pas un son n’était sorti de sa bouche, mais quand elle sentit contre son dos nu le froid de la poutre rugueuse, ses longs yeux s’écarquillèrent, et il lui prit un gémissement saccadé qui ne cessa plus jusqu’à la fin.

Elles la mirent à cheval sur un piquet de bois qui était fiché au milieu du tronc et qui servait à supporter le corps pour éviter le déchirement des mains.

Puis on lui ouvrit les bras.


Chrysis regardait, et se taisait. Que pouvait-elle dire? Elle n’aurait pu disculper l’esclave qu’en accusant Démétrios, qui était hors de toute poursuite, et se serait cruellement vengé, pensait-elle. D’ailleurs, une esclave était une richesse, et l’ancienne rancune de Chrysis se plaisait à constater que son ennemie allait ainsi détruire de ses propres mains une valeur de trois mille drachmes aussi complètement que si elle eût jeté les pièces d’argent dans l’Eunoste. Et puis la vie d’un être servile valait-elle qu’on s’en occupât?

Héliope tendit à Bacchis le premier clou avec le marteau, et le supplice commença.

L’ivresse, le dépit, la colère, toutes les passions à la fois, même cet instinct de cruauté qui séjourne au cœur de la femme, agitaient l’âme de Bacchis au moment où elle frappa, et elle poussa un cri presque aussi perçant que celui d’Aphrodisia quand, dans la paume ouverte, le clou se tordit.

Elle cloua la deuxième main. Elle cloua les pieds l’un sur l’autre. Puis, excitée par les sources de sang qui s’échappaient des trois blessures, elle cria:

«Ce n’est pas assez! Tiens! voleuse! truie! fille à matelots!»

Elle enlevait l’une après l’autre les longues épingles de ses cheveux et les plantait avec violence dans la chair des seins, du ventre et des cuisses. Quand elle n’eut plus d’armes dans les mains, elle souffleta la malheureuse et lui cracha sur la peau. Quelque temps elle considéra l’œuvre de sa vengeance accomplie, puis elle rentra dans la grande salle avec tous les invités.

Phrasilas et Timon, seuls, ne la suivirent pas.

Après un instant de recueillement, Phrasilas toussa quelque peu, mit sa main droite dans sa main gauche, leva la tête, haussa les sourcils et s’approcha de la crucifiée que secouait sans interruption un tremblement épouvantable.

«Bien que je sois, lui dit-il, en maintes circonstances, opposé aux théories qui veulent se dire absolues, je ne saurais méconnaître que tu gagnerais, dans la conjoncture où tu te trouves surprise, à être familiarisée d’une façon plus sérieuse avec les maximes stoïciennes. Zénon, qui ne semble pas avoir eu en toutes choses un esprit exempt d’erreur, nous a laissé quelques sophismes sans grande portée générale, mais dont tu pourrais tirer profit dans le dessein particulier de calmer tes derniers moments. La douleur, disait-il, est un mot vide de sens, puisque notre volonté surpasse les imperfections de notre corps périssable. Il est vrai que Zénon mourut à quatre-vingt-dix-huit ans, sans avoir eu, disent les biographes, aucune maladie, même légère; mais ce n’est pas une objection dont on puisse arguer contre lui, car du fait qu’il sut garder une santé inaltérable, nous ne pouvons conclure logiquement qu’il eût manqué de caractère s’il se fût trouvé malade. D’ailleurs ce serait un abus que d’astreindre les philosophes à pratiquer personnellement les règles de vie qu’ils proposent, et à cultiver sans répit les vertus qu’ils jugent supérieures. Bref, et pour ne pas développer outre mesure un discours qui risquerait de durer plus que toi-même, efforce-toi d’élever ton âme, autant qu’il est en elle, ma chère, au-dessus de tes souffrances physiques. Quelque tristes, quelque cruelles que tu les puisses ressentir, je te prie d’être persuadée que j’y prends une part véritable. Elles touchent à leur fin; prends patience, oublie. Entre les diverses doctrines qui nous attribuent l’immortalité, voici l’heure où tu peux choisir celle qui endormira le mieux ton regret de disparaître. Si elles disent vrai, tu auras éclairé même les affres du passage. Si elles mentent, que t’importe? tu ne sauras jamais que tu t’es trompée.»

Ayant parlé ainsi, Phrasilas rajusta le pli de son vêtement sur l’épaule et s’esquiva, d’un pas troublé.

Timon resta seul dans la chambre avec l’agonisante en croix.

Le souvenir d’une nuit passée sur les seins de cette malheureuse ne quittait plus sa mémoire, mêlé à l’idée atroce de la pourriture imminente où allait fondre ce beau corps qui avait brûlé dans ses bras.

Il pressait la main sur ses yeux pour ne pas voir la suppliciée, mais sans relâche il entendait le tremblement du corps sur la croix.

À la fin il regarda. De grands réseaux de filets sanglants s’entre-croisaient sur la peau depuis les épingles de la poitrine jusqu’aux orteils recroquevillés. La tête tournait perpétuellement. Toute la chevelure pendait du côté gauche, mouillée de sang, de sueur et de parfum.

«Aphrodisia! m’entends-tu? me reconnais-tu? c’est moi, Timon; Timon.»

Un regard presque aveugle déjà l’atteignit pour un instant. Mais la tête tournait toujours. Le corps ne cessait pas de trembler.

Doucement, comme s’il craignait que le bruit de ses pas lui fît mal, le jeune homme s’avança jusqu’au pied de la croix. Il tendit les bras en avant, il prit avec précaution la tête sans force et tournoyante entre ses deux mains fraternelles, écarta pieusement le long des joues les cheveux collés par les larmes et posa sur les lèvres chaudes un baiser d’une tendresse infinie.

Aphrodisia ferma les yeux. Reconnut-elle celui qui venait enchanter son horrible fin par ce mouvement de pitié aimante? Un sourire inexprimable allongea ses paupières bleues, et dans un soupir elle rendit l’esprit.

VI Enthousiasme

Ainsi, la chose était faite. Chrysis en avait la preuve.

Si Démétrios s’était résolu à commettre le premier crime, les deux autres avaient dû suivre sans délai. Un homme de son rang devait considérer le meurtre et même le sacrilège comme moins déshonorants que le vol.

Il avait obéi, donc il était captif. Cet homme libre, impassible, froid, subissait lui aussi l’esclavage, et sa maîtresse, sa dominatrice, c’était elle, Chrysis, Sarah du pays de Génézareth.

Ah! songer à cela, le répéter, le dire tout haut, être seule! Chrysis se précipita hors de la maison retentissante et courut vivement, droit devant elle, désaltérée en plein visage par la brise enfin rafraîchie du matin.

Elle suivit jusqu’à l’Agora la rue qui menait à la mer et au bout de laquelle se pressaient comme des épis gigantesques les mâtures de huit cents vaisseaux. Puis elle tourna à droite, devant l’immense avenue du Drôme où se trouvait la demeure de Démétrios. Un frisson d’orgueil l’enveloppa quand elle passa devant les fenêtres de son futur amant; mais elle n’eut pas la maladresse de chercher à le voir la première. Elle parcourut la longue voie jusqu’à la porte de Canope et se jeta sur la terre entre deux aloës.


Il avait fait cela. Il avait fait tout pour elle, plus qu’aucun amant n’avait fait pour aucune femme, sans doute. Elle ne se lassait pas de le redire et d’affirmer son triomphe. Démétrios, le bien-aimé, le rêve impossible et inespéré de tant de cœurs féminins, s’était exposé pour elle à tous les périls, à toutes les hontes, à tous les remords volontiers. Même il avait renié l’idéal de sa pensée, il avait dépouillé son œuvre du collier miraculeux, et ce jour-là, dont l’aube se levait, verrait l’amant de la déesse aux pieds de sa nouvelle idole.

«Prends-moi! prends-moi!» s’écria-t-elle. Elle l’adorait maintenant. Elle l’appelait, elle le souhaitait. Les trois crimes, dans son esprit, se métamorphosaient en actions héroïques, pour lesquelles jamais, en retour, elle n’aurait assez de tendresses, assez de passion à donner. De quelle incomparable flamme brûlerait donc cet amour unique de deux êtres également jeunes, également beaux, également aimés l’un par l’autre et réunis pour toujours après tant d’obstacles franchis!


Tous les deux ils s’en iraient, ils quitteraient la ville de la reine, ils feraient voile pour des pays mystérieux, pour Amathonte, pour Épidaure ou même pour cette Rome inconnue qui était la seconde ville du monde après l’immense Alexandrie, et qui entreprenait de conquérir la terre. Que ne feraient-ils pas, où qu’ils fussent! Quelle joie leur serait étrangère, quelle félicité humaine n’envierait pas la leur et ne pâlirait point devant leur passage enchanté!

Chrysis se releva dans un éblouissement. Elle étira les bras, serra les épaules, tendit son buste en avant. Une sensation de langueur et de joie grandissante gonflait sa poitrine durcie. Elle se remit en marche pour rentrer...


En ouvrant la porte de sa chambre, elle eut un mouvement de surprise à voir que rien, depuis la veille, n’avait changé sous son toit. Les menus objets de sa toilette, de sa table, de ses étagères lui parurent insuffisants pour entourer sa nouvelle vie. Elle en cassa quelques-uns qui lui rappelaient trop directement d’anciens amants inutiles et qu’elle prit en haine subite. Si elle épargna les autres, ce ne fut pas qu’elle y tînt davantage, mais elle appréhendait de dégarnir sa chambre au cas où Démétrios eût formé le projet d’y passer la nuit.

Elle se déshabilla lentement. Les vestiges de l’orgie tombaient de sa tunique, miettes de gâteaux, cheveux, feuilles de roses.

Elle assouplit avec la main sa taille desserrée de la ceinture et plongea les doigts dans ses cheveux pour en alléger l’épaisseur. Mais avant de se mettre au lit, il lui prit une envie de se reposer un instant sur les tapis de la terrasse, où la fraîcheur de l’air était si délicieuse.

Elle monta.

Le soleil était levé depuis quelques instants à peine. Il reposait sur l’horizon comme une vaste orange élargie.

Un grand palmier au tronc courbe laissait retomber par-dessus la bordure son massif de feuilles vertes. Chrysis y réfugia sa nudité chatouilleuse et frissonna, les seins dans les mains.

Ses yeux erraient sur la ville qui blanchissait peu à peu. Les vapeurs violettes de l’aube s’élevaient des rues silencieuses et s’évanouissaient dans l’air lucide.


Tout à coup, une idée jaillit dans son esprit, s’accrut, s’imposa, la rendit folle: Démétrios, lui qui avait tant fait déjà, pourquoi ne tuerait-il pas la reine, lui qui pouvait être le roi?

Et alors...

Et alors, cet océan monumental de maisons, de palais, de temples, de portiques, de colonnades, qui flottait devant ses yeux depuis la Nécropole de l’Ouest jusqu’aux jardins de la Déesse: Brouchion, la ville hellénique, éclatante et régulière; Rhacotis, la ville égyptienne devant laquelle se dressait comme une montagne acropolite le Paneion couvert de clarté; le Grand-Temple de Sérapis, dont la façade était cornue de deux longs obélisques roses; le Grand-Temple de l’Aphrodite environné par les murmures de trois cent mille palmiers et des flots innombrables; le Temple de Perséphone et le Temple d’Arsinoé, les deux sanctuaires de Poseidon, les trois tours d’Isis Pharis, les sept colonnes d’Isis Lochias, et le Théâtre et l’Hippodrome et le Stade où avait couru Psittacos contre Nicosthène, et le tombeau de Stratonice et le tombeau du dieu Alexandre,—Alexandrie! Alexandrie! la mer, les hommes, le colossal Phare de marbre dont le miroir sauvait les hommes de la mer; Alexandrie! la ville de Bérénice et des onze rois Ptolémées, le Physcon, le Philométor, l’Épiphane, le Philadelphe; Alexandrie, l’aboutissement de tous les rêves, la couronne de toutes les gloires conquises depuis trois mille ans dans Memphis, Thèbes, Athènes, Corinthe, par le ciseau, par le roseau, par le compas et par l’épée!—plus loin encore, le Delta fendu par les sept langues du Nil, Saïs, Boubaste, Héliopolis; puis, en remontant vers le sud, le ruban de terre féconde, l’Heptanome où s’échelonnaient le long des berges du fleuve douze cents temples à tous les dieux; et, plus loin, la Thébaïde, Diospolis, l’île Éléphantine, les cataractes infranchissables, l’île d’Argo... Méroë... l’inconnu; et même, s’il était permis de croire aux traditions des Égyptiens, le pays des lacs fabuleux d’où s’échappe le Nil antique, si vastes qu’on perd l’horizon en traversant leurs flots de pourpre, et si élevés sur les montagnes que les étoiles rapprochées s’y reflètent comme des fruits d’or,—tout cela, tout, serait le royaume, le domaine, la propriété de la courtisane Chrysis.

Elle éleva les bras en suffoquant, comme si elle pensait pouvoir toucher le ciel.


Et dans ce mouvement elle vit passer, avec lenteur, à sa gauche, un vaste oiseau aux ailes noires, qui s’en allait vers la haute mer.

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