LIVRE IV

I Le songe de Démétrios

Or, avec le miroir, le peigne et le collier, Démétrios étant rentré chez lui, un rêve le visita pendant son sommeil, et tel fut son rêve:


Il va vers la jetée, mêlé à la foule, par une étrange nuit sans lune, sans étoiles, sans nuages, et qui brille d’elle-même.

Sans qu’il sache pourquoi, ni qui l’attire, il est pressé d’arriver, d’être le plus tôt qu’il pourra, mais il marche avec effort et l’air oppose à ses jambes d’inexplicables résistances, comme une eau profonde entrave chaque pas.

Il tremble, il croit qu’il n’arrivera jamais, qu’il ne saura jamais vers qui, dans cette claire obscurité, il marche ainsi, haletant et inquiet.

Par moments la foule disparaît tout entière, soit qu’elle s’évanouisse réellement, soit qu’il cesse de sentir sa présence. Puis elle se bouscule de nouveau plus importune, et tous d’aller, aller, aller, d’un pas rapide et sonore, en avant, plus vite que lui...

Puis la masse humaine se resserre; Démétrios pâlit; un homme le pousse de l’épaule; une agrafe de femme déchire sa tunique; une jeune fille pressée par la multitude est si étroitement refoulée contre lui qu’il sent contre sa poitrine se froisser les boutons des seins, et elle lui repousse la figure avec ses deux mains effrayées...

Tout à coup il se trouve seul, le premier, sur la jetée. Et comme il se retourne en arrière, il aperçoit dans le lointain un fourmillement blanc qui est toute la foule, soudain reculée jusqu’à l’Agora.

Et il comprend qu’elle n’avancera plus.


La jetée s’étend, blanche et droite, comme l’amorce d’une route inachevée qui aurait entrepris de traverser la mer.

Il veut aller jusqu’au Phare et il marche. Ses jambes sont devenues subitement légères. Le vent qui souffle des solitudes sablonneuses l’entraîne avec précipitation vers les solitudes ondoyantes où s’aventure la jetée. Mais à mesure qu’il avance, le Phare recule devant lui; la jetée s’allonge interminablement. Bientôt la haute tour de marbre où flamboie un bûcher de pourpre touche à l’horizon livide, palpite, baisse, diminue, et se couche comme une autre lune.

Démétrios marche encore.

Des jours et des nuits semblent avoir passé depuis qu’il a laissé dans le lointain le grand quai d’Alexandrie, et il n’ose retourner la tête de peur de ne plus rien voir que le chemin parcouru: une ligne blanche jusqu’à l’infini et la mer. Et cependant il se retourne.


Une île est derrière lui, couverte de grands arbres, et d’où retombent d’énormes fleurs.

L’a-t-il traversée en aveugle, ou surgit-elle au même instant, devenue mystérieusement visible? Il ne songe pas à se le demander, il accepte comme un événement naturel l’impossible...

Une femme est dans l’île. Elle se tient debout devant la porte de l’unique maison, les yeux à demi fermés et le visage penché sur la fleur d’un iris monstrueux qui croît à la hauteur de ses lèvres. Elle a les cheveux profonds, de la couleur de l’or mat, et d’une longueur qu’on peut supposer merveilleuse, à la masse du chignon gonflé qui charge sa nuque languissante. Une tunique noire couvre cette femme, et une robe plus noire encore se drape sur la tunique, et l’iris qu’elle respire en abaissant les paupières a la même teinte que la nuit.

Sur cet appareil de deuil, Démétrios ne voit que les cheveux, comme un vase d’or sur une colonne d’ébène. Il reconnaît Chrysis.

Le souvenir et du miroir et du collier revient à lui vaguement; mais il n’y croit pas, et dans ce rêve singulier la réalité seule lui semble rêverie...

«Viens, dit Chrysis. Entre sur mes pas.»

Il la suit. Elle monte avec lenteur un escalier couvert de peaux blanches. Son bras se pend à la rampe. Ses talons nus flottent sous sa jupe.

La maison n’a qu’un étage. Chrysis s’arrête sur la dernière marche.

«Il y a quatre chambres, dit-elle. Quand tu les auras vues, tu n’en sortiras plus. Veux-tu me suivre? As-tu confiance?»

Mais il la suivrait partout. Elle ouvre la première porte et la referme sur lui.


Cette pièce est étroite et longue. Une seule fenêtre l’éclaire, où s’encadre toute la mer. À droite et à gauche, deux petites tablettes portent une douzaine de volumes roulés.

«Voici les livres que tu aimes, dit Chrysis, il n’y en a pas d’autres.»

Démétrios les ouvre: ce sont l’Oineus de Chéremon, le Retour d’Alexis, le Miroir de Laïs d’Aristippe, la Magicienne, le Cyclope et le Boucolisque de Théocrite, Œdipe à Colone, les Odes de Sapphô et quelques autres petits ouvrages. Au milieu de cette bibliothèque idéale, une jeune fille nue, couchée sur des coussins, se tait.

«Maintenant, murmure Chrysis en tirant d’un long étui d’or un manuscrit d’une seule feuille, voici la page des vers antiques que tu ne lis jamais seul sans pleurer.»

Le jeune homme lit au hasard:

Οἳ μὲν ἄρ᾽ ἐθρήνεον, ἐπὶ δὲ στενάχοντο γυναῖκες.

Τῇσιν δ᾽ Ἀνδρομάχη λευκώλενος ἦρχε γόοιο,

Ἕκτορος ἀνδροφόνοιο κάρη μετὰ χερσὶν ἔχουσα·

Ἆνερ, ἀπ᾽ αἰῶνος νέος ὤλεο, καδδέ με χήρην

Λείπεις ἐν μεγάροισι· πάϊς δ᾽ἔτι νήπιος αὔτως,

Ὃν τέκομεν σύ τ᾽ἐγώ τε δυσάμμοροι...

Il s’arrête, jetant sur Chrysis un regard attendri et surpris:

«Toi? lui dit-il. C’est toi qui me montres ceci?

—Ah! tu n’as pas tout vu. Suis-moi. Suis-moi vite!»

Ils ouvrent une autre porte.


La seconde chambre est carrée. Une seule fenêtre l’éclaire, où s’encadre toute la nature. Au milieu, un chevalet de bois porte une motte d’argile rouge, et dans un coin, sur une chaise courbe, une jeune fille nue se tait.

«C’est ici que tu modèleras Andromède, Zagreus, et les Chevaux du Soleil. Comme tu les créeras pour toi seul, tu les briseras avant ta mort.

—C’est la Maison du Bonheur,» dit tout bas Démétrios.

Et il laissa tomber son front dans sa main.

Mais Chrysis ouvre une autre porte.


La troisième chambre est vaste et ronde. Une seule fenêtre l’éclaire où s’encadre tout le ciel bleu. Ses murs sont des grilles de bronze, croisées en losanges réguliers à travers lesquels se glisse une musique de flûtes et de cithares jouée sur un mode mélancolique par des musiciennes invisibles. Et contre la muraille du fond, sur un thrône de marbre vert, une jeune fille nue se tait.

«Viens! viens! répète Chrysis.

Ils ouvrent une autre porte.


La quatrième chambre est basse, sombre, hermétiquement close et de forme triangulaire. Les tapis sourds et des fourrures l’habillent si mollement, du sol au plafond, que la nudité n’y étonne point, tant les amants peuvent s’imaginer avoir jeté dans tous les sens leurs vêtements sur les parois. Quand la porte s’est refermée, on ne sait plus où elle était. Il n’y a pas de fenêtre. C’est un monde étroit, hors du monde. Quelques mèches de poils noirs qui pendent laissent glisser des larmes de parfums dans l’air. Et cette chambre est éclairée par sept vitraux myrrhins qui colorent diversement la lumière incompréhensible de sept lampes souterraines.

«Vois-tu, explique la jeune fille d’une voix affectueuse et tranquille, il y a trois lits différents dans les trois coins de notre chambre...»

Démétrios ne répond pas. Et il se demande en lui-même:

«Est-ce bien là un dernier terme? Est-ce vraiment un but de l’existence humaine? N’ai-je donc parcouru les trois autres chambres que pour m’arrêter dans celle-ci? Et pourrai-je, pourrai-je en sortir si je m’y couche toute une nuit dans l’attitude de l’amour qui est l’allongement du tombeau?»

Mais Chrysis parle...


«Bien-Aimé, tu m’as demandée, je suis venue, regarde-moi bien...»

Elle lève les deux bras ensemble, repose ses mains sur ses cheveux, et les coudes en avant, sourit.

«Bien-Aimé, je suis à toi... Oh! pas encore tout de suite. Je t’ai promis de chanter, je chanterai d’abord.»

Et il ne pense plus qu’à elle et il se couche à ses pieds. Elle a de petites sandales noires. Quatre fils de perles bleuâtres passent entre les orteils menus dont chaque ongle a été peint d’un croissant de lune de carmin.

La tête inclinée sur l’épaule, elle bat du bout des doigts la paume de sa main gauche avec l’autre main en ondulant les hanches à peine.

«Sur mon lit, pendant la nuit,

J’ai cherché celui que mon cœur aime,

Je l’ai cherché, je ne l’ai point trouvé...

Je vous conjure, filles d’Iérouschalaïm,

Si vous trouvez mon amant,

Dites-lui

Que je suis malade d’amour.

»Ah! c’est le chant des chants, Démétrios! C’est le cantique nuptial des filles de mon pays.

»J’étais endormie, mais mon cœur veillait,

C’est la voix de mon bien-aimé...

Il a frappé à ma porte.

Le voici, il vient

Sautant sur les montagnes

Semblable au chevreuil

Ou au faon des biches.

Mon bien-aimé parle et me dit:

—Ouvre-moi, ma sœur, mon amie.

Ma tête est pleine de rosée.

Mes cheveux sont pleins des gouttes de la nuit.

Lève-toi, mon amie;

Viens, belle fille.

Voici que l’hiver est passé

Et que la pluie s’en est allée.

Les fleurs naissent sur la terre,

Le temps de chanter est arrivé,

On entend la tourterelle.

Lève-toi, mon amie;

Viens, belle fille!»

Elle jette son voile loin d’elle et reste debout dans une étoffe étroite qui serre les jambes et les hanches.

«—J’ai ôté ma chemise;

Comment la remettrai-je?

J’ai lavé mes pieds;

Comment les souillerai-je?

Mon bien-aimé a passé la main par la serrure

Et mon ventre en a frissonné.

Je me suis levée pour ouvrir à mon amant.

Mes mains dégouttaient de myrrhe.

La myrrhe de mes doigts s’est répandue

Sur la poignée du verrou.

Ah! Qu’il me baise des baisers de sa bouche!»

Elle renverse la tête en fermant à demi les paupières.

«Soutenez-moi, guérissez-moi.

Car je suis malade d’amour.

Que sa main gauche soit sous ma nuque

Et que sa droite m’étreigne.

—Tu m’as pris, ma sœur, avec un de tes yeux,

Avec une des chaînettes de ton cou.

Que ton amour est bon.

Que tes caresses sont bonnes!

Meilleures que le vin.

Ton odeur me plaît mieux que tous les aromates,

Tes lèvres sont toutes mouillées:

Il y a du miel et du lait sous ta langue,

L’odeur de tes vêtements est celle du Liban.

Tu es, ô ma sœur, un jardin secret,

Une source close, une fontaine scellée. Lève-toi, vent du nord!

Accours, vent du sud!

Soufflez sur mon jardin

Pour que ses parfums s’écoulent.»

Elle arrondit les bras, et tend la bouche.

«—Que mon amant entre dans son jardin

Et mange de ses fruits excellents.

—Oui, j’entre en mon jardin,

Ô ma sœur, mon aimée,

Je cueille ma myrrhe et mes aromates,

Je mange mon miel avec son rayon.

Je bois mon vin avec ma crème.

—Mets-moi comme un sceau sur ton cœur,

Comme un sceau sur ton bras,

Car l’Amour est fort comme la Mort.»

Sans remuer les pieds, sans fléchir les genoux serrés, elle fait tourner lentement son torse sur ses hanches immobiles. Son visage et ses deux seins, au-dessus du fourreau de ses jambes, semblent trois grandes fleurs presque roses dans un porte-bouquet d’étoffe.

Elle danse gravement, des épaules et de la tête et de ses beaux bras mélangés. Elle semble souffrir dans sa gaîne et révéler toujours davantage la blancheur de son corps à demi délivré. Sa respiration gonfle sa poitrine. Sa bouche ne peut plus se fermer. Ses paupières ne peuvent plus s’ouvrir. Un feu grandissant fait rougir ses joues.

Parfois ses dix doigts croisés s’unissent devant son visage. Parfois, elle lève les bras. Elle s’étire délicieusement. Un long sillon fugitif sépare ses épaules haussées. Enfin, d’un seul tour de chevelure enveloppant sa face haletante comme on enroule le voile des noces, elle détache en tremblant l’agrafe sculptée qui retenait l’étoffe à ses reins et fait glisser jusqu’au tapis tout le mystère de sa grâce.


Démétrios et Chrysis...

Leur première étreinte avant l’amour est immédiatement si parfaite, si harmonieuse, qu’ils la gardent immobile, pour en connaître pleinement la multiple volupté. Un des seins de Chrysis se moule sous le bras qui l’accole avec force. Une de ses cuisses est brûlante entre deux jambes resserrées, et l’autre, ramenée par-dessus, se fait pesante et s’élargit. Ils restent ainsi sans mouvement, liés ensemble mais non pénétrés, dans l’exaltation croissante d’un inflexible désir qu’ils ne veulent pas satisfaire. Leurs bouches seules, d’abord, se sont prises. Ils s’enivrent l’un de l’autre en affrontant sans les guérir leurs virginités douloureuses.

On ne regarde rien d’aussi près que le visage de la femme aimée. Vus dans le rapprochement excessif du baiser, les yeux de Chrysis semblent énormes. Quand elle les ferme, deux plis parallèles subsistent sur chaque paupière et une teinte uniformément terne s’étend depuis les sourcils brillants jusqu’à la naissance des joues. Quand elle les ouvre, un anneau vert, mince comme un fil de soie, éclaire d’une couronne l’insondable prunelle noire qui s’agrandit outre mesure sous les longs cils recourbés. La petite chair rouge d’où coulent les larmes a des palpitations soudaines.

Ce baiser ne finira plus. Il semble qu’il y ait sous la langue de Chrysis, non pas du miel et du lait comme il est dit dans l’Écriture, mais une eau vivante, mobile, enchantée. Et cette langue elle-même, multiforme, qui se creuse et qui s’enroule, qui se retire et qui s’étire, plus caressante que la main, plus expressive que les yeux, fleur qui s’arrondit en pistil ou s’amincit en pétale, chair qui se raidit pour frémir ou s’amollit pour lécher, Chrysis l’anime de toute sa tendresse et de sa fantaisie passionnée... puis ce sont des caresses qu’elle prolonge et qui tournent. Le bout de ses doigts suffit à étreindre dans un réseau de crampes frissonnantes qui s’éveillent le long des côtes et ne s’évanouissent pas tout entières. Elle n’est heureuse, a-t-elle dit, que secouée par le désir ou énervée par l’épuisement: la transition l’effraie comme une souffrance. Dès que son amant l’y invite, elle l’écarte de ses bras tendus; ses genoux se serrent, ses lèvres deviennent suppliantes. Démétrios l’y contraint par la force.


... Aucun spectacle de la nature, ni les flammes occidentales, ni la tempête dans les palmiers, ni la foudre, ni le mirage, ni les grands soulèvements des eaux ne semblent dignes d’étonnement à ceux qui ont vu dans leurs bras la transfiguration de la femme. Chrysis devient prodigieuse. Tour à tour cambrée ou retombante, un coude relevé sur les coussins, elle saisit le coin d’un oreiller, s’y cramponne comme une moribonde et suffoque, la tête en arrière. Ses yeux éclairés de reconnaissance fixent dans le coin des paupières le vertige de leur regard. Ses joues sont resplendissantes. La courbe de sa chevelure est d’un mouvement qui déconcerte. Deux lignes musculaires admirables, descendant de l’oreille à l’épaule, viennent s’unir sous le sein droit qu’elles portent comme un fruit.

Démétrios contemple avec une sorte de crainte religieuse cette fureur de la déesse dans le corps féminin, ce transport de tout un être, cette convulsion surhumaine dont il est la cause directe, qu’il exalte ou réprime librement, et qui, pour la millième fois, le confond.

Sous ses yeux, toutes les puissances de la vie s’efforcent et se magnifient pour créer. Les mamelles ont déjà pris jusqu’à leurs bouts exagérés la majesté maternelle. Le ventre sacré de la femme accomplit la conception...

Et ces plaintes, ces plaintes lamentables qui pleurent d’avance l’accouchement!

II La foule

Dans la matinée où prit fin la bacchanale chez Bacchis, il y eut un événement à Alexandrie: la pluie tomba.

Aussitôt, contrairement à ce qui se passe d’ordinaire dans les pays moins africains, tout le monde fut dehors pour recevoir l’ondée.

Le phénomène n’avait rien de torrentiel ni d’orageux. De larges gouttes tièdes, du haut d’un nuage violet, traversaient l’air. Les femmes les sentaient mouiller leurs poitrines et leurs cheveux hâtivement noués. Les hommes regardaient le ciel avec intérêt. Des petits enfants riaient aux éclats en traînant leurs pieds nus dans la boue superficielle.

Puis le nuage s’évanouit parmi la lumière; le ciel resta implacablement pur, et peu de temps après midi la boue était redevenue poussière sous le soleil.


Mais cette averse passagère avait suffi. La ville en était égayée. Les hommes demeurèrent ensemble sur les dalles de l’Agora et les femmes se mêlèrent par groupes en croisant leurs voix éclatantes.

Les courtisanes seules étaient là, car le troisième jour des Aphrodisies étant réservé à la dévotion exclusive des femmes mariées, celles-ci venaient de se rendre en grande théorie sur la route de l’Astarteïon, et il n’y avait plus sur la place que des robes à fleurs et des yeux noirs de fard.

Comme Myrtocleia passait, une jeune fille nommée Philotis, qui causait avec beaucoup d’autres, la tira par le nœud de sa manche.

«Hé, petite! Tu as joué chez Bacchis, hier! Qu’est-ce qui s’est passé? Qu’est-ce qu’on y a fait? Bacchis a-t-elle ajouté un nouveau collier à plaques pour cacher les vallées de son cou? Porte-t-elle des seins en bois, ou en cuivre? Avait-elle oublié de teindre ses petits cheveux blancs des tempes avant de mettre sa perruque? Allons, parle, poisson frit!

—Si tu crois que je l’ai regardée! Je suis arrivée après le repas, j’ai joué ma scène, j’ai reçu mon prix et je suis partie en courant.

—Oh! je sais que tu ne te débauches pas!

—Pour tacher ma robe et recevoir des coups, non, Philotis. Il n’y a que les femmes riches qui puissent faire l’orgie. Les petites joueuses de flûte n’y gagnent que des larmes.

—Quand on ne veut pas tacher sa robe, on la laisse dans l’antichambre. Quand on reçoit des coups de poing, on se fait payer double. C’est élémentaire. Ainsi tu n’as rien à nous apprendre? pas une aventure, pas une plaisanterie, pas un scandale? Nous bâillons comme des ibis. Invente quelque chose si tu ne sais rien.

—Mon amie Théano est restée après moi. Quand je me suis réveillée, tout à l’heure, elle n’était pas encore rentrée. La fête dure peut-être toujours.

—C’est fini, dit une femme, Théano est là-bas, contre le mur Céramique.»


Les courtisanes y coururent, mais à quelques pas elles s’arrêtèrent avec un sourire de pitié. Théano, dans le vertige de l’ivresse la plus ingénue, tirait avec obstination une rose presque défleurie dont les épines s’accrochaient à ses cheveux. Sa tunique jaune était souillée de rouge et blanc comme si toute l’orgie avait passé sur elle. L’agrafe de bronze qui retenait sur l’épaule gauche les plis convergents de l’étoffe pendait plus bas que la ceinture et découvrait la boule mouvante d’un jeune sein déjà trop mûr, qui gardait deux stigmates de pourpre.

Dès qu’elle aperçut Myrtocleia, elle partit brusquement de cet éclat de rire singulier que tout le monde connaissait à Alexandrie et qui l’avait fait surnommer la Poule. C’était un interminable gloussement de pondeuse, une cascade de gaieté qui redescendait à l’essouffler, puis reprenait par un cri suraigu, et ainsi de suite, d’une façon rythmée, dans une joie de volaille triomphante.

«Un œuf! un œuf!» dit Philotis.

Mais Myrtocleia fit un geste:

«Viens, Théano. Il faut te coucher. Tu n’es pas bien. Viens avec moi.

—Ah! ha!... Ah! ha!...» riait l’enfant.

Et elle prit son sein dans sa petite main en criant d’une voix altérée:

«Ah! ha!... le miroir...

—Viens! répétait Myrto impatientée.

—Le miroir... il est volé, volé, volé! Ah! haaaa! Je ne rirai jamais tant quand je vivrais plus que Cronos. Volé, volé, le miroir d’argent!»

La chanteuse voulait l’entraîner, mais Philotis avait compris.

«Ohé! cria-t-elle aux autres en levant les deux bras en l’air. Accourez donc! on apprend des nouvelles! Le miroir de Bacchis est volé!»

Et toutes s’exclamèrent:

«Papaïe! Le miroir de Bacchis!»


En un instant, trente femmes se pressèrent autour de la joueuse de flûte.

—Qu’est-ce qui se passe?

—Comment?

—On a volé le miroir de Bacchis; c’est Théano qui vient de le dire.

—Mais quand cela?

—Qui est-ce qui l’a pris?»

L’enfant haussa les épaules:

«Est-ce que je sais!

—Tu as passé la nuit là-bas. Tu dois savoir. Ce n’est pas possible. Qui est entré chez elle? On te l’a dit sans doute. Rappelle-toi, Théano.

—Est-ce que je sais? Ils étaient plus de vingt dans la salle... ils m’avaient louée comme joueuse de flûte, mais ils m’ont empêchée de jouer parce qu’ils n’aiment pas la musique. Ils m’ont demandé de mimer la figure de Danaë et ils jetaient des pièces d’or sur moi, et Bacchis me les prenait toutes... Et quoi encore? C’étaient des fous. Ils m’ont fait boire la tête en bas dans un cratère beaucoup trop plein où ils avaient versé sept coupes parce qu’il y avait sept vins sur la table. J’avais la figure toute mouillée. Même mes cheveux trempaient, et mes roses.

—Oui, interrompit Myrto, tu es une fort vilaine fille. Mais le miroir? Qui est-ce qui l’a pris?

—Justement! quand on m’a remise sur mes pieds, j’avais le sang à la tête et du vin jusqu’aux oreilles. Ha! ha! ils se sont tous mis à rire... Bachis a envoyé chercher le miroir... Ha! ha! il n’y était plus. Quelqu’un l’avait pris.

—Qui? On te demande qui?

—Ce n’est pas moi, voilà ce que je sais. On ne pouvait pas me fouiller: j’étais toute nue. Je ne cacherais pas un miroir comme une drachme sous ma paupière. Ce n’est pas moi, voilà ce que je sais. Elle a mis une esclave en croix, c’est peut-être à cause de cela... Quand j’ai vu qu’on ne me regardait plus, j’ai ramassé les pièces de Danaë. Tiens, Myrto, j’en ai cinq, tu achèteras des robes pour nous trois.»

Le bruit du vol s’était répandu peu à peu sur toute la place. Les courtisanes ne cachaient pas leur satisfaction envieuse. Une curiosité bruyante animait les groupes en mouvement.

«C’est une femme, disait Philotis, c’est une femme qui a fait ce coup-là.

—Oui, le miroir était bien caché. Un voleur aurait pu tout emporter dans la chambre et tout bouleverser sans trouver la pierre.

—Bacchis avait des ennemies, ses anciennes amies surtout. Celles-là savaient tous ses secrets. L’une d’elles l’aura fait attirer quelque part et sera entrée chez elle à l’heure où le soleil est chaud et les rues presque désertes.

—Oh! Elle l’a peut-être fait vendre, son miroir, pour payer ses dettes.

—Si c’était un de ses amants? On dit qu’elle prend des portefaix maintenant.

—Non, c’est une femme, j’en suis sûre.

—Par les deux déesses! C’est bien fait!»


Tout à coup, une cohue plus houleuse encore se poussa vers un point de l’Agora, suivie d’une rumeur croissante qui attira tous les passants.

«Qu’y a-t-il? Qu’y a-t-il?»

Et une voix aiguë dominant le tumulte cria par-dessus les têtes anxieuses:

«On a tué la femme du grand-prêtre!»

Une émotion violente s’empara de toute la foule. On n’y croyait pas. On ne voulait pas penser qu’au milieu des Aphrodisies un tel meurtre était venu jeter le courroux des dieux sur la ville. Mais de toutes parts la même phrase se répétait de bouche en bouche:

«On a tué la femme du grand-prêtre! la fête du temple est suspendue!»


Rapidement les nouvelles arrivaient. Le corps avait été trouvé, couché sur un banc de marbre rose, dans un lieu écarté, au sommet des jardins. Une longue aiguille d’or traversait le sein gauche; la blessure n’avait pas saigné; mais l’assassin avait coupé tous les cheveux de la jeune femme, et emporté le peigne antique de la reine Nitaoucrît.

Après les premiers cris d’angoisse, une stupeur profonde plana. La multitude grossissait d’instant en instant. La ville entière était là, mer de têtes nues et de chapeaux de femmes, troupeau immense qui débouchait à la fois de toutes les rues pleines d’ombre bleue dans la lumière éclatante de l’Agora d’Alexandrie. On n’avait pas vu pareille affluence depuis le jour où Ptolémée Aulète avait été chassé du trône par les partisans de Bérénice. Encore les révolutions politiques paraissaient-elles moins terribles que ce crime de lèse-religion, dont le salut de la cité pouvait dépendre. Les hommes s’écrasaient autour des témoins. On demandait de nouveaux détails. On émettait des conjectures. Des femmes apprenaient aux nouveaux arrivants le vol du célèbre miroir. Les plus avisés affirmaient que ces deux crimes simultanés s’étaient faits par la même main. Mais laquelle? Des filles, qui avaient déposé la veille leur offrande pour l’année suivante, craignirent que la déesse ne leur en tînt plus compte, et sanglotèrent assises, la tête dans leur robe.

Une superstition ancienne voulait que deux événements semblables fussent suivis d’un troisième plus grave. La foule attendait celui-là. Après le miroir et le peigne, qu’avait pris le mystérieux larron? Une atmosphère étouffante, enflammée par le vent du sud et pleine de sable en poussière, pesait sur la foule immobile.

Insensiblement, comme si cette masse humaine eût été un seul être, elle fut prise d’un frisson qui s’accrut par degrés jusqu’à la terreur panique, et tous les yeux se fixèrent vers un même point de l’horizon.

C’était à l’extrémité lointaine de la grande avenue rectiligne qui de la porte de Canope traversait Alexandrie et menait du Temple à l’Agora. Là, au plus haut point de la côte douce, où la voie s’ouvrait sur le ciel, une seconde multitude effarée venait d’apparaître et courait en descendant vers la première.

«Les courtisanes! Les courtisanes sacrées!»

Personne ne bougea. On n’osait pas aller à leur rencontre, de peur d’apprendre un nouveau désastre. Elles arrivaient comme une inondation vivante, précédées du bruit sourd de leur course sur le sol. Elles levaient les bras, elles se bousculaient, elles semblaient fuir une armée. On les reconnaissait, à présent. On distinguait leurs robes, leurs ceintures, leurs cheveux. Des rayons de lumière frappaient les bijoux d’or. Elles étaient toutes proches. Elles ouvraient la bouche... le silence se fit.


«On a volé le collier de la Déesse, les Vraies Perles de l’Anadyomène!»


Une clameur désespérée accueillit la fatale parole. La foule se retira d’abord comme une vague, puis s’engouffra en avant, battant les murs, emplissant la voie, refoulant les femmes effrayées, dans la longue avenue du Drôme, vers la sainte immortelle perdue.

III La réponse

Et l’agora demeura vide, comme une plage après la marée.

Vide, non pas complètement: un homme et une femme restèrent, ceux-là seuls qui savaient le secret de la grande émotion publique, et qui, l’un par l’autre, l’avaient causée: Chrysis et Démétrios.

Le jeune homme était assis sur un bloc de marbre près du port. La jeune femme était debout à l’autre extrémité de la place. Ils ne pouvaient se reconnaître; mais ils se devinèrent mutuellement; Chrysis courut sous le soleil, ivre d’orgueil et enfin de désir.

«Tu l’as fait! s’écria-t-elle. Tu l’as donc fait!

—Oui, dit simplement le jeune homme. Tu es obéie.»

Elle se jeta sur ses genoux et l’embrassa dans une étreinte délirante.

«Je t’aime! Je t’aime! Jamais je n’ai senti ce que je sens. Dieux! Je sais donc ce que c’est que d’être amoureuse! Tu le vois, mon aimé, je te donne plus, moi, que je ne t’avais promis avant-hier. Moi qui n’ai jamais désiré personne, je ne pouvais pas penser que je changerais si vite. Je ne t’avais vendu que mon corps sur le lit, maintenant je te donne tout ce que j’ai de bon, tout ce que j’ai de pur, de sincère et de passionné, toute mon âme qui est vierge, Démétrios, songes-y! Viens avec moi, quittons cette ville pour un temps, allons dans un lieu caché, où il n’y ait que toi et moi. Nous aurons là des jours comme il n’y en eut pas avant nous sur la terre. Jamais un amant n’a fait ce que tu viens de faire pour moi. Jamais une femme n’a aimé comme j’aime; ce n’est pas possible! ce n’est pas possible! Je ne peux presque pas parler, tellement j’ai la gorge étouffée. Tu vois, je pleure. Je sais aussi, maintenant, ce que c’est que pleurer: c’est être trop heureuse... Mais tu ne réponds pas! Tu ne dis rien! Embrasse-moi...»


Démétrios allongea la jambe droite afin d’abaisser son genou qui se fatiguait un peu. Puis il fit lever la jeune femme, se leva lui-même, secoua son vêtement pour aérer les plis, et dit doucement:


«Non... Adieu.»


Et il s’en alla d’un pas tranquille.


Chrysis, au comble de la stupeur, restait la bouche ouverte et la main pendante.

«Quoi?... quoi?... qu’est-ce que tu dis?

—Je te dis: adieu, articula-t-il sans élever la voix.

—Mais... mais ce n’est donc pas toi qui...

—Si. Je te l’avais promis.

—Alors... Je ne comprends plus.

—Ma chère, que tu comprennes ou non, c’est assez indifférent. Je laisse ce petit mystère à tes méditations. Si ce que tu m’as dit est vrai, elles menacent d’être prolongées. Voilà qui vient à point pour les occuper. Adieu.

—Démétrios! Qu’est-ce que j’entends?... D’où t’est venu ce ton-là? Est-ce bien toi qui parles? Explique-moi! Je t’en conjure! Qu’est-il arrivé entre nous? C’est à se briser la tête contre les murailles...

—Faut-il répéter cent fois les mêmes choses! Oui, j’ai pris le miroir; oui, j’ai tué la prêtresse Touni pour avoir le peigne antique; oui, j’ai enlevé du col de la déesse le grand collier de perles à sept rangs. Je devais te remettre les trois cadeaux en échange d’un seul sacrifice de ta part. C’était l’estimer, n’est-il pas vrai? Or, j’ai cessé de lui attribuer cette valeur considérable et je ne te demande plus rien. Agis de même à ton tour et quittons-nous. J’admire que tu ne comprennes point une situation dont la simplicité est si éclatante.

—Mais garde-les, tes cadeaux! Est-ce que j’y pense! Est-ce que je te les demande, tes cadeaux? Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse? C’est toi que je veux, toi seul...

—Oui, je le sais. Mais encore une fois, je ne veux plus, de mon côté; et comme, pour qu’il y ait rendez-vous, il est indispensable d’obtenir à la fois le consentement des deux amants, notre union risque fort de ne pas se réaliser si je persiste dans ma manière de voir. C’est ce que j’essaye de te faire entendre avec toute la clarté de parole dont je suis susceptible. Je vois qu’elle est insuffisante; mais comme il ne m’appartient pas de la rendre plus parfaite, je te prie de vouloir bien accepter de bonne grâce le fait accompli, sans pénétrer ce qu’il a pour toi d’obscur, puisque tu n’admets pas qu’il soit vraisemblable. Je désirerais vivement clore cet entretien qui ne peut avoir aucun résultat et qui m’entraînerait peut-être à des phrases désobligeantes.

—On t’a parlé de moi!

—Non.

—Oh! Je le devine! On t’a parlé de moi, ne dis pas non! On t’a dit du mal de moi! J’ai des ennemies terribles, Démétrios! Il ne faut pas les écouter. Je te jure par les dieux, elles mentent!

—Je ne les connais pas.

—Crois-moi! crois-moi, Bien-Aimé! Quel intérêt aurais-je à te tromper, puisque je n’attends rien de toi que toi-même? Tu es le premier à qui je parle ainsi...»

Démétrios la regarda dans les yeux.

«Il est trop tard, dit-il. Je t’ai eue.

—Tu délires... Quand cela? Où? Comment?

—Je dis vrai. Je t’ai eue malgré toi. Ce que j’attendais de tes complaisances, tu me l’as donné à ton insu. Le pays où tu voulais aller, tu m’y as mené en songe, cette nuit, et tu étais belle... ah! que tu étais belle, Chrysis! Je suis revenu de ce pays-là. Aucune volonté humaine ne me forcera plus à le revoir. On n’a jamais le bonheur deux fois avec le même événement. Je ne suis pas insensé au point de gâter un souvenir heureux. Je te dois celui-ci, diras-tu? mais comme je n’ai aimé que ton ombre, tu me dispenseras, chère tête, de remercier ta réalité.»


Chrysis se prit les tempes dans les mains.

«C’est abominable! C’est abominable! Et il ose le dire! Et il s’en contente!

—Tu précises bien vite. Je t’ai dit que j’avais rêvé; es-tu sûre que je fusse endormi? Je t’ai dit que j’avais été heureux: est-ce que le bonheur, pour toi, consiste exclusivement dans ce grossier frisson physique que tu provoques si bien, m’as-tu dit, mais que tu n’as pas le pouvoir de diversifier, puisqu’il est sensiblement le même auprès de toutes les femmes qui se donnent? Non, c’est toi-même que tu diminues en prenant cette allure inconvenante. Tu ne me parais pas bien connaître toutes les félicités qui naissent de tes pas. Ce qui fait que les maîtresses diffèrent, c’est qu’elles ont chacune des façons personnelles de préparer et de conclure un événement en somme aussi monotone qu’il est nécessaire, et dont la recherche ne vaudrait pas, si l’on n’avait que lui en perspective, toute la peine que nous prenons pour trouver une maîtresse parfaite. En cette préparation et en cette conclusion, parmi toutes les femmes, tu excelles. Du moins, j’ai eu plaisir à me le figurer, et peut-être m’accorderas-tu qu’après avoir rêvé l’Aphrodite du Temple, mon imagination n’a pas eu grand’peine à se représenter la femme que tu es? Encore une fois, je ne te dirai pas s’il s’agit d’un songe nocturne ou d’une erreur éveillée. Qu’il te suffise de savoir que, rêvée ou conçue, ton image m’est apparue dans un cadre extraordinaire. Illusion; mais, sur toutes choses, je t’empêcherai, Chrysis, de me désillusionner.

—Et moi, dans tout cela, que fais-tu de moi, moi qui t’aime encore malgré les horreurs que j’entends de ta bouche? Ai-je eu conscience de ton odieux rêve? Ai-je été de moitié dans ce bonheur dont tu parles, et que tu m’as volé, volé! A-t-on jamais ouï dire qu’un amant eût un égoïsme assez épouvantable pour prendre son plaisir de la femme qui l’aime sans le lui faire partager?... Cela confond la pensée. J’en deviendrai folle.»


Ici Démétrios quitta son ton de raillerie, et dit, d’une voix légèrement tremblante:

«T’inquiétais-tu de moi quand tu profitais de ma passion soudaine pour exiger, dans un instant d’égarement, trois actes qui auraient pu briser mon existence et qui laisseront toujours en moi le souvenir d’une triple honte?

—Si je l’ai fait, c’était pour t’attacher. Je ne t’aurais pas eu si je m’étais donnée.

—Bien. Tu as été satisfaite. Tu m’as tenu, pas pour longtemps, mais tu m’as tenu, néanmoins, dans l’esclavage que tu voulais. Souffre qu’aujourd’hui je me délivre!

Il n’y a d’esclave que moi, Démétrios.

—Oui, toi ou moi, mais l’un de nous deux s’il aime l’autre. L’Esclavage! L’Esclavage! voilà le vrai nom de la passion. Vous n’avez toutes qu’un seul rêve, qu’une seule idée au cerveau: faire que votre faiblesse rompe la force de l’homme et que votre futilité gouverne son intelligence! Ce que vous voulez, dès que les seins vous poussent, ce n’est pas aimer ni être aimée, c’est lier un homme à vos chevilles, l’abaisser, lui ployer la tête et mettre vos sandales dessus. Alors vous pouvez, selon votre ambition, nous arracher l’épée, le ciseau ou le compas, briser tout ce qui vous dépasse, émasculer tout ce qui vous fait peur, prendre Héraclès par les naseaux et lui faire filer la laine! Mais quand vous n’avez pu fléchir ni son front ni son caractère, vous adorez le poing qui vous bat, le genou qui vous terrasse, la bouche même qui vous insulte! L’homme qui a refusé de baiser vos pieds nus, s’il vous viole, comble vos désirs. Celui qui n’a pas pleuré quand vous quittiez sa maison peut vous y traîner par les cheveux: votre amour renaîtra de vos larmes, car une seule chose vous console de ne pas imposer l’esclavage, femmes amoureuses! c’est de le subir!

—Ah! Bats-moi, si tu veux! Mais aime-moi après!»

Et elle l’étreignit si brusquement qu’il n’eut pas le temps d’écarter ses lèvres. Il se dégagea des deux bras à la fois:

«Je te déteste. Adieu», dit-il.

Mais Chrysis s’accrocha à son manteau:

«Ne mens pas. Tu m’adores. Tu as l’âme toute pleine de moi; mais tu as honte d’avoir cédé. Écoute, écoute, Bien-Aimé! S’il ne te faut que cela pour consoler ton orgueil, je suis prête à donner, pour t’avoir, plus encore que je ne t’ai demandé. Quelque sacrifice que je te fasse, après notre réunion je ne me plaindrai pas de la vie.»


Démétrios la regarda curieusement; et comme elle, l’avant-veille, sur la jetée, il lui dit:

«Quel serment fais-tu?

—Par l’Aphrodite, aussi.

—Tu ne crois pas à l’Aphrodite. Jure par Iahveh Çabaoth.»

La Galiléenne pâlit.

«On ne jure pas par Iahveh.

—Tu refuses?

—C’est un serment terrible.

—C’est celui qu’il me faut.»

Elle hésita quelque temps, puis dit à voix basse:

«J’en fais le serment par Iahveh. Que demandes-tu de moi, Démétrios?»


Le jeune homme se tut.


«Parle, Bien-Aimé! dit Chrysis. Dis-moi vite. J’ai peur.

—Oh! c’est peu de chose.

—Mais quoi encore!

—Je ne veux pas te demander de me donner à ton tour trois cadeaux, fussent-ils aussi simples que les premiers étaient rares. Ce serait contre les usages. Mais je peux te demander d’en recevoir, n’est-ce pas?

—Assurément, dit Chrysis joyeuse.

—Ce miroir, ce peigne, ce collier, que tu m’as fait prendre pour toi, tu n’espérais pas en user, n’est-ce pas? Un miroir volé, le peigne d’une victime et le collier de la déesse, ce ne sont pas des bijoux dont on puisse faire étalage.

—Quelle idée!

—Non. Je le pensais bien. C’est donc par pure cruauté que tu m’as poussé à les ravir au prix des trois crimes dont la ville entière est bouleversée aujourd’hui? Eh bien, tu vas les porter.

—Quoi!

—Tu vas aller dans le petit jardin clos où se trouve la statue d’Hermès Stygien. Cet endroit est toujours désert et tu ne risques pas d’y être troublée. Tu enlèveras le talon gauche du dieu. La pierre est brisée, tu verras. Là, dans l’intérieur du socle, tu trouveras le miroir de Bacchis et tu le prendras à la main: tu trouveras le grand peigne de Nitaoucrît et tu l’enfonceras dans tes cheveux; tu trouveras les sept colliers de perles de la déesse Aphrodite, et tu les mettras à ton cou. Ainsi parée, belle Chrysis, tu t’en iras par la ville. La foule va te livrer aux soldats de la reine; mais tu auras ce que tu souhaitais et j’irai te voir dans ta prison avant le lever du soleil.»

IV Le Jardin d’Hermanubis

Le premier mouvement de Chrysis fut de hausser les épaules. Elle ne serait pas si naïve que de tenir son serment!


Le second fut d’aller voir.


Une curiosité croissante la poussait vers le mystérieux endroit où Démétrios avait caché les trois dépouilles criminelles. Elle voulait les prendre, les toucher de la main, les faire briller au soleil, les posséder un instant. Il lui semblait que sa victoire ne serait tout à fait complète tant qu’elle n’aurait pas saisi le butin de ses ambitions.

Quant à Démétrios, elle saurait bien le reprendre par une manœuvre ultérieure. Comment croire qu’il s’était détaché d’elle à jamais? La passion qu’elle lui supposait n’était pas de celles qui s’éteignent sans retour dans le cœur de l’homme. Les femmes qu’on a beaucoup aimées forment dans la mémoire une famille d’élection, et la rencontre d’une ancienne maîtresse, même haïe, même oubliée, éveille un trouble inattendu d’où peut rejaillir l’amour nouveau. Chrysis n’ignorait pas cela. Si ardente qu’elle fût elle-même, si pressée de conquérir ce premier homme qu’elle eût aimé, elle n’était pas assez folle pour l’acheter du prix de sa vie quand elle voyait tant d’autres moyens de le séduire plus simplement.

Et cependant... quelle fin bienheureuse il lui avait proposée!

Sous les yeux d’une foule innombrable, porter le miroir antique où Sapphô s’était mirée, le peigne qui avait assemblé les cheveux royaux de Nitaoucrît, le collier des perles marines qui avaient roulé dans la conque de la déesse Anadyomène... Puis du soir au matin connaître éperdument tout ce que l’amour le plus emporté peut faire éprouver à une femme... et vers le milieu du jour, mourir sans effort... Quel incomparable destin!

Elle ferma les yeux...


Mais non; elle ne voulait pas se laisser tenter.

Elle monta en droite ligne, à travers Rhacotis, la rue qui menait au Grand Serapeion. Cette voie, percée par les Grecs, avait quelque chose de disparate dans ce quartier de ruelles angulaires. Les deux populations s’y mêlaient bizarrement, dans une promiscuité encore un peu haineuse. Entre les Égyptiens vêtus de chemises bleues, les tuniques écrues des Hellènes faisaient des passages de blancheurs. Chrysis montait d’un pas rapide, sans écouter les conversations où le peuple s’entretenait des crimes commis pour elle.

Devant les marches du monument, elle tourna à droite, prit une rue obscure, puis une autre dont les maisons se touchaient presque par les terrasses, traversa une petite place en étoile où, près d’une tache de soleil, deux fillettes très brunes jouaient dans une fontaine, et enfin elle s’arrêta.

Le jardin d’Hermès Anubis était une petite nécropole depuis longtemps abandonnée, une sorte de terrain vague où les parents ne venaient plus porter les libations aux morts et que les passants évitaient d’approcher. Au milieu des tombes croulantes, Chrysis s’avança dans le plus grand silence, peureuse à chaque pierre qui craquait sous ses pas. Le vent, toujours chargé de sable fin, agitait ses cheveux sur les tempes, et gonflait son voile de soie écarlate vers les feuilles blanches des sycomores.

Elle découvrit la statue entre trois monuments funèbres qui la cachaient de tous côtés et l’enfermaient dans un triangle. L’endroit était bien choisi pour enfouir un secret mortel. Chrysis se glissa comme elle put dans le passage étroit et pierreux: en voyant la statue, elle pâlit légèrement.

Le dieu à tête de chacal était debout, la jambe droite en avant, la coiffure tombante et percée de deux trous d’où sortaient les bras. La tête se penchait du haut du corps rigide, suivant le mouvement des mains qui faisaient le geste de l’embaumeur. Le pied gauche était descellé.

D’un regard lent et craintif, Chrysis s’assura qu’elle était bien seule. Un petit bruit derrière elle la fit frissonner; mais ce n’était qu’un lézard vert qui fuyait dans une fissure de marbre.

Alors elle osa prendre enfin le pied cassé de la statue.

Elle le souleva obliquement et non sans quelque peine, car il entraînait avec lui une partie du socle évidé qui reposait sur le piédestal.

Et sous la pierre elle vit briller tout à coup les énormes perles.


Elle tira le collier tout entier. Qu’il était lourd! elle n’aurait pas pensé que des perles presque sans monture pussent peser d’un tel poids à la main. Les globes de nacre étaient tous d’une merveilleuse rondeur et d’un orient presque lunaire. Les sept rangs se succédaient, l’un après l’autre, en s’élargissant comme des moires circulaires sur une eau pleine d’étoiles.


Elle le mit à son cou.

D’une main elle l’étagea, les yeux fermés pour mieux sentir le froid des perles sur la peau. Elle disposa les sept rangs avec régularité le long de sa poitrine nue et fit descendre le dernier dans l’intervalle chaud des seins.

Ensuite elle prit le peigne d’ivoire, le considéra quelque temps, caressa la figurine blanche qui était sculptée dans la mince couronne, et plongea le bijou dans ses cheveux plusieurs fois avant de le fixer où elle le voulait.

Puis elle tira du socle le miroir d’argent, s’y regarda, y vit son triomphe, ses yeux éclairés d’orgueil, ses épaules parées des dépouilles des dieux...


Et s’enveloppant même les cheveux dans sa grande cyclas écarlate, elle sortit de la nécropole sans quitter les bijoux terribles.

V Les murailles de pourpre

Quand, de la bouche des hiérodoules, le peuple eut appris pour la seconde fois la certitude du sacrilège, il s’écoula lentement à travers les jardins.

Les courtisanes du temple se pressaient par centaines le long des chemins d’oliviers noirs. Quelques-unes répandaient de la cendre sur leur tête. D’autres frottaient leur front dans la poussière, ou tiraient leurs cheveux, ou se griffaient les seins, en signe de calamité. Les yeux sur le bras, beaucoup sanglotèrent.


La foule redescendit en silence, dans la ville, par le Drôme et par les quais. Un deuil universel consternait les rues. Les boutiquiers avaient rentré précipitamment, par frayeur, leurs étalages multicolores, et des auvents de bois fixés par des barres se succédaient comme une palissade monotone au rez-de-chaussée des maisons aveugles.

La vie du port s’était arrêtée. Les matelots assis sur les bords de pierre restaient immobiles, les joues dans les mains. Les vaisseaux prêts à partir avaient fait relever leurs longues rames et carguer leurs voiles aiguës le long des mâts balancés par le vent. Ceux qui voulaient entrer en rade attendaient au large les signaux, et quelques-uns de leurs passagers qui avaient des parents au palais de la reine, croyant à une révolution sanglante, sacrifiaient aux dieux infernaux.


Au coin de l’île du Phare et de la jetée, Rhodis, dans la multitude, reconnut Chrysis auprès d’elle.

«Ah! Chrysé! garde-moi, j’ai peur. Myrto est là; mais la foule est si grande... j’ai peur qu’on nous sépare. Prends-nous par la main.

—Tu sais, dit Myrtocleia, tu sais ce qui se passe? Connaît-on le coupable? Est-il à la torture? Depuis Hérostrate on n’a rien vu de tel. Les Olympiens nous abandonnent. Que va-t-il advenir de nous?» Chrysis ne répondit pas.

«Nous avions donné des colombes, dit la petite joueuse de flûte. La déesse s’en souviendra-t-elle? La déesse doit être irritée. Et toi, et toi, ma pauvre Chrysé! Toi qui devais être aujourd’hui ou très heureuse ou très puissante...

—Tout est fait, dit la courtisane.

—Comment dis-tu!»

Chrysis fit deux pas en arrière et leva la main droite près de la bouche.

«Regarde bien, ma Rhodis; regarde, Myrtocleia. Ce que vous verrez aujourd’hui, les yeux humains ne l’ont jamais vu, depuis le jour où la déesse est descendue sur l’Ida. Et jusqu’à la fin du monde on ne le reverra plus sur la terre.» Les deux amies, stupéfaites, se reculèrent, la croyant folle. Mais Chrysis, perdue dans son rêve, marcha jusqu’au monstrueux Phare, montagne de marbre flamboyant à huit étages hexagonaux. Elle poussa la porte de bronze, et profitant de l’inattention publique, elle la referma de l’intérieur en abaissant les barres sonores.


Quelques instants s’écoulèrent.

La foule grondait perpétuellement. La houle vivante ajoutait sa rumeur aux bouleversements réguliers des eaux.

Tout à coup, un cri s’éleva, répété par cent mille poitrines:

«Aphrodite!!

—Aphrodite!!!»


Un tonnerre de cris éclata. La joie, l’enthousiasme de tout un peuple chantait dans un indescriptible tumulte d’allégresse au pied des murailles du Phare.

La cohue qui couvrait la jetée afflua violemment dans l’île, envahit les rochers, monta dans les mâts de signaux, sur les tours fortifiées. L’île était pleine, plus que pleine, et la foule arrivait toujours plus compacte, dans une poussée de fleuve débordé, qui rejetait à la mer de longues rangées humaines, du haut de la falaise abrupte.

On ne voyait pas la fin de cette inondation d’hommes. Depuis le palais des Ptolémées jusqu’à la muraille du canal, les rives du Port Royal, du Grand-Port et de l’Eunoste regorgeaient d’une masse serrée qui se nourrissait indéfiniment par les embouchures des rues. Au-dessus de cet océan, agité de remous immenses, écumeux de bras et de visages, flottait comme une barque en péril la litière aux voiles jaunes de la reine Bérénice. Et d’instant en instant s’augmentant de bouches nouvelles, le bruit devenait formidable.


Ni Hélène sur les portes Scées, ni Phryné dans les flots d’Éleusis, ni Thaïs faisant allumer l’incendie de Persépolis n’ont connu ce qu’est le triomphe.

Chrysis était apparue par la porte de l’Occident, sur la première terrasse du monument rouge.

Elle était nue comme la déesse, elle tenait des deux mains les coins de son voile écarlate que le vent enlevait sur le ciel du soir, et de la main droite le miroir où se reflétait le soleil couchant.

Avec lenteur, la tête penchée, par un mouvement d’une grâce et d’une majesté infinies, elle monta la rampe extérieure qui ceignait d’une spirale la haute tour vermeille. Son voile frissonnait comme une flamme. Le crépuscule embrasé rougissait le collier de perles comme une rivière de rubis. Elle montait, et dans cette gloire, sa peau éclatante arborait toute la magnificence de la chair, le sang, le feu, le carmin bleuâtre, le rouge velouté, le rose vif, et, tournant avec les grandes murailles de pourpre, elle s’en allait vers le ciel.

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