PREMIÈRE PARTIE LES FOSSÉS DE LA BASTILLE

Septembre 1785

CHAPITRE I UN ASTROLOGUE DE SALON

Les verrous claquèrent et la porte de la prison s’ouvrit. Un geôlier apparut, titubant sous le poids d’un échafaudage de plats et d’écuelles surmontés de leurs couvercles d’étain. Le vacarme de toute cette ferraille emplit la chambre octogonale qui résonna comme un tambour mais sans réussir à tirer le prisonnier de l’espèce de prostration, faite d’amère et vague songerie, dans laquelle il semblait se complaire depuis son arrivée à la Bastille.

À demi étendu sur son lit, les regards perdus dans les ombres poussiéreuses du baldaquin tendu de serge verte, Gilles de Tournemine pouvait rester là des heures entières, l’esprit noyé dans une sorte d’engourdissement où s’anesthésiait son chagrin, ne secouant sa torpeur que pour une rapide toilette et pour grignoter, sans le moindre appétit d’ailleurs, un peu de nourriture.

Encore était-ce uniquement pour faire plaisir à Pongo, l’ancien sorcier iroquois qui, depuis leur première rencontre au bord du fleuve Delaware, quatre ans plus tôt, lui servait de confident, d’écuyer, de valet de chambre, de cuisinier et, à l’occasion, de nourrice. Depuis les sierras espagnoles et la cour de Charles III jusqu’aux parquets luisants de Versailles et aux bosquets de Trianon, Pongo avait suivi fidèlement toutes les tribulations de son maître. Qu’on eût enfermé celui-ci à la Bastille ne changeait rien à la chose et, sans même lever un sourcil, l’Indien lui avait emboîté le pas et s’était laissé enfermer dans la vieille forteresse médiévale où, cependant, ce fils des grands espaces devait se sentir singulièrement à l’étroit.

Sans sa présence attentive et silencieuse, Gilles se fût aussi bien laissé mourir de faim sous une barbe longue et un pied de crasse, son sort actuel et son avenir ne lui paraissant plus dignes du moindre intérêt.

Interminablement, il revivait avec une ivresse amère les instants si doux de son trop court bonheur, ces quelques jours illuminés d’espérance que la présence d’une Judith enfin soumise à l’Amour avait rendus inoubliables et qui avaient pris fin misérablement au moment où, la bénédiction nuptiale ayant fait de Mlle de Saint-Mélaine Mme de Tournemine, les chaudes perspectives de la vie à deux s’ouvraient devant le jeune couple.

La peine du captif était si profonde qu’elle ne parvenait même pas à engendrer la haine envers la femme égoïste et cruelle qui avait causé tout ce drame. Bien plus qu’à Mme de Balbi, sa maîtresse d’un moment, c’était à lui-même que Gilles en voulait, à lui qui n’avait pas su protéger son amour, à lui qui connaissait si bien Anne de Balbi. Comment avait-il pu être assez stupide pour ne pas deviner qu’une femme de son rang et de son orgueil ne se laisserait pas écarter sans chercher au moins à tirer une quelconque vengeance ?

C’était là le seul sujet de ses angoisses. Quant à la prétendue faute qui avait servi de prétexte à son arrestation, à la prétendue collusion établie entre lui, simple garde du corps, et le cardinal-prince de Rohan accusé par la reine, comme un vulgaire truand, du vol d’un collier de diamants de plusieurs millions, il ne lui accordait même pas l’honneur d’un souci. Il n’avait conscience d’avoir accompli qu’un devoir de charité en acceptant de brûler un morceau de papier, peut-être un peu tendre, de cacher un petit portrait, peut-être compromettant pour la reine, quand Rohan l’en avait supplié au moment de son arrestation. Un devoir de soutien naturel, aussi, entre gens du même terroir puisque, depuis la nuit des temps, les fils du Gerfaut et les princes de Rohan avaient tissé entre eux ces antiques liens féodaux qui dépassaient l’autorité même d’un roi de France.

Peut-être cela le mènerait-il, quelque soir, à la lueur sanglante des torches, jusqu’à un échafaud dressé sur la place de Grève ou, plus discrètement, dans la cour de la Bastille mais, en lui tranchant la tête, l’épée du bourreau ne ferait, après tout, que le libérer d’une souffrance à laquelle il ne voyait pas de remède.

Il avait touché de trop près au bonheur absolu pour imaginer un avenir où Judith n’aurait pas sa place. L’existence ne serait alors qu’un insupportable fardeau dont il se fût déjà délivré d’ailleurs si la crainte de Dieu ne l’avait retenu au bord du suicide. Il connaissait trop la jeune femme en effet pour espérer que son entêtement de Bretonne accepterait un jour la vérité, consentirait à lui laisser au moins le temps d’expliquer qu’ils étaient tous deux victimes d’un malentendu, d’un piège trop soigneusement tendu… Se croyant trahie dès le soir de ses noces, jamais Judith ne pardonnerait. Alors, à quoi bon vivre encore ?

En silence, mais non sans jeter vers le prisonnier dont il ne voyait qu’une jambe des regards pleins de curiosité, le porte-clefs Guyot avait déposé sur la table une nappe assez blanche, changé les chandelles plus qu’aux trois quarts usées et disposé, auprès du couvert, les plats dont il ôtait à présent les couvercles avec une mine gourmande.

— Le cuisinier a bien fait les choses, ce soir, mon gentilhomme. Vous avez du potage aux écrevisses, des petits pâtés chauds, de la langue en ragoût, des fruits et des échaudés…

— Je n’ai pas faim.

— Vous avez tort mais, si vous y tenez, je peux remporter…

— Nous tout manger ! affirma Pongo péremptoire en poussant l’homme vers la porte sans ménagements. Toi t’en aller !…

— Au lieu de me gaver comme une oie à l’engrais, grogna Tournemine, on ferait beaucoup mieux de m’apprendre quand je dois être jugé et, éventuellement, exécuté…

C’était là le genre de questions qu’un geôlier redoutait entre toutes car il n’avait aucune possibilité d’y répondre. Eût-il d’ailleurs possédé la plus mince information sur le sort futur de ses prisonniers – la date ou l’heure du premier interrogatoire, par exemple – qu’il en était empêché par l’interdiction formelle, sous peine des plus graves sanctions, d’en laisser seulement supposer la plus petite parcelle, fût-ce par un seul mot ou même une intonation, un soupir. Aussi, quand les prisonniers s’engageaient sur ce chemin glissant, les gardiens choisissaient-ils de se cantonner dans un silence absolu et de quitter les lieux au plus vite. C’est ce que fit Guyot.

Sa silencieuse retraite ne fit pas l’affaire de Tournemine. Jaillissant soudain de sous l’abri de ses rideaux verts, il se jeta sur l’homme, le saisit par sa veste, le souleva de terre et se mit à le secouer si vigoureusement que le gros trousseau de clefs pendu à sa ceinture (il fallait parfois quatre ou cinq clefs pour une même serrure) se mit à grelotter tandis que les dents du malheureux claquaient d’effroi.

— Vas-tu me répondre, gredin ? hurla le chevalier. Je veux savoir quand je dois mourir.

— Je… je voudrais bien vous répondre, mon gentilhomme ! Je vous jure que je le voudrais de tout mon cœur. Mais je ne peux pas… Je ne sais rien !

— Tu es sûr ?

— Très, très sûr ! Et puis, fallait demander ça à Monsieur le Gouverneur quand il vous a reçu à votre arrivée ici. Pas à un pauvre porte-clefs…

— Quand je suis arrivé ?…

Lâchant brusquement l’homme qui vacilla, Tournemine lui tourna le dos et se dirigea vers l’étroite fenêtre, si profondément enfoncée dans son embrasure1 qu’elle ressemblait à l’orifice d’un tunnel, et demeura là un moment, sans rien voir des éclats somptueux dont le soleil couchant illuminait le ciel, perdu de nouveau dans ses pensées et cherchant à rassembler les souvenirs qui le fuyaient.

La disparition de Judith l’avait plongé dans une si profonde souffrance qu’il ne se rappelait rien, ou si peu, de ce qui avait suivi le moment où le lieutenant des gardes de la Prévôté, en lui mettant la main sur l’épaule, s’était assuré de sa personne au nom du roi. Seul l’aimable visage inondé de larmes de l’excellente Mlle Marjon, sa logeuse, flottait sur son départ de Versailles. Ensuite, il y avait un trou noir, l’obscurité cahotante d’une voiture hermétiquement close qui roulait au grand trot et qui conduisait à d’autres ténèbres, trouées de flammes rouges : celles d’un énorme puits de pierre, la cour de la Bastille…

Avait-il vu quelqu’un alors ?… Sa mémoire, toujours si sûre cependant, mit longtemps à lui restituer un visage sanguin sous un chapeau galonné d’or, un sourire aimable sur des dents jaunes, le son d’une voix qui souhaitait une bienvenue ambiguë. Et puis le raclement de pas ferrés sur des marches de pierre, le claquement des verrous, le grincement d’une lourde porte et, pour finir, le vaste désert obscur d’une chambre voûtée fleurant l’abandon et l’humidité que Pongo avait stigmatisée à sa façon.

— Vilain tipi !…

Pourtant, à sa manière silencieuse, l’Indien s’était adapté étonnamment bien à cet état nouveau. Alors que son maître, inerte et indifférent à son sort futur, laissait les jours – combien au juste ? Cent mille… ou quatre ? – couler sur lui sans réussir à penser à autre chose qu’à son bonheur brisé, Pongo, pour sa part, s’efforçait de tirer le meilleur parti possible des ressources de la Bastille.

L’ancien sorcier des Onondagas s’était, en effet, très vite aperçu de l’impression produite sur les geôliers, gens simples et volontiers craintifs, par son aspect sauvage, son crâne rasé, orné d’une longue mèche noire, qu’il se gardait bien à présent de recouvrir pudiquement d’une perruque, et les terrifiantes grimaces qu’il s’entendait si bien à étaler sur un visage déjà peu avantagé sur le rapport de la grâce. Sa voix caverneuse, son langage inhabituel avaient fait le reste et, régnant par la terreur, Pongo avait pu obtenir pour son maître un ameublement à peu près convenable, de la chandelle et même quelques livres auxquels, d’ailleurs, le prisonnier n’avait pas touché.

Veillant sur lui avec la vigilance d’une bonne nourrice, il avait laissé Tournemine remâcher son chagrin autant qu’il l’avait voulu tout au moins jusqu’à ce même jour – qui était le mardi 5 septembre 1785 – où Pongo décida que son maître avait donné suffisamment de temps aux regrets stériles. Et comme, avec un nouveau soupir, le chevalier quittait sa fenêtre pour regagner son lit sans même un regard à l’appétissant repas étalé sur la table, l’Indien vint lui barrer le passage.

— Assez pleuré ! fit-il sévèrement. Toi manger !

— La paix, Pongo ! C’est tout ce que je demande : la paix !

— Paix n’avoir jamais nourri personne et ventre creux mauvais pour esprit du guerrier…

— Guerrier ? Laisse-moi rire ! Qu’est-il devenu le guerrier ? Je suis prisonnier…

— Guerrier prisonnier toujours guerrier quand même ! Jamais perdre courage ou se laisser aller désespoir… comme petit enfant ou comme femme !

Gilles haussa les épaules.

— Si tu espères piquer ma vanité, mon vieux, tu te trompes. Entre un homme et une femme en prison il n’y a guère de différence. Le désespoir est le même…

À cet instant, comme pour lui apporter un démenti une voix de femme se fit entendre par la fenêtre, une voix qui chantait une romance à la mode. Pongo alla jusqu’à la profonde embrasure, tendit l’oreille et sourit découvrant les deux longues incisives qui lui donnaient une si étonnante ressemblance avec un lapin.

— On dirait femme mieux supporter prison que fameux Gerfaut ! fit-il, goguenard.

— Qu’est-ce que cela prouve ? grogna Tournemine. Qu’il y a des femmes qui peuvent s’accoutumer à n’importe quoi. C’est peut-être une folle, d’ailleurs. On dit qu’il y en a ici…

Mais il savait qu’il n’en était rien et même, cette voix, il lui semblait bien la reconnaître pour l’avoir entendue fredonner cette même romance – un air de « Nina ou la Folle d’Amour » – au cours de la soirée de jeux passée rue Neuve-Saint-Gilles et qui s’était si mal terminée pour lui2. Elle ressemblait beaucoup à celle de Mme de La Motte. Et comme celle-ci avait été arrêtée le 18 août, il n’y avait, après tout, rien d’étonnant à entendre sa voix. Par contre, il était surprenant qu’elle eût le cœur à chanter…

Pourtant, à se trouver ainsi tiré de ses idées noires et ramené à la fangeuse histoire qui avait éclaté comme un ouragan sur Versailles et fait arrêter pour vol, comme un simple truand, le cardinal-prince de Rohan, Grand Aumônier de France, Tournemine sentit que le temps des lamentations s’achevait pour lui.

Quittant la chaise sur laquelle il s’était laissé tomber, il dédia un pâle sourire à Pongo.

— Eh bien, grand sorcier, que veux-tu que je fasse ? Quelle médecine m’ordonnes-tu ?

— Pongo l’a dit : toi manger pour retrouver pensées saines et goût du combat.

— Eh bien, mangeons !…

Pour la première fois depuis son arrivée à la Bastille, Gilles prit place à table après avoir fait signe à Pongo de s’installer de l’autre côté. Jusque-là, il s’était contenté de grignoter un morceau de pain avec un peu de vin. Mais à se trouver soudain en face d’une nourriture agréablement parfumée, il sentit se réveiller le bel appétit de son âge, découvrant à la fois qu’il avait très faim et que la cuisine de la vieille forteresse était excellente.

Quand il eut achevé son repas, il en éprouva un bien-être certain qu’il compléta d’une pipe de son excellent tabac de Virginie que Pongo avait eu la précaution d’emporter.

— Tu avais raison, reconnut-il enfin en se renversant sur sa chaise. J’aurais dû t’écouter plus tôt et toi, tu aurais dû me secouer sans attendre aussi longtemps.

Pongo haussa les épaules à son tour.

— Avant n’aurait servi à rien. Pongo compris qu’il était temps quand toi sauter à la gorge du geôlier tout à l’heure… Être bon signe !

— Bien ! Que proposes-tu à présent ?

— Réfléchir !

— Je ne fais que ça !…

— Réfléchir à moyen sortir d’ici ! Pas sur triste condition humaine ! Si toi veux savoir où être passée ta squaw, quitter prison.

En dépit de la douloureuse crispation qu’il ressentait à la moindre évocation de Judith, Tournemine ne put s’empêcher de sourire au pittoresque terme indien. Plût au Ciel que l’orgueilleuse fille du baron de Saint-Mélaine eut la tendre et fière soumission des femmes iroquoises qui savaient appartenir totalement à un homme sans pour autant cesser d’être elles-mêmes. Mais il repoussa vite cette pensée car une image venait de s’imposer sur celle de Judith : celle de Sitapanoki3, la princesse indienne qui lui avait, un moment, inspiré une telle passion qu’il avait été à deux doigts d’oublier son amour et les promesses échangées. Et ce n’était pas le moment de s’attendrir sur les souvenirs d’autrefois, d’un autre temps, d’un autre monde…

Ce n’était d’ailleurs le moment d’aucune sorte d’évocation qui, rappelant les grandes forêts et la fabuleuse nature de l’Amérique, servirait tout juste à rendre plus insupportable encore les murs de la Bastille…

— Sortir d’ici ? soupira-t-il enfin. J’aimerais bien ! Mais je crains que ce ne soit guère possible. J’ai toujours entendu dire qu’on ne s’évadait pas de la Bastille. Je donnerais dix ans de ma vie pour pouvoir ouvrir cette porte…

Il s’interrompit. La porte, justement s’ouvrait. Pensant que c’était Guyot, le geôlier qui venait desservir le souper, Tournemine choisit de lui tourner le dos. Mais ce n’était pas Guyot.

Profondément salué par le geôlier resté au-dehors, un homme venait d’apparaître, un homme qui, de toute évidence, n’appartenait pas au personnel de la prison où l’on ne voyait guère que des uniformes ou les souquenilles des gardiens.

Sous un ample manteau noir négligemment rejeté sur l’épaule, le gentilhomme qui venait d’entrer portait un bel habit de cour en soie bleu foncé discrètement orné de broderies d’argent et timbré, à la hauteur du cœur, d’une rutilante croix de Malte. Sur son long gilet gris argent, de même nuance que ses culottes de soie, le ruban bleu de Saint-Louis pendait sous la cravate de dentelle.

Au physique, c’était un homme d’une cinquantaine d’années, de taille moyenne mais de belle allure. Sa tête, coiffée d’une perruque blanche bouclée, affectait un peu la forme d’un pain de sucre. Le nez était mince, droit et court, les sourcils très noirs et bien arqués. Ils soulignaient heureusement des yeux sombres et allongés au point d’évoquer les types orientaux. La bouche, dont le sourire semblait l’expression habituelle, était celle d’un gourmand et, dans l’ensemble, cette physionomie ne manquait pas de charme en dépit de quelques détails qui en corrigeaient désagréablement l’expression.

Ainsi du front fuyant, de l’air de contentement intime étalé comme une crème sur les traits du personnage mêlés à une double nuance de ruse et d’insolence. Mais la peau était soignée, les mains fines et la tenue irréprochable. Littéralement, le nouveau venu était tiré à quatre épingles.

Comme le prisonnier, dont la puissante silhouette se dressait entre lui et la fenêtre, ne faisait pas mine de s’apercevoir de sa présence, le visiteur éloigna le geôlier d’un sec claquement de doigts puis, glissant un regard curieux sur Pongo momentanément changé en sa propre statue, il articula :

— Puis-je avoir, monsieur, l’avantage d’un moment d’entretien avec vous ?

Au son de cette voix, ensoleillée d’un soupçon d’accent provençal incomplètement maîtrisé, Tournemine fit volte-face.

— Je vous demande excuses, monsieur, dit-il tandis que ses yeux froids analysaient rapidement cette figure inconnue. Je ne savais pas que j’avais un visiteur et je croyais seulement au retour du gardien venu desservir.

— Il n’est pas besoin d’excuses puisque je ne me suis pas fait annoncer. Mais… vous avez là un bien curieux domestique, ajouta le nouveau venu en se tournant à demi vers Pongo qui, debout, bras croisés, au pied du lit de son maître, n’avait toujours pas bougé un cil.

— Ce n’est pas un domestique, coupa Gilles sèchement. C’est un guerrier iroquois et il est à la fois mon écuyer… et mon ami.

— Ami ? Un grand mot… un beau titre !

— Amplement mérité, croyez-le. Je lui dois la vie… entre autres choses.

— Eh bien… disons que vous avez de la chance de posséder une telle rareté. On doit vous l’envier et je gage que l’on vous a plus d’une fois offert de l’acheter.

— En effet. J’ai déjà eu le regret de refuser à Monseigneur le duc de Chartres et à M. de La Fayette, qui ont fort bien compris l’un et l’autre qu’un ami ne saurait se vendre. Mais je suppose, monsieur, que vous ne vous êtes pas donné la peine de monter jusqu’ici pour me parler de mon écuyer ?

L’inconnu sourit sans répondre, fit quelques pas dans la pièce puis, désignant l’une des deux chaises :

— Puis-je m’asseoir ? Mes jambes n’ont plus l’âge des vôtres, chevalier, et votre logis, s’il est plus près du Ciel que ceux du commun des mortels, n’en est pas moins d’un accès pénible.

— Je vous en aurais déjà prié, monsieur, si vous aviez bien voulu prendre la peine supplémentaire de m’apprendre votre nom.

— C’est trop juste ! Eh bien, je me nomme François-Charles de Raimond, comte de Modène, gouverneur du palais du Luxembourg… et donc gentilhomme au service de Son Altesse Royale Monsieur, comte de Provence et frère de Sa Majesté le roi.

L’emphase soudaine du ton fit sourire Tournemine. Cet oiseau si superbement paré pensait-il impressionner un garde du roi avec ses titres ronflants ?

— Je sais qui est Monsieur, fit-il avec un rien d’ironie et en se gardant bien d’ajouter quelle opinion peu flatteuse il gardait de l’Altesse Royale en question. Asseyez-vous, comte… et puis apprenez-moi la raison pour laquelle un si haut personnage prend la peine de m’envoyer un émissaire. Car c’est bien ce que vous êtes, n’est-ce pas ?

Tandis que le comte de Modène s’établissait sur sa chaise avec un soupir de soulagement mais en prenant un soin extrême de ne pas froisser son bel habit sur la paille grossière du mobilier carcéral, le chevalier, les yeux soudain rétrécis, l’examinait en détail. Le seul nom de Monsieur avait suffi à le mettre sur ses gardes. Familier du prince, le pompeux gouverneur de sa maison ne pouvait être qu’un ennemi et, avant même qu’il eût énoncé le but de sa visite, le jeune homme devinait qu’il allait lui falloir jouer serré.

— Le titre d’ambassadeur me conviendrait mieux, fit Modène avec une grimace qui pouvait passer pour un sourire, car je n’ai pas seulement un avis à vous donner mais aussi tous pouvoirs pour discuter avec vous des suites que vous verrez à lui donner. Mais asseyez-vous donc, chevalier, nous pourrons causer plus commodément. Et puis vous êtes si grand que vous me donnez le vertige…

— Permettez-moi de n’en rien faire ! Un prisonnier n’a déjà que trop tendance à demeurer assis ou couché.

— Ah ! vous êtes jeune ! soupira Modène. Les maux de l’âge, les affreux rhumatismes ne vous torturent pas encore. Tandis que moi j’en suis envahi. Ainsi…

Peu désireux d’entendre le récit, sûrement fort long, des misères physiques de son visiteur, Gilles jugea prudent d’y couper court aussi poliment que possible.

— En ce cas, dit-il, vous devez avoir grande hâte de retrouver votre logis, votre lit et de ne pas souffrir trop longtemps sur une chaise de prison. Me direz-vous ce qui vous amène ?

Un éclair d’amusement brilla dans les yeux noirs du comte. Un instant, il considéra le chevalier comme s’il venait de découvrir un aspect inattendu de son personnage, sourit puis, doucement, déclara :

— Je suis venu vous faire connaître votre avenir.

— Mon avenir ? Faites-vous profession de dire la bonne aventure ? Êtes-vous sorcier ?

— Sorcier, non. Astrologue, oui. J’étudie les astres, leur course à travers l’infini et surtout leur étrange influence sur le cours capricieux des destinées humaines. Quel jour êtes-vous né, chevalier ?

— Mais… le 26 juillet 1763, jour de la fête de sainte Anne patronne de la Bretagne, répondit le jeune homme légèrement surpris de constater que Modène avait paru prendre sa boutade au sérieux.

— Hum ! Un Lion… du premier décan. Sauriez-vous me dire aussi à quelle heure ?

Gilles haussa les épaules.

— Non, monsieur, je ne saurais vous le dire ! fit-il sèchement.

Qui donc, mon Dieu, se serait étendu avec assez de complaisance sur sa naissance bâtarde pour lui en apprendre l’heure ? Certainement pas une mère qui l’avait pratiquement renié dès son premier vagissement. La vieille Rozenn, sa fidèle nourrice peut-être ?… et encore ! Mais, après tout, de tels détails avaient bien peu d’importance dans la vie d’un homme.

— Cela vous gênera-t-il, ajouta-t-il avec un brin d’insolence, pour me faire connaître mon avenir ainsi que vous l’annonciez il y a un instant ?

— Certainement pas puisqu’il s’agit de l’avenir immédiat. Mais j’avoue que j’aurais aimé en savoir plus sur votre naissance. Vous êtes un personnage intéressant, chevalier, et vous avez très certainement devant vous une longue, une très brillante carrière… dont il serait dommage d’interrompre prématurément le cours.

Puis, changeant brusquement de ton, Modène enchaîna :

— Vous n’ignorez pas pour quelle raison vous vous trouvez actuellement ici, j’imagine ?

Gilles haussa les épaules.

— Je crois me souvenir qu’au moment de mon arrestation, je me suis entendu accusé de « complicité » avec Monseigneur de Rohan tout juste comme si le Grand Aumônier de France n’était rien d’autre qu’un simple chef de bande. Mais comme personne n’est venu me parler de nouveau d’une affaire aussi insensée, j’ai fini par penser que j’avais rêvé.

— Ceci n’est pas un rêve, dit le comte en désignant les barreaux de la fenêtre. Le cardinal est accusé de vol4. En conséquence le mot complicité s’ordonne de lui-même… ni plus ni moins que pour un simple bandit. La simarre, au cours des siècles, en a couvert bien d’autres et je ne sache pas…

Il n’acheva pas. Tournemine, furieux, venait de l’arracher de sa chaise et le maintenait au-dessus du sol à la force des poignets en le secouant comme un sac de son.

— Vous êtes en train de traiter un prince breton de voleur, monsieur l’astrologue ! Si j’avais une épée vous me rendriez raison sur-le-champ, rhumatismes ou pas, au nom de Rohan… et au mien, Gilles de Tournemine que vous traitez de voleur par la même occasion.

— Lâchez-moi !… mais lâchez-moi donc, râla l’autre. Vous m’étranglez.

— Ce n’est pas l’envie qui m’en manque. Mais puisque vous voulez que je vous lâche, voilà !

Et, ouvrant les mains, le chevalier laissa son visiteur s’écrouler sur le sol, contact un peu rude qui lui arracha une cascade de gémissements.

— Vous devez être fou ! En voilà des manières ! geignit Modène en se relevant péniblement. Personne ne vous a traité de voleur, vous personnellement, jusqu’à présent.

— Expliquez-moi donc alors la signification du mot complicité quand il s’agit d’un homme accusé de vol.

— Il arrive qu’un mot dépasse la pensée. Peut-être aurais-je dû dire collusion… ou entente.

— C’est encore trop !

— Vous êtes impossible ! Quoi qu’il en soit, n’avez-vous pas, alors que le cardinal était déjà en état d’arrestation, reçu de lui quelques objets… une sorte de dépôt mais qui devait être singulièrement précieux si l’on en juge les précautions prises pour vous le remettre…

— Précautions qui, apparemment, n’ont pas servi à grand-chose puisque vous parlez de ce dépôt comme d’une affaire sûre ? Malheureusement pour vous, je n’ai rien reçu… qu’une très paternelle bénédiction.

— Allons donc ! Cela se passait dans l’appartement du Grand Aumônier où vous aviez ordre d’accompagner M. de Rohan pendant qu’il déposerait les ornements et prendrait des vêtements plus convenables pour un séjour à la Bastille. Or, vous avez transgressé vos ordres car vous étiez chargé de la garde du prisonnier… non de l’aider à dissimuler des preuves, peut-être accablantes.

Tournemine enveloppa Modène d’un regard glacé puis, se détournant brusquement, alla se jeter sur son lit.

— Tout à l’heure j’étais un voleur, à présent je suis un traître ! Pongo ! Jette ce monsieur dehors ! Il m’ennuie…

Mais, avant même que l’Iroquois, qui avait quitté instantanément sa rigoureuse immobilité, ait pu se saisir de lui, le visiteur s’écriait :

— Je ne m’attendais guère à vous plaire. Quant à vous ennuyer… Le sort de votre femme n’offre-t-il vraiment aucun intérêt pour vous ?

— Arrête, Pongo !…

Un brusque silence s’abattit, dramatisant la respiration légèrement asthmatique du visiteur. Gilles, qui avait commencé de bourrer sa pipe, suspendit son geste. Son pouce se figea dans le fourneau de terre. Lentement, il se redressa, posa les pieds à terre, déplia sa haute taille. Son regard avait repris possession de Modène et ne le lâchait plus. Et l’homme, sous la claire menace de ces prunelles transparentes, frissonna et parut se recroqueviller.

— Où est-elle ? demanda Tournemine sans élever la voix.

— En lieu sûr, n’ayez aucune crainte…

— C’est la réponse classique lorsqu’on ne veut rien dire. Seulement ce n’est pas d’une réponse classique que je peux me satisfaire, c’est d’une réponse… géographique. Alors, je répète : où est-elle ? En quel lieu, quelle ville, quelle rue ?…

— D’honneur je n’en sais rien. Et le saurais-je que je n’aurais pas le droit de vous le dire.

— Et si j’avais le mauvais goût d’insister ?

— Cela ne servirait à rien, bredouilla Modène qui se voyait coincé entre les six pieds de muscles du chevalier et la silhouette de pierre brune de l’Indien. Monseigneur de Provence vous connaît trop pour m’avoir confié l’endroit où il assure la protection de Mme de Tournemine. Tout ce que je peux vous dire c’est quelle se trouve dans l’un des châteaux de Monsieur, qu’elle y est traitée le mieux du monde et que sa santé est parfaite.

— Comment a-t-elle pu retomber aux mains de cet homme après tout ce que je lui en ai dit, tout ce qu’elle a pu voir, entendre, savoir ?

— Chevalier ! s’écria le comte scandalisé. Vous vous exprimez sur le compte d’un fils de France en des termes…

— Qui ne traduisent pas le dixième de ma pensée. Qui donc, en France, ignore encore que Monsieur ne poursuit qu’un seul but : coiffer la couronne du roi son frère. Voilà pourquoi moi qui aime le roi, moi dont la vie lui appartient, je hais Monsieur de toutes mes forces et le méprise en proportion.

Modène, qui reprenait graduellement confiance, retourna s’asseoir sur sa chaise, défroissa ses habits dérangés par l’attaque du prisonnier puis, tirant de sa poche une petite boîte d’ivoire incrusté d’argent, y prit une pincée de tabac qu’il aspira avec délices.

— Loin de moi la pensée de vous reprocher votre dévouement à Sa Majesté, dit-il calmement. Il est normal que la vie d’un garde du corps lui appartienne… mais vous devriez songer qu’actuellement, c’est à Monseigneur de Provence qu’appartient celle de votre jeune épouse.

Le premier mouvement de Gilles fut de se jeter de nouveau sur l’astrologue mais, comprenant qu’une nouvelle violence ne servirait à rien, il se contint au prix d’un effort qui fit perler la sueur à ses tempes.

— Sa vie ? dit-il d’une voix blanche. Ce misérable n’oserait tout de même pas, lui un fils de France comme vous le proclamiez si hautement il y a un instant, s’en prendre à la vie d’une innocente jeune femme ?

— Vous pensez bien que Son Altesse ne le ferait qu’avec un vrai chagrin, d’autant que ce serait trahir les lois de l’hospitalité. Elle aime beaucoup celle que nous appelions Mlle Julie et, quand cette pauvre enfant désemparée est venue chercher refuge à Montreuil…

— Elle, chercher refuge à Montreuil ? Je ne croirai jamais cela !

— Il faut le croire pourtant. Lorsqu’elle s’est enfuie de chez vous, là où vous l’aviez abandonnée pour rejoindre la reine, Mme de Tournemine, affolée, ne sachant où aller, s’est souvenue de l’extrême bonté que lui avait toujours montrée Madame, et aussi de sa maison de campagne de Montreuil. Elle y est venue tout naturellement…

— Et, tout naturellement aussi, votre noble maître l’a fait transporter aussitôt dans l’un de ses nombreux domaines ? Le grand prince, le bon prince que voilà !… Tenez, comte, finissons-en ! Vous avez une vilaine commission à me délivrer et voilà une heure que vous tournez autour. Que voulez-vous ?

— Ce que le cardinal vous a remis après son arrestation, un… sachet de soie rouge brodé à ses armes qu’il portait sous sa chemise, accroché à une chaîne d’or. Inutile de nier plus longtemps : vous voyez que nous sommes bien renseignés.

— En effet. Malheureusement pour vous, ce sachet je ne l’ai plus. Son Éminence m’avait demandé de le brûler et c’est…

Avec un énorme soupir et une petite grimace de souffrance, Modène se leva.

— Et c’est exactement ce que je m’attendais à entendre. Vous me prenez pour un sot, monsieur, et vous jouez sur les mots. Que vous ayez brûlé le sachet, je n’en doute pas. Mais… ce qu’il contenait ? La lettre… et le portrait ?

Ainsi, il savait cela aussi ? S’il n’avait si bien connu Provence et ses roueries infernales, Gilles eût peut-être pensé que son émissaire était le Diable en personne et, en bon Breton ami du fantastique, il se retint de justesse de se signer. Car, en vérité, Modène parlait de ce qui s’était passé dans la chambre du Grand Aumônier de France comme s’il avait assisté personnellement à la scène. Or, Tournemine était bien certain qu’à cet instant précis, le Cardinal et lui étaient bien seuls, autrement celui-ci n’eût pas agi comme il l’avait fait.

Mais, apparemment, les murs de Versailles possédaient plus d’yeux et d’oreilles qu’on n’en pouvait imaginer et Tournemine se promit, si Dieu lui accordait de quitter sa prison vivant et – Sa Bonté étant sans limites – de reprendre sa place auprès du roi, d’élucider ce problème et d’aller consulter l’architecte des Bâtiments royaux. Il se souvenait, en effet, avoir entendu, un soir, son ami Winkleried lui parler, après boire, des couloirs secrets, passages invisibles et escaliers dérobés qui, selon son expérience de garde suisse particulièrement curieux, creusaient les murs fastueux du palais qu’il comparait prosaïquement à un fromage de Gruyère.

Gardant pour lui ses réflexions, Gilles se contenta de déclarer paisiblement :

— En admettant que vous ayez raison – je dis bien : en admettant – voulez-vous me dire en quoi les affaires de famille du Grand Aumônier de France peuvent intéresser Monsieur ?

— Quand elles peuvent perdre la reine de France, les affaires « de famille » du Grand Aumônier sont d’un très vif intérêt pour son beau-frère…

— Surtout quand ce beau-frère affectueux n’a d’autre rêve que de subtiliser la couronne de son aîné pour en coiffer sa propre tête, fit Gilles en éclatant de rire. Savez-vous, mon cher monsieur, que vous êtes impayable avec vos histoires à dormir debout ? Quoi qu’il en soit, vous avez perdu votre temps et usé vos pauvres jambes inutilement : je ne possède rien de ce que vous cherchez. Sur l’honneur !

— Je n’en crois rien…

Cette fois, Gilles cessa de rire. Son poing partit comme une catapulte mais manqua la figure du comte qui, avec une souplesse inattendue chez un rhumatisant, l’avait évité et filait vers la porte sur laquelle il se mit à tambouriner, appelant le geôlier d’une voix de fausset. Instantanément, la porte s’ouvrit. Modène alors se retourna.

— Inutile de monter sur vos grands chevaux, monsieur de Tournemine. Je suis seulement venu vous dire ceci : ou bien vous me remettez ce que je vous ai demandé à ma prochaine visite qui aura lieu… disons dans trois jours ? C’est un honnête laps de temps pour réfléchir, n’est-ce pas ? – J’ajoute que j’entends par remettre, me donner les moyens d’entrer en possession de ces objets car je suppose bien que vous ne les avez pas ici…

— Ni ici, ni ailleurs.

— Inutile de chercher à me convaincre : nous sommes bien renseignés. Ou bien, donc vous ferez ce que l’on vous demande, ou bien…

— Ou bien ? fit Gilles avec hauteur.

— Vous ne reverrez jamais, tout au moins en ce bas monde, la dame qui vous tient si fort à cœur. J’en sais qui y veilleront.

La gorge du jeune homme se sécha d’un seul coup tandis qu’une fine sueur perlait à son front. Il mourait d’envie à présent d’aplatir ce visage ironique et doucereux, de nouer ses mains autour de cette gorge emmaillotée de dentelles mousseuses et de serrer, de serrer… Jamais encore il ne s’était imposé contrainte aussi violente… Tout son corps en tremblait ! Chargeant sa voix de tout le mépris qu’il put rassembler, il laissa tomber :

— Votre maître qui se dit descendant de Saint Louis mais qui n’est sans doute qu’un bâtard de laquais car il ne peut pas être le frère de mon roi, oserait-il s’en prendre à l’innocente venue chercher refuge sous son toit ? De quelle boue est-il donc fait ?

Rassuré par la présence du geôlier qui, debout auprès de la porte, ses clefs à la main, ne s’en différenciait guère tant il était immobile et impersonnel, Modène s’offrit le luxe d’un sourire plein d’impertinence.

— Vos injures ne peuvent l’atteindre : je ne les entends pas. Elles traduisent seulement votre impuissance à me convaincre. Naturellement mon maître ne saurait se livrer à si triste besogne car son cœur est bon et son âme sensible. Mais j’en sais plus d’un… ou plus d’une qui n’auraient pas de ces délicatesses et qui se chargeraient volontiers d’une telle besogne. Entre autres certaine dame blonde qui a réclamé la faveur de veiller personnellement sur un si précieux otage… Une dame que Monseigneur aime beaucoup…

Cette fois Gilles se sentit frémir. La Balbi ! C’était à elle, la maîtresse de Provence, à cette femme perdue de débauche et qui le haïssait parce qu’il l’avait rejetée, que l’on avait confié Judith, sa fragile, sa farouche… Quelles infâmes confidences Mme de Balbi allait-elle faire à cette jeune femme dont elle avait blessé si cruellement le cœur en détruisant son mariage, au soir même de ses noces et à la veille de son départ pour les jeunes États-Unis ? Allons, le piège était bien monté et digne en tout point de son auteur…

Envahi d’un immense dégoût, il tourna la tête pour ne plus voir l’expression de joie cruelle de ce visage encore inconnu une heure plus tôt et qu’en si peu d’instants il avait appris à haïr. Par-dessus les flammes des bougies, son regard rencontra celui de Pongo. Les yeux sombres de l’Indien, presque toujours si curieusement inexpressifs, brûlaient comme des chandelles. Gilles y lut une colère égale à la sienne mais, aussi, un avertissement, une mise en garde et il comprit que son fidèle serviteur craignait qu’il ne se livrât à quelque geste irréparable.

Pour le rassurer, il lui adressa un semblant de sourire puis revenant à l’homme qui, prêt à sortir, l’observait…

— Allez au diable ! gronda-t-il. Mais, en y allant, dites-lui bien ceci : au cas où, par sa faute, un seul cheveu tomberait de la tête de ma femme, ce serait la sienne qui m’en répondrait. Je n’aurai trêve ni repos que je ne l’aie abattu de ma main. J’en fais le serment sur la vie de ma mère, sur l’honneur de mon père…

L’autre eut un ricanement désagréable.

— Que pourrait-il avoir à craindre d’un mort… ou, tout comme, d’un prisonnier que l’on oublierait au fond d’un cul-de-basse-fosse ?

— Chez nous, monsieur, en Bretagne, on croit aux revenants et aux revenants qui tuent… ne fût-ce que par l’obsession et la terreur qu’ils peuvent causer. Dieu qui me connaît ne me refusera pas la joie de hanter mon ennemi. Un jour viendra où Satan lui-même gémira et tremblera sous sa justice ! Pensez-y, monsieur l’astrologue ! Vos pareils finissaient souvent sur le bûcher, jadis. Vous, en servant le maître que vous vous êtes choisi, c’est le feu éternel qui vous attend…

Il eut l’amère satisfaction de voir l’autre pâlir et faire un rapide, presque furtif signe de croix avant de disparaître derrière le vantail de la porte. Même les esprits forts de ce siècle, dit des Lumières, ne parvenaient pas toujours à chasser, des recoins obscurs de leur âme, la crainte des vieilles malédictions, l’angoisse de l’au-delà, du mystérieux passage derrière le miroir sans tain d’où personne, jamais, n’était revenu dire ce qu’il y avait trouvé. Le bruit de ses pas, étouffé par l’épaisseur des murs, s’éteignit très vite… Modène s’enfuyait…

Un moment, Gilles et Pongo demeurèrent seuls face à face sans rien se dire, chacun d’eux sachant bien, sans avoir besoin du secours des paroles, ce que l’autre ressentait. Peu bavards, comme tous ceux qui ont pris racine et longtemps vécu en étroite communion avec la Nature – les grandes forêts américaines pour l’Indien, la lande et la mer bretonnes pour son maître – l’amitié et la confiance qui s’étaient développées entre eux depuis plusieurs années se traduisaient par un étrange pouvoir de chacun à lire dans les pensées de l’autre.

Ce fut seulement au bout d’un instant que Pongo murmura :

— Pas beaucoup trois jours pour…

Mais Gilles lui fit signe de se taire. Guyot le geôlier, en effet, revenait une fois de plus pour desservir la table.

Il fit la grimace en constatant que tous les plats étaient vides et que les prisonniers avaient tout mangé ainsi que l’Indien l’avait prédit et il était tout juste en train de se promettre de prélever, à l’avenir, sa dîme personnelle en apportant les repas quand Pongo, qui ne l’avait même pas regardé, lui déclara d’un ton sévère :

— Si plats pas assez pleins demain, moi te couper oreilles !

Sûr de lui, l’homme voulut faire le malin et haussa les épaules.

— Vous pas couteau ! fit-il, imitant Pongo. Vous rien couper du tout…

L’ancien sorcier sauta sur lui d’un bond de danseur et lui montrant les longues incisives qui le faisaient ressembler si fort à un lapin :

— Moi ai dents ! s’écria-t-il en roulant des yeux si terribles que le porte-clefs poussa un gémissement de terreur. Moi arracher grandes oreilles velues avec dents ! Moi l’avoir fait très souvent dans combats avec tribus ennemies…

Épouvanté, Guyot ramassa son plateau et s’enfuit sans demander son reste, oubliant même dans son affolement de refermer la porte derrière lui. Un vacarme de plats d’étain s’affalant sur les pierres de l’escalier donna la pleine mesure de sa frayeur. Pongo se mit à rire, alla jusqu’à la porte dont il fit jouer le battant, découvrant la torche, fixée dans des griffes de fer qui éclairait le palier désert.

— Intéressant…, dit-il seulement.

Mais Gilles était déjà dehors. Sans plus réfléchir, il s’était rué sur cette porte ouverte, ce symbole d’une liberté dont il avait plus que jamais besoin, comptant peut-être sur une chance exceptionnelle, sœur de celle qui, un jour, au collège Saint-Yves de Vannes avait changé complètement l’orientation de sa vie5. Parce que le concierge avait mal refermé sa porte et parce que lui avait osé franchir cette porte, son destin avait changé de cap. Au lieu de la grisaille du séminaire, il avait connu les immensités et les fulgurants soleils d’Amérique, les hasards et les fièvres de l’aventure et tout ce qui en était résulté pour lui jusqu’à ce couronnement qu’avait été son mariage avec Judith de Saint-Mélaine.

Au passage, il avait pris Pongo par la main.

— Viens… Il faut tenter le tout pour le tout. Il y a peut-être là un signe.

Ensemble, ils se ruèrent dans l’escalier mais, très vite, Pongo s’arrêta, retint son maître : des bruits de pas nombreux, des cliquetis d’armes qui montaient se faisaient entendre.

— Pas possible ce soir ! chuchota-t-il. Porte ouverte, oui, mais encore beaucoup d’autres et des gardes, des grilles, des fossés…

— Les gardes sont vieux pour la plupart puisque ce sont des invalides, les portes peuvent s’ouvrir, les grilles aussi, les fossés se franchissent…

— Tout cela possible avec armes. Nous pas d’armes…

— Nous en prendrons au premier soldat qui se présentera. Viens !

Mais non seulement Pongo refusa de bouger mais il obligea Tournemine à remonter quelques marches.

— Non. Quoi se passer si nous échouer ? Si nous surpris ? Nous tués ?

— Non. Mais peut-être jetés au cachot et séparés… Tu as raison, viens !… On pourra toujours essayer de nouveau dans trois jours… avec une arme cette fois.

— Quelle arme ?

— Cet homme qui est venu ce soir avait une épée au côté…

La troupe qui montait l’escalier devait être importante. Il eût été sans doute impossible d’en franchir la masse. Sans bruit, les deux hommes regagnèrent leur cellule dont ils prirent soin de refermer la porte aussi soigneusement que possible. L’instant d’après d’ailleurs, le bruit d’une course affolée et le claquement précipité des verrous leur apprirent que Guyot, revenu de sa frayeur, s’était posé des questions à ce sujet. L’écho de son soupir de soulagement leur parvint même par le guichet resté lui aussi ouvert. Il était temps : une grosse escouade envahissait l’escalier, escortant un nouveau prisonnier.

— Tu as bien fait de m’arrêter, dit Gilles amèrement. On ne s’évade pas de la Bastille… ou alors il y faut une minutieuse préparation. Et nous n’avons que trois jours. Trois jours ! cria-t-il soudain, envahi par la rage en assenant sur la table un si violent coup de poing que l’un des pieds du meuble se rompit.

« Pourtant, dans trois jours, si je n’ai pas remis ce que je considérais comme un dépôt sacré… et que d’ailleurs je ne possède plus puisque j’ai brûlé lettre et sachet et que Judith a emporté le portrait, dans trois jours dis-je, il faut que je ne sois plus ici. »

— Toi dire être impossible s’en aller ?

Tournemine haussa les épaules.

— Il y a toujours un moyen de s’en aller, Pongo. Il reste la mort…

En dépit de son impassibilité naturelle, l’Indien tressaillit :

— La mort ? …

— Mais oui… et ce sera peut-être la meilleure solution. La vie de Mme de Tournemine ne sera plus en danger dès l’instant où j’aurai cessé de vivre et je n’offenserai même plus Dieu puisqu’en mourant je préserverai une autre vie. Dans trois jours, si notre situation n’a pas changé, il faut que cet homme ne trouve plus qu’un cadavre.

— Comment mourir ? Toujours pas d’armes…

— Il y a cent moyens : se pendre avec sa cravate, faire appeler l’un des officiers et le maîtriser pour lui enlever son épée…

— Bonne idée. Mais alors pourquoi ne pas prendre épée pour sortir ?

Après tout pourquoi pas ? Tout valait mieux que se ronger les poings dans l’inaction et mourir misérablement. Tenter une sortie désespérée lui permettrait au moins, à défaut de liberté, de perdre la vie de la seule manière qui lui convînt : l’épée à la main. Et puis, qui pouvait savoir ? Des entreprises plus folles avaient réussi avec l’aide de Dieu.

— Reste à savoir, murmura-t-il poursuivant à haute voix sa pensée, si Provence, au cas où nous nous échapperions, laisserait vivre Judith. Ce misérable est capable de tout pour se venger et me détruire. Non, Pongo, j’ai bien peur que ma mort ne soit la seule solution possible pour la sauver.

— Alors, conclut l’Indien tranquillement, moi mourir avec toi. Plus rien à faire ici et, dès demain, moi commencer mon chant de mort.

Gilles n’entreprit pas de le dissuader. Il savait que cela ne servirait à rien et qu’une fois une décision prise, Pongo n’en démordait pas. La mort, pour les Indiens, était une compagne quotidienne, si familière qu’elle ne leur inspirait pas la moindre crainte, quelle que puisse être l’horreur du visage quelle offrait. Tous savaient, dès l’enfance, qu’au jour choisi par le Destin, il leur suffirait de la prendre par la main et de se laisser conduire par elle vers le fabuleux pays des grandes chasses éternelles et du printemps sans fin, domaine personnel du Grand Esprit. C’était une vieille amie qu’il convenait d’accueillir avec honneur en lui chantant une fière bienvenue, plus chaleureuse encore si elle se présentait devant un poteau de torture…

Se préparant à suivre son maître, Pongo se devait donc d’exécuter son chant de mort. Mais connaissant ses étranges capacités musicales et la qualité très particulière de sa voix, Gilles se prit à songer qu’il serait peut-être intéressant d’observer l’effet de cette création artistique sur les oreilles et les nerfs des gens de la Bastille. Qui pouvait dire si des occasions inattendues ne se produiraient pas ?

Mais le chevalier ne devait jamais savoir s’il serait lui-même capable de supporter les incantations funèbres de l’Indien dont le lever du soleil devait être le signal car, en plein cœur de la nuit, alors que l’obscurité était profonde et le silence quasi total, le vacarme des verrous et des clefs se fit entendre de nouveau.

Réveillé en sursaut, Gilles se dressa sur son séant, retrouvant d’instinct, comme au temps des attaques nocturnes, le geste de chercher son épée. Mais il ne s’agissait plus de guerre : éclairés par la lanterne que brandissait un porte-clefs bâillant à se décrocher la mâchoire, un piquet de quatre soldats encadrait la silhouette sévère de M. le chevalier de Saint-Sauveur, lieutenant pour le roi de la Bastille.

— Veuillez vous habiller et me suivre, monsieur, dit-il. Et veuillez aussi vous hâter.

En dépit de l’appareil plutôt sinistre de cette mise en scène qui pouvait ne rien présager de bon, le prisonnier sentit une brusque vague d’espoir l’envahir. Allait-on le conduire devant un tribunal, l’interroger enfin, lui faire entendre ce que l’on avait à lui reprocher au juste en haut lieu et quelle peine il pouvait encourir ?

Le bon Louis XVI avait aboli la torture. Il n’avait donc plus rien à craindre de cette affreuse machinerie médiévale et, en admettant qu’on eût décidé de l’exécuter avec ou sans jugement, ce serait toujours autant de fait. Il n’aurait pas à se donner la mort.

Ce fut donc avec une sorte de hâte joyeuse qu’il enfila ses vêtements puis, tapant sur l’épaule de Pongo pour l’inciter à prendre patience, se tourna vers l’officier.

— Me voici, monsieur. Me direz-vous où vous me conduisez ?

— Vous le verrez bien, monsieur. Allons !

Les quatre soldats encadrèrent le prisonnier, s’engagèrent dans le couloir puis entamèrent la longue descente de l’étroit escalier à vis qui menait à la plus grande cour de la Bastille, celle que l’on nommait la seconde cour.

À se retrouver soudain à l’air libre, Tournemine éprouva une de ces petites joies simples comme apprennent à les apprécier les prisonniers et emplit avec délices ses poumons de la brise fraîche de la nuit.

Étant donné l’heure tardive, la grande cour aurait dû être déserte. Mais la première chose que vit Gilles fut une voiture fermée et grillagée entourée d’un peloton de gardes de la Prévôté à cheval. Un officier qu’il ne connaissait pas arpentait les gros pavés de la vieille forteresse devant la portière ouverte de l’attelage. Ce fut à lui que s’adressa le lieutenant du roi :

— Voici le prisonnier que je vous remets, monsieur. Ayez-en grand soin car il nous a été chaudement recommandé comme étant particulièrement dangereux.

— Soyez sans crainte ! Il ne nous échappera pas. Montez, monsieur.

Un instant plus tard, assis à côté de l’officier à l’intérieur de la voiture dont les ouvertures étaient obstruées par des grilles de fer et des mantelets de cuir, Tournemine entendait résonner sous les roues ferrées les planches des deux ponts-levis. Il se tourna vers son compagnon.

— Êtes-vous autorisé à me dire, monsieur, où vous me conduisez ?

Mais il n’y eut pas de réponse. Apparemment, son compagnon n’était même pas autorisé à lui parler et le prisonnier sentit une vague angoisse lui serrer le cœur. Des histoires entendues jadis dans les cantonnements lui revenaient en mémoire, de prisonniers pour lesquels la Bastille était jugée trop douce et que l’on emmenait vers ces donjons de l’oubli et de la désespérance que l’on nommait Pignerol, ou Pierre-Encize. En ce cas, l’émissaire de Provence ne le retrouverait pas et Dieu seul pouvait savoir ce qu’il adviendrait de sa petite épouse… Mais pourquoi se donnerait-on tant de mal pour un homme qui n’avait fait, somme toute, que rendre un léger service à un prélat malheureux ? À moins que ce ne fût Provence lui-même qui eût trouvé ce moyen de le séparer de son fidèle Pongo et de s’assurer une influence plus complète encore sur son sort et sur sa vie ?

Incapable de répondre à ces questions, Tournemine s’installa le plus commodément qu’il put dans son coin, ferma les yeux et s’efforça de se rendormir. Le sommeil lui avait toujours paru la meilleure manière d’abréger un temps trop long et le meilleur refuge contre les idées noires.

La voiture, à présent, roulait à vive allure sur un grand chemin, environnée par le martèlement des sabots des chevaux lancés au galop. Il n’y avait rien à voir du paysage et puis la forte odeur de tabac que dégageait son compagnon servait tout juste à faire regretter au jeune homme sa chère pipe demeurée dans sa prison.



1. Les murs avaient deux mètres d’épaisseur.

2. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.

3. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.

4. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.

5. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.

CHAPITRE II LE CŒUR D’UN ROI…

En dépit de ses efforts, Gilles ne réussit pas à retrouver le sommeil. La chaleur était étouffante, dans cette voiture trop bien close et, s’il endurait aisément le froid, le chaud, la faim, la soif et la souffrance, le manque d’air lui avait toujours été intolérable. Heureusement, le voyage ne dura pas trop longtemps : un peu plus d’une heure. L’attelage et son escorte semblaient aller comme le vent.

Quand enfin il s’arrêta, le prisonnier savait, bien avant d’apercevoir par la portière ouverte les dalles noires et blanches de la cour de marbre, que l’on était à Versailles : les horloges familières de l’église Notre-Dame et de la cathédrale Saint-Louis sonnant deux heures à sa droite et à sa gauche l’avaient déjà renseigné. Les bruits nocturnes de cette ville lui étaient aussi connus que ceux du palais où tant de nuits déjà il avait assuré son service. Restait à savoir chez qui on le menait.

Il eut tout juste le temps de se poser la question. Son muet compagnon, après l’avoir fait descendre, ne le dirigeait pas vers le grand vestibule où veillaient les Suisses mais le faisait pénétrer dans la salle des gardes sur laquelle s’ouvrait un petit escalier qu’il connaissait bien et que l’on nommait le Degré du roi. Cet escalier conduisait aux cabinets intérieurs de Sa Majesté puis, plus haut, à ses petits appartements.

À sa grande surprise, on ne rencontra personne, ni dans la salle des gardes ni dans le Degré. Tout cela était désert… ce qui était parfaitement inhabituel. Où donc étaient ceux dont le devoir était de veiller aux portes des appartements royaux ?

Mais, en arrivant sur le palier où s’ouvraient les cabinets d’artillerie, des plans et de géographie, le prisonnier vit qu’un homme seul y faisait les cent pas, que cet homme était un Suisse et que ce Suisse était le baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried, son meilleur ami…

À l’aspect du prisonnier et de son mentor, un éclair de joie brilla dans ses yeux noisette mais il ne dit rien, n’en ayant sans doute pas le droit. S’approchant de la porte devant laquelle il arpentait le dallage au pas cadencé, il frappa plusieurs coups légers et rapides et, aussitôt, cette porte s’ouvrit sous la main de Thierry, le valet de chambre de confiance du roi.

— Sa Majesté vous prie de retourner à la voiture et d’y attendre ses ordres, monsieur, dit celui-ci à l’officier qui avait accompagné Gilles.

L’officier s’éloigna et le prisonnier pénétra seul dans l’appartement royal mais, au passage, il reçut en plein visage, comme un réconfortant rayon de soleil, le large sourire que Winkleried ne put s’empêcher de lui adresser en manière d’encouragement. Un instant plus tard, la porte du cabinet de géographie se refermait sur lui.

Tout de suite Tournemine s’inclina profondément. Empaqueté dans une robe de chambre de soie puce aux manches retroussées d’où émergeait le volant froncé d’une chemise de nuit ouverte sur sa poitrine, Louis XVI était penché sur une table supportant une petite mappemonde, de grandes feuilles de papier et tout un assortiment de plumes, de crayons, de compas, d’encres, de règles, d’équerres et d’une foule d’autres choses encore. Armé pour le moment d’un crayon et d’une règle, il donnait tous ses soins à la correction d’une carte marine comme si c’eût été la chose la plus naturelle qu’un roi de France quittât son lit en pleine nuit pour se consacrer à la géographie.

La perruque plantée un peu à la diable, les joues déjà mangées de barbe, le roi n’avait pas l’aspect frais et soigné qui lui était habituel. Mais cela tenait moins au négligé de sa tenue qu’au pli amer creusé de chaque côté de sa bouche toujours si volontiers souriante, à la teinte curieuse de sa peau qui, sous le hâle du chasseur, montrait des traces grisâtres, aux poches bistrées qui se gonflaient sous ses yeux. Cette nuit sans sommeil avait dû avoir des précédentes et Louis avait exactement la mine d’un homme que ronge une peine secrète.

Un seul groupe de bougies seulement éclairait la table et les mains du roi, comme si la lumière avait été modérée intentionnellement afin que les impressions du monarque puissent se lire moins aisément sur son visage. Mais les yeux du chevalier, comme ceux d’un chat, pouvaient percer bien des ténèbres…

Le silence s’installa dans la petite pièce qui avait jadis abrité les perruques de Louis XV, un silence troublé seulement par le glissement léger du crayon le long de la règle. Il dura assez pour que Tournemine, figé et mal à l’aise, en vint à se demander si le roi s’était seulement aperçu de sa présence.

Enfin, avec un soupir où perçait un regret, celui peut-être d’abandonner une tâche passionnante pour retrouver un souci un instant bienheureusement oublié, Louis XVI repoussa son ouvrage et se laissa tomber lourdement dans un fauteuil que sa corpulence cachait.

Fermant les yeux, il appuya un instant, d’un geste plein de lassitude, deux doigts au coin interne de ses paupières, massant doucement la racine de son grand nez bourbon qui n’avait plus rien de sa fierté naturelle. Puis avec un nouveau soupir, il rouvrit les yeux, considérant le jeune homme avec une amère tristesse.

— Je vous devrai, monsieur, une pénible déception car vous avez trahi la confiance que j’avais mise en vous. Je ne vous cache pas qu’il a fallu beaucoup de supplications et d’insistance à votre ami, le baron de Winkleried, pour que j’accepte de vous entendre. Qu’avez-vous à dire ?

— Rien, sire ! Puisque le roi m’a déjà condamné, je n’ai rien à dire car le roi ne saurait se tromper.

Le poing royal s’abattit sur la table.

— Qu’est-ce que ce propos de courtisan ? Ce n’est pas pour entendre des fadaises que je vous ai fait chercher à la Bastille mais bien pour apprendre de vous les justifications de votre conduite.

— De ma conduite ? Que le roi me permette de lui dire que je n’ai encore jamais eu conscience de manquer, en quoi que ce soit, à mon devoir et à la fidélité que je lui dois. En outre, sire, Votre Majesté sait bien que je n’ai rien d’un courtisan. Et si j’osais…

— Osez donc, monsieur ! L’audace a toujours, il me semble, fait partie de votre personnage. Et au point où nous en sommes… Veillez seulement à ne pas manquer au respect qui nous est dû.

— Je mourrai avant de manquer de respect à la majesté royale. Eh bien donc, sire, puisque le roi le permet, j’oserai lui demander pourquoi j’ai été jeté à la Bastille sous l’inculpation de « collusion et complicité » avec Son Éminence le cardinal de Rohan ?

— Ah ! vous savez cela ?

— Le lieutenant des gardes de la Prévôté de Votre Majesté, M. Gaudron du Tilloy qui a procédé à mon arrestation, ne me l’a pas laissé ignorer. Ce jour-là, sire, un grand malheur me frappait et j’ai à peine fait attention à ses paroles. Mais depuis, j’ai découvert que j’étais accusé de complicité de vol et que le voleur était un Rohan.

— Tout beau, chevalier ! Je ne vous ai pas fait venir pour discuter avec vous de la responsabilité du cardinal dans cette vilaine affaire : au surplus, vous n’êtes pas accusé de complicité dans le vol, mais bien d’entente criminelle avec un homme sur lequel la justice du roi venait de s’abattre, un homme que vous étiez chargé de garder et que, cependant, vous n’avez pas craint d’aider à faire disparaître des preuves accablantes, des preuves qui eussent été sans doute capitales.

Bien que sa situation n’eût rien d’enviable et qu’il eût pleinement conscience de l’endroit où il se trouvait, Tournemine se mit à rire, ce qui eut naturellement pour effet de porter à son comble la colère de Louis. Et comme le roi rougissait facilement, il devint ponceau.

— Il me semble que vous vous oubliez, monsieur. Vous osez rire en ma présence ?…

— Pourquoi non, sire ? J’ai toujours cru plaire davantage au roi en lui montrant mes réactions naturelles plutôt qu’en composant une attitude contraire à la vérité. J’ai ri, sire, à cause de l’extrême disproportion des termes employés par Votre Majesté avec la minceur du service qu’en effet j’ai accepté de rendre à Son Éminence.

— Ce sont pourtant les termes dont on s’est servi lorsque l’on m’a demandé de signer votre lettre de cachet. Le baron de Breteuil est un homme qui connaît la valeur des mots qu’il emploie.

— Ainsi, c’est le ministre de la Maison du roi qui a pris la peine de demander mon arrestation ? C’est un bien grand honneur pour un homme qui ne pensait pas être connu de lui. Mais peut-être n’a-t-il agi que sur le désir de quelqu’un d’autre.

— Quelqu’un d’autre ?

— Quelqu’un d’infiniment plus haut que lui, quelqu’un qui veut bien m’honorer, moi simple gentilhomme breton, d’une toute particulière inimitié. Nul n’ignore en effet, sire, que, si M. de Breteuil porte au Grand Aumônier de France une haine tenace et si comme tel j’ai pu lui déplaire, ledit baron de Breteuil écoute volontiers les… suggestions de Monseigneur le comte de Provence.

Une surprise totale remplaça la colère dans les yeux bleus du roi dont la voix, toujours un peu rauque, s’enroua tout à fait.

— Mon frère a de l’inimitié pour vous ? Mais pourquoi ?

Gilles n’hésita qu’un instant avant de se décider à frapper un grand coup. Après tout, il n’avait rien à perdre. Plantant hardiment son regard, aussi limpide qu’un lac de montagne, dans celui de son souverain, il articula calmement :

— Parce que je suis dévoué corps et âme à mon roi et que Monsieur n’aime pas, n’aimera jamais, les serviteurs qui entendent consacrer leurs forces et leur vie au service d’un roi qu’il a toujours souhaité remplacer sur le trône.

Un silence absolu, un peu angoissant, tomba brusquement entre les deux interlocuteurs. Louis avait reculé son fauteuil de façon à ce que son visage quittât la zone lumineuse créée par les trois flammes du chandelier. Seules ses mains étaient visibles. Posées sur les bras du siège, Gilles pouvait les voir blanchir aux jointures, trahissant l’émotion qui s’était emparée du roi et qui, lentement, crispait les doigts. Mais quelle émotion était-ce là ? Conscient d’avoir lancé une très grave accusation, proche voisine de la lèse-majesté et qui pouvait l’envoyer pourrir pour le reste de son existence au fond d’un cul-de-basse-fosse, Gilles retint sa respiration, guettant ce qui allait venir… très probablement une explosion de colère, suivie d’un appel, d’un ordre de le ramener immédiatement à la Bastille. Mais il savait aussi qu’il n’avait rien à perdre, qu’il avait eu raison de jouer, sans crainte, le tout pour le tout.

Pourtant aucun éclat de colère ne vint. Seulement quelques mots murmurés d’une voix lasse qui semblait venir des profondeurs même de la nuit.

— Croyez-vous que je l’ignore ? Par trois fois déjà, avant que la reine n’eût mis au monde les princes qui font mon bonheur et l’espoir de la France, Monsieur a tenté de me tuer : la première fois ici même, dans un corridor dont les lumières se sont éteintes, peu de temps après mon avènement. J’ai reconnu mon frère au parfum d’iris qu’il affectionnait alors et dont il s’est d’ailleurs dégoûté aussitôt. La seconde fois, à la chasse : un subit emballement de mon cheval m’a sauvé d’un coup de fusil qui eût passé pour un accident : je l’ai su par un paysan qui avait assisté à la scène et que j’ai grassement payé pour qu’il se taise. La troisième en me faisant monter, au cours d’une promenade en forêt, dans deux voitures successives… dont les fonds se sont rompus l’un et l’autre avec une rare constance. Vous voyez, monsieur, que vous ne m’apprenez rien concernant les sentiments réels de mon frère. Il est persuadé que la couronne lui reviendra un jour parce que son astrologue favori, le comte de Modène, la lui a promise au cours d’une séance de magie…

Le nom de Modène, rappelant désagréablement à Tournemine ses propres tourments, le fit sortir de l’espèce de stupeur dans laquelle l’avaient plongé les terribles paroles du roi.

— Le roi sait tout cela, souffla-t-il abasourdi, et cependant Monsieur jouit d’une entière liberté, Monsieur n’est pas mis hors d’état de nuire ?

— Je n’ai pas le goût de la vengeance, Monsieur. Dieu ne la permet pas, et elle est indigne d’un roi. Je ne suis pas le premier de ma race qui ait eu à souffrir des complots de son frère. Louis XIII mon aïeul en a subi bien davantage de la part de Gaston d’Orléans et pourtant Gaston d’Orléans n’a jamais été puni. Et puis… il vaut mieux lorsque l’on se connaît un ennemi le garder sous son regard. Exilé sur l’une de ses terres ou mieux enfermé au fond d’un château, Monsieur se créerait des partisans, s’attirerait des dévouements, se tisserait une légende et c’est encore moi qui aurais à en souffrir ! Enfin, la naissance de trois enfants a porté un coup sensible à ses ambitions et aux prédictions de ce Modène. Mon frère n’est pas dépourvu de sagesse et, à présent, il se contente de se ranger dans l’opposition…

— L’opposition ? s’écria Gilles incapable de se contenir. Quel mot pour le lent travail de taupe que poursuit Monsieur à travers tant de voies obscures et souterraines ! Sire, sire ! Votre Majesté se leurre ! Monsieur n’a pas renoncé, il a seulement changé de tactique et d’objectif.

— Qu’en savez-vous ?

— Le peu que j’en sais est encore trop, sire, pour le repos de l’État et de son souverain. Le roi sait-il que derrière cette misérable femme, cette La Motte que l’on vient d’arrêter, il y a Monsieur ?

— Quoi ?

— Mais oui. Oh ! Monsieur bien caché, Monsieur à longue distance, Monsieur qui, à cette heure, a sans doute tranché irréversiblement les liens invisibles qui le retenaient à cette femme, mais Monsieur tout de même.

— Allons donc ! Il ne la connaît même pas !

— Il la connaît. Sur mon honneur, sire, je les ai vus, je les ai entendus ensemble dans les bosquets de Trianon, le soir où la reine recevait Sa Majesté Gustave III.

— Monsieur n’était pas invité… bien que le Suédois soit de ses amis, ou plutôt à cause de cela.

— Il y était tout de même. Je n’ai pas très bien entendu ce qu’ils se disaient, mentit Gilles qui n’avait aucune envie de parler au roi de la lettre de Fersen volée à la reine par la dangereuse comtesse, mais le peu que j’ai compris était suffisant. Tarée, avide, perverse, Mme de La Motte ne pouvait qu’intéresser Monsieur. D’autant qu’ayant cessé de s’en prendre à la vie du roi, il s’intéresse à présent de fort près à la réputation de la reine.

— Ce n’est tout de même pas pour lui que La Motte a volé le collier ?

— Non. La comtesse seule est l’auteur du vol mais il n’empêche que son action fait du cardinal de Rohan une victime de Monsieur. Lui non plus, sire, n’a pas volé le collier. Il a été dupé, trompé, mystifié et il paie à présent fort cher sa crédulité et sa confiance dans une aventurière qui ne les méritait pas.

Émergeant enfin de son fauteuil et de son obscurité, Louis XVI se leva et, les mains nouées derrière son dos, se mit à marcher lentement de long en large à travers le petit cabinet. Son visage était plus sombre encore que tout à l’heure et Tournemine comprit que le seul nom du cardinal en était responsable et que, de ce côté, il allait avoir du mal.

Passant et repassant entre le prisonnier et la lumière, le roi finit par s’arrêter devant lui.

— Selon vous le cardinal n’est pas coupable ?

— Du vol ? Certainement pas. De folie momentanée, d’inconséquence et d’irréflexion peut-être mais…

— Et… pas davantage de lèse-majesté ?

— Lèse-majesté, sire ? Je ne vois pas…

Plus petit que Gilles, Louis dut lever la tête pour le regarder au fond des yeux mais dans ceux de son souverain, le jeune homme lut une lourde tristesse.

— Quand un homme ose prétendre à l’amour d’une reine, il y a lèse-majesté et plus encore envers l’époux de cette reine. Oserez-vous me jurer que le cardinal ne s’est pas permis de lever les yeux jusqu’à sa souveraine et d’en attendre… – une brusque bouffée de fureur enflamma soudain le visage lourd du roi, allumant une étincelle dans son regard en général assez terne… – je ne sais quelles complaisances indignes d’une femme honnête !

Le cœur du chevalier manqua un battement. La question était dangereuse, non pour lui-même qui avait fait délibérément le sacrifice de sa vie, mais pour cet homme couronné qu’il découvrait meurtri et douloureux comme n’importe quel mari dont on suspecte la fidélité de la femme. Or, par ce que lui avait révélé Cagliostro, Gilles savait que Rohan se croyait, grâce aux fausses lettres écrites par Mme de La Motte et son âme damnée Reteau de Villette, et grâce à l’infâme comédie jouée au bosquet de Vénus, sinon devenu l’amant de la reine tout au moins bien près de le devenir. Le roi avait raison : le crime de lèse-majesté était flagrant mais il n’était pas possible de l’admettre sans détruire définitivement le repos et la confiance de Louis. Pas plus qu’il n’était possible de lui dire que l’ennemi de son bonheur ce n’était pas Rohan mais Fersen, le beau Suédois dont Marie-Antoinette était si follement éprise…

La colère du roi était déjà retombée. Se méprenant sur le silence que gardait le jeune homme, il eut, des épaules et des mains, un geste traduisant une impuissance et une résignation navrantes chez un monarque.

— Vous voyez bien…

— Non, sire, je ne crois pas que le cardinal se soit rendu coupable d’un tel crime. Le respect…

— Le respect ? coupa Louis s’emportant de nouveau. Allons donc ! Je sais, moi, que ce misérable ose aimer la reine…, et que vous en avez eu la preuve entre vos mains, cette preuve détournée qui fait de vous un coupable.

Cette fois Gilles comprit qu’il lui fallait aller le plus loin possible dans le domaine de la franchise et qu’il avait peut-être entre les mains, pour un instant, l’honneur de sa reine.

— C’est vrai, dit-il doucement, le cardinal aime Sa Majesté la reine mais, sire, je ne crois pas qu’il soit le seul en France. La reine est jeune, très belle. Elle est peut-être la femme la plus séduisante de ce siècle et nul n’est maître des mouvements de son cœur. Quant à ce que Son Éminence m’a confié, parce que sa sensibilité souffrait à l’idée de voir ces menus objets tomber entre des mains viles ou simplement étrangères, c’était bien peu de choses…

— Peu de choses ? Des lettres m’a-t-on dit, des bijoux…

— « Des » lettres ? Des bijoux ! Que le roi est donc mal informé ! Ce que le cardinal m’a remis c’était un petit sachet de soie rouge brodé à ses armes qu’il portait au bout d’une chaîne. Ce sachet contenait seulement deux choses : un petit billet à l’écriture passée, au papier fané, écrit en allemand d’une grosse écriture maladroite d’écolière et un médaillon renfermant un portrait.

— De qui ? De la reine, bien sûr ? gronda Louis XVI.

— Non, sire. De Madame la Dauphine à peu près au moment, j’imagine, où le cardinal de Rohan l’a accueillie à Strasbourg lorsqu’elle est entrée en France pour épouser Votre Majesté qui n’était encore que Votre Altesse. Ainsi, le roi peut juger : il y a bien longtemps déjà que dure ce grand amour d’un homme qui est plus à plaindre qu’à blâmer.

— Qu’avez-vous fait de ces objets ?

— Ainsi que l’avait demandé Son Éminence, j’ai brûlé le billet et le sachet et gardé le portrait.

Le roi réfléchit un moment puis, tournant les talons, alla vers l’une des armoires, hésita avant de l’ouvrir, se retourna vers le jeune homme.

— Ai-je votre parole, chevalier, que vous m’avez dit la vérité entière concernant le dépôt que vous avez reçu du cardinal ?

— Sur mon honneur de soldat, ma foi de chrétien et le salut de mon âme, je jure au roi que je n’ai rien reçu d’autre…

Un sourire de délivrance illumina un instant le visage fatigué de Louis. Revenant à son armoire, il l’ouvrit d’un geste plein de décision, en tira un plateau sur lequel étaient préparés un flacon, des verres, des petits pains, du beurre et quelques tranches de pâté. Il avait toujours auprès de lui de ces encas tout préparés car, même au plus épais des soucis ou dans le plus vif chagrin, son robuste appétit ne perdait jamais ses droits.

Portant le plateau sur une petite table encadrée de deux chaises, il désigna l’une d’elles à Tournemine.

— Asseyez-vous là, chevalier, et remettez-vous. Vous n’imaginez pas la joie que j’ai à vous trouver innocent des noirceurs dont on vous accusait. Nous allons fêter cela tous les deux ; puis je vous ferai reconduire chez vous. Demain, ou plutôt tout à l’heure, car il est fort tard, je ferai savoir à M. le duc de Villeroy que vous êtes lavé de tout soupçon et que vous reprenez votre place aux gardes du corps. À votre santé, mon ami…

Tout en parlant, Louis remplissait deux verres de bourgogne, en tendait un à son invité occasionnel puis, après avoir légèrement levé le sien, en humait un instant le bouquet avant d’en avaler une gorgée, les yeux mi-clos, avec un visible plaisir. Le serment que venait de prêter son jeune garde avait repoussé assez loin l’écœurante vague de soupçons qui lui empoisonnait le cœur depuis le 15 août tragique au cours duquel le cardinal avait été arrêté en pleine Galerie des Glaces. Car, pur d’esprit et confiant de nature, Louis XVI avait besoin d’appuyer sa foi sur quelques hommes dont le nombre, malheureusement, s’amenuisait singulièrement depuis la mort du vieux Maurepas qu’il avait aimé comme un père, et l’idée que le jeune Breton qui s’était déclaré si hautement son homme lige et dont l’attachement lui avait paru sincère ait pu avoir partie liée avec des misérables lui avait été insupportable.

— Je suis d’autant plus heureux des assurances que vous venez de me donner que M. de Vergennes m’a entretenu ce tantôt de ses idées personnelles sur l’affaire. Il pense que la folie du cardinal mérite une punition exemplaire mais qu’il n’est en rien coupable du vol de ce damné collier. Selon lui, nous devrions régler cette affaire le plus discrètement du monde.

— Ce serait sagesse, en effet. On n’en parle déjà que trop sans doute… Le roi peut juger seul et, seul, indiquer la sentence.

— Je sais, je sais, mais la reine veut la lumière pleine et entière. Elle est enragée contre M. le cardinal et je la comprends. Puisqu’on a osé se servir de son nom, elle entend que la punition soit publique et éclatante. C’est le Parlement qui jugera…

Gilles eut un haut-le-corps.

— Le Parlement, sire ? Les deux Chambres ?

Louis approuva de la tête.

— La Grande Chambre et la Tournelle réunies en juridiction exceptionnelle. Mais oui.

— Le Parlement qui règne sur Paris… Le Parlement si hostile à Versailles… et au roi ?

— Je lui crois tout de même assez d’honneur pour juger convenablement ce crime sans précédent où le droit commun s’est haussé jusqu’à la lèse-majesté. Et puis, la reine l’exige… et moi je le veux.

Beaucoup moins, certainement que Marie-Antoinette mais c’était là le mot de la fin. Du moment que la reine exigeait, il n’y avait plus rien à ajouter.

Tandis que le roi buvait un autre verre et entamait une tranche du pâté que Gilles venait de refuser, celui-ci s’enhardit à reprendre la conversation.

— Sire, dit-il doucement, si j’ai bien compris le roi, je ne retourne pas à la Bastille ?

— Bien sûr que non ! Vous n’avez pas à être puni pour une faute que vous n’avez pas commise.

— Pourtant, sire, je supplie le roi de me faire ramener dans ma prison.

Louis XVI interrompit son petit repas si joyeusement commencé, repoussa son assiette et regarda Gilles avec une réelle stupeur.

— Vous voulez y retourner ? Ah çà, monsieur, vous perdez l’esprit ? Et pour quoi faire, s’il vous plaît ?

— Pour y sauver la vie de mon épouse. Si le roi me libère, en me déclarant aussi hautement hors de cause, elle mourra…

Louis XVI poussa un soupir à éteindre les chandelles et regagna son fauteuil.

— Qu’est-ce encore que cette histoire ? Racontez, racontez ! Nous nageons en plein délire et puisqu’il est écrit que nous finirions la nuit ensemble, apprenez-moi ce nouveau mystère.

Tournemine s’exécuta. Le plus calmement qu’il put il relata la visite du comte de Modène dont le nom, au passage, arracha au roi une exclamation de colère qui ne fit que croître à mesure que se déroulait le récit du jeune homme. Quand il en vint à sa décision de mourir pour ôter à Provence tout motif de s’en prendre à la vie de Judith, Louis explosa.

— Dites-moi, chevalier, me prenez-vous pour un si pauvre sire ? Ne suis-je pas le roi ? Si je déclare qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat dans cette histoire de sachet rouge, si j’ordonne à mon frère de rendre immédiatement sa liberté à Mme de Tournemine…

— Monsieur niera avec hauteur la détenir en sa maison. D’ailleurs dans laquelle, en admettant que ce soit bien l’une des demeures de Son Altesse ? Et pendant qu’on la cherchera il exercera sur elle sa vengeance, ou plutôt la livrera à la vengeance d’une femme qui se croyait des droits sur moi. Non, sire, je remercie le roi du fond du cœur, mais il faut qu’il m’abandonne à mon sort et…

— Et moi je dis que vous êtes fou, que j’aime votre service et que j’entends vous garder en vie ! Je ne veux ni que vous mourriez, ni vous laisser pourrir des années à la Bastille.

— Il faut pourtant que je meure, sire… ou que je passe pour mort ! fit Tournemine en qui une idée commençait à se faire jour. Je ne peux supporter l’idée de savoir en danger la femme que j’aime.

— Qui la supporterait ?

Puis, changeant brusquement de ton :

— Où vous a-t-on logé, à la Bastille ?

— … Dans la tour de la Bazinière, je crois, sire.

— Comme l’on fait pour les nouveaux venus auxquels on n’a pas encore attribué de prison définitive. Eh bien, l’on va vous trouver très vite une autre chambre, il ne faut pas que vous restiez à la Bazinière… Prenez ce flambeau et venez avec moi.

Renonçant momentanément à comprendre, Gilles prit le candélabre et quitta le cabinet de géographie à la suite du roi. Sur le palier, Winkleried montait toujours sa garde et les regarda passer en s’efforçant de dissimuler la joyeuse surprise qui lui causait leur double apparition.

— Veillez à ce que personne n’entre ici ou ne monte aux étages, monsieur, lui lança le roi en se dirigeant vers l’escalier.

L’un derrière l’autre, Louis XVI et Tournemine gagnèrent le quatrième palier du Degré. C’était le dernier étage du palais. Au-dessus, il n’y avait plus que le belvédère dans lequel le roi-savant avait son télescope. Tout était obscur dans cette partie des petits appartements où le roi seul entrait. La chaleur encore forte pour la saison, qui avait régné durant tout ce jour de septembre, semblait s’y être condensée car toutes les fenêtres étaient soigneusement closes et, avant même que Louis n’eût ouvert la porte qui menait à sa forge, les deux hommes étaient déjà inondés de sueur.

Ce n’était pas la première fois que Gilles pénétrait dans le domaine le plus privé du roi. Il avait déjà eu les honneurs de l’atelier de serrurerie quand Lauzun, au retour d’Amérique, l’avait lui-même présenté au roi. Il y avait reçu un accueil qui lui avait été droit au cœur et il retrouvait avec plaisir l’odeur de charbon, d’acide et de ferraille qui régnait dans la grande pièce, obscure à cette heure de nuit.

La lumière qu’il tenait au poing fit surgir de la nuit les rangées d’outils bien ordonnés, la forme fantastique du soufflet et de la forge éteinte avec leurs chaînes de tirage, l’établi avec son étau dont les mâchoires puissantes retenaient une serrure commencée. Plus loin, sur des rayonnages, il y avait des coffres de tailles et de formes différentes avec des serrures plus ou moins compliquées et aussi, chacune portant une petite étiquette, une prodigieuse collection de clefs et de passe-partout. Amusé malgré lui, Gilles ne put s’empêcher de penser qu’il y avait là de quoi faire rêver le plus audacieux des cambrioleurs.

Ce fut vers sa collection de clefs que le roi se dirigea. Il chercha un moment, retournant des étiquettes, ouvrant des coffres, s’énervant un peu de ne pas trouver ce dont il avait besoin. Finalement, il disparut dans la pièce voisine où il avait son tour et revint portant une boîte qui semblait assez pesante, la posa sur l’établi, l’ouvrit et, avec une exclamation de satisfaction, en tira trois clefs qu’il examina un instant avant de les offrir au chevalier…

— Ces clefs, chevalier, sont celles des portes qui ferment la plate-forme de la tour de la Liberté et celle-ci ouvre la porte de la chambre située au dernier étage de cette tour. C’est là que, sur mon ordre, on vous enfermera dès demain matin. C’est de là que vous vous enfuirez dans deux nuits…

— Mais, sire, c’est impossible. Je ne peux pas m’évader… je n’ai pas le droit et…

— Calmez-vous, je vous prie. La solution que je vous offre est la seule possible mais je ne vous cache pas qu’elle n’est pas sans danger, quelles que puissent être les précautions que je prendrai… très discrètement pour favoriser votre évasion. Il faut toujours compter avec le destin, avec la chance, et nous ne pouvons éliminer ni l’un ni l’autre. En peu de mots, mon plan est le suivant : vous allez tenter de vous évader, cette tentative échouera apparemment et vous passerez pour mort. En fait, j’espère bien qu’avec l’aide de Dieu, elle réussira. Écoutez-moi un moment sans m’interrompre…

Pendant plusieurs minutes, dans le silence et la chaleur de la forge, la voix royale, volontairement assourdie, chuchota un plan dont la simplicité et l’audace révélèrent à Tournemine abasourdi que ce paisible souverain, si ami des sciences et de la lecture, si hostile à la violence, pouvait être un habile tacticien. À sa suite, et en imagination, il parvint à la plate-forme d’une tour, descendit le long de la vertigineuse muraille, traversa le fossé large de vingt-cinq mètres, profond de huit et au fond duquel s’étalait un ruisseau, escalada le mur de la contrescarpe pour atteindre le chemin de ronde extérieur et franchir la dernière enceinte de la forteresse.

— Quelqu’un vous attendra, quelqu’un vous aidera, quelqu’un enfin vous emmènera et vous cachera jusqu’à ce que vous puissiez reparaître sous une autre identité tandis que l’on enterrera un cadavre sous votre nom. Plus tard, peut-être, vous pourrez ressusciter et nous en parlerons car, bien sûr, je vous donnerai les moyens de me rencontrer. Ah ! Prenez encore ce canif, il est solide et vous pourrez en avoir besoin… À présent, venez. Le jour va bientôt paraître et il faut que je vous fasse reconduire en prison. À propos, vous êtes seul dans votre cachot ?

— En tant que prisonnier, oui, sire. Mais mon serviteur indien m’a suivi et partage ma captivité.

— Parfait. À deux les choses seront un peu moins difficiles. Mettez tout ceci dans vos poches et redescendons.

— Sire ! pria Gilles ému, avant de sortir, le roi permet-il que je lui dise combien je lui suis reconnaissant, combien…

— C’est inutile, monsieur. C’est à moi et à mes enfants que je rends service en nous conservant un serviteur de votre valeur. En échange et quand vous aurez retrouvé votre liberté d’action vous essaierez de nous protéger des attaques de celui dont nous savons, vous et moi, qu’il est notre pire ennemi. Je vous reverrai dès que ce sera possible… si Dieu permet que vous sortiez vivant des fossés de la Bastille…

En revenant vers son cabinet de géographie, Louis XVI interpella Winkleried.

— Commandez l’escorte et la voiture, baron ! Le chevalier de Tournemine retourne à la Bastille.

Un émouvant mélange de déception et de désarroi se peignit sur le large visage du jeune Suisse.

— Sire ! murmura-t-il atterré, le roi ne veut pas dire…

— Le roi veut dire ce qu’il dit ! Ne discutez pas, monsieur. Obéissez puis, quand la voiture sera repartie – et vous m’assurez sur votre vie qu’elle partira sans encombre – vous reviendrez me parler…

Quelques instants plus tard, enfermé de nouveau dans sa prison roulante auprès d’un compagnon qui ne perdit pas un instant pour se rendormir, Gilles reprenait la route de Paris. Mais ce voyage de retour était bien différent de l’aller. Certes, il faisait toujours aussi chaud dans la voiture et l’officier de la Prévôté sentait toujours le tabac refroidi mais le prisonnier emportait dans son cœur toute la fraîcheur vivifiante de l’aube.

Au-dehors, en dépit des bruits de l’escorte, il pouvait entendre l’appel des coqs qui se répondaient de Saint-Cyr au Chesnay, les premiers cris de la ville et, en traversant la place d’Armes, les jurons des cochers qui, eux aussi, répondaient en effectuant un semblant de nettoyage dans leurs diverses voitures de place : coches, carabas ou « pots de chambre »…

Et puis ce fut l’Angélus et l’égrènement doux de ses notes d’espérance. Silencieusement, alors, Gilles se mit à prier offrant à Dieu une fervente action de grâces pour avoir bien voulu permettre que son roi de France, à lui, ne fût ni Louis XIV ni Louis XV, ces rigides symboles de la monarchie absolue, impitoyable et sourde aux souffrances des simples mortels, mais un brave homme de savant au cœur bon et compatissant qui ne possédait certes pas la poigne de fer qui fait les grands rois mais toutes les qualités qui font les gens de bien et même, dans une certaine mesure, les saints.

Pourquoi, hélas ! avait-il fallu qu’on lui donnât pour femme cette jolie et folle archiduchesse d’Autriche qui avait pris sur lui un ascendant redoutable et qui, pour le malheur de tous, ne parvenait pas à oublier qu’elle était née sur les bords du Danube ? Et moins encore peut-être une naissance Habsbourg d’où elle tirait l’intime conviction d’appartenir à une race privilégiée, d’essence quasi divine, qui la rendait incapable de comprendre les aspirations, tellement plus simples et plus humaines, d’un fils de Saint Louis trouvant plaisir à pratiquer la serrurerie.

Pour sa part, Gilles bénissait de tout son cœur cette étrange face du caractère d’un roi. Répartis dans les vastes poches de son habit, il sentait la présence des clefs et du canif entrés en sa possession de si extraordinaire façon et en éprouvait une joie maligne. C’était amusant, à tout prendre, de se retrouver dans cette voiture, gardé comme un chargement d’or ou comme un prisonnier d’État, tout en sachant parfaitement que l’on emportait avec soi ce qui représentait, à la lettre, les clefs de la liberté…

Le goût de la vie, cette vie à laquelle il renonçait si aisément quelques heures plus tôt, lui revenait avec une ardeur nouvelle, une saveur plus dense de savoir qu’il allait tout de même la remettre en question, en dépit de la chance qu’on lui offrait. L’aide royale, en effet, s’arrêtait à certaines choses : les clefs et le fait que le gouverneur de la Bastille, M. de Launay, recevrait dès le matin l’ordre de le transférer dans la plus haute chambre de la tour de la Liberté, une de ces chambres étroites et voûtées si bas qu’il aurait peine à s’y tenir debout. En outre, Gilles savait que quelqu’un l’attendrait, déguisé en invalide, de l’autre côté du fossé, sur le chemin de ronde extérieur.

Mais, avant de rejoindre cet inconnu, il y aurait la vertigineuse descente le long d’une haute tour au moyen d’une corde qu’il allait devoir faire avec des draps et les tissus qu’il trouverait sur place car lui faire passer une corde en si peu de temps était parfaitement impossible. Cette corde certainement serait trop courte et il lui faudrait se laisser tomber dans le fossé, le traverser et remonter de l’autre côté. En outre, comme il était impossible de mettre la garnison au courant, il y aurait de fortes chances pour qu’on lui tire dessus.

Pourtant, ces difficultés même stimulaient son ardeur. Elles représentaient sa part de courage personnel et le prix dont il était normal qu’il payât la générosité de Louis XVI. Il savait qu’au matin, on retrouverait un cadavre dans le fossé, un cadavre qui accréditerait sa mort mais il se pouvait très bien que ce cadavre fût le sien et que l’École de médecine fît l’économie d’une pièce anatomique… L’important était seulement, à ses yeux, que Pongo, qui allait partager l’aventure, s’en tirât, lui, sans dommage.

Il faisait grand jour quand le carrosse pénétra de nouveau dans la vieille forteresse de Charles V. Lorsque la portière s’ouvrit devant lui, Gilles vit qu’il faisait beau et qu’un encourageant rayon de soleil plongeait jusqu’au fond de ce puits noir que constituait la grande cour, irradiant une brume qui annonçait la chaleur.

Pour la première fois, l’officier qui l’avait accompagné ouvrit la bouche :

— Vous voilà chez vous, monsieur, fit-il avec un sourire qui donna au prisonnier l’envie irrésistible de lui aplatir la figure mais il se souvint à temps qu’il avait autre chose à faire et qu’en fait de prison sous les toits, il risquait alors de se retrouver dans un cachot à six pieds sous terre. Et puis l’animosité des soldats de la Prévôté envers le régiment privilégié des gardes du corps ne datait pas d’hier. Visiblement, ce bonhomme avait éprouvé l’une des douces joies de sa vie en en trouvant un à la Bastille.

Il retourna son sourire mais en plus venimeux.

— Quelle joie ! Vous n’imaginez pas la hâte que j’avais de m’y retrouver. La Bastille est ce qu’elle est mais elle ne sent pas mauvais…

Et, tournant le dos au personnage, il adressa un salut plein d’urbanité au chevalier de Saint-Sauveur qui approchait pour le reconduire dans sa chambre.

Le soupir que poussa Pongo en le voyant reparaître lui donna la pleine mesure du souci que celui-ci s’était fait à son sujet. Après avoir scruté attentivement le visage mal rasé du jeune homme, il se mit à palper ses bras et ses jambes.

— Rassure-toi ! fit Gilles en riant. Je suis entier. On ne m’a pas mis à la torture. J’ai seulement fait un petit voyage…

Il attendit que la porte se fût refermée puis, jetant un coup d’œil au guichet derrière lequel il était toujours possible que Guyot fût aux écoutes, il posa vivement un doigt sur ses lèvres et se contenta de murmurer :

— Tout va bien…

Puis comme l’Indien, rassuré, allait s’accroupir de nouveau dans son coin préféré, près de la fenêtre, pour reprendre ses incantations préparatoires à une belle mort, il leva la main pour l’arrêter mais se ravisa. Tant qu’ils n’auraient pas mis une certaine distance entre eux et la vieille prison d’État, la mort demeurerait une éventualité assez proche pour mériter que l’on en tînt compte… Laissant donc Pongo à son improvisation, il alla se jeter sur son lit et, sourd aux rauques vocalises de son compagnon, s’endormit presque aussitôt.

Ce fut vers la fin du jour qu’on tira Tournemine de son bienheureux sommeil en venant le chercher pour le changer de prison. Pongo chantait toujours. Aussi, en passant devant Guyot, le chevalier ne put-il s’empêcher de sourire : le porte-clefs avait la mine défaite d’un homme qui vient de beaucoup souffrir mais dans son œil quelque chose ressemblait à une aurore d’espérance : Dieu l’avait pris en pitié et débarrassé de cet affreux sauvage qui poussait de si affreux cris et qui lui faisait si peur…

Sous bonne escorte, on descendit donc les trois étages de la Bazinière et l’on gagna la tour de la Liberté, séparée de la première par une autre tour, la Bertaudière. Ces tours, avec une quatrième, la tour du Coin, formaient la façade ouest de la Bastille et regardaient vers la rue Saint-Antoine. Autrefois, d’ailleurs, deux d’entre elles, la Bertaudière et la Liberté, n’étaient rien d’autre que les défenses encadrant l’ancienne Porte Saint-Antoine. Le reste de la forteresse avait été édifié autour.

Ces énormes cylindres de pierre comportaient en général cinq chambres, une par étage. Seule, la Liberté, ainsi nommée parce qu’en principe, jadis, ceux qu’on y logeait avaient la « liberté » de se promener sur le couronnement ou sur la terrasse, en possédait six.

La plus élevée, la calotte, fut celle qui accueillit Gilles et Pongo. C’était une pièce octogonale, pavée de briques et dont les huit arcades se rejoignaient en ogive sur un cul-de-lampe. Mais, alors que la hauteur de plafond des autres chambres était d’environ cinq mètres, celle de la calotte était si basse que les deux nouveaux prisonniers durent se baisser pour y entrer et que, vers le centre seulement, Pongo put se redresser complètement. Gilles ne le put pas : il lui manquait cinq bons centimètres.

En outre, à la manière des Plombs de Venise, il y régnait l’hiver un froid rigoureux et l’été une chaleur de four. Aussi, en franchissant la porte les nouveaux venus eurent-ils l’impression d’entrer dans une fournaise. C’était l’une des pièces les plus pénibles de la prison. Mais, entre ce carcere duro et la plate-forme de la tour, il n’y avait que trois serrures à ouvrir : la double porte de la geôle et celle qui ouvrait la terrasse.

L’ameublement en était des plus succincts : un lit logé entre les intervalles des arcades et une chaise percée.

— Je suis navré, monsieur, de vous loger si mal, murmura d’un ton où perçait une vague pitié le chevalier de Saint-Sauveur qui avait de nouveau surveillé le transfert, mais ce sont les ordres du roi…

— Que sa volonté s’accomplisse ! soupira Gilles en s’efforçant à une convenable contrition. J’ai dû l’offenser plus gravement que je ne le pensais… Ai-je néanmoins la permission de demander certains objets de première nécessité ? Il n’y a rien ici.

— Demandez, monsieur, demandez. En dehors du fait que le roi exige de vous voir enfermer ici, ses ordres ne disent pas que l’on doive vous priver du nécessaire. Que voulez-vous ?

— Un lit pour mon serviteur, des draps, des couvertures…

— Des couvertures ? fit l’officier abasourdi. Par cette chaleur ?

— Il fait chaud le jour mais, à cette hauteur, les nuits sont souvent froides et mon serviteur, comme moi-même, sommes habitués à de grandes chaleurs… En outre, s’il était possible d’avoir de l’eau, du savon et des serviettes, je voudrais me laver…

— C’est trop naturel. Désirez-vous aussi que je vous envoie le barbier ?

Gilles passa sa main sous son menton râpeux, hésita puis déclara finalement :

— Il est déjà tard. Demain matin, de bonne heure, si vous le voulez bien…

— Entendu. On va vous apporter tout cela avant le souper. Mais pensez-vous qu’il y aura place pour deux lits ?

— Pongo se contentera d’un simple matelas, mais avec des draps et des couvertures…

— Comme vous voudrez…

À peine l’officier eut-il tourné les talons que Gilles se ruait sur le lit, qui était tout prêt, en ôtait vivement le drap de dessous, en faisait un gros bouchon qu’il allait enfouir dans la chaise percée, avant de refaire le lit en rabattant seulement la couverture afin que l’on pût voir qu’un drap manquait. Cela lui permit, quand apparut son nouveau porte-clefs, un gros garçon aux cheveux filasse et à la face blême qui ressemblait irrésistiblement à un fromage blanc et devait en avoir la vivacité d’esprit, de lui faire remarquer qu’il manquait un drap à son lit et qu’il importait de lui en donner un autre dans les plus brefs délais.

L’homme souleva une lourde paupière, découvrant un œil d’une couleur indéfinissable qui ne tranchait guère avec le reste de sa figure, considéra un moment le lit ouvert d’un air perplexe, mit un doigt dans sa bouche, l’en ressortit et, finalement, articula :

— J’ croyais pourtant ben avoir fait c’ lit convenablement, hier ?

— Il faut croire que non, dit Tournemine. Un drap ne s’envole pas tout seul…

— C’est ben vrai ! C’est ben vrai !… Eh ben, j’ai plus qu’à en chercher un autre. V’s’ êtes sûr qui vous le faut pour ce soir ? ajouta-t-il pensant sans doute à la hauteur de la tour et au fait qu’il avait déjà fait deux voyages.

— Bien sûr qu’il le faut pour ce soir ! Mais vous n’aurez qu’à l’apporter en même temps que le souper ! fit Gilles magnanime. Il est inutile de faire un voyage exprès.

L’homme approuva de la tête.

— V’s’ êtes bien aimable, mon gentilhomme ! fit-il, reconnaissant.

Il le fut plus encore quand Gilles lui dit que son serviteur se chargerait de faire les lits et assurerait tout le service intérieur de la chambre. Transpirant comme une gargoulette, le gardien se hâta de remercier et de redescendre vers des contrées plus respirables.

Quand il reparut, une heure plus tard, titubant sous le poids d’une pyramide de plats et du grand pot de café que le chevalier avait réclamé à chaque repas, Gilles et Pongo avaient usé abondamment du grand seau d’eau qu’il leur avait apporté pour se laver… et mis de côté quelques-unes des serviettes qui l’accompagnaient.

Avec la nuit venue, la chaleur était un peu tombée. Les deux captifs firent honneur au menu qui était excellent comme d’habitude puis, tandis que sur l’ordre de son maître, Pongo, qui avait passé sa journée à chanter, se couchait et s’endormait, Gilles, qui avait dormi, lui, toute la journée, commençait à préparer l’évasion du lendemain.

Le drap qu’il avait extrait de la chaise percée et les deux qui formaient le fond de son lit et de celui de Pongo furent, à l’aide du canif remis par le roi, découpés en bandes que le jeune homme tressa et rajouta soigneusement puis qu’il teignit à l’aide du café qu’il s’était bien gardé de boire afin que, dans la nuit, la blancheur du tissu ne se remarquât pas trop quand la corde de fortune pendrait le long de la muraille.

Ce travail lui prit un certain temps mais il constata avec plaisir qu’il n’était pas encore minuit quand il l’acheva et fourra, sous son lit, le produit de son industrie. Son évasion devant avoir lieu la nuit suivante, vers deux heures du matin, il aurait largement le temps, avec l’aide de Pongo, de transformer en nouvelles tresses les draps du dessus, les couvertures et les serviettes qu’il aurait réussi à se procurer. Son lit n’avait malheureusement pas de rideaux mais il y suppléerait avec les cravates, les chemises et les vêtements que Pongo avait emportés au moment de son arrestation.

N’ayant plus rien à faire, il s’étendit sur son lit, alluma sa pipe et, sa montre posée auprès de lui, se mit en devoir de noter les heures des rondes et les différents bruits qui lui parvenaient. La température était devenue plus supportable et, dans le lointain, si l’on en croyait les roulements de tonnerre, de moins en moins espacés, qui se rapprochaient insensiblement, un orage se préparait…

Il éclata vers trois heures avec une violence telle que Pongo s’éveilla en sursaut. Le tonnerre avait claqué juste au-dessus de la tour et la chambre voûtée résonnait comme une cloche. Pendant un long moment ce fut l’Apocalypse. La tempête tourbillonnait autour de la forteresse, allumant des éclairs aveuglants qui plongeaient par les meurtrières, illuminant un instant l’intérieur de la geôle.

— Fasse le ciel que nous n’ayons pas ce temps demain, marmotta Gilles. On doit y voir comme en plein jour dehors. La plus maladroite des sentinelles ne nous manquerait pas !… D’un autre côté, cela pourrait les tenir à l’abri…

Un nouveau coup de tonnerre plus violent encore que les autres lui coupa la parole et aussitôt les nuages crevèrent. Une pluie diluvienne s’abattit sur la ville, soulevant d’abord des nuages d’une poussière qui, très vite, se changea en boue, arrachant les feuilles déjà sèches des arbres altérés, transformant les gouttières en fontaines et les ruisseaux en torrents.

Quand le jour se leva, si gris et si bas qu’il pénétrait à peine dans la prison, il pleuvait toujours et le vent hurlait comme une bande de loups. Dans leur « calotte » accrochée aux nuages, Gilles et Pongo avaient la sensation d’être perdus en plein ciel car le vacarme de la tempête dont elle semblait être le centre étouffait tous les bruits de la prison. En bon sorcier indien pour qui le tonnerre est la voix même du Grand Esprit, Pongo se livrait à une nouvelle série d’incantations et, à genoux au milieu de la pièce, envoyait de temps en temps, vers ce que l’on pouvait voir de ciel à travers l’étroite ouverture, des pincées d’une poudre mystérieuse qu’il puisait dans le sac-médecine en peau de caribou qui ne l’avait jamais quitté depuis les rives de la Delaware.

Assis sur son lit, Gilles le regardait faire, ne sachant trop s’il devait se réjouir d’un temps abominable qui, très certainement, n’inciterait guère les sentinelles de garde sur le parapet à quitter leurs guérites mais risquerait de balancer inconfortablement la corde de fortune grâce à laquelle tous deux allaient descendre le long de la tour.

La matinée s’étira, interminable, égayée seulement par les repas et la visite du barbier qui apparut dans la matinée, passablement essoufflé, avec l’attirail non seulement convenable mais étonnamment luxueux qui était d’usage à la Bastille. Nanti d’un bassin et d’un coquemar d’argent massif, l’homme, un garçon replet et jovial que la fréquentation d’interminables escaliers ne semblait pas faire maigrir, coiffa Gilles d’un beau bonnet de soie bleue, étala sous son menton une serviette à barbe de toile fine garnie de dentelle et lui enduisit le visage d’un savon qui fleurait la violette. Tout en maniant son blaireau, il se répandait en sourires, s’exclamait sur le temps affreux qui régnait ce matin et, de toute évidence, brûlait d’envie de causer. Gilles décida de l’y aider.

— Que dit-on à la Bastille, ce matin ? demanda-t-il d’un ton volontairement détaché.

— Pas grand-chose, monsieur, pas grand-chose ! Hormis cette Mme de La Motte qui est enfermée à la Bertaudière, qui crie beaucoup et qui ne cesse de réclamer contre tout, on ne dit pas grand-chose. La grande affaire ce matin a été la nouvelle visite rendue par M. le comte de Vergennes et M. le Maréchal de Castries à M. le cardinal de Rohan pour lui expliquer, croit-on, les intentions de la Cour. Son Éminence ne cesse, paraît-il, de demander qu’on l’affronte à cette femme La Motte. Mais cela ne peut se faire…

— Je ne vois pas pourquoi ? fit Tournemine en haussant les épaules. Au fait, où l’a-t-on logé, le cardinal ? Dans une tour ?

— Un prince de l’Église ? Oh, monsieur !… Non, on lui a bien vite aménagé un bel appartement dans le corps de logis de l’état-major, entre la grande cour et la troisième cour. Il est assez bien installé, en compagnie de son secrétaire et de deux domestiques. Il s’apprêterait même à donner un grand dîner à certains de ses amis…

Tournemine n’écoutait plus. Il était étrange de constater avec quelle facilité il avait oublié, en dépit de l’explication qu’il avait eue avec le roi, les conséquences de cette affaire dramatique sur des êtres humains qu’il avait pu approcher. L’homme, décidément, ne peut s’intéresser sérieusement qu’à ses propres problèmes et lui-même ne s’était jusqu’à présent soucié ni du sort de Rohan ni de celui de la belle et dangereuse comtesse. Obnubilé par ses regrets d’avoir perdu Judith puis par la crainte de la savoir en danger de mort, il avait pu vivre durant des jours et des jours dans cette prison sans seulement s’inquiéter de ce que devenait le prélat, trop insouciant et trop crédule peut-être mais dont il savait bien qu’un cœur semblable à celui de beaucoup d’autres hommes battait sous sa simarre pourpre…

Sa mémoire lui montra Rohan tel qu’il l’avait vu, rue Neuve-Saint-Gilles, au jeu chez la comtesse de La Motte et, plus tard, dans l’escalier de l’hôtel de Cagliostro, tel enfin qu’il l’avait vu, dans tout le faste de sa fonction de Grand Aumônier de France sous les lambris glorieux de Versailles : noble, beau, séduisant, plein d’un charme qu’il était impossible de lui refuser, grand seigneur jusqu’au bout des ongles terminant ses mains généreuses, toujours si largement ouvertes. Bien des femmes avaient été prises à ce charme et Gilles ne parvenait pas à comprendre la haine, apparemment inguérissable, que lui portait Marie-Antoinette.

Certes, ses mœurs n’étaient pas des plus pures mais l’entourage favori de la reine n’était pas constitué, tant s’en fallait, par des modèles de vertu. Était-ce parce qu’il avait osé lever les yeux jusqu’à l’altière fille de Marie-Thérèse ? Mais Fersen avait fait plus que lever les yeux sans être d’aussi bonne noblesse.

Bien sûr, Fersen était aimé et Rohan ne l’était pas, mais dans l’acharnement que Marie-Antoinette mettait à poursuivre le malheureux cardinal, Gilles n’était pas loin de penser qu’entraient pour beaucoup la conscience d’avoir agi plus que légèrement lors de la comédie du bosquet de Vénus et la crainte que fût découvert le rôle que la reine s’était laissé aller à jouer en permettant que cette farce cruelle ait lieu devant elle. À présent, Rohan était prisonnier, accusé d’escroquerie et de vol. Comment était-il dans ce nouvel avatar ? Toujours semblable à lui-même sans doute… Il avait trop l’habitude de vivre l’échine droite. Mais le cœur que recouvrait cette superbe enveloppe, dans quel état était-il ?

Qu’éprouvait-il ? De l’amertume sans doute et aussi des regrets mais peut-être moins de la folie commise en se prêtant à l’achat du collier que d’avoir vu se briser à ses pieds le rêve merveilleux dont il avait vécu durant tant de mois. Une douleur d’amour, enfin, et combien cruelle puisque celle qu’il aimait s’obstinait à ne voir en lui qu’un voleur alors qu’il était simplement un amoureux…

Le fil des pensées de Tournemine cassa soudain, laissant remonter à sa conscience le bavardage du barbier. Qu’était-il en train de dire ?… Il parlait de Mme de La Motte et disait qu’elle occupait beaucoup les hommes de la forteresse où son charme faisait apparemment des ravages…

— Il n’est, fit l’homme d’un ton lyrique en grattant délicatement le menton de Tournemine, jusqu’au lieutenant de police, M. Thiroux de Crosne qui ne lui mange dans la main. On dit qu’il en tient pour elle au point de proclamer à tout venant que s’il y a ici un coupable ce ne peut être que M. le cardinal car une dame aussi accomplie ne saurait être qu’une victime…

— Il ne doit pas très bien savoir ce que c’est qu’une dame accomplie, marmotta Gilles. Joli lieutenant de police que nous avons là ! Que n’a-t-on laissé l’habile, efficace et silencieux M. Lenoir ?

— Il était bien sévère ! soupira le manieur de rasoirs. Et puis il était un peu trop curieux ; cela ne plaisait pas à tout le monde. Ainsi, je me suis laissé dire qu’il a gravement déplu à Monseigneur le comte de Provence, frère de Sa Majesté. C’est lui qui aurait obtenu le remplacement…

— … par un imbécile tandis qu’on l’envoyait faire régner l’ordre parmi les bouquins de la Bibliothèque royale, conclut le chevalier qui garda pour lui la fin de sa pensée. À savoir : que ce judicieux remplacement avait eu lieu, comme par hasard, juste avant que n’éclatât le scandale du Collier…

Le barbier avait fini. Il tamponna délicatement les joues humides de son patient, paracheva son ouvrage d’un nuage de poudre à l’iris qui mit une brume parfumée à l’intérieur du cachot et fit tousser Pongo, voulut reculer de quelques pas pour juger de l’effet produit et s’écroula bienheureusement dans les bras de Pongo, ce qui lui évita de s’assommer à l’une des arêtes de la voûte.

Reconnaissant, il accepta avec un certain enthousiasme de raser l’Indien à son tour et le flot de paroles s’épancha de nouveau mais sur un autre mode. C’était la toute première fois que le bonhomme grattait le cuir d’un « sauvage » et celui-ci dut faire face à une avalanche de questions touchant ses impressions sur les charmes et délices de la civilisation occidentale. Mais c’était un homme d’un naturel doux et peu sanguinaire et, lorsque Pongo lui eut fait connaître, à sa manière laconique, son point de vue qui tenait en peu de mots : « Bonne nourriture, belles squaws et bons vins… » le barbier se tint pour satisfait et se chargea courageusement des demandes et des réponses afin de ne pas entamer la peau d’un client aussi exotique.

— Au fait, sait-on ce que devient le comte de Cagliostro ? L’avons-nous ici ? demanda Gilles.

L’homme eut l’air surpris.

— Aurais-je négligé d’en parler à Monsieur ? Il me semblait pourtant… mais j’ai dû me tromper sans doute. Naturellement, il est ici, comme tous ceux qui ont participé à cette étrange affaire mais je ne saurais dire ce qu’il devient car il est au secret ce qui est bien cruel pour un homme de bien comme lui.

— Vous le connaissez ? fit Tournemine, intéressé.

Le barbier rougit puis, jetant un coup d’œil angoissé vers la porte comme s’il s’apprêtait à révéler un secret d’État :

— Il a guéri ma fille d’un flux de ventre alors que sa mère et moi désespérions. Nous ne comprenons pas pourquoi on l’a arrêté. Il n’a sûrement rien pu faire de mal.

— La chose est facile à comprendre pourtant ; c’est Mme de La Motte qui l’a dénoncé…

Gilles ne devait jamais connaître le sentiment du barbier sur cette nouvelle noirceur de la jolie comtesse car une violente bourrasque de pluie et de vent se mit à hurler autour de la prison rendant la conversation difficile. D’ailleurs, le rasage de Pongo était terminé. Gilles paya l’homme de l’art qui plia bagage laissant ses clients occasionnels se demander au milieu des éléments déchaînés ce qui pourrait se passer lorsqu’ils se balanceraient à une corde de fortune par un temps aussi abominable.

CHAPITRE III RENCONTRE SUR UN PARAPET…

Quand vint le soir, le vent était tomhé mais la pluie, solidement installée, pleurait sans discontinuer d’un ciel couleur de novembre. C’était au fond ce qui pouvait arriver de mieux pour les évadés en puissance car cette énorme averse qui noyait Paris depuis la veille avait dû gonfler non seulement la Seine, ce qui était sans importance, mais aussi son modeste satellite, le petit ruisseau qui mouillait les douves de la Bastille, ce qui rendrait le fossé moins dangereux en cas de chute si la corde se révélait trop courte. En outre, les invalides de garde aux créneaux seraient certainement peu enclins à risquer leurs membres rhumatisants en dehors de leurs guérites…

La corde commencée reposait sous le matelas de Gilles. Lui et Pongo avaient soigneusement refait leurs lits afin que l’idée ne vînt pas au geôlier – d’ailleurs reconnaissant car cela lui évitait de remonter – de s’en occuper. Pour plus de sûreté, en outre, le chevalier avait décidé qu’on resterait couchés durant tout le laps de temps qui s’étendrait entre le repas du milieu du jour et celui du soir, attitude sage qui présentait au surplus l’avantage de permettre un repos anticipé pouvant se révéler salutaire.

Car la nuit promettait d’être rude et, la dernière bouchée du savoureux gâteau au chocolat dont se composait le dessert avalée, les deux prisonniers allèrent tranquillement se coucher et, avec un bel ensemble, s’endormirent du sommeil des justes. Tous deux possédaient en effet la précieuse faculté de s’endormir à volonté ce qui, en l’occurrence, présentait le double avantage d’effacer l’énervement de l’attente et de ménager des forces dont ils allaient avoir le plus grand besoin…

Ils se réveillèrent peu avant le souper, y firent honneur en gens qui ignorent encore comment ils déjeuneront le lendemain puis quand le geôlier eut desservi et qu’ils furent bien certains de ne plus être dérangés, les deux hommes se mirent à l’ouvrage. À l’aide du couteau remis par le roi et qu’ils affûtaient de temps en temps sur une pierre de la voûte ils découpèrent en lanières les draps encore intacts, les couvertures et même la toile des matelas.

C’était un travail rude car les tissus étaient grossiers, très résistants et d’autant plus difficiles à découper puis à tordre et à tresser afin d’obtenir un support suffisamment solide pour un corps humain. Pour plus de longueur, on ajouta les cravates que possédait Gilles.

Habile, depuis l’enfance, au tressage de lianes, d’herbes, de racines même et de toutes les matières fibreuses poussant à l’état sauvage dans la nature, Pongo travaillait vite et efficacement et Gilles, pour sa part, avait suffisamment fréquenté les pêcheurs dans son enfance, puis les marins durant les préparatifs et la traversée du convoi commandé par le chevalier de Ternay, pour ne rien ignorer des finesses et ressources des nœuds marins.

Le résultat, après plusieurs heures d’efforts, se présenta sous l’aspect bizarre mais, à tout prendre réconfortant, d’un long filin bosselé, de la grosseur d’un doigt, qu’ils s’efforcèrent de mesurer approximativement en l’étalant à terre sur le diamètre de la prison.

— Ce sera peut-être un peu juste, murmura Tournemine en conclusion, mais quand nous serons au bout, nous ne devrions pas être bien loin du bas des tours. Espérons que la pluie a mis suffisamment d’eau dans le fossé pour nous éviter de nous rompre les os…

Les reins endoloris pour être demeuré trop longtemps accroupi, il se redressa sur ses genoux et s’étira. Ce faisant, son regard accrocha, sur la pente de la voûte, une inscription que révélait la flamme de la chandelle posée à terre.

« Le 20 novembre 1613, Dussault a été amené en cette chambre. Il en sortira quand il plaira à Dieu… »

Ces quelques mots résignés, gravés dans la pierre par une main depuis longtemps desséchée, lui firent éprouver une désagréable sensation. La piété, trop sévère pour n’être pas un peu étroite, de ses jeunes années lui fit se demander s’il plaisait réellement à Dieu que cette évasion réussît, et si Judith n’allait pas en payer les conséquences… Mais Pongo avait suivi la direction de son regard et lu, lui aussi, la vieille inscription. Il eut un bref sourire, haussa les épaules.

— Toi me dire toujours roi être représentant Seigneur-Dieu sur terre…

Gilles lui rendit son sourire, chassant résolument la pensée déprimante.

— Tu as raison : « Si veut le roi, Dieu le veut aussi… » À présent, il nous faut attendre qu’il soit deux heures. Il doit nous rester une dizaine de minutes…

Ils les employèrent à repousser de côté le tas de paille et de balle d’avoine qu’ils avaient retirées des matelas éventrés et qui risquait de gêner l’ouverture de la porte.

Quand deux heures sonnèrent à l’horloge de la Bastille, Pongo marmotta entre ses dents une courte oraison propitiatoire, Gilles une rapide prière puis tous deux, tombant dans les bras l’un de l’autre avec un bel ensemble, s’accolèrent fraternellement.

Le chevalier tira alors l’une des clefs de sa poche et tenta de l’introduire précautionneusement dans la serrure du bas. Ce n’était pas la bonne. Il en prit une autre, sans parvenir d’ailleurs à se défendre d’une vague angoisse. Ne se pouvait-il, après tout, que l’on changeât de temps en temps les serrures de la Bastille sans en avertir le roi ?

Mais non. La seconde clef tournait aisément tandis que la première s’adaptait parfaitement à la serrure du haut… et la porte, doucement, s’ouvrit sans un grincement. Pour plus de sûreté, d’ailleurs, Gilles avait soigneusement graissé ses gonds avec ce qui restait de son huile à salade.

« Quel dommage d’avoir mis un pareil artiste sur un trône où d’ailleurs il se déplaît si fort ! pensa-t-il. La serrurerie poussée à ce point de perfection c’est du génie… »

L’un derrière l’autre, retenant leur souffle, les deux hommes gagnèrent les quelques marches qui donnaient accès au couronnement de la tour. Dans les profondeurs de celle-ci tout était silencieux. Seule, la petite toux sèche d’un des hommes de garde tout en bas de l’escalier parvint jusqu’à eux. L’acoustique, apparemment, était, excellente dans ce vaste cylindre de pierre.

Restait à ouvrir la dernière porte. Lentement, doucement, Tournemine approcha la clef de la serrure, la fit pénétrer, tourna avec une extrême lenteur… Mais cette clef-là était aussi bonne que les deux autres et le vantail s’ouvrit lui aussi sans la moindre difficulté : les candidats à l’évasion se retrouvèrent sous le ciel, à l’air libre.

Peu engageant le ciel en question. Noir comme de l’encre, il continuait à dégoutter continuellement transformant la plate-forme en une grande flaque d’eau que n’éclairait aucun reflet. Un peu en arrière des créneaux, assez retirés pour que leurs bouches n’y apparussent pas, on pouvait deviner la silhouette menaçante des canons.

En débouchant sur la tour de la Liberté dont ils espéraient bien qu’elle n’allait pas les décevoir, Gilles et Pongo oubliant la pluie se donnèrent la joie de respirer deux ou trois fois très profondément, emplissant avec délices leurs poumons de l’air humide et froid, cependant que leurs yeux, vite accoutumés à l’obscurité, fouillaient l’immensité qui les entourait. Au-delà des tours et de leurs tourelles d’escaliers qui ressemblaient à des champignons, Paris était étendu à leurs pieds.

En dépit de la nuit pluvieuse, quelques points lumineux perçaient l’obscurité, feux brûlant auprès de corps de garde ou lanternes dansant sur leurs cordes aux carrefours. Par meilleur temps on eût distingué aisément les hauteurs de Montmartre et de Montrouge, avec leurs moulins, les tours plus proches de Notre-Dame, la flèche de la Sainte-Chapelle et le long ruban, à peine moiré, de la Seine.

Vues de cette hauteur, les choses semblaient étonnamment paisibles et rassurantes. Aucun bruit ne se faisait entendre, rien ne bougeait. Aussi les fugitifs éprouvèrent-ils un instant l’impression d’être seuls au monde sous le regard de Dieu. Mais ils n’étaient pas là pour philosopher en contemplant le paysage.

Rassurés par le grand silence, ils se dirigèrent vers le bord de la plate-forme, tirant après eux leur corde dont ils éprouvèrent vigoureusement la solidité.

— Ça devrait pouvoir aller, chuchota Tournemine.

Jetant un coup d’œil en bas, il mesura la hauteur de la tour, la largeur du fossé. Le reflet d’un quinquet de corps de garde allumé quelque part vers l’entrée de la forteresse lui arracha une exclamation satisfaite.

— Le fossé est presque plein. La Seine doit être très haute…

De l’autre côté s’élevait la haute contrescarpe, coiffée d’une galerie couverte sur laquelle, passé l’angle de la tour du Puits qui se trouvait à droite de la Liberté, devait attendre l’inconnu chargé de leur prêter assistance. Malheureusement, sur cette galerie devaient se trouver aussi deux ou trois sentinelles qu’il s’agissait de ne pas alerter. Au-delà, les fugitifs pouvaient voir la petite place de la Bastille délimitée par les lanternes allumées à l’entrée du boulevard et des autres rues.

Sans échanger une parole et d’un commun accord, les deux hommes unissant leurs efforts s’attelèrent à l’un des canons et firent rouler doucement le lourd engin de bronze jusqu’au plus proche créneau afin d’y attacher la corde. Le roi l’avait conseillé et il était impossible de trouver meilleur ancrage.

Quand il fut certain que la corde tenait bien, Gilles donna à Pongo les clefs qui leur avaient ouvert les portes de leur geôle.

— Je passe le premier, dit-il. Si la corde ne tient pas, rentre dans la prison et referme les portes sur toi. Tu seras vite libéré car tu n’as rien à te reprocher et le roi d’ailleurs me l’a promis au cas où nous échouerions. Mon ami Winkleried, celui que tu appelles Ours Rouge, s’occupera de toi et te fera repartir en Amérique. Tu lui diras que je l’aimais bien…

Une brusque émotion le jeta de nouveau dans les bras de l’Indien.

— Adieu, mon ami… ou bien à tout de suite ce que j’espère fermement, ajouta-t-il avec un sourire.

Sans attendre de réponse, il empoigna la corde et, tournant le dos au vide, les pieds appuyés à la muraille, commença la périlleuse descente en recommandant son âme au Créateur. Il s’attendait à chaque instant à ce que son support de fortune cassât et le précipitât au pied de la tour.

Peu à peu, il reprit de l’assurance. Les choses se passaient mieux qu’il ne l’avait craint. La corde tenait bien en dépit des irrégularités qui en rendaient le contact peu agréable mais les prises plus solides. L’interminable muraille glissait lentement sous ses pieds. De temps en temps, il jetait un coup d’œil vers la galerie s’attendant à chaque instant à voir surgir une ronde précédée d’un porte-lanterne. Il savait qu’elles étaient fréquentes mais que, pour des raisons de sécurité, elles n’étaient pas faites à heure fixe. Aucune n’étant passée depuis qu’il s’était approché du bord de la tour, il fallait faire vite. D’autant que l’inconnu, sur sa galerie, devait lui aussi risquer de se faire prendre.

Tout en descendant, Gilles s’efforçait de ne pas imprimer d’inutiles secousses à son support afin de ne pas l’endommager avant que Pongo, heureusement plus léger que lui, ait pu descendre à son tour. Pour mieux contrôler la longueur de la corde, il avait cessé de descendre en s’appuyant des pieds à la muraille et se contentait de l’étreindre entre ses genoux.

Tout à coup, après un temps qui lui parut interminable, ses pieds ne touchèrent plus que le vide. Comprenant qu’il était au bout de sa tresse de drap, Gilles leva les yeux, vit la tour dressée au-dessus de lui comme une falaise prête à s’abattre mais un autre regard, en bas cette fois, lui montra un faible miroitement de l’eau. Elle était toute proche.

« C’est gagné ! » pensa-t-il et, le plus doucement qu’il put, il se laissa glisser. Il entra dans l’eau presque sans éclaboussures, toucha du bout des pieds la pente noyée du fossé et la repoussa d’une détente de ses jarrets pour laisser le champ libre à Pongo. Arrivé au milieu du fossé, il se contenta de se maintenir sur l’eau et ne bougea plus. Là-haut, Pongo qui avait senti la corde devenir molle était déjà en train de commencer sa descente. Ce fut à ce moment-là qu’un bruit de pas fit retentir les planches de la galerie…

En même temps, la lueur d’une lanterne dessinait brusquement sur la nuit la charpente qui habillait le parapet et, glissant sur l’eau, atteignit Tournemine. Instantanément, il disparut sous la surface. Il avait pu apercevoir deux soldats qui, sans se presser, effectuaient leur ronde habituelle.

Le cœur battant comme un tambour, il demeura un instant sous l’eau, ravagé d’angoisse à la pensée de Pongo qui avait dû être obligé de demeurer pendu à sa corde, aussi immobile que possible tandis que passaient les deux hommes. En pensant aussi au mystérieux personnage qui devait les attendre, après le coude de la contrescarpe…

Au bout d’un moment qui lui parut convenable, il refit surface, vit que les gardes avaient passé l’angle et que Pongo, aussi tranquillement que s’il redescendait d’un arbre dans sa forêt natale, progressait calmement le long de la corde que sa teinture de fortune rendait heureusement très peu visible.

Un moment plus tard, l’Indien rejoignait son maître dans l’eau bourbeuse du fossé et, dans l’ombre, le chevalier vit briller ses grandes dents.

— Allons-y ! chuchota Gilles. Il faut voir ce qui s’est passé de l’autre côté…

N’ayant entendu aucun bruit suspect, son inquiétude avait pris une autre direction : si son guetteur ne s’était pas fait prendre, c’était peut-être parce qu’il n’était pas au rendez-vous et, dans ce cas, qui les aiderait à escalader une contrescarpe dont l’apparence était celle d’un mur nu surmonté de la galerie en encorbellement ?

Lentement, en évitant de faire le moindre bruit, tous deux se mirent à nager dans la direction qu’avait indiquée le roi, cherchant à distinguer, à mesure qu’ils approchaient, si quelque silhouette apparaissait dans l’ombre du passage couvert. Mais rien ne se montrait.

— S’il n’y a personne, je ne sais pas comment nous allons faire, souffla Gilles quand il estima être arrivé au bon endroit…

La réponse vint instantanément sous la forme de quelque chose de dur qui tomba si près de lui qu’il faillit bien la recevoir sur la tête. Sortant un bras de l’eau, il tâta l’objet, sentit qu’il s’agissait d’une échelle de corde.

— Il est bien là…, chuchota-t-il ravi. Nous sommes sauvés.

— Oui, si vous vous dépêchez, fit une voix étouffée qui lui parut venir du ciel, la ronde refait quelquefois le tour en sens contraire…

Il ne se le fit pas dire deux fois. Empoignant l’échelle, il escalada rapidement, enjamba la balustrade et se retrouva sur la galerie en face d’un homme si soigneusement empaqueté qu’il était impossible de distinguer sa silhouette.

— Monsieur, dit-il reconnaissant, nous allons vous avoir de bien grandes obligations.

— Nous parlerons de cela plus tard. Il faut faire vite. Vous êtes trempés mais avec cette pluie qui inonde tout vos traces ne se verront pas sur ces planches. Tout est mouillé ici…

Tout en parlant, il aidait Pongo, qui arrivait à son tour, à prendre pied sur la galerie puis, allant de l’autre côté, celui qui donnait sur la rue de la Porte Saint-Antoine, se penchait au-dehors.

— Envoie le colis…, ordonna-t-il, et vous, venez m’aider…

Unissant leurs efforts, Tournemine, Pongo et l’inconnu firent passer dans la galerie un long et lourd paquet qui montait à l’aide de deux cordes. Le paquet, bien sûr, c’était le cadavre destiné à jouer, dans le fossé, le rôle de Gilles.

— Les chevaux nous attendent sur la place, dit l’homme masqué. Quant à ceci, il faut qu’on le trouve en face de la tour de la Liberté. Portons-le !

À trois, ils enlevèrent le corps sans la moindre difficulté. C’était un homme à peu près de la taille de Tournemine vêtu d’une chemise blanche, d’une culotte d’ordonnance portant des bas de soie et des souliers à boucle. Le visage couvert d’une sorte de cagoule était invisible.

On fit glisser le corps à l’eau, à peu près à l’endroit annoncé, après que l’inconnu eut prestement escamoté la cagoule, puis l’homme, qui avait récupéré son échelle de corde, désigna le parapet donnant sur la place.

— Mon valet vous attend en bas. Ce n’est pas très haut, d’autant que les chevaux tout sellés se trouvent juste en dessous. Une fois en selle, attendez-moi !

— Qu’allez-vous faire ?

À travers l’épaisseur du manteau, il entendit l’homme ricaner.

— Vous serez censé avoir été abattu pendant que vous descendiez avec votre corde, il faut bien que je tire le coup de feu qui vous aura tué. La garnison de cette agréable demeure n’est pas, tant s’en faut, composée de petits génies mais comme le gouverneur, qui est naturellement dans le secret, n’a pas jugé bon d’y mettre toute sa troupe, ces braves gens pourraient se poser des questions. Vite, en bas ! Il faut que nous ayons disparu quand les gardes vont accourir… et ils courent encore assez vite pour des invalides.

Le coup de feu éclata à l’instant précis où les séants de Gilles et de Pongo touchaient, avec un bel ensemble, les selles des chevaux sur lesquels ils avaient sauté en voltige depuis la galerie. Trois secondes plus tard leur sauveur se laissait tomber à son tour, un peu moins légèrement peut-être et les quatre cavaliers piquant des deux traversèrent la place de la Bastille comme quatre boulets de canon, s’engouffrant dans la rue Saint-Antoine au moment même où la cloche de la forteresse se mettait à sonner, annonçant que l’évasion était découverte. En se retournant, Gilles put voir qu’une troupe armée agitant des lanternes et des torches avait envahi la galerie de la contrescarpe… Les gardes avaient, en effet, montré beaucoup de diligence…

Sans ralentir l’allure, les quatre hommes continuèrent la rue Saint-Antoine jusqu’à l’église Saint-Paul qu’ils atteignirent au moment même où l’horloge sonnait trois heures. Mais ils remirent leurs chevaux au pas pour s’engager dans la rue de la Couture-Sainte-Catherine1, beaucoup plus étroite, et qu’ils suivirent en évitant, autant que faire se pouvait, d’éveiller les échos endormis. Des profondeurs de cette rue, on entendait encore un peu la cloche de la Bastille mais pas assez pour éveiller ceux qui y dormaient sagement derrière volets clos et façades muettes.

— Les chevaux étaient utiles parce qu’il fallait disparaître très vite, confia l’inconnu à Tournemine, et aussi pour transporter le personnage qui a pris votre place dans le fossé, sinon nous aurions très bien pu aller à pied. Nous sommes presque arrivés.

— Où allons-nous donc ?

— Chez moi. Personne n’aura l’idée de venir vous y chercher.

Il avait rejeté son épais manteau que la pluie ne justifiait plus d’ailleurs car elle avait brusquement cessé, comme si, ayant rempli son office dans les plans du roi, elle n’avait plus de raison d’être. Il avait aussi ôté son masque, montrant sous l’éclairage d’une lanterne un visage ouvert et souriant, animé par des yeux vifs et bien fendus, un nez assez long, plutôt pointu, une grande bouche sinueuse mais spirituelle et meublée de belles dents. Grand, bien découplé et de belle prestance, l’inconnu n’était plus très jeune mais il avait un charme indéniable et devait aimer la vie.

Passé l’hôtel de Carnavalet et celui des Lepeletier de Saint-Fargeau, on tourna dans la rue des Francs-Bourgeois que l’on suivit jusqu’à la rue Vieille-du-Temple.

— Nous y voilà ! dit l’inconnu en désignant l’imposant portail arrondi d’un vieil hôtel dont le domestique, un Noir athlétique, se hâta d’aller ouvrir les portes. Les trois cavaliers pénétrèrent alors dans une grande cour pavée entourée de bâtiments aux fenêtres desquels ne se montrait aucune lumière.

On mit pied à terre et le domestique rassembla les guides dans sa main pour ramener les chevaux à l’écurie.

— Je vous montre le chemin, dit son maître. Prenez seulement garde à ne pas trébucher. Cette maison est l’ancien hôtel des ambassadeurs de Hollande et cette cour aurait besoin de quelques réparations. Certains pavés sont un peu démis.

À sa suite, Gilles et Pongo franchirent un passage voûté, un peu éclairé d’ailleurs par le faible reflet d’une flamme qui devait brûler quelque part. Ils débouchèrent dans une seconde cour, plus grande que la première, et découvrirent des bâtiments dont l’ornementation semblait aussi riche qu’élégante. Sur la gauche, un petit portique ouvrait sur une terrasse. Et, cette fois, plusieurs fenêtres montraient que, derrière leurs rideaux tirés, les pièces du rez-de-chaussée étaient éclairées.

Au bruit de pas, d’ailleurs, la porte s’ouvrit et une jeune femme en négligé de mousseline parut, tenant à la main une chandelle qui éclairait son joli visage inquiet.

— Enfin, vous voilà ! soupira-t-elle. Je ne vivais plus tant je me tourmentais pour vous…

— Vous avez eu bien tort, ma chère Thérèse. Tout s’est fort bien passé et nous voici tous trois sains et saufs… Souffrez, ma chère amie, que je vous présente le chevalier de Tournemine de La Hunaudaye qui sera votre hôte quelque temps ainsi que son serviteur…

— J’aimerais mieux « compagnon », corrigea Gilles en souriant et en s’approchant pour saluer la jeune femme. On ne saurait faire un serviteur du grand sorcier des Onondagas et c’était la fonction que remplissait mon ami Pongo sur les rives du fleuve Delaware. Si vous voulez bien permettre que je vous le présente, madame, vous pourrez voir qu’il est tout à fait ce que nos ennemis anglais nomment un gentleman.

Tandis que Tournemine débitait son petit discours et que Pongo saluait avec une grande dignité, le visage de leur hôte s’était illuminé tandis qu’il esquissait même le geste de tendre les bras à son invité. Mais il se contenta de poser sur son épaule une main chaleureuse.

— Voilà un langage qui me charme, chevalier, surtout chez un noble de vieille souche. Vrai Dieu ! je suis à présent extraordinairement heureux de vous accueillir chez moi. Un combattant d’Amérique doublé d’un homme de cœur sachant rendre à l’homme ce qui lui appartient ne peut y être que le très bienvenu.

— Je vous remercie. Mais peut-être alors, monsieur, consentirez-vous à m’apprendre, à présent, à qui je dois, croyez-le, bien plus que la vie.

L’autre se mit à rire et ce rire, franc et communicatif, était extraordinairement jeune chez un homme qui avait dépassé la cinquantaine, ainsi que le révélait la lumière des bougies sur son visage tout au moins car la silhouette était restée mince et le geste vif.

— Recevez mille excuses ! Je suis impardonnable ! C’est à Mme de Willermaulaz, ma « ménagère », que je viens de vous présenter et, en ce qui me concerne, j’ai pour nom Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais.

Les yeux de Tournemine s’arrondirent.

— Beaumarchais ?… L’auteur du fameux Mariage de Figaro et du Barbier de Séville que viennent de jouer la reine et le comte d’Artois en personne ?

Le sourire de l’écrivain s’accentua tandis qu’il saluait de nouveau.

— Mes modestes personnages ont eu, en effet, ce très grand honneur…

Mais Tournemine n’en avait pas encore fini avec l’étonnement et les questions qu’il se posait à lui-même plus encore qu’à son hôte.

— Beaumarchais l’homme du roi ? Son agent secret en quelque sorte ? Comme c’est étrange !… pourtant, n’avez-vous pas été jeté en prison voici peu ?

— À Saint-Lazare, en effet, mais ce n’était pas vraiment le roi qui m’y avait envoyé. C’était Monsieur… tout comme vous-même à la Bastille, n’est-ce pas ? Et c’est le roi qui m’en a fait sortir quelques jours après… Tout comme vous encore mais plus facilement : il a suffi d’un ordre d’élargissement. J’ajoute que, depuis longtemps déjà, je suis à son service… secret, sans que, d’ailleurs, il s’en rende toujours parfaitement compte. C’est au surplus sans importance…

Son visage, qui s’était rembruni progressivement, reprit bien vite sa sérénité souriante.

— Mais ne croyez-vous pas, chevalier, qu’avant de parler politique, nous devrions songer à vous mettre au sec ? Vous et le seigneur Pongo êtes en train d’inonder les tapis de Thérèse… outre que vous ne devez pas être fort à votre aise.

— C’est trop juste ! Pardonnez-moi, madame, cet involontaire gâchis. Je ne pensais pas me retrouver si vite dans un salon.

— Vous êtes tout pardonné, monsieur, sourit Thérèse sur laquelle agissait déjà visiblement le charme du jeune homme en dépit de sa piteuse apparence. Pierre-Augustin va vous trouver des vêtements secs puis vous passerez à table pour vous remettre un peu avant d’aller dormir. J’ai des œufs tout frais que j’ai rapportés hier d’Ermenonville et j’espère que vous allez aimer ma confiture de fraises…

Un moment plus tard, enveloppé dans une vaste robe de chambre rayée vert et blanc, appartenant à Beaumarchais, qui rattrapait en largeur ce qui lui manquait en longueur, Gilles prenait place avec ses hôtes et Pongo, drapé lui-même dans un tissu pourpre qui lui donnait assez l’air d’un roi de tragédie, autour d’une table aussi agréablement servie que si l’on eût été au milieu de la journée.

Tout en faisant honneur aux œufs brouillés de Thérèse accompagnés d’un pain miraculeusement croustillant et tiède et d’un café qui embaumait toutes les senteurs de son île natale de Saint-Domingue, Tournemine examinait ses hôtes.

Rassurée à présent sur le sort de son seigneur et maître qu’elle couvait d’un regard plein d’une tendresse quasi maternelle, bien qu’elle eût près de vingt ans de moins que lui, la belle « ménagère » se laissait aller sans arrière-pensée à son naturel enjoué, chaleureux et hospitalier. Tandis qu’elle bavardait avec ses nouveaux amis, les beaux yeux bleus qui animaient son joli visage en forme de cœur et s’accordaient si bien avec ses cheveux blond cendré se posaient incessamment sur les assiettes et les tasses afin de s’assurer que personne ne manquait de rien.

Fraîche, nette et appétissante dans son négligé d’une blancheur neigeuse, bien coiffée en dépit de l’heure excessivement matinale, Thérèse s’accordait à merveille avec le cadre de la salle à manger décorée, sous un plafond peint par Dorigny, de boiseries claires, de deux grands buffets peints en gris clair avec dessus de marbre supportant argenterie massive et porcelaines de la Compagnie des Indes, d’un poêle en faïence, d’une fontaine de cuivre rutilante et de quelques bonnes toiles flamandes représentant des natures mortes. Une quinzaine de chaises garnies d’une « moquette » de Tournay d’un beau rouge profond donnaient du ton à l’ensemble sur lequel un grand lustre en bronze doré déversait une agréable lumière.

On sentait que cette grande jeune femme saine était l’âme d’une maison où tout respirait l’ordre, la propreté et la joie de vivre. Mais, comme elle lui offrait de reprendre du fromage de Brie, Gilles, en déclinant l’invitation, remarqua son accent qui n’était d’ailleurs pas sans lui en rappeler un autre.

— De quelle région de France êtes-vous, madame ? demanda-t-il en souriant.

Elle devint aussi rouge que les fraises de ses confitures.

— Oh ! vous avez remarqué mon malheureux accent ? fit-elle avec une charmante confusion. C’est que je ne suis pas née en France, chevalier, mais bien en Suisse. Cela doit faire un peu campagnard pour un Parisien…

— Parisien, moi ? Mais je suis Breton et il n’y a pas si longtemps encore que je n’étais qu’un petit paysan courant pieds nus sur les landes et les rochers de son pays. Alors que me parlez-vous d’accent campagnard ? Il est charmant, cet accent et, en ce qui me concerne, je le trouve particulièrement touchant car, voyez-vous, le meilleur de mes amis, le baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried, est suisse comme vous et officier aux gardes. Vous comprendrez que, en ce cas, je me trouve infiniment heureux d’avoir pour hôtesse l’une de ses plus aimables compatriotes.

En conclusion de son petit discours, il prit la main de la jeune femme qui reposait sur la nappe non loin de la sienne et l’effleura de ses lèvres à la satisfaction visible de Beaumarchais qui leur envoya, des yeux, un sourire par-dessus sa tasse de café.

Lorsqu’il eut reposé sa tasse vide, Pierre-Augustin alla prendre sur l’un des buffets un grand coffret en bois des îles et l’apporta tout ouvert, révélant la belle couleur brun clair des cigares qu’il contenait.

— Usez-vous de cela, chevalier ? L’Américain que vous avez été doit avoir essayé au moins une fois, là-bas, à ce que l’on dit être l’un des plaisirs de l’existence ? Personnellement, j’en use parfois mais rarement.

— En effet, dit Gilles en prenant l’un des soyeux cylindres qu’il huma avec délices et tourna un moment entre ses doigts avant d’en offrir l’extrémité à la flamme d’une bougie. J’ai pris, là-bas, le goût de fumer le tabac de Virginie et aussi le cigare, mais j’avoue, pour celui-ci, n’avoir pas eu l’occasion d’en goûter depuis la table de l’amiral de Grasse en rade de Yorktown. Vous êtes heureux d’en posséder, monsieur de Beaumarchais. Mais vous avez, je crois, de grands intérêts en Amérique ?

L’écrivain se mit à rire tout en sacrifiant, lui aussi, au rite minutieux de l’allumage.

— De grands intérêts, en effet, si grands même qu’on semble les oublier assez facilement au Congrès. Ceci, joint au café que vous venez de boire, au thé et à quelques autres ingrédients, est à peu près tout ce que m’a laissé, en fait de profit, la maison Rodrigue Hortalez et Cie que j’avais fondée ici même.

En effet, en 1776, comme l’avait fait d’ailleurs le financier Leray de Chaumont (mais celui-là avec sa propre fortune), Beaumarchais, afin de dissimuler l’aide que la France apportait aux révoltés d’Amérique, avait fondé une maison de commerce au capital d’un million de livres fourni par le gouvernement, chargée de fournir à l’Amérique armes, munitions et vêtements militaires. Ami du grandiose comme toujours, il s’était lancé là dans une affaire énorme dont il espérait des bénéfices substantiels. Après avoir frété des navires, dont l’un le Fier Rodrigue lui appartenait, il avait expédié des canons, des mortiers, des bombes, des fusils, comptant sur la bonne foi américaine pour le paiement de tout cela. Mais, passé le danger adieu le saint, et la victoire acquise, les jeunes États-Unis oubliaient joyeusement les efforts financiers faits par leurs amis français. La maison Rodrigue Hortalez avait dû fermer boutique laissant son chef sur la corde raide.

Bien installé sur sa chaise, les coudes sur la table, Beaumarchais tirait rêveusement sur son cigare, cherchant peut-être à retrouver ses rêves dorés dans le parfum des volutes bleues qui s’en échappaient. Voyant qu’il ne disait rien, Thérèse se leva.

— Ne croyez-vous pas que vous pourriez conduire vos hôtes à leurs chambres ? Après ce qu’ils viennent de vivre ils doivent être exténués et ils ont certainement besoin d’un bon repos.

— L’atmosphère de votre maison est telle, madame, que je ne sens plus aucune fatigue. Pongo non plus, je crois bien, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil à l’Indien qui, droit comme un I sur sa chaise, fumait son cigare avec la même majesté réservée autrefois au calumet tribal.

— Alors, je vais vous laisser, chevalier, dit Thérèse en offrant sa main au jeune homme. Moi, je me sens un peu lasse. Nous nous reverrons demain…

— Oui, mais demain il ne faudra plus l’appeler « chevalier », dit Beaumarchais brusquement revenu à la réalité. Il faut, dès à présent, nous bien pénétrer de l’idée que vous êtes mort, mon pauvre ami, et qu’il faut songer à vous trouver une nouvelle personnalité. Y avez-vous déjà pensé ?

— Un peu, oui… Le mieux ne serait-il pas que je reprenne mon ancien nom, celui que je portais avant que mon père ne me reconnaisse. Pourquoi ne pas redevenir Gilles Goëlo, le plébéien ?…

— Ne soyez pas naïf. C’est parfaitement impossible. Outre que Monsieur, toujours si parfaitement renseigné par ses espions, n’ignore certainement rien de vos antécédents, ce n’est pas seulement de nom qu’il faut changer, c’est de peau, de qualité, de manière de vivre. Il faut que vous soyez un autre et croyez-moi, ce n’est pas si facile. Le bon théâtre est un grand art qui s’apprend. Il y faut du temps…

— Mais je n’ai pas de temps. Outre que je ne souhaite pas vous encombrer longtemps, comprenez donc que la vie de ma femme est peut-être encore en danger, qu’il faut que je puisse…

— … Vous lancer dès demain sur la trace de cette sale bête qu’on appelle le comte de Provence ? Je regrette, mon ami, mais c’est impossible. J’ai pour vous un billet de la main du roi qui vous enjoint de demeurer caché ici tant que je ne jugerai pas prudent de vous rendre votre liberté.

— Pierre-Augustin a raison, plaida Thérèse. Vous ne pouvez passer pour mort tel que vous voilà. On ne peut que vous remarquer facilement. D’abord, vous êtes très beau, ajouta-t-elle avec une naïve franchise qui fit sourire les deux hommes et détendit l’atmosphère.

— Vous êtes blond, dit Beaumarchais, mais votre peau est brune. Pourquoi ne deviendriez-vous pas espagnol ? Par exemple…

— Encore l’Espagne ! soupira Thérèse les yeux au plafond. Nous n’en sortirons jamais… Pourquoi pas la Suisse, pour une fois ? Cela lui irait mieux.

— Mais, bon sang, pourquoi ne veux-tu pas…

— Nuit porter conseil, coupa soudain Pongo qui, de tout le repas, n’avait pas ouvert la bouche pour autre chose qu’engouffrer une impressionnante quantité de nourriture et surtout de café. Nuit presque finie mais si nous aller dormir nous peut-être trouver demain bonne idée !

— Voilà qui est parler ! s’exclama Beaumarchais en s’étirant comme un gros chat. Vive l’antique sagesse indienne ! D’autant, ajouta-t-il à l’usage de Thérèse, que je vois mal l’un de vos frères suisses, qui sont grands navigateurs comme chacun sait, déambuler par les rues flanqué d’un chef iroquois. L’un ne va pas avec l’autre… Il faudra donc trouver quelque chose de plus adéquat mais, pour le moment, allons dormir.

Il prit lui-même le flambeau pour escorter ses hôtes, après qu’ils eurent gravement salué Thérèse, jusqu’à leurs chambres situées à l’étage au-dessus.

Arrivé devant une jolie porte peinte de sujets champêtres, il dit encore :

— J’ai confiance dans mes serviteurs mais, pour plus de sécurité, c’est tout de même Jean-Baptiste, le Noir qui nous a aidés ce soir et qui m’est très attaché, qui assurera votre service jusqu’à ce que nous trouvions une solution. Durant quelques jours, d’ailleurs, il vaudra mieux pour vous ne quitter cet appartement que pour prendre l’air, de nuit, au jardin. Vous passerez pour malade, au moins jusqu’à ce que le bruit de votre fin tragique soit éteint. Cela ne durera guère, croyez-moi. Les fins tragiques sont fréquentes et l’intérêt du public fugace. Évidemment, je n’en dirais pas autant de celui de Monsieur. Avec lui il va falloir jouer serré.

— Je m’en remets entièrement à vous et à vos conseils. Mais je ne vous cache pas que j’aurai peine à supporter une longue captivité. Il faut que je puisse sortir le plus vite possible.

— Je sais. Je sais aussi ce qu’est l’amour. Sachez vous-même que vous pouvez compter entièrement sur moi et sur ma compréhension. Ainsi soyez en repos et dormez bien. Vous voici chez vous.

Au seuil, Gilles tendit une main dans laquelle, instantanément, Pierre-Augustin mit la sienne.

— Merci, dit simplement le jeune homme. Merci pour tout. Je n’oublierai pas.

Et il referma la porte tandis que son hôte se dirigeait vers sa propre chambre en fredonnant la chanson de Chérubin que tout Paris chantait alors :

Je veux, traînant ma chaîne

(Que mon cœur, mon cœur a de peine)

Mourir de cette peine

Mais non m’en consoler…

C’est ainsi que Tournemine et Pongo entrèrent chez Figaro…



1. Actuelle rue de Sévigné.

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