Le temps semblait aboli.
Arrêté devant le grand pont-levis qui s’emmanchait à l’ombre de la maîtresse tour de La Hunaudaye, Gilles de Tournemine écoutait renaître en lui les émotions éprouvées trois ans plus tôt à cette même place. Il retrouvait intacte l’espèce de poussée d’amour qui lui était venue quand, de la corne de l’étang voisin, il avait contemplé pour la première fois la vieille forteresse de ses aïeux murée dans son arrogante solitude. Comme ce soir-là, les étourneaux tournoyaient encore dans le ciel qui, au-dessus des tours coiffées d’ardoises fines, s’assombrissait d’instant en instant.
— Tout pareil ! murmura Pongo qui, arrêté à quelques pas de son maître, regardait lui aussi. Rien changé !…
— Si, hélas ! soupira Gilles. Le vieux Joël se mourait quand nous avons quitté Versailles et rien ne dit qu’il soit encore en vie. Dieu sait, pourtant, que nous n’avons pas perdu de temps !
En effet, le chevalier venait d’arriver chez Mlle Marjon après avoir quitté Axel de Fersen et, installé autour d’une table avec l’aimable vieille fille et Ulrich-August, il s’adonnait sans retenue à la joie de se retrouver ensemble après tant de mois de silence et de séparation, quand un messager de la Poste avait apporté pour lui un court et dramatique billet, visiblement tracé d’une main affaiblie. Un billet qui disait :
« Venez, monsieur le chevalier, venez au nom du Seigneur ! La charrette de l’Ankou 1grince à ma porte et je n’ai presque plus de temps pour parler à mon véritable maître… »
C’était signé Joël, fils de Gwenaël Gauthier. Alors, le soir même sans seulement songer à prendre le moindre repos, Gilles, confiant Merlin et ce qu’il possédait à ses amis, quittait Versailles avec Pongo en empruntant des chevaux de poste. Lancés comme deux boulets ils avaient, de relais en relais, gagné la Bretagne, dormant à cheval et ne s’arrêtant que pour prendre quelque nourriture et pour relayer. Une force plus puissante que la fatigue et que ses propres limites poussait en avant le dernier des Tournemine vers la vieille maison paysanne où se mourait le dernier des grands serviteurs de sa famille.
Cet homme qu’il n’avait connu qu’un seul jour, Gilles voulait le revoir et le revoir vivant car il représentait le dernier maillon de la chaîne qui le rattachait au passé glorieux et sanglant des fils du Gerfaut.
Exténués en dépit de leur endurance, Gilles et Pongo étaient tombés plus que descendus de leurs montures sur le haut talus où s’appuyait le grand pont-levis, désormais fixe et pourvu de balustrades, au-dessus de l’eau verdâtre des douves. Les madriers d’un autre âge avaient grincé sous le quadruple poids des hommes et des chevaux. Mais, avec le cri désagréable des étourneaux, ce fut le seul bruit qui se fit entendre. Le château semblait appartenir déjà au domaine de la Mort.
Gilles tendait la main vers la chaîne, reliée à une cloche, qui pendait près du grand cintre de pierre, creuse orbite où s’abritait une grande porte rébarbative à souhait quand un son, à la fois grêle et argentin, se fit entendre venant d’un chemin creux, un son qu’il connaissait bien : celui de la clochette qui accompagne le viatique lorsque Dieu se fait porter au chevet d’un agonisant.
En effet, un instant plus tard, un prêtre flanqué d’un enfant de chœur déboucha du chemin, abritant un vase d’or sous la soie noire et argent d’une étole. Derrière lui, un homme chaussé d’un seul sabot, car sa jambe gauche était remplacée par un pilon de bois, marchait aussi vite qu’il le pouvait, appuyant sur un pen-bas2 sa marche difficile. Il baissait la tête et son grand chapeau noir cachait presque entièrement sa figure.
Le groupe se dirigeait droit vers le château. Gilles poussa un soupir de soulagement : grâce au Ciel, il arrivait à temps ! Et quand l’enfant de chœur, agitant toujours sa sonnette, atteignit la faible pente du pont, Gilles mit un genou en terre, immédiatement imité par Pongo.
Le prêtre avait aperçu les deux inconnus et les regardait avec curiosité. C’était un petit homme d’une soixantaine d’années de constitution frêle dont les épaules semblaient même un peu trop fragiles pour le poids de sa cape et des ornements sacerdotaux. Mais le visage était rond et encore frais, encadré de beaux cheveux gris, brillants et bien entretenus et s’éclairait de deux yeux bruns particulièrement vifs. Ses mains étaient beaucoup plus belles que ce que l’on aurait pu attendre des mains d’un curé de campagne.
— Que cherchez-vous, messieurs, en cette maison où la mort est à l’œuvre ? demanda-t-il d’une voix où une certaine habitude de l’autorité se faisait sentir.
— Je cherche Joël Gauthier, dit Gilles sans quitter sa pose agenouillée par respect pour le Saint Sacrement que portait son interlocuteur. Je suis le chevalier de Tournemine et…
Un cri de joie lui coupa la parole. C’était l’homme à la jambe de bois qui l’avait poussé.
— Vous êtes venu, monsieur le chevalier, vous êtes venu comme il l’avait demandé sans oser l’espérer ! Quelle joie vous allez lui donner !
Gilles vit alors que le malheureux estropié n’était autre que Pierre, le petit-fils du vieux Joël et se souvint de ce qu’avaient dit les deux inconnus, sur la terrasse du cabaret au bord de la Seine : le jeune homme avait eu un accident. Aussitôt, oubliant le prêtre il se releva, alla vers lui les bras ouverts, empli d’une immense compassion.
— Pierre Gauthier ! fit-il chaleureusement. Que vous est-il donc arrivé, mon pauvre ami ?
Le jeune homme avait changé. Sa bonne figure ronde, vernie de bonne santé de jadis, avait fondu au feu de la souffrance et de la peine. Mais il haussa les épaules avec une sorte de fatalisme et trouva un sourire.
— La mauvaise chance, monsieur le chevalier… et puis, sans doute, la volonté de Dieu !
— Dis plutôt ton trop grand courage, Pierre ! coupa le prêtre. C’est un loup, monsieur, qui lui a pris sa jambe. Le dernier hiver a été terrible et ceux de la forêt sont venus vers les villages pour trouver à manger. Pierre s’est jeté, sans arme, au secours d’une jeune fille mais il a été si cruellement mordu qu’il a fallu l’amputer. Il a failli mourir de l’amputation… Ah ! voici que l’on nous ouvre…
La grande porte s’ouvrait, en effet, avec une solennelle lenteur découvrant une femme en coiffe blanche qui s’agenouilla au seuil. Gilles reconnut Anna, la mère de Pierre et la belle-fille du vieux Joël. Quand Dieu et ses serviteurs furent entrés dans La Hunaudaye, Tournemine et Pongo sur leurs talons, elle alla refermer soigneusement la porte puis précéda le prêtre vers la maison basse ; adossée à la courtine est du château qui était la demeure de l’ancien garde-chasse. Elle agissait d’une curieuse façon automatique, sans regarder personne comme une femme absorbée dans une trop grande douleur ou une trop forte angoisse.
Gilles revit la grande salle, barrée par la lourde cheminée de granit quasi seigneuriale par ses dimensions, la longue table de châtaignier flanquée de bancs à laquelle il avait pris place mais, dans la cloison de bois sculptée et cirée qui doublait le mur du fond de la salle, un grand volet était tiré, découvrant le lit clos où gisait l’agonisant.
Planté devant le lit, un cierge brûlait. Il avait été béni à la dernière Chandeleur et rappelait celui que l’on avait porté, au baptême, devant le petit Joël Gauthier. La flamme était censée tenir éloignés les démons de l’air et vacillait doucement au vent du soir car, ainsi que le voulait la coutume, toutes les petites fenêtres basses de la salle étaient grandes ouvertes afin que l’âme, quand elle quitterait le corps définitivement hors d’usage, pût trouver aisément son chemin vers le ciel.
Quelques personnes – une vieille femme, deux valets de ferme et une jeune fille – se tenaient agenouillées près de ce cierge et murmuraient des prières auxquelles une voix faible sortie de derrière la cloison ajourée s’efforçait de répondre mais tous se levèrent et s’écartèrent avec respect quand retentit la clochette et que le prêtre parut. La jeune fille qui se tenait courbée, les épaules secouées de sanglots, se redressa, grandit, monta comme un svelte jet d’eau et d’un seul coup accapara toute la lumière contenue dans la pièce : celle des flammes de la cheminée, celle du cierge, celle que reflétaient les murs blanchis. Elle fut, tout à coup, comme une explosion de jeunesse, rose comme un coquillage et blonde comme une moisson avec des nattes dorées grosses comme un poignet et de grands yeux d’un bleu sombre, presque violet, que les larmes faisaient étinceler.
Gilles la regarda, stupéfait, ébloui. Alors Pierre, conscient de l’effet quelle produisait, murmura :
— C’est ma jeune sœur, monsieur le chevalier, Madalen. Vous vous souvenez ?
— Je me souviens d’une enfant et je vois une jeune fille.
— Elle a seize ans ! Elle n’en avait que treize alors et, bien sûr, elle a beaucoup changé.
Changé ? Se pouvait-il que la petite chrysalide apeurée qu’il avait vue dans les jupons de sa mère, fût devenue cette royale créature, si grande car elle dépassait son frère d’une demi-tête et sa mère de toute la tête, si lumineuse et si déliée dans sa grâce instinctive et sans apprêt qui est celle des fleurs de plein vent. Il y avait en elle quelque chose évoquant irrésistiblement la noblesse naturelle de son grand-père, sa haute silhouette hautaine et fière.
La jeune fille dont le regard, un instant, avait croisé celui de Gilles, se détournait à présent en rougissant un peu et s’en allait aider le prêtre à se débarrasser de sa cape tandis qu’il s’approchait d’un grand coffre sur lequel étaient disposés des chandelles, un crucifix et une tasse d’eau dans laquelle trempait un brin de buis. Incapables de se détacher de cette fière silhouette, les yeux de Tournemine l’avaient suivie et il s’entendit murmurer :
— Comme elle est belle !
— Eh oui, soupira Pierre, et c’est un grand malheur ! Pareille beauté ne vaut rien pour une fille pauvre. Ma mère voudrait qu’elle entre en religion mais grand-père ne voulait pas entendre parler de s’en séparer. À présent…
Ils parlaient tout bas mais leur chuchotement attira l’attention du prêtre qui leur jeta un coup d’œil sévère.
— Ce n’est pas l’heure des conversations et si M. de Tournemine voulait bien…
Il dut s’interrompre. Une sorte de râle jaillissait du fond du lit clos à la porte duquel vint s’agripper une grande main décharnée.
— Monsieur de… Ah !… À moi ! À moi…
Gilles se précipita avec Pierre, trouva le moribond faisant de terribles efforts pour se redresser, pour échapper à ce lit où la mort, déjà, le pétrifiait. Ses longs doigts osseux, crochés dans les ajourages de châtaignier, tentaient désespérément de tirer son buste trop lourd pour leur faiblesse.
— Mon père ! gémit Pierre, vous vous faites mal…
Mais déjà, Joël Gauthier avait reconnu Tournemine et, relâchant son effort, se laissait aller de nouveau sur son oreiller de balle d’avoine cependant qu’une joie soudaine détendait ses traits crispés.
— Vous êtes… venu ! Dieu… soit béni !
— Dès que j’ai reçu votre lettre, je suis venu, dit Gilles avec douceur en prenant l’une des mains qui s’étaient reposées sur le drap de chanvre à peine roui…
— Je suis heureux… j’avais tant prié… pour avoir le temps. Écoutez… car mes forces s’en vont…
Mais une main s’était posée sur l’épaule de Gilles.
— Veuillez me faire place, monsieur. Je dois entendre cet homme en confession avant de l’administrer. Écartez-vous et vous reviendrez ensuite…
— Non !… Non ! Il faut… qu’il reste !
C’était le vieux Joël qui avait presque crié ces quelques mots. Et comme le prêtre, choqué, s’exclamait que Dieu devait passer en premier, l’agonisant reprit :
— Je vous supplie… de pardonner à un vieil homme, monsieur le prieur du Saint-Esprit. Vous avez daigné vous déranger vous-même…
— Bien entendu ! L’abbé Rhedon, mon curé, a pris une mauvaise fièvre… et puis j’y tenais car je vous estime, Joël Gauthier…
— Alors… si vous m’estimez, monsieur le prieur, permettez que Dieu attende… juste un instant ! Je dois… vous entendez… je dois parler au chevalier ! Et je sens… la mort qui approche.
— Mais enfin, si elle vous prend avant que vous ne soyez confessé ? Songez au salut de votre âme !
— Mon âme ?… Elle sera… oh … je souffre ! … Elle sera plus en danger si je ne préfère… pas mon devoir, même à mon salut ! Un instant… juste un instant !
Impressionné par l’autorité qui émanait encore de ce corps exténué, par cette voix qui n’était plus qu’un souffle et qui cependant ordonnait plus qu’elle ne suppliait, le prieur du Saint-Esprit s’éloigna, rendant à Gilles la place et se contentant d’un :
— Faites vite !
Le jeune homme se pencha de nouveau sur le moribond dont la main tâtonnait, cherchant son bras pour l’attirer plus près, encore plus près jusqu’à ce que son oreille fût proche de la bouche desséchée.
— Je… je sais où il est ! souffla le vieillard avec une inexprimable nuance de triomphe.
— Où est quoi ?…
— Le… trésor ! Le trésor de l’ambassadeur… de Raoul… Je sais vous dis-je ! A… attendez !
Quittant le bras de Gilles sa main tâtonna vers le mur, plongea derrière la paillasse et revint tenant un petit paquet fermé d’une croix de cire rouge qu’il laissa tomber sur son estomac.
— Prenez ! Cachez… cela ! J’ai écrit… tout ce que… je sais ! Allez… le chercher ! Sauvez… le château ! Ramenez-y… le Gerfaut… et puis… priez pour moi !
— Mais pourquoi ne pas donner cela à Pierre ? Il en aurait besoin, je pense…
— Oui… car après ma mort, il devra partir… et les femmes avec lui ! Mais… ce bien ne nous appartient pas ! Il est… à vous seul !… À présent, le prêtre !… Vite ! Vite ! Je sens que je m’en vais !…
— Partez en paix, Joël Gauthier ! Je me charge d’eux !
Vivement, il se retira, appela l’abbé qui se précipita le ciboire en main tandis que tous ceux qui étaient là retombaient à genoux. Durant quelques instants on entendit alterner la voix chuchotante du prêtre avec des souffles qui semblaient de plus en plus faibles. Puis il n’y eut plus rien que le Requiescat in pace de l’officiant et la large bénédicion dont il enveloppa le lit et son occupant.
— C’est fini ! dit-il seulement en se retournant. Puis essuyant d’un mouchoir fin les gouttes de sueur qui perlaient à son front, il ajouta avec un soupir : Il était temps !… C’est aux femmes, à présent, de faire leur ouvrage.
Mais seule Anna se releva pour aller, comme le voulait la coutume séculaire, arrêter l’horloge qui battait dans un coin de la salle, couvrir d’un tissu noir l’unique miroir accroché contre un mur et vider tous les récipients qui contenaient de l’eau – marmite, seau et cuvette – afin que l’âme libérée ne risquât pas de s’y noyer. Agenouillée près du banc du lit, Madalen, la tête dans les mains, pleurait doucement. Mais sa mère l’appela avec un rien de sévérité :
— Madalen ! Il faut songer à la toilette ! Va chercher le barbier et l’habilleuse des morts !
— Laissez cette enfant pleurer tout à son aise, coupa le prêtre. Je rentre au Saint-Esprit et Jeannet que voici, ajouta-t-il en désignant l’enfant de chœur qui avait paru s’ennuyer prodigieusement durant tout ce temps, va courir les chercher.
Puis, se tournant vers Gilles qui, faute d’oser approcher Madalen, s’efforçait d’apaiser le chagrin de Pierre, il ajouta :
— Il faut laisser ces pauvres gens à leur chagrin et à leurs devoirs funèbres. Ceux de Plédéliac vont venir pour aider et pour la veillée. Je crains qu’il n’aient guère de temps à vous consacrer, chevalier. Puis-je vous offrir l’hospitalité de ma maison ? Je suis l’abbé Minet de Villepaye… Jusqu’au morcellement du domaine mon père qui est mort voici cinq ans était intendant général des terres et biens de La Hunaudaye. Les ventes l’ont tué – comme elles ont tué aussi Joël Gauthier et vont réduire les siens à la misère. Une cabane dans les bois c’est à peu près tout ce que leur offrira le nouveau propriétaire du château à présent que le vieux n’est plus. Et Pierre n’est guère en mesure d’abattre du bois ou de faire de gros travaux pour nourrir les siens…
— N’ayez aucune crainte pour eux, l’abbé ! fit Gilles. J’ai promis au vieux Joël de me charger d’eux et je m’en chargerai. Quant à votre invitation dont je vous remercie, permettez-moi de la décliner. Je suis officier du roi et j’ai l’habitude de dormir sur la paille. Mais je veux veiller avec ceux-ci…
— Comme il vous plaira. Mais je serai heureux de vous recevoir demain ou un jour prochain si cela vous agrée…
Reprenant sa cape des mains de Madalen, l’abbé Minet abrita de nouveau le ciboire d’or sous son étole puis, toujours accompagné du tintement de la clochette, reprit le chemin de son prieuré.
Une heure plus tard, le vieux Joël revêtu de ses plus beaux habits, rasé de frais et ses mains jointes liées d’un chapelet, reposait sur la grande table de la salle recouverte d’un drap blanc. Deux autres draps accrochés aux poutres du plafond formaient autour de lui une alcôve, la « chapelle blanche » que l’on tendait, traditionnellement, autour des morts. À ses pieds on avait disposé le petit bol à eau bénite et son brin de buis. La mort lui avait rendu, et au centuple, l’étonnante majesté qu’il avait eue de son vivant et que la maladie lui avait un peu enlevée et il reposait à présent, le grand paysan, avec la fierté hautaine des guerriers d’autrefois, de ces seigneurs féroces dont il s’était voulu, jusqu’à la minute suprême, le fidèle serviteur.
Au-dehors, la nuit se peuplait de présences et de lumières. À travers le pays, des gens portant des lanternes cheminaient vers La Hunaudaye pour venir participer à cette première veillée funèbre où les attendait un spectacle inhabituel.
Debout de chaque côté du rustique catafalque, deux hommes que personne n’avait jamais vus montaient, l’épée au clair, une garde rigide comme si celui qui gisait là eût été le véritable seigneur de ces lieux. Et ceux qui entraient regardèrent alors, avec un étonnement mélangé de crainte vaguement superstitieuse, ces deux hautes cariatides aux profils d’oiseaux de proie mais si dissemblables, ces deux gentilshommes inconnus qui rendaient à l’un des leurs un hommage quasi féodal. Sous l’ombre des grands chapeaux que l’on se hâtait d’ôter, sous celle plus légère des coiffes, les yeux s’arrondissaient mais sans oser remonter jusqu’aux regards immobiles, l’un de glace, l’autre de charbon, qui semblaient ne voir personne.
Les gens arrivaient, se signaient, jetaient un peu d’eau sur le corps au moyen du buis puis s’asseyaient où ils le pouvaient ou bien restaient debout pour se joindre aux prières commencées. Des voix nouvelles répondaient aux invocations qu’une très vieille femme, la doyenne du village voisin, lançait d’une voix haute et fêlée. Elles emplissaient la pièce basse d’une mélopée sourde, semblable au grondement d’un orage encore lointain déchiré de temps en temps par l’éclair d’un cri d’angoisse car, pour tous ces gens simples qui priaient, l’homme qui reposait là avait cessé d’être le cousin, l’ami, le compagnon habituel pour se changer en cette entité insaisissable, mystérieuse et inquiétante : un mort dont on ne pouvait plus savoir si son ombre ne reviendrait pas quelque nuit assouvir d’obscures vengeances.
« En fait, ils prient pour eux-mêmes beaucoup plus que pour lui… », songeait Gilles devenu pour quelques heures et de par sa propre volonté garde du corps d’un homme qui n’avait jamais porté la couronne mais dont le cœur était celui d’un roi. Et, sous son apparence impassible, le chevalier abritait une véritable tempête de sentiments contradictoires dont le bouillonnement le surprenait. Le départ pour un autre monde de Joël, ce vieillard qu’il avait cependant si peu connu, lui laissait l’impression étrange de perdre son père pour la seconde fois et, cependant, lui faisait retrouver un espoir assez semblable à celui qu’il avait éprouvé au lit de mort de celui auquel il devait la vie.
Il le revoyait, dans l’aube victorieuse de Yorktown, alors que la voix des canons avait définitivement cessé de se faire entendre, reposant sur une couverture militaire une main qui, déjà, se refroidissait et où demeurait visible la trace de l’anneau toujours porté et que cette main avait laissé entre les siennes, symbole de sa bâtardise abolie, tout comme tout à l’heure Joël Gauthier lui avait remis ce qui était peut-être le symbole de la résurrection de La Hunaudaye. Pierre de Tournemine mourant lui avait donné un nom, un rang, un honneur à défendre, une vraie vie d’homme enfin. Joël Gauthier venait peut-être de lui donner la fortune sans laquelle grand nom et titre n’apportaient que peu de puissance.
Contre sa poitrine il sentait, comme une présence, le poids cependant léger du petit paquet remis par l’agonisant. Qu’y avait-il dedans ? Un écrit sans doute mais aussi un petit objet dont il n’était pas possible de déterminer la forme, une clef peut-être… la clef de ce trésor qu’on lui remettait si noblement.
Sachant qu’il allait laisser les siens dans une situation pénible, Joël aurait pu, sans que quiconque ait le droit de lui faire le moindre reproche, livrer le secret à Pierre, le mettre ainsi à l’abri de la misère à laquelle le condamnait presque sûrement son infirmité et préserver du même coup les deux femmes qui allaient se trouver si dépourvues. Mais il n’aurait pas été alors Joël Gauthier, l’homme de la fidélité et de la grandeur à tout prix. Et que se serait-il passé s’il n’avait pas eu le temps de remettre à son destinataire ce dépôt qu’il devait considérer comme sacré ? Aurait-il eu vraiment l’affreux courage d’emporter avec lui son secret dans sa tombe, rejetant le trésor aux ténèbres pour des siècles peut-être ? Plus certainement, il l’aurait confié à Pierre mais avec l’ordre de le chercher, lui, Tournemine, et de le lui remettre. C’eût été alors condamner ce malheureux garçon à une affreuse tentation mais une voix secrète murmurait qu’à cette tentation Pierre n’aurait pas succombé.
« C’est à moi, à présent, qu’il incombe d’assurer leur existence et, si le trésor se retrouve, cela me sera facile. Je rachèterai le château et je ferai de Pierre mon intendant. S’il ne se retrouve pas, ce qui est toujours possible, je me chargerai d’eux tout de même. Anna est l’une de ces femmes fortes qui savent mener une maison, même importante, sans faiblir. Quant à Madalen… »
Immobiles jusqu’alors, les regards de Gilles glissèrent lentement sous la paupière et vinrent se poser sur la jeune fille. Un chapelet au bout des doigts, elle se tenait assise à quelques pas de lui avec les autres femmes et tenait sa partie dans le chœur des répons aux prières. Un châle noir recouvrait sa tête dissimulant l’or de ses cheveux mais exaltant la blondeur de son visage sur laquelle les larmes continuaient à couler. Qu’elle était donc émouvante dans sa douleur ! Mais quelles pouvaient être les pensées qui se cachaient sous ce beau front lisse et pur ? Songeait-elle vraiment, comme le voulait sa mère – oh ! le nombre de mères bretonnes qui ne songeaient qu’à offrir leur enfant à Dieu ! – à ensevelir sa beauté sous les voiles d’une nonne ? Ou bien, pensait-elle, au contraire, qu’avec son grand-père venait de tomber la dernière barrière la défendant encore du cloître ? Depuis qu’il était entré dans cette maison, Gilles n’avait qu’à peine entendu sa voix, une voix douce et musicale de fillette timide, mais, parfois, il avait surpris son regard posé sur lui, plein d’inquiétude mais dont il n’avait pu savoir s’il était terrifié ou admiratif.
Quant à lui-même, il s’interdisait d’analyser les sentiments qui s’agitaient en lui quand il regardait Madalen car il avait bien trop peur d’y découvrir l’appel d’un désir qui eut été une offense à l’âme de son vieil ami. Le seul qu’il autorisait se révélait être un besoin profond, presque instinctif, de la protéger, de la défendre, fût-ce au risque de sa vie, contre tout ce qui pourrait atteindre son cœur ou sa personne… et aussi l’espoir qu’elle le lui permettrait.
Tard dans la nuit – les gens de la veillée s’étaient retirés à minuit après un petit repas et, seuls, Pierre et les deux garçons de ferme veillaient auprès du corps – Gilles et Pongo se retrouvèrent dans la grande salle basse du logis seigneurial où, une fois déjà, ils avaient passé la nuit en compagnie de Jean de Batz. Ils retrouvèrent la jonchée de paille et les peaux de mouton blanc qui leur servaient de lit et aussi la brassée de genêts dorés – moins dorés que les cheveux de Madalen – dans le grand vase de pierre : même au fond du chagrin et des angoisses du lendemain, Anna accomplissait les gestes qu’auraient ordonnés non seulement l’ancêtre mais son propre sens de l’hospitalité.
La fatigue, qui l’avait miraculeusement déserté durant toute cette longue soirée, lui retomba sur les épaules comme une chape de plomb. Pongo, de son côté, dormait déjà, roulé en boule sur les peaux de mouton, tel qu’il s’y était laissé tomber sans prononcer un seul mot, à son entrée dans la salle. Pourtant le sommeil attendrait encore un peu car, si accablante que fût sa lassitude, elle était cependant moins forte que sa curiosité.
Tirant le paquet de son habit, il le regarda mieux, vit qu’il se composait d’un morceau de parchemin solide et si soigneusement fermé qu’il dut employer la pointe de son épée pour faire sauter le cachet cruciforme.
Quand l’enveloppe fut ouverte, un petit objet s’échappa d’un rouleau de papiers et tomba sur les dalles où il rebondit avec un bruit clair. Se penchant, Gilles le ramassa et constata qu’il s’agissait d’une petite feuille de laurier finement ciselée dans un bronze, sans doute très ancien car il était fortement oxydé, et pendue à un cordon. Un instant, il tint l’objet dans sa main, l’examina soigneusement, le tournant et le retournant. Puis, comme une plus longue contemplation ne lui avait rien appris de plus, il reprit le petit rouleau qui se composait de papiers d’âges différents : une feuille récente portant quelques lignes visiblement tracées par le vieux Joël et une sorte d’étroit cahier beaucoup plus ancien, jauni, taché, sali et couvert d’une curieuse écriture brunâtre que Gilles identifia comme étant du sang séché.
Il commença par celui qu’avait écrit le vieux Joël alors qu’il était sans doute bien malade déjà car l’écriture en était pénible et difficilement déchiffrable.
« Moi Joël, fils de Gwenaël, j’ai trouvé ces objets à l’intérieur du vieux tumulus qui se trouve près de la rive de l’Arguenon et dont j’ai retrouvé l’entrée en déblayant les restes d’un ancien souterrain éboulé. Ce souterrain joignait le donjon du château à la rivière. Ceci reposait auprès d’un squelette enchaîné qui portait encore les restes d’une robe de moine et, par le peu de latin que j’ai appris à l’église j’ai compris qu’il s’agissait du trésor de Raoul de Tournemine. J’ai donné une sépulture chrétienne à cette pauvre dépouille et j’ai fait dire des messes pour que son âme irritée ne revienne pas tourmenter ceux qui vont entrer en possession de ce bien. Que Dieu leur vienne en aide et me prenne en pitié à l’heure prochaine où je paraîtrai devant Lui ! »
Le vieux texte, lui, était écrit d’une main plus ferme mais le liquide qui avait servi d’encre avait pâli par endroits. Il était écrit en latin, langue avec laquelle, ancien élève du collège Saint-Yves de Vannes, il était familiarisé depuis longtemps. Néanmoins en dépit de ses connaissances, Gilles mit une grande heure à venir à bout de ces lignes serrées dont la lecture constituait un véritable travail de bénédictin.
« Moi, Pietro de Pescara, moine de Saint-Augustin, maître sculpteur – ciseleur et disciple du grand Romano, je sais que je suis ici pour mourir et pour que meure avec moi le secret du tombeau que j’ai construit pour le seigneur Raoul de Tournemine dans l’église du monastère de Saint-Aubin-des-Bois. Mon œuvre est achevée, parfaite et le baron m’a félicité. Il m’a donné de l’or mais il a insisté pour que je parte dès l’aube du lendemain. Une escorte armée devait me conduire jusqu’à la ville de Nantes pour m’embarquer afin que je rentre à Rome auprès du cardinal Gabrielli, mon protecteur… J’ai eu l’escorte et des mules et de grands adieux à la poterne du château. Et puis nous avons pris le chemin couvert qui mène à la rivière. C’est quand nous avons été au plus profond de la forêt que mon escorte s’est jetée sur moi. On m’a pris ma bourse, on m’a mis des chaînes aux pieds, aux mains et on m’a jeté un sac sur la tête… Mais j’ai eu le temps d’apercevoir, attendant un peu plus loin, un homme vêtu de la même robe que moi. Il est monté sur ma mule et il a poursuivi son chemin…
Moi, on m’a traîné sur un chemin si rude que je butais à chaque pas et qui descendait, descendait… J’ai senti l’humidité d’une cave, l’odeur de la moisissure et, quand on m’a ôté le sac, j’ai vu que j’étais dans un lieu obscur, éclairé par une torche que portait un homme masqué. On m’a passé une corde autour du corps et on m’a descendu, sans me faire de mal, dans une sorte de puits à sec… C’est là que je vais mourir car, depuis trois jours, on ne m’a rien apporté à manger ni à boire…
Pourquoi ne pas m’avoir tué tout simplement d’un coup de poignard ou d’un verre de poison ? À cause de ma robe de moine ? La piété bizarre du seigneur Raoul lui interdit de verser le sang d’un prêtre ou de lui donner la mort directement mais elle ne lui défend pas de le laisser mourir. Étrange souci d’être pour un voleur et un meurtrier ! De même, à part la bourse d’or, on ne m’a rien pris. On m’a laissé ma robe et les pauvres objets qu’il y a dedans : un stylet pour écrire, quelques feuilles de papier, un canif, un chapelet…
J’ai cru d’abord que l’on m’avait jeté dans une tombe pour y mourir étouffé mais je ne manque pas d’air… Mes yeux se sont accoutumés et, très haut au-dessus de ma tête, il y a deux étroites failles qui laissent passer un peu de jour… C’est grâce à cela que j’ai pu compter le temps mais je ne subirai pas la lente mort que souhaite le baron et, qu’il le veuille ou non, il aura versé mon sang car tout à l’heure, quand j’aurai achevé décrire ceci grâce à ce sang, j’ouvrirai mes veines avec mon couteau et je laisserai s’enfuir ma vie… Mais avant je veux rédiger cela en rassemblant les forces qui m’abandonnent déjà… Ma gorge brûle et ma langue épaissit… Je veux écrire dans l’espoir qu’un jour peut-être on trouvera mon corps et cet écrit et que la cachette sera découverte afin que, dans l’éternité, le seigneur Raoul ne jouisse pas de son crime…
Toi qui trouveras ceci, va dans l’église de l’abbaye Saint-Aubin et vois le superbe tombeau où reposera le baron de Tournemine avec son secret. Au pied du gisant tu verras ses armes et le grand casque empanaché à la visière baissée que j’ai sculpté dans la pierre. Ce casque est couronné de lauriers mais l’une des feuilles se soulève et cache le mécanisme qui ouvre la visière. Il suffit, une fois la feuille enlevée, d’appliquer à sa place la petite feuille de bronze que je porte à mon cou et de pousser… Va et puisse le seigneur Dieu permettre que tu puisses profiter de biens mal acquis. On dit que le baron a rapporté d’Italie de fabuleux bijoux, peut-être les fameux rubis de César Borgia et d’autres encore…
À présent, adieu. Toi qui trouveras ceci, prie pour le repos de l’âme d’un malheureux qui n’avait commis d’autre crime que l’orgueil de son talent. Le reste de mes forces je vais l’employer à prier pour que Dieu me pardonne d’avancer un peu l’heure de ma mort… qu’il me pardonne aussi d’avoir, peut-être dans une intention coupable, fondu un double de la feuille qui sert à ouvrir le casque de pierre. La paix soit avec toi… »
Sa lecture achevée, Gilles replia les papiers, reprit la petite feuille de bronze et de nouveau la contempla. Ce qu’elle représentait l’éblouit et l’horrifia tout à la fois : une fortune pour lui, une mort atroce et solitaire pour l’artiste génial qui l’avait créée dans sa perfection. Il remit les papiers dans la poche intérieure de son habit, souffla la chandelle et s’étendit enfin sur les peaux de mouton gardant serrée dans sa main la feuille de laurier dont il avait noué le lacet de cuir autour de son poignet pour ne pas la perdre dans son sommeil. Alors, enfin, il s’endormit des rêves plein la tête…
Le lendemain, tandis que les paysans d’alentour continuaient à défiler auprès de la dépouille du vieux Joël que l’on enterrerait le jour suivant, il interrogea Pierre sur le lieu de cette sépulture.
— Mon grand-père sera enterré comme tous ceux de Plédéliac ou des alentours du château, dans le petit cimetière du prieuré du Saint-Esprit. Seuls les seigneurs ont droit à l’intérieur de l’église.
— Est-ce là que reposent mes ancêtres ?
— Oh non, monsieur le chevalier ! Ce sont les Rieux, les derniers seigneurs de La Hunaudaye qui sont au Saint-Esprit. Les Tournemine, eux, avaient coutume de se faire enterrer à l’opposé, en plein cœur de la forêt, dans la vieille abbaye de Saint-Aubin-des-Bois. Ils y avaient un enfeu et plusieurs tombeaux.
— J’aimerais y aller. Est-ce possible ?…
— Oh ! c’est bien facile ! L’abbaye n’est guère qu’à une petite lieue d’ici. Elle n’est pas en très bon état et il n’y a plus beaucoup de moines mais l’église est belle et les tombeaux sont toujours là.
— Peut-on y entrer aisément ou bien est-elle enfermée dans des cours et des bâtiments ?
— Mais… l’accès ne présente pas de difficultés, répondit Pierre sans parvenir à cacher tout à fait l’étonnement que lui causait cette bizarre question, l’église est bâtie sur un côté de l’abbaye. Elle longe le chemin qui va de Saint-Aubin à Saint-Denoual. Mais pourquoi vous tourmenter ? Si vous souhaitez visiter l’abbaye et surtout les tombeaux, le père abbé ouvrira toutes grandes ses portes au chevalier de Tournemine.
Tirant le jeune homme à part, Gilles l’emmena faire quelques pas hors du château le long des douves qui débouchaient sur un petit étang.
— Votre grand-père ne vous a rien dit touchant ce pourquoi il tenait tant à me voir avant de mourir ?
Le regard calme et franc du jeune homme rejoignit celui du chevalier.
— Il n’a eu besoin de rien me dire, monsieur le chevalier. Je sais qu’il s’agissait du trésor. Nous étions ensemble lorsqu’il a découvert l’homme mort au fond du puits. Nous cherchions depuis si longtemps !… Ah ! si ! J’y pense ! il m’a dit : « Je crois, Pierre, que nos recherches sont terminées. Il faut à présent le dire à M. de Tournemine… »
— Et si vous ne m’aviez pas retrouvé ? Savez-vous, mon ami, que j’ai dû passer pour mort pendant près d’une année ? Ma mère et mon parrain, l’abbé de Talhouet, doivent le croire encore.
— Nous n’en avons rien su et c’est très bien ainsi puisque vous êtes là. Ainsi, mon grand-père connaissait le secret ?
— Et il ne l’a pas partagé avec vous !
— Pourquoi l’aurait-il fait ? Ce n’était pas le sien.
Un instant, Gilles considéra avec émotion ce garçon si cruellement atteint dans sa chair et pratiquement condamné à la misère avec les deux femmes qui lui étaient le plus cher et qui, cependant, parlait avec sérénité d’une fortune placée à portée de sa main et à laquelle il s’interdisait de toucher.
— Pierre, dit-il, le trésor se trouve dans le tombeau de mon ancêtre Raoul de Tournemine à l’abbaye de Saint-Aubin.
Le jeune homme joignit les mains dans un geste où il y avait plus d’horreur que d’émerveillement.
— Dans le tombeau ? Monsieur le chevalier, s’il faut pour le reprendre violer une sépulture, il vaut mieux le laisser où il est ! Le mort se vengerait sur vous, sur nous… Peut-être se venge-t-il déjà : grand-père est tombé malade si subitement !
— Rassurez-vous ! il n’est pas question de violer quoi que ce soit. Le trésor se trouve « sur » le tombeau et non pas dedans.
— Sur le tombeau ? Comment se fait-il, en ce cas, que personne ne l’ait découvert ?
Gilles haussa les épaules et se mit à rire.
— Après tout, peut-être l’a-t-il été. Cela m’étonnerait car la cachette est habile mais vous pensez bien que le découvreur, si découvreur il y a, se sera bien gardé de se vanter de sa trouvaille. La seule façon de savoir si les joyaux de l’ambassadeur sont toujours à leur place est d’y aller voir… et d’y aller voir discrètement. Je ne nous vois guère allant demander à l’abbé la permission de faire nos fouilles en plein jour.
— D’autant que l’abbaye n’est plus ce qu’elle était. Elle est en pleine décadence et l’abbé qui vit à Lamballe n’y est pas souvent. Quelques moines y subsistent encore et ils sont assez faméliques.
— Eh bien, fit joyeusement Gilles en tapant sur l’épaule du jeune homme, si nous retrouvons le trésor, nous leur ferons un don pour qu’ils le soient moins. Mais si vous voulez m’en croire, nous irons voir la chose de nuit et avec le maximum de discrétion. Aussi je reprends ma question de tout à l’heure avec une variante : est-il possible d’entrer dans l’église sans se faire remarquer… et comment ?
— Par la petite porte qui ouvre directement sur la route de Saint-Denoual. On ne la ferme jamais pour le cas où quelque malheureux paysan d’alentour pourrait avoir besoin du secours de Dieu… et d’ailleurs il y a beau temps que les objets précieux, les tapisseries et les vases d’or sont à Lamballe.
— À merveille ! Eh bien, Pierre, dès que nous aurons rendu nos derniers devoirs à ton grand-père, nous irons à Saint-Aubin. Autrement dit : demain soir. Ce sera vite fait : une lieue et retour à cheval, ce n’est rien.
— C’est que… je ne peux guère monter à cheval avec ma jambe. Mieux vaudra que vous y alliez seul…
— Jamais de la vie ! Tu as participé aux recherches, tu participeras à la découverte. Je te prendrai en croupe…
Pour toute réponse, Pierre fit un rapide signe de croix en homme qui se demande comment il se tirera de l’épreuve mais, pour la première fois depuis longtemps, un sourire de bonheur vint éclairer son visage amaigri.
Le vieux Joël confié à la terre chrétienne avec tout le respect qu’il méritait et tout le cérémonial breton, Gilles, Pierre et Pongo se préparèrent pour leur expédition. Anna tint à leur préparer un bon souper, tenant bien au corps et qui les préserverait un peu de la fatigue et du mauvais temps. Car, peu après l’enterrement de Joël Gauthier, un gros orage avait éclaté, suivi d’une pluie diluvienne qui avait, en un rien de temps, transformé les chemins en fondrières. Elle continuait à tomber, presque sans vent ce qui pouvait signifier qu’elle était là pour un moment. La température avait d’ailleurs baissé considérablement et il faisait presque froid.
Bien lestés d’une solide soupe aux choux garnie de lard, de galettes au beurre fondu et de cidre, les trois hommes se disposèrent à quitter La Hunaudaye. Mais, au moment où ils allaient sortir, Madalen vint à Gilles, lui fit une révérence et, en rougissant très fort, glissa dans sa main une petite médaille qu’elle avait dû prendre parmi celles qui se dissimulaient dans la guimpe bien amidonnée de sa robe.
— Afin que sainte Anne d’Auray vous protège, notre maître ! murmura-t-elle avant de tourner les talons et de courir cacher sa confusion dans la pièce voisine où les femmes avaient leurs lits. Mais l’éclat humide des grands yeux violets avait frappé le chevalier et il baisa la petite médaille avant de la joindre au testament du moine dans la poche intérieure de son habit.
La pluie continuait, douce et têtue, et arrachait des reflets à tout ce sur quoi se posait la lumière de la lanterne qu’Anna élevait bien haut pour éclairer le départ.
— Vilain temps ! grogna Pongo qui, depuis son expérience dans la Delaware, détestait l’eau de tout son cœur.
— Tu n’y connais rien, fit Gilles joyeusement. C’est un temps parfait pour ce que nous allons faire. Nous ne rencontrerons pas âme qui vive et les moines seront tous dans leurs lits.
Il était déjà en selle. Tout en maugréant, Pongo aida Pierre à s’installer en croupe derrière lui avant de sauter à cheval à son tour, armé de la lanterne que lui passa Anna.
— Dieu vous garde ! lança Anna quand la petite troupe se dirigea vers la poterne. Prenez soin de ne pas glisser…
La recommandation n’était pas superflue. Un conglomérat de pierres et de boue grasse rendait le chemin difficile, même la route qui, de Pleven à Lamballe, traversait la lande et la forêt de La Hunaudaye et qui était une ancienne voie romaine. Il n’était pas loin de minuit quand les trois cavaliers arrivèrent en vue du vaste groupe d’édifices isolé, au fond d’une lande cernée par la forêt.
Pas une lumière ne brillait et le silence y était si total, si pesant, que l’on aurait aussi bien pu croire abandonnés ces grands bâtiments groupés autour de leur église dont la tour carrée imposait sa puissance à l’écran noir de la nuit. Les yeux perçants de Gilles et de Pongo distinguèrent sans peine derrière des murs à demi écroulés, un vaste jardin envahi par les herbes folles et dont une partie servait de cimetière, des murailles lézardées ici ou là et quelques toits dont les bardeaux pointaient vers le ciel.
— Il ne reste plus que l’église, un beau cloître Renaissance, le logis de l’abbé et deux bâtiments conventuels, soupira Pierre. Autrefois, c’était, paraît-il, une riche et puissante abbaye. Ainsi l’avait voulu Olivier de Dinan, son fondateur, mais le temps, et puis le manque de foi ont fait leur œuvre.
— Combien sont-ils là-dedans ?
— Une dizaine tout au plus, tant moines que frères convers.
— Nous avons mis beaucoup de temps pour venir. À quelle heure chantent-ils matines ?
— Oh ! pas avant quatre ou cinq heures du matin. La plupart des moines sont âgés et puisque la règle veut que l’office soit chanté entre minuit et le lever du jour, ils allongent leur nuit autant qu’ils le peuvent. Tenez, prenez ce chemin à main droite, ajouta le jeune homme quand on fut à un carrefour où s’élevait un calvaire.
Quelques secondes plus tard, tous trois mettaient pied à terre à l’ombre des grandes murailles de l’église et se dirigeaient vers la petite porte basse qui ouvrait près du chevet. Elle s’ouvrit avec un léger grincement.
Il régnait à l’intérieur une humidité glaciale que les plus fortes chaleurs de l’été ne devaient jamais réussir à vaincre entièrement et une obscurité profonde. Pongo battit le briquet et se hâta d’allumer sa lanterne qu’il tendit à Pierre.
Le jeune homme guida tout d’abord Tournemine vers l’autel devant lequel tous deux s’agenouillèrent pour une courte prière avant de se retourner vers les profondeurs obscures de la vaste nef.
— Les tombeaux sont sur la gauche, chuchota-t-il, dans la partie qui ouvre sur le cloître du couvent.
En effet, passé un grand pilier angulaire, la lumière de la lanterne révéla d’abord un grand enfeu contenant plusieurs dalles gravées, puis deux tombeaux plus récents, assez bas et de facture plutôt sobre, enfin un monument plus imposant édifié le long d’un mur.
— Tenez, dit Pierre, voilà le tombeau de l’ambassadeur.
Mais Gilles l’avait déjà identifié. Il se dressait, puissant et magnifique mais élégant et sans lourdeur : une dizaine de statues d’une grâce achevée semblaient soutenir la dalle sur laquelle reposait le gisant du baron. Mains jointes, revêtu de son armure, les yeux clos, Raoul de Tournemine vivait son éternité dans une totale sérénité. Deux anges agenouillés encadraient le coussin où reposait sa tête et, à ses pieds, un chien était couché entre un blason où s’inscrivaient les armes du seigneur et un grand casque fièrement couronné de laurier dont la vue fit battre un peu plus vite le cœur de son descendant.
— C’est une belle chose, n’est-ce pas ? murmura Pierre en allant déposer sa lanterne sur un angle du tombeau. Je crois que seuls les ducs de Bretagne ont eu si noble sépulture.
— J’espère seulement que les leurs sont mieux habitées, marmotta Gilles songeant avec une pitié révoltée au merveilleux artiste qui avait créé cette splendeur et que son talent avait conduit à une mort si cruelle. À l’œuvre, à présent, car ce sera justice que priver de son trésor un homme à ce point dépourvu d’entrailles ! Éclaire-moi ! ordonna-t-il à Pongo en s’approchant du casque.
L’une après l’autre, ses mains palpèrent les feuilles de la couronne. En dépit de l’émotion qui le bouleversait, elles ne tremblaient pas et accomplissaient leur travail calmement, méthodiquement. Allait-il réussir à trouver la feuille mobile ? Tant de temps avait coulé et l’humidité de cette église était si grande que la pierre pouvait coincer, que le mécanisme intérieur avait pu rouiller. Ses doigts fermes poussèrent, tirèrent, grattèrent chacune des feuilles sans succès. En dépit de la fraîcheur ambiante, il avait chaud tout à coup, sentant un filet de sueur couler le long de son dos.
— Si pas possible ouvrir, souffla Pongo, moi chercher de quoi briser la chose.
— Non car alors ce serait profaner… Il faut que je trouve, il le faut.
Ce fut, naturellement, la dernière qui céda. La feuille qui se trouvait sur l’arrière du casque, à gauche du nœud de ruban liant la couronne, s’ouvrit comme le couvercle d’une tabatière quand Gilles tira dessus un peu fort… Un triple soupir de soulagement se fit entendre.
Le chevalier prit alors, à son cou, la feuille de bronze, fit un rapide signe de croix et l’appliqua dans la cavité découverte puis appuya dessus…
Dans l’épaisseur des pierres un léger déclic se fit entendre.
— La… la visière ! souffla Pierre… Elle se lève…
— Chien aussi ! fit Pongo.
En effet, avec une extrême lenteur, la visière ciselée du casque se levait tandis que le corps de la levrette s’ouvrait comme un couvercle. La gorge soudain sèche, Gilles éleva la lanterne qu’il avait saisie…
La nuit parut s’emplir de lumières, de couleurs, de fulgurances. La cavité du casque était pleine de perles et de pierres non montées : rubis, émeraudes et saphirs surtout dont les facettes renvoyaient les couleurs de l’arc-en-ciel mais c’était le corps du chien qui détenait les parures. Comme le casque, l’intérieur de l’animal était doublé de velours et, sur ce velours, colliers, bracelets, bagues et pendentifs s’entassaient sur une fabuleuse chaîne de rubis énormes qui reposait au fond avec une bague et une agrafe de toque faites des mêmes pierres.
Muets d’admiration, les yeux ronds, Pierre et Pongo regardaient les longs doigts du chevalier faire revivre, sous la lumière pauvre de leur lanterne, les pierres sanglantes qui dormaient là depuis si longtemps après avoir brillé sur la poitrine et la tête de César Borgia, le prince-fauve de la Renaissance.
— Mes amis, dit Gilles calmement, nous voilà riches !
— Vous voilà riche, corrigea doucement Pierre. Nous n’avons aucun droit sur ceci.
— Sauf celui de la fidélité, sauf celui que t’a acquis la grandeur d’âme de ton grand-père. Nous allons emporter tout ceci, Pierre, et tu en auras ta part.
Mais le jeune homme hocha la tête négativement.
— Non, monsieur le chevalier. Je n’en saurais que faire. Rachetez La Hunaudaye et faites de moi votre intendant, cela, oui je l’accepterai car cela réalisera mon rêve et les miens pourront continuer à vivre dans la dignité sur cette terre que nos ancêtres cultivent et servent depuis la nuit des temps. Mais rien d’autre !
Spontanément, Gilles attira le jeune estropié à lui et l’embrassa.
— Tu n’as plus rien à craindre ni pour toi ni pour les tiens. Sur le salut de mon âme, je ferai votre bonheur. Ta mère vivra en bourgeoise, ta sœur aura…
Il s’arrêta soudain. Il allait dire « une dot » mais à la suite de ce mot c’était la silhouette imprécise d’un mari qui apparaissait et une soudaine répugnance lui venait à l’idée de confier un jour la lumineuse enfant aux bras d’un homme, quel qu’il soit…
— Dépêchons-nous ! dit-il en conclusion. Il faut rentrer, à présent.
Homme de précaution, Pongo s’était muni d’un sac de toile. À eux trois, ils eurent vite fait d’y entasser le trésor que l’Indien chargea sur son dos après l’avoir soigneusement ficelé.
— Nous rentrer, dit-il avec un large sourire. Chemin aussi difficile pour revenir que pour aller…
Avant de quitter l’église, Gilles tint néanmoins à s’agenouiller une nouvelle fois devant l’autel pour une ardente action de grâces et, peut-être, pour que Dieu les préserve, lui et tous ceux qui allaient bénéficier du trésor retrouvé, de la vengeance de l’ancien propriétaire.
Quelques instants plus tard, l’église de Saint-Aubin retombait dans son silence et son obscurité tandis que, sous la pluie qui n’avait pas cessé, les trois compagnons reprenaient le chemin de La Hunaudaye, laissant seulement derrière eux des traces mouillées qui n’inquiéteraient guère les moines lorsque, tout à l’heure, ils viendraient chanter matines. Ne laissaient-ils pas ouverte la porte de leur église afin que le passant, le voyageur égaré pût trouver asile ou simplement abri en cas de besoin ?
1. En Bretagne, la mort est représentée par un squelette habillé conduisant une charrette.
2. Gros bâton noueux dont ne se sépare guère le paysan breton.
— Pour vos pauvres, pour les prisonniers que vous rachetez, pour les filles que vous dotez et pour tous ceux à qui vous donnez tout ce que vous avez, même votre nécessaire…
Sans songer à dissimuler sa surprise, l’abbé de Talhouet regarda tour à tour son filleul, puis l’imposant sac d’or qu’il venait de déposer sur ses genoux puis, à nouveau, son filleul.
— Où as-tu trouvé cela ? Reviens-tu de Golconde ou bien…
— Ou bien ai-je fait un pacte avec l’Autre ? dit Gilles en riant tandis que le recteur d’Hennebont, légèrement choqué, se signait discrètement. Non, monsieur, je n’ai rien fait de tout cela. J’ai simplement retrouvé le trésor des Tournemine.
Une petite flamme s’alluma dans le regard bleu, pâli par la fatigue et les privations de l’abbé.
— Celui de Raoul que mon cousin de Rennes cherche depuis si longtemps et bien d’autres avant lui ?
— Celui-là même. J’ai eu, je crois, beaucoup de chance.
— Tu peux le dire ! Et tu me vois, moi, tout étourdi de cette chance. Songe qu’il y a quelques heures, je disais une messe pour le repos de ton âme, que je te croyais mort… et te voilà, bien vivant, plus solide que jamais ! C’est cela, vois-tu, pour moi le miracle, le vrai ! Pourquoi m’as-tu laissé vivre ce chagrin ?… Car j’en ai eu, tu sais ?
Ému par cette voix où tremblait le souvenir des larmes versées, Gilles vint s’agenouiller auprès du modeste fauteuil de paille où était assis M. de Talhouet, prit l’une de ses mains et la baisa avec un infini respect.
— L’ordre venait du roi lui-même, mon cher parrain. Il fallait qu’il en fût ainsi mais je vous en demande pardon de tout mon cœur.
— En ce cas, tu n’as ni pardon ni explication à fournir. Si veut le roi, Dieu veut aussi ! Mais relève-toi donc et installe-toi sur cette chaise. Tu es si grand que, même à genoux, tu m’obliges à lever la tête pour te regarder au visage si tu es trop près de moi…
Gilles obéit, prit une chaise et l’approcha de la cheminée où brûlait un maigre feu d’ajoncs, tout à fait insuffisant par cette froide journée de janvier. Ce faisant, il enleva le sac d’or qui devait peser aux genoux du petit prêtre devenu si maigre et si fluet, pour le poser sur la table voisine. Son regard accrocha la petite bibliothèque placée tout auprès et qu’il connaissait si bien pour en avoir souvent manié les beaux livres, seul luxe qu’eut gardé M. de Talhouet. Or, la petite bibliothèque était vide ou presque. Envolé le Voltaire que le cher parrain lisait en cachette, envolée la vie des grands capitaines, envolées les douces reliures de peau souple où les fers avaient imprimé en or les armes des Talhouet ! Il ne restait que quelques livres de piété, une Imitation de Jésus Christ reliée en toile, un bréviaire usé.
— Qu’avez-vous fait de vos chers livres ? demanda-t-il sachant parfaitement à l’avance quelle serait la réponse.
Elle vint, en effet, avec un bon sourire.
— Je n’avais plus envie de lire. Mes yeux se fatiguent vite, tu sais. Et puis…
— Et puis les pauvres ont toujours faim, n’est-ce pas ?
L’abbé se mit à rire d’un rire franc, joyeux et plein de jeunesse.
— Bien sûr ! Mais à présent, grâce à toi, je vais pouvoir en rassasier quelques-uns… et aussi racheter deux malheureux garçons d’ici qui sont tombés aux mains des Barbaresques. Un père trinitaire est venu l’autre semaine m’annoncer la nouvelle, me donner le chiffre de la rançon aussi. Et je ne savais que faire…
— Dites-moi le chiffre de cette rançon. Je vous le ferai porter de surcroît et si vous connaissez d’autres garçons d’ici tombés par malheur aux mains de ces Infidèles et susceptibles d’être sauvés, faites-le-moi savoir. J’habite l’hostellerie de l’Épée royale, à Lorient… Et, pendant que j’y pense, demandez à votre trinitaire s’il aurait des nouvelles d’un certain Jean-Pierre Querelle, de Vannes1. Nous étions camarades au collège Saint-Yves et j’ai quelques craintes que son mauvais sort ne l’ait mené à Tunis ou en Alger…
— Écris-moi ce nom ! Mais, dis-moi, tu es donc bien réellement devenu une sorte de Crésus ? Il était donc si mirifique, ce trésor ?
— Plus que je n’aurais osé l’espérer, mon parrain. Je suis très riche à présent.
— Loué soit Dieu car tu sauras te servir de ta fortune. Mais raconte-moi ta trouvaille. Comment as-tu pu réussir là où tant d’autres ont échoué…
Gilles n’eut pas le temps de répondre. La porte de la chambre venait de s’ouvrir sous la main de Katell, la vieille bonne de l’abbé, drapée dans son tablier des dimanches et toute rouge de joie.
— Monsieur le recteur est servi ! clama-t-elle d’un ton triomphant.
Surpris, l’abbé renifla les fumets de viande rôtie et de pâtisserie chaude que Katell transportait avec elle et qui l’avaient suivie dans l’escalier.
— Seigneur ! fit-il. Qu’est cela ? Faisons-nous bombance aujourd’hui ?
— Nous fêtons la résurrection du petit, riposta Katell, et comme il vous connaît bien, monsieur le recteur, qu’il sait bien que, chez vous, la marmite une fois cuite s’en va le plus souvent sur la table d’un autre, il a pris la précaution de faire son marché avant de venir. Ce soir, vous aurez du poulet rôti, du fromage frais, des galettes, de la tarte aux pommes et du vin de Bourgogne !
M. de Talhouet leva les bras au ciel.
— C’est Versailles ! Eh bien allons, ma bonne Katell, allons ! Tu me conteras aussi bien ton aventure en mangeant, mon garçon, et ces bonnes odeurs réveillent, je l’avoue, ma gourmandise. Grâce à toi, je vais commettre un gros péché mais Dieu, je l’espère, ne m’en tiendra pas rigueur…
Tandis qu’ils descendaient tous deux le vieil escalier de pierre menant à la cuisine, Gilles posa la question qui le tourmentait depuis son arrivée :
— Je voudrais que vous me disiez, monsieur… Ma mère a-t-elle appris ma pseudo-mort ?
— Naturellement. Je n’avais pas le droit de la lui cacher et je me suis rendu tout exprès à Locmaria pour la lui apprendre.
— Et… qu’a-t-elle dit ?
— Rien d’abord. Nous étions dans le jardin du couvent et elle a continué de marcher auprès de moi au long des allées sans prononcer une parole. Mais je savais qu’elle priait car, entre ses doigts, les grains de son chapelet bougeaient doucement. J’ai respecté sa prière et nous avons ainsi fait le tour de l’enclos dans le plus grand silence. C’est seulement quand nous sommes arrivés à la porte du cloître qu’elle s’est tournée vers moi.
« — S’il avait suivi la voie que je lui avais choisie, il vivrait encore ! » m’a-t-elle dit avec colère. Mais elle n’a pu empêcher que je ne remarque l’humidité de ses yeux. Je lui ai dit alors qu’elle pouvait te pleurer sans honte et prier pour toi, que tu n’étais plus un bâtard mais un gentilhomme… Alors elle a crié :
« Il ne l’était plus, peut-être, mais cela ne change rien pour moi ! Je suis toujours celle qui a péché, celle qui, sans être mariée, a donné le jour à un enfant ! Je suis, moi, toujours la mère d’un bâtard ! Quant à ce malheureux enfant, il a voulu son sort ! Je ne peux plus que prier pour lui mais que personne, jamais ne revienne ici m’en parler !… » Et elle est partie… Néanmoins, dès demain j’irai lui dire…
— Rien ! coupa Gilles. Ne lui dites rien ! Je crois qu’il vaut mieux laisser les choses en l’état. Au moins, elle priera pour moi ce qu’elle ne ferait pas si elle me savait vivant… À présent, allons souper…
En dépit de ce que Gilles venait d’entendre, le repas fut gai, tout occupé du récit, un peu édulcoré tout de même, des aventures qui avaient occupé ces dernières années. L’abbé se réjouit des chances qui avaient protégé son filleul, s’assombrit à l’évocation de l’étrange atmosphère familiale qui régnait dans la famille royale, laissa entendre qu’il craignait, depuis longtemps, que ne vinssent des jours plus sombres encore, s’indigna du relâchement inquiétant des mœurs et, finalement, demanda :
— Que comptes-tu faire à présent ? Tu ne peux guère reprendre ta place aux gardes. Penses-tu pouvoir racheter La Hunaudaye ?
— Il y a plusieurs mois que j’ai perdu cet espoir. Dès que j’ai été en possession du trésor, je suis reparti pour Paris afin d’en réaliser une partie puis je suis allé à Rennes pour y rencontrer votre cousin de Talhouet. Il a paru surpris de me revoir et plus surpris encore quand je lui ai offert, pour racheter le château une somme plus importante que ce qu’il demandait voici trois ans. Mais il a refusé.
— Pourquoi donc ? Il n’en fait rien.
— Peut-être mais, d’après ce que j’ai pu entendre, un jour dans un cabaret des bords de la Seine, je crois qu’il a justement l’intention d’en faire quelque chose. Quoi ? Je n’en sais rien ; toujours est-il qu’il a refusé sans me laisser la plus petite ombre d’espoir.
— Oh ! c’est tout simple, sourit l’abbé en achevant, avec délices, la tasse de café que Katell venait de lui servir, Talhouet espère arriver à mettre la main sur le fameux trésor. Et comme tu ne pouvais tout de même pas lui dire que tu l’avais trouvé, je crois qu’il te faut renoncer à reprendre la vieille maison.
— C’est ce que je fais. Momentanément tout au moins. Je suis jeune, beaucoup plus jeune que lui et, si Dieu veut bien me prêter vie, la suite des temps me permettra peut-être de l’acquérir enfin. Pour l’instant, je compte m’établir de l’autre côté de l’Atlantique.
— Toujours ton vieux rêve ?
— Mais oui. D’autant que le gouvernement américain a bien voulu m’offrir une concession de mille acres de bonne terre sur les rives de la rivière Roanoke. Je vais donc me faire planteur de tabac ou d’autre chose, armateur peut-être aussi. J’ai acheté à la Compagnie des Indes un bâtiment de 280 tonneaux, le Lonray pris aux Anglais. C’est une sorte de flûte mais mieux voilée et plus finement taillée pour la course. Je le fais remettre en état car il avait subi une avarie assez sérieuse sur les rochers de Groix et armer de seize canons. Avec cela, je dois pouvoir traverser l’Atlantique en quatre ou cinq semaines par bon vent. Naturellement, il ne s’appelle déjà plus le Lonray.
— Gageons qu’il s’appelle le « Gerfaut » ?
— Gagez vous gagnerez. Et déjà j’en suis très fier, ainsi d’ailleurs que des installations que j’y fais faire car, bien sûr, j’emmène la famille Gauthier avec moi. Ils me l’ont demandé car ils ne veulent plus demeurer aux alentours de La Hunaudaye. Pour emmener des femmes, un navire doit adoucir un peu ses cabines. En outre… je voudrais emmener Rozenn.
— Rozenn ? À son âge, tu veux lui faire traverser l’Océan, l’emmener vivre chez les sauvages ?
— Pourquoi pas ? Elle est solide. Où est-elle ? Toujours chez Mme la vicomtesse de Langle ?
— Toujours chez ma sœur, en effet où…
— Où elle se ronge les sangs parce qu’on y a pas tellement besoin d’elle, malgré toute la bonté de Mme la vicomtesse qui s’essaie à ne pas le lui montrer, coupa Katell que le nom de sa sœur avait tiré du coin de cheminée où elle sommeillait, sa vaisselle faite : « Marchez, mon garçon, ajouta-t-elle, si vous allez lui demander de vous suivre, elle dira oui tout de suite et même si vous lui proposiez d’aller au bout du monde ou en enfer ! »
— Katell ! protesta l’abbé. Retenez donc un peu votre langue et faites attention à ce que vous dites. Et puis cessez d’appeler le chevalier « mon garçon »…
— Ah ! certainement pas ! s’écria Gilles. Le jour où Katell m’appellera monsieur le chevalier, je ne lui parle plus ! Allons, c’est dit : demain je vais au Leslé voir Rozenn.
— Et vous ferez bien ! Sainte Vierge bénie ! Va-t-elle être heureuse de retrouver son nourrisson vivant et de s’en aller courir les mers avec lui…
Et Katell s’en retourna dans son coin de cheminée où, pour marquer sa satisfaction, elle tira un ouvrage d’un panier et se mit à tricoter avec ardeur.
Cependant, l’abbé gardait à présent le silence. Songeur, il regardait son filleul qui, après lui en avoir demandé permission, avait tiré de sa poche sa pipe en terre et la bourrait paisiblement de tabac.
— Dis-moi, Gilles, fit-il au bout d’un moment. Tu vas emmener en Amérique Rozenn, Anna Gauthier et sa fille ?
— Bien sûr !
— Elles seulement ? Dois-je te rappeler que tu as une épouse et que tu dois, elle aussi, l’emmener.
À son tour, Tournemine garda le silence. À l’évocation de Judith, son regard s’était assombri et son visage se crispait.
— Je vous ai dit ce qu’il en est de mon mariage, monsieur. Judith prétend qu’il n’est pas valable et que, seul, ce Kernoa a droit au titre d’époux.
— Mais tu n’en crois rien, si j’ai bien compris. Et si tu veux savoir, moi non plus je n’en crois rien. Cet homme que tu as vu avec elle n’est pas, ne peut pas être un honnête médecin vannetais.
— Pourquoi donc ? fit Gilles avec un sourire amer, à cause de ses mœurs… bizarres ? Il a peut-être navigué et ce sont de ces habitudes que l’on prend, dit-on, sur les vaisseaux du roi aussi bien que sur les navires marchands quand on vit entassés les uns sur les autres pendant des mois de navigation.
— C’est en effet possible mais, encore une fois, je n’en crois rien. Tout à l’heure, quand tu m’as raconté ta dernière entrevue avec Judith n’as-tu pas dit que tu avais songé à faire des recherches à Vannes pour tenter de savoir la vérité ?
— En effet. J’y avais songé mais à présent, cela me paraît bien difficile sinon impossible. Et puis, encore une fois, pourquoi donc cet homme ne serait-il pas le vrai Kernoa ? J’ai sans doute bâti un roman parce que j’étais blessé dans mon amour-propre, déçu de voir m’échapper un cœur que je croyais toujours mien…
M. de Talhouet se leva si brusquement que la lourde table devant laquelle il était assis en trembla et qu’une écuelle roula à terre où elle se brisa. Son visage toujours si amène était devenu tout à coup incroyablement sévère.
— Je t’ai connu bien des défauts, Gilles Goëlo, mais tu n’as jamais été un menteur. As-tu donc, en prenant le nom des Tournemine, hérité de leurs travers, souvent monstrueux d’ailleurs ? Ou bien est-ce au service secret du roi que tu t’es transformé à ce point ?
À son tour Gilles s’était levé, stupéfait par l’agressivité du ton.
— Un menteur, moi ? Mais pourquoi ? Et en quoi vous ai-je menti ?
— À moi, non ! C’est à toi que tu mens, mon garçon !
— À moi ? Mais…
— À toi ! Tu te racontes une histoire, une histoire commode parce qu’elle te permet de te croire libre d’une union qui peut-être te plaît moins qu’autrefois. Tu souhaites, à présent, n’est-ce pas, que ce Kernoa-là soit le bon, que ton mariage soit entaché de nullité, que…
— Pourquoi souhaiterais-je tellement être libre ? fit le jeune homme haussant le ton à son tour.
— Je vais te répondre par une question : comment est cette jeune Madalen dont tu m’as parlé tout à l’heure avec une émotion suspecte ? Une pauvre fille ? Un laideron ?… Allons, réponds ! Vas-tu me mentir, à moi aussi ?
— Non… non je ne vous mentirai pas. Elle est… merveilleusement belle !
— Nous y voilà ! Et tu penses qu’une fois au bout du monde tu pourrais peut-être en faire un jour ta femme ? Ce serait si naturel, si simple : là-bas on n’a pas de préjugés de caste, j’imagine. Et puis, du moment que Judith est mariée à un autre…
— Vous avez trop d’imagination… Je n’ai jamais rien pensé de semblable et…
— Consciemment, je veux bien le croire. Mais inconsciemment ?
Cette fois, Gilles ne répondit pas et détourna les yeux. Comme ce vieil homme le connaissait bien ! Toujours d’ailleurs, il avait su lire en lui mieux que lui-même… et souvent avant lui-même… C’était vrai que la tentation lui était venue de laisser Judith à son destin et de tourner une nouvelle page, une page toute blanche, toute claire et toute pure comme l’âme de Madalen.
— Tu ne dis rien ? C’est donc que j’ai raison. Mais, Gilles, tu sais très bien que tu ne peux partir sur cette équivoque, tu sais très bien que Dieu ne se contente pas d’à-peu-près. Si l’homme est un imposteur, Judith est toujours ta femme et le demeurera jusqu’à ce que la mort vous sépare. Voilà la loi divine et tu sais très bien que tu ne peux pas lui échapper !
Vaincu, Gilles baissa la tête.
— Je sais. Je l’ai toujours su. Soyez sans crainte, je ne vous décevrai pas. J’irai à Vannes…
— Non. C’est moi qui irai. On m’y connaît. J’y possède des amitiés, des intelligences. Ce serait bien le Di… ce serait bien surprenant si je ne parvenais pas à découvrir la vérité. Va voir Rozenn et puis rentre à Lorient. Je t’y enverrai de mes nouvelles. Mais, dis-moi… le roi ?
— Eh bien ?
— Lui as-tu demandé ton congé ? Que tu sois mal en cour étant donné tes relations avec Monsieur et qu’on ne souhaite pas t’y voir ne te délie pas de tes engagements envers notre sire. L’as-tu vu ?
— Non, c’était impossible. Après la découverte du trésor, je suis retourné à Paris, bien entendu. M. de Beaumarchais avec qui je suis, dès à présent, en affaires, m’a fait connaître les ordres du roi et j’ai eu l’honneur d’être reçu, en son hôtel de Paris, par M. le comte de Vergennes. Il est fort malade et… je crains bien que la France ne perde bientôt le meilleur ministre qu’elle ait eu depuis longtemps mais il a fait l’effort de me recevoir pour m’apprendre comment je peux encore servir le roi en terre d’Amérique. J’y verrai le général Washington, qui me veut du bien et essaierai d’obtenir de lui que le Congrès accepte de se pencher sur l’énorme dette financière que les insurgents ont contractée envers la France et dont il semble que plus personne ne se soucie.
— Te voilà ambassadeur ?
— Messager, tout simplement. Et messager officieux mais il faut faire avec ce que l’on a et Annapolis fait la sourde oreille tandis qu’à Paris, Thomas Jefferson joue les innocents lorsqu’on lui parle argent. Une seule chose l’intéresse : transformer le port de Honfleur en port franc pour les marchandises américaines car, à présent, c’est tout juste si le Congrès ne nous reproche pas d’avoir mis un terme, en aidant les insurgents, au commerce avec l’Angleterre.
L’abbé se mit à rire.
— La reconnaissance est un très lourd fardeau, mon fils. Certes, j’admire le courage de ce peuple mais j’ai bien peur que le roi ne se reproche longtemps d’avoir ainsi soutenu des idées aussi libérales. Il a, en quelque sorte, introduit le loup dans sa bergerie et un loup dont on a un peu trop oublié, en France, qu’il n’y a pas si longtemps, il se battait aux côtés de l’Angleterre pour nous arracher le Canada. Eh bien, il me reste à souhaiter que tu réussisses dans cette tâche délicate et que tu trouves le bonheur outre-Atlantique… mais je regrette un peu que tu ne choisisses pas de t’installer ici, en terre bretonne. Si tu ne peux avoir La Hunaudaye, pourquoi ne pas acheter un autre domaine ?
— J’y songerai plus tard, peut-être, quand j’aurai perdu tout espoir de la reprendre. Pour l’instant, je préfère regarder vers l’Occident. Si importante qu’elle soit, une fortune finit toujours par fondre si on ne la fait pas fructifier… et je crois que, pour l’instant, l’avenir est de l’autre côté de l’Océan. Et puis, pourquoi renoncerais-je à ce que l’on m’a donné ?
M. de Talhouet se leva, sourit et vint prendre le bras de son filleul pour remonter dans sa chambre.
— Peut-être as-tu raison. C’est l’avenir qui nous le dira mais j’avoue une peine égoïste à la pensée de te perdre de nouveau, surtout si peu de temps après t’avoir si miraculeusement retrouvé.
— Vous ne me perdrez pas ! protesta Gilles. Je ne pourrais pas supporter l’idée de ne jamais revenir… surtout si les événements faisaient que l’on ait besoin de moi.
— Ce n’est pas à souhaiter. Quand penses-tu partir ?
Gilles se sentit rougir.
— Mon bateau va être prêt. Je pensais mettre à la voile dans une quinzaine de jours. Mais…
— Mais il faut d’abord savoir ce qu’il en est de Judith, dit l’abbé gravement. Et puis, tu n’es pas si pressé : la mer est dure en janvier, surtout pour des femmes…
Le temps, qui se contentait d’être froid, parut dès le lendemain lui donner raison en déchaînant une violente tempête sur les côtes bretonnes. Le vent se mit à souffler avec fureur, empêchant toute sortie de navires. Des vagues énormes se jetaient à l’assaut du grand môle de Lorient et de la citadelle de Port-Louis, le port militaire qui lui faisait face de l’autre côté du Blavet dont les deux villes jumelles, le vieux port de Vauban et la cité, plus jeune, née de la Compagnie des Indes, contrôlaient l’estuaire.
La nuit était tombée depuis un moment déjà quand Gilles quitta l’enclos de la Compagnie qui s’élevait à quelque distance de la ville, près du confluent du Scorff c’est-à-dire au fond de l’estuaire qui lui assurait un abri incomparable. Il se hâtait car il avait rendez-vous avec l’un des plus puissants négociants de Lorient, M. Besné, pour régler avec lui un contrat de participation dans l’armement d’un gros trois-mâts carré, le Président qui partirait au printemps pour les Grandes Indes.
Son propre navire, le Gerfaut, était pratiquement achevé et Tournemine, heureux comme un enfant de posséder ce superbe coursier des mers, s’était attardé plus que de raison à contempler la belle coque couleur de châtaigne relevée de filets d’or et la figure de proue toute neuve, figurant l’oiseau chasseur qui était son emblème et qui étalait ses ailes d’or à l’extrémité de l’étrave noire. Il en avait oublié l’heure et il s’en voulait car il s’était proposé d’aller, avant son rendez-vous, faire une courte visite à la famille Gauthier qu’il avait installée, en attendant l’embarquement, dans une coquette maison proche de la place d’Armes, afin d’éviter à Anna et surtout à Madalen, la promiscuité d’une auberge, si élégante fût-elle et l’admiration indiscrète que n’eût pas manqué de susciter la beauté de la jeune fille. Rozenn y était installée elle aussi, à présent…
La violence du vent le surprit au sortir de l’enclos. Depuis que le ministre des Finances, Calonne, avait ressuscité, deux ans plus tôt, la Compagnie défunte, ses entrepôts et chantiers de construction avaient bénéficié d’un puissant renforcement de ses protections contre le mauvais temps et l’on y sentait assez peu la tempête. Affronté à de véritables rafales, Merlin, en dépit de sa force, ne put mener son maître qu’au pas et lorsque tous deux atteignirent l’auberge de l’Épée royale où Gilles et Pongo avaient leurs quartiers, il était tard. M. Besné était déjà reparti se contentant de laisser un message disant qu’il se rendait à son entrepôt où il resterait jusqu’aux environs de neuf heures pour vérifier des connaissements urgents.
Connaissant le goût de son nouvel associé pour le vin de Bourgogne, Tournemine s’en fit remettre deux bouteilles par le patron de l’Épée royale et, à pied cette fois, prit la direction du port.
En dépit de la nuit et du temps, l’activité n’y était pas éteinte. Face à la forêt de beauprés, de huniers et de martingales qui se dressaient au-dessus des quais comme les antennes de monstrueux insectes, les maisons de beau granit bleu formaient une frise sans fin de tavernes d’où s’échappaient des chansons, des rires et, à intervalles irréguliers, des bruits de coups ou des imprécations. Çà et là, des matelots ivres étaient échoués dans le ruisseau, insoucieux des chariots qui passaient, dans un fracas de tonnerre, sur les pavés. D’autres titubaient entre les véhicules ou les piles de tonneaux et de ballots entassés sur le quai, attendant d’être embarqués ou ramenés dans les entrepôts.
La résurrection de Lorient, depuis à peine deux années, était une chose étonnante. Enfant, Gilles avait connu assez calme et un peu endormie cette belle cité bien construite, alignant ses maisons de granit le long d’un éventail de rues larges partant de la porte principale. Au temps du Roi-Soleil, elle avait été construite avec une élégante sobriété autour de sa place d’armes terminée par une terrasse à balustrade plantée d’ormeaux, sa tour de la Découverte haute de plus de cent pieds et le noble ordonnancement de ses bâtiments administratifs, de sa maison des ventes et de son puissant arsenal où s’allongeaient les longs canons de bronze ciselé.
La mort de la Compagnie avait endormi Lorient et elle s’était réveillée, comme une belle au Bois Dormant, quand le drapeau de la nouvelle Compagnie des Indes avait été hissé au mât de l’Enclos remis à neuf. Depuis, s’y entassaient de nouveau tous les métiers de la mer, les voiliers, les cordiers, les poulieurs, les shipchandlers, les marchands d’habits et d’instruments de précision, les commerçants de toutes sortes mêlés aux fonctionnaires, aux officiers, aux armateurs et aux constructeurs de navires.
À cette heure déjà tardive on déchargeait encore. Un lourd navire arrivé la veille de Saint-Domingue chargé à ras bords de sucre, de mélasse, de café et d’indigo laissait couler jusqu’à la terre bretonne la richesse de ses entrailles. Plus loin, des gabarres déchargeaient du bois de charpente et des blocs de pierre et une galiote venue de Curaçao apportait des teintures.
Gilles s’attarda un instant à contempler ce spectacle qu’il jugeait réconfortant puis quitta le quai pour prendre une rue étroite qui conduisait à l’entrée arrière des entrepôts Besné, les grandes portes donnant sur le port étant déjà soigneusement bouclées.
Cette rue n’en était pas vraiment une mais un cul-de-sac ouvert entre l’entrepôt et une auberge d’assez mauvaise réputation et sans autre sortie que le passage voûté donnant sur le quai. C’était sur ce passage que s’ouvrait la porte de l’auberge, porte basse, enfoncée de quelques marches dans le sol.
Quand le chevalier s’avança dans l’ombre plus dense du passage, il ne remarqua pas deux silhouettes tapies sur les marches et continua son chemin vers l’entrée des magasins. Mais le sens inné qu’il avait du danger le fit se retourner brusquement et il aperçut, dessinées sur le fond plus clair du port, deux formes noires armées de gourdins.
Sa main chercha la garde de son épée avant de se souvenir qu’il n’était armé que de deux bouteilles. Le plus grand des malandrins tapota contre sa paume son instrument de persuasion et Gilles, fixant son regard sur le gourdin, fit semblant de reculer de crainte sachant bien que, par ce geste, le drôle cherchait à détourner son attention du comportement de son compagnon qui était en train de passer subrepticement sur sa gauche dans l’intention de l’assommer par-derrière.
Instantanément, Gilles fut prêt. Tandis que l’une des bouteilles partait comme un projectile en direction du plus grand, il tomba sur un genou au moment où son second ennemi le chargeait par-derrière afin de recevoir l’attaque. Le gourdin était levé pour retomber sur lui. Il pivota vivement sur son genou, passa sous le bâton, fit trébucher son adversaire et, le saisissant aux chevilles au prix d’un effort herculéen le fit tournoyer pour l’envoyer tête première dans l’estomac de son compagnon.
Malheureusement, son effort fait, il dut s’accroupir de nouveau pour retrouver son équilibre et s’entama la main sur l’un des débris de verre laissés par la bouteille. Cela donna aux deux autres le temps de se relever et bientôt ils se dressèrent en face de lui plus menaçants qu’auparavant.
— À moi ! cria Gilles sans grand espoir d’être entendu. À l’aide !
Ce fut au moment précis où les deux malandrins s’élançaient sur lui avec un grognement de triomphe que, sortis on ne savait d’où, trois hommes leur tombèrent dessus par-derrière et les maîtrisèrent en un rien de temps. En même temps, la porte de l’auberge ouverte (les trois hommes devaient en venir) apporta quelque lumière à une situation qui en manquait singulièrement. Gilles occupé à envelopper sa main blessée dans sa cravate vivement arrachée de son cou vit que l’un de ses agresseurs gisait à terre sans connaissance, proprement assommé tandis que l’autre se débattait aux mains de deux solides gaillards vêtus comme des valets de maison bourgeoise.
Le troisième de ses sauveteurs, un homme de taille moyenne emballé jusqu’aux yeux dans un grand manteau noir rejoignant presque le bord du chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, considérait sa prise avec une satisfaction certaine après avoir écouté ce que lui murmurait à l’oreille l’un de ses valets.
— Ainsi, dit-il d’une voix dont l’accent étranger attira l’attention de Gilles, vous êtes ce Morvan qui opérait dans la police parisienne il y a environ un an et demi et qui en a été chassé à la suite d’un vol… bien que l’on n’y soit ni fort difficile ni fort délicat ?
— Et après ? grogna l’autre. En quoi cela vous regarde ?
— Cela me regarde beaucoup, mon garçon, car j’ai des comptes à régler avec vous. Moi aussi, vous m’avez volé… et si vous voulez tout savoir, je vous cherchais.
Passionnément intéressé, Gilles s’était avancé de façon à voir en pleine lumière le visage de son ancien agresseur et ne put retenir une exclamation de surprise.
— Morvan ! Morvan de Saint-Mélaine ! Enfin, je te retrouve !
Il avait bondi, bousculant l’homme au manteau pour empoigner le revers de l’habit râpé du malandrin. Du malandrin qui n’était autre que le dernier frère de Judith, l’un des deux hommes qui prétendaient avoir tué le docteur Kernoa.
— Il ne manquait plus que celui-là ! grogna le prisonnier, le bâtard, à présent !
Un petit rire se fit entendre.
— Ma foi, monsieur de Tournemine, la rencontre m’est heureuse car vous êtes l’un des rares hommes que j’ai quelque plaisir à rencontrer dans ce pays de malheur. J’espère que vous n’oubliez pas plus vos anciens amis que vos vieux ennemis ?
Et Gilles, stupéfait cette fois, vit qu’entre le chapeau à large bord et le pan du manteau apparaissait à présent le visage bien connu de Cagliostro.
— Vous ? murmura-t-il. Vous, ici ? Je croyais que…
— Que j’avais été banni du royaume ? C’est vrai et je le suis toujours. Je vis à Londres, à présent, ou plutôt j’essaie de vivre car lors de mon arrestation j’ai été volé indignement. Les gens de police ont fait main basse sur bien des objets de valeur mais surtout sur des papiers qui sont pour moi d’une importance extrême. C’est la raison pour laquelle je me suis décidé à repasser la Manche. Certains des affiliés parisiens de ma loge égyptienne m’ont fait savoir que mon voleur avait quitté, par force, la police et officiait à présent aux alentours des riches cargaisons de la Compagnie des Indes. On ma dit le cabaret où il tenait ses assises et je suis, grâce à Dieu, arrivé à temps pour vous tirer de ses griffes, tout comme, jadis, vous m’aviez tiré d’autres griffes autrement plus cruelles.
— Je vous en prie, ne rappelez pas cela. Ce soir, vous m’avez sauvé la vie et c’est tout ce dont je veux me souvenir. Merci, monsieur le comte… Mais, à présent, me direz-vous ce que vous comptez faire du sieur Morvan ?
— Si vous voulez bien m’accompagner, vous le verrez. J’ai loué, près d’ici et sous un faux nom naturellement, une maison fort commode pour entendre les confessions. D’ailleurs, vous êtes blessé et la sagesse serait, je crois, de vous laisser soigner. Holà, vous autres, emmenez-moi ça à la maison ! Nous vous suivons !
La cravate de Gilles était, en effet, pleine de sang et il sentait à une légère faiblesse, la nécessité de quelques soins. Au surplus, son entretien avec Besné pouvait se remettre au lendemain et ce fut sans la moindre objection qu’il suivit l’ancien sorcier de la rue Saint-Claude.
La petite maison louée par celui-ci s’adossait au rempart de la ville à l’endroit où il rejoignait les défenses du port. Elle n’avait rien de particulier sinon une très commode porte de dégagement donnant sur un boyau creusé entre ses murs et ceux d’une maison voisine.
Les protagonistes de la scène précédente s’y retrouvèrent dans une vaste cuisine pavée de granit où un grand feu, entretenu par un homme qui n’avait même pas levé la tête à leur entrée, brûlait dans la vaste cheminée. Sur un signe de Cagliostro, les gardiens de Morvan, qui l’avaient entre-temps ligoté comme un poulet prêt à être mis en broche, le firent asseoir sur un banc en face de l’homme de la cheminée dont il regarda les flammes avec appréhension.
— Qu’allez-vous me faire ? chevrota-t-il.
— Je vais d’abord soigner la blessure de M. de Tournemine, fit gracieusement Cagliostro. Ensuite, je lui offrirai un cordial pour compenser la perte de sang… et ensuite je m’occuperai de vous, mon garçon. Ne vous affolez pas. J’ai seulement quelques questions à vous poser. Si vous y répondez tout ira bien, sinon… il est possible que je me mette en colère et que je devienne désagréable. L’homme que vous voyez ici, en face de vous, assure qu’il n’a besoin que de quelques minutes et d’un beau feu bien flambant pour rendre bavards les gens les plus secrets.
Tout en parlant, le comte avait déroulé la cravate de Gilles, examiné sa blessure qui était profonde et entamait la paume jusqu’à l’os puis fouillait dans un coffre où il prit de la charpie et un flacon.
— Voulez-vous dire ? fit le chevalier horrifié, que vous allez soumettre cet homme à la question ? Comme au Moyen Âge ?
— Pourquoi comme au Moyen Âge ? La question est de tous les temps. Il y a bien peu d’années que le roi Louis XVI l’a abolie en France mais, croyez-moi, elle existe toujours dans presque toute l’Europe.
— Vous me décevez ! Je croyais, monsieur, que vous saviez lire dans le cerveau des hommes ? Je croyais que vos pouvoirs sur leur volonté n’avaient pas de limites ?
— C’était une erreur. Mes pouvoirs sont limités par la stupidité et la méchanceté des hommes. Quant à lire dans leur esprit, je ne peux le faire que par l’entremise d’un médium…
— Allons donc ? Ne savez-vous plus provoquer ce sommeil artificiel qui vous était d’une si grande utilité… Seigneur ! ajouta-t-il avec une grimace douloureuse, que me mettez-vous là ?
— Une liqueur souveraine qui fermera votre blessure en trois jours avec la complicité de certain baume dont je vais vous enduire. Mais je reconnais que cela n’est pas fort agréable. Tenez je suis certain que cela va déjà mieux, ajouta-t-il en constatant qu’un peu de couleur revenait au visage, devenu blême, du chevalier. Quant au sommeil artificiel, ajouta-t-il baissant le ton, outre qu’il représente pour moi une grande dépense nerveuse que mon état de santé supporte mal actuellement, je ne désire pas m’en servir ici, en terre bretonne où les esprits, facilement superstitieux et influençables, ne verraient peut-être guère d’inconvénients à m’envoyer au bûcher, même en notre siècle des Lumières ! Voilà qui est fait. À présent, occupons-nous de notre ami…
Il allait s’éloigner en direction de la cheminée devant laquelle Morvan claquait visiblement des dents en dépit de la chaleur mais Tournemine le retint.
— Encore un mot, comte ! J’ai, moi aussi, une question importante à poser à cet homme, une question qui touche de tout près Judith, pour qui vous aviez de l’amitié et qui est, à présent, ma femme.
Cagliostro fronça le sourcil.
— Ainsi, vous l’avez épousée ? En dépit de ma mise en garde ?
— Oui. Mais peut-être n’est-elle pas réellement ma femme et c’est cela que je veux savoir. Me permettrez-vous, s’il répond de bonne grâce, d’intercéder pour lui ?
Le sorcier réfléchit un instant, scrutant son interlocuteur de son œil noir étincelant d’intelligence.
— Peut-être… Savez-vous où se trouve Judith en ce moment ?
— Oui, je le sais.
— À coup sûr ?
— À coup sûr !
— En ce cas allez-y ! Je ne vous cache pas que c’est elle, initialement, que je souhaitais retrouver mais elle semble avoir entièrement disparu. Personne n’a pu me dire ce qu’elle était devenue. Sa clairvoyance… si le mariage ne la lui a pas fait perdre, pourrait m’être plus utile que des aveux arrachés par la souffrance. D’autant que cet homme ne sait peut-être pas tout et n’est peut-être pas mon seul voleur…
Sans répondre, Gilles se dirigea vers Morvan dont le regard se chargea d’épouvante à son approche et se pencha sur lui.
— Écoute-moi, Morvan ! Tu mérites cent fois la mort dans les tourments de l’enfer, tu mérites cent fois que l’on te jette ainsi tout vivant, dans ce brasier…
— Non !… râla l’autre. Non ! Pas ça !… Pas ça !…
— Peut-être pourrai-je te l’éviter si tu réponds franchement à la question que je vais te poser. Rassure-toi, c’est une question qui n’a rien à voir avec ton affaire de vol mais qui a, pour moi, tant d’importance, que je suis prêt à me battre pour t’éviter la torture si tu y réponds.
Les yeux injectés de sang de Saint-Mélaine se levèrent sur lui, incertains, méfiants.
— Qu’est-ce que j’en ai comme garantie ?
— Ma parole ! Jamais je n’y ai manqué.
Le prisonnier poussa un profond soupir.
— Ça va, essayons toujours ! Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Écoute ! Te souviens-tu de cette nuit où, en compagnie de ton frère, Tudal, tu t’es introduit dans la maison de campagne d’un certain docteur Kernoa, un docteur Kernoa qui venait d’épouser Judith ?
— Naturellement, je m’en souviens. Qu’est-ce que…
— Attends un peu ! Ce que vous y avez fait, Tudal me l’a raconté avant de mourir. Vous avez tué Kernoa et puis vous avez emmené Judith pour…
— Ne me rappelez pas ça !… Depuis la mort de Tudal, je revois trop souvent la scène, la nuit quand j’ai trop bu !
— Aussi ne t’en reparlerai-je pas. C’est Kernoa qui m’intéresse. Es-tu certain qu’il était bien mort ?
Cette fois, les yeux de Morvan s’arrondirent.
— Mort ? Naturellement qu’il l’était ! Et plutôt deux fois qu’une ! En voilà une question !
— Elle en vaut une autre, crois-moi, car j’ai les meilleures raisons de croire qu’il n’était pas tout à fait mort, qu’il lui restait encore un souffle de vie et que ce souffle a été si bien ranimé qu’à cette heure il se porte comme toi et moi.
Morvan secoua négativement la tête.
— C’est pas possible !
Le cœur de Gilles manqua un battement.
— Pas possible ? Pourquoi ? Tudal m’a dit qu’il l’avait embroché comme un poulet mais même une grave blessure à la poitrine peut être guérie. Tout dépend de la constitution du sujet, de sa vigueur.
— Je répète que c’est pas possible ! Non seulement on l’a embroché comme vous dites si bien, mais on l’a aussi enterré !
La gorge de Gilles se sécha d’un seul coup.
— Vous l’avez enterré ? Tu en es sûr ?…
— Sur la lande de Lanvaux, au pied d’un grand pin. Je peux encore vous montrer l’endroit. On était peut-être en rogne, Tudal et moi, mais pas assez fous pour laisser un cadavre derrière nous. On a même lavé le sang sur le dallage avant de jeter le corps dans le coffre de la voiture. Croyez-moi, il était bien mort quand on l’a jeté dans le trou. Il était déjà raide.
La voix de Morvan rendait un tel son de vérité que Gilles n’insista pas. Le doute n’était plus permis. L’homme qui vivait auprès de Judith n’était bel et bien qu’un imposteur. Mais alors comment se faisait-il qu’elle soutînt si fermement qu’il était bien l’homme épousé jadis ?
— Encore un mot ? Peux-tu me décrire ce Kernoa ?
— Bien sûr, on l’a suffisamment observé avant d’attaquer. Un assez beau type, à peu près de ma taille, blond foncé et même un peu rousseau, une gueule qui pouvait plaire à une fille mais avec des yeux d’enfant de Marie.
— D’enfant de Marie ?
— Oui, des yeux du ciel, candides et tout…
Revoyant l’étonnant regard d’or brasillant du compagnon de Judith, Gilles comprit qu’à présent il tenait vraiment la preuve de l’imposture car même si Morvan se trompait, contre toute vraisemblance, sur l’état du cadavre, il n’avait aucune raison de se tromper sur la couleur des yeux de sa victime qui semblait l’avoir frappé.
— C’est bien, dit-il en se redressant. Je te remercie. À présent, je vais tenir ma promesse. Monsieur de Cagliostro, ajouta-t-il en se tournant vers le comte, je vous demande de poser à cet homme, sans violence, les questions que vous souhaitez lui faire entendre car je ne pourrais que m’opposer à toute voie de fait contre lui. Il n’y a plus aucun doute pour moi qu’il soit réellement et définitivement mon beau-frère…
— Oh ! allez-y ! fit Morvan. Maintenant que j’ai commencé à répondre, je dirai tout ce que vous voulez. Mais tirez-moi de là, je crève de chaud.
On l’emmena à l’autre bout de la pièce, on le délia et même on lui tendit un verre de vin qu’il avala d’un trait.
— Ça va mieux ! Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
Cagliostro posa calmement quelques questions touchant ce qui s’était passé après son arrestation. Morvan admit docilement qu’en dépit des scellés, il était revenu, de nuit et avec un confrère, visiter plus complètement l’hôtel de la rue Saint-Claude. Ce qui l’intéressait, lui, c’étaient bien sûr les objets d’art, l’argenterie, les tapisseries, tout ce qui pouvait se changer en belle monnaie d’or. Mais, l’autre, c’étaient les papiers qu’il recherchait. Et quand Morvan lui en eut fait la remarque, il se contenta de ricaner.
— Ces papiers que tu dédaignes représentent plus d’or que tu n’imagines. Le tout est de savoir à qui on les remet. J’ai appris, alors, conclut Morvan que le « client » de Bouvet…
— Il s’appelait Bouvet ? interrompit Cagliostro qui s’était mis à prendre des notes.
— Oui. Bouvet, Jean-Louis… J’ai donc appris que son client était un grand seigneur de l’entourage du comte de Provence, un Provençal, je crois, un certain comte de Modène…
Cagliostro cessa d’écrire et, lentement, remit son carnet et son crayon dans sa poche. Son visage s’était brusquement fermé, assombri et comme Gilles, qui l’observait, s’en inquiétait, il se contenta de hausser les épaules avec lassitude.
— Je vais repartir avec la marée de cette nuit si la tempête s’achève. Je n’ai plus rien à faire ici.
— Pourquoi ? Renoncez-vous si vite ? Je croyais que ces papiers étaient pour vous d’une telle importance…
— Ils l’étaient, en effet, ils le sont toujours mais, à présent, plus je mettrai de distance entre eux et moi et mieux je me porterai. Ils sont entre les mains de Monsieur. Autant dire qu’aucune force au monde ne pourra me les rendre. Adieu, monsieur de Tournemine, je crois que, sur cette terre, nous ne nous reverrons jamais car, à présent, c’est vers ma fin que je vais avancer et, en tout état de cause, je ne reviendrai jamais en France…
— Et moi ? fit Morvan, hargneux. Qu’est-ce que vous faites de moi ? Je peux m’en aller ?
— Tu peux ! dit Gilles. Mais où veux-tu aller, à présent ? Reprendre ton fructueux commerce de vol et de truanderie ?
Le plus jeune des Saint-Mélaine haussa les épaules puis levant un bras montra les déchirures de son habit.
— Fructueux, vous croyez ?… Je n’ai plus le choix. Une fois qu’on est parti sur ce chemin, il faut aller jusqu’au bout.
— Même si le bout du chemin c’est le gibet ? Un Saint-Mélaine pendu comme un croquant, tu trouves ça normal ? Pourquoi ne retournes-tu pas au Frêne ? C’est ta maison, à toi seul à présent que Tudal est mort…
— Pour y faire quoi ? Crever de faim entre des murs lépreux et un toit qui ressemble à une passoire ? J’aime encore mieux la corde…
Gilles haussa les épaules.
— Passe demain à l’auberge de l’Épée royale et demande-moi. Je te remettrai une somme suffisante pour que tu puisses recommencer à vivre… proprement. Pour essayer tout au moins. M’en donnes-tu ta parole ?
L’autre eut une grimace dont on ne pouvait savoir si elle était un essai de sourire ou le début des larmes.
— Ma parole ? Vous avez le courage d’y croire, vous ?
— Pourquoi pas ? Si toi tu veux y croire le premier ?
Il y eut un court silence puis Morvan, traînant les pieds, se dirigea vers la porte qu’il ouvrit. Mais, au seuil, il se retourna et, cette fois, sourit franchement.
— J’essaierai ! Tu as ma parole ! Adieu… beau-frère !
Et il disparut…
Quelques minutes après son départ, Gilles quittait la maison du rempart pour rentrer à l’Épée royale. Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti d’humeur aussi noire…
Un instant, passant en vue des ormeaux de la place d’Armes, il avait eu envie d’aller jusque chez Anna Gauthier, ne fût-ce que pour retrouver un peu de sa sérénité de tout à l’heure en contemplant le doux visage de Madalen mais il avait lutté contre cet entraînement qui, à présent, devenait dangereux.
Son devoir, il s’inscrivait devant lui en lettres intransigeantes et Madalen, quel que soit le rêve qu’elle avait fait naître durant quelques mois, ne devait plus, ne pouvait plus être pour lui autre chose que la fille d’Anna, la fille de celle qui gouvernerait sa maison au nom d’une maîtresse. Une maîtresse qui ne pouvait plus être que Judith.
Et parce qu’il était certain, à présent, d’être lié à Mlle de Saint-Mélaine, pour le meilleur et pour le pire, devant Dieu et devant les hommes et jusqu’à ce que la mort les sépare, Gilles de Tournemine, en arrivant à l’auberge, se fit monter dans sa chambre une dame-jeanne de vieux rhum de la Jamaïque et entreprit de s’enivrer superbement…
1. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.
Anne de Balbi quitta le canapé sur lequel elle se tenait à demi étendue et marcha vers la fenêtre aux vitres de laquelle apparaissaient les fleurs pâles du givre. Sa robe de velours bleu sombre ourlée d’hermine ne fit aucun bruit sur le tapis et la jeune femme demeura un moment immobile et silencieuse, regardant sans le voir le jardin enseveli sous la neige et laissant ses longs doigts fins éplucher machinalement les fleurs fanées d’une jardinière de vieux Sèvres disposée devant la fenêtre.
— Ainsi, dit-elle au bout d’un moment, tout est bien décidé ? Tu pars ?
Debout, à quelques pas d’elle, le dos à la cheminée, Gilles la regardait sans parvenir à se défendre d’une émotion inattendue. Venu pour une courtoise visite d’adieu, il découvrait que cet adieu lui était plus pénible qu’il n’aurait cru, que cette femme, si longtemps détestée mais ardemment désirée, avait fini par trouver le chemin de son cœur et par s’y faire une place plus large peut-être que lui-même ne l’imaginait.
— J’ai une mission à remplir, dit-il-brièvement. Et puis je n’ai pas d’autre solution.
— À cause… d’elle ?
— À cause d’elle aussi. En dépit de sa conduite présente et passée, elle est ma femme. Il n’y a plus aucun doute là-dessus et mon devoir est de l’arracher à la vie déshonorante qu’elle mène. Mais, pour cela, il faut que je l’emmène au loin, là où personne n’imaginera que Mme de Tournemine et l’éphémère reine de la nuit ne sont qu’une seule et même personne. Mais pourquoi m’obliger à te redire ces choses ? Tu le savais depuis longtemps…
— C’est vrai… mais j’imaginais… Dieu sait quoi ? Pourquoi partir si loin ? Pourquoi l’Amérique ? Tu voulais reprendre tes terres bretonnes…
— En effet. C’est malheureusement impossible, tout au moins dans l’immédiat. Plus tard, peut-être…
— Reste au moins en France ! Ils ne manquent pas, les domaines que les courtisans abandonnent à eux-mêmes et dont les paysans demandent un maître ! Au moins, je pourrais te revoir de temps à autre… Tandis que là-bas…
Elle ne le regardait toujours pas mais, cette fois, il ne pouvait ignorer les larmes qui enrouaient sa voix. Lentement, il vint à elle, emprisonnant entre ses mains les épaules rondes qui à présent frémissaient.
— Anne ! dit-il doucement. Je ne veux pas que tu pleures. Je ne veux pas que tu aies de la peine. Ce n’est pas un adieu définitif que je suis venu te dire. Nous nous reverrons…
— Quand ? Dans des années ? Quand je serai devenue vieille et laide ? Quand tu n’auras plus envie de moi ?
Il la retourna brusquement, prit entre ses mains son visage humide, devenu si pâle, et posa ses lèvres alternativement sur l’un et l’autre de ses yeux.
— Ne dis pas de sottises ! Tu seras sans doute vieille un jour, mais tu ne seras jamais laide. Quant à moi, je crois que jusqu’à ma mort j’aurai envie de toi. Et quand je dis que nous nous reverrons, je crois, hélas ! que cela pourrait être plus proche que tu ne l’imagines.
— Hélas ? reprocha-t-elle, blessée.
— Hélas, pour le roi ! Je l’ai juré : s’il a un jour besoin de moi, je reviendrai, où que je sois. Et c’est sur toi, Anne, sur toi et sur mon ami Winkleried que je compte pour m’en avertir. Je vous donnerai de mes nouvelles, à l’un comme à l’autre et toujours vous saurez où je suis.
Un éclair de joie brilla dans les yeux sombres de la jeune femme tandis que, de ses deux mains, elle s’accrochait aux épaules de Gilles.
— C’est vrai ? Tu feras cela ?
— Sur mon honneur ! J’ai besoin que tu demeures mon amie… mon amie très chère.
Il n’eut qu’à baisser un peu la tête pour trouver sa bouche. Un instant plus tard, il l’emportait, déjà défaillante, jusqu’à sa chambre… N’était-ce pas encore la meilleure manière de lui dire au revoir ?
Quand il se pencha sur elle, une heure après, pour un dernier baiser, elle se pendit à son cou.
— Tu reviendras ? Tu me le jures ?
— Je te l’ai déjà juré.
— Alors, je t’attendrai. Mais pas trop longtemps, sinon je suis très capable, moi aussi, de passer les mers pour te retrouver.
Il détacha doucement les bras qui le tenaient si bien et confia de nouveau la jeune femme au fouillis charmant de son lit en désordre mais, vivement, il repoussa les draps, les couvertures afin qu’aucun obstacle ne s’interposât entre son regard et la voluptueuse nudité d’Anne.
— Ne bouge plus ! murmura-t-il tendrement. Reste comme cela ! C’est cette image-là que je veux emporter avec moi.
La tenant sous son regard, il recula vers la porte derrière laquelle, instantanément, il disparut. Courant presque, il traversa le salon, fermant ses oreilles aux sanglots qui le suivaient et qu’il ne pouvait pas ne pas entendre.
Au cocher qui l’attendait dans la cour de l’hôtel de Balbi, il ordonna de le conduire rue de Clichy. C’était là qu’il avait donné rendez-vous, pour minuit, à Pongo, à Winkleried, et au capitaine Malavoine, un Breton carré, jovial et entêté auquel il avait confié le commandement du Gerfaut.
Consultant sa montre, il vit qu’il était un peu plus de onze heures et que, selon toutes probabilités, il arriverait juste à temps, compte tenu de la neige qui encombrait les rues de Paris.
Mais, en dépit de ses prévisions, les chevaux, ferrés à glace, marchèrent d’un bon pas et il ne mit guère qu’une demi-heure à traverser la Seine et à remonter vers les premiers contreforts de Montmartre. Les trois autres, d’ailleurs, étaient déjà arrivés et l’attendaient, dans une voiture aux lanternes éteintes qui stationnait à l’entrée du petit chemin des vignes.
Sa propre voiture alla se ranger à côté et Tournemine rejoignit Pongo et Malavoine qui se trouvaient à l’intérieur de la première.
— Où est le baron ? demanda Gilles.
— Il a voulu reconnaître les lieux, répondit Malavoine. Il doit être quelque part dans le jardin. Il a dit qu’il sifflerait quand il n’y aurait plus personne et que c’était inutile de se geler à plusieurs. Il est passé par là, ajouta-t-il en désignant la brèche creusée dans la neige au sommet du mur voisin.
Comme il achevait ces mots, les grilles de la propriété s’ouvrirent et deux voitures sortirent l’une derrière l’autre, tournant pour redescendre vers le centre de Paris.
— Il ne doit plus y avoir grand monde, dit Gilles. En passant, je n’ai aperçu que ces deux voitures devant la maison.
Comme pour lui donner raison, un sifflement se fit entendre de l’autre côté du mur.
— Allons-y ! ordonna Tournemine. C’est le signal.
L’un après l’autre, les trois hommes franchirent le mur et rejoignirent Ulrich-August qui les attendait à l’abri d’un grand bouquet de houx.
— Les derniers visiteurs viennent de partir, dit-il, tout bas. Ils sont en train de fermer.
En effet, à travers les branches dépouillées, Gilles reconnut l’un des deux imposants Suisses occupé à rabattre les contrevents extérieurs sur les portes-fenêtres. De la tête, Gilles désigna le côté de la maison sur lequel ouvrait la porte des cuisines qui se trouvaient en sous-sol. Le personnel était justement en train d’en sortir pour gagner les soupentes qui, au-dessus des écuries, lui servaient de logis.
— On passe par là…
L’un derrière l’autre, se courbant pour demeurer à l’abri des bosquets et massifs, les quatre hommes se dirigèrent en file indienne vers la petite porte. Tous étaient bien armés et tenaient à la main un pistolet tout chargé.
La porte de la cuisine, qui n’était pas encore fermée de l’intérieur, s’ouvrit sans peine sous la main de Gilles. La vaste salle basse était vide à l’exception de deux valets occupés à ranger l’argenterie et qui, terrifiés à la vue de ces quatre hommes, vêtus de noir, et armés, se laissèrent ligoter et bâillonner sans pousser seulement un soupir de protestation. Avant qu’on ne lui ferme la bouche, l’un d’eux consentit même à répondre à la question que lui posait Malavoine.
— Combien sont-ils là-haut ?
— Il n’y a plus que M. le baron, Mme la baronne, Victorin et Belle-Rose, les valets de monsieur, et Eugénie, la camériste de madame…
— Ça va !
Montant l’escalier sans faire de bruit, les quatre hommes débouchèrent dans le vestibule. Les lumières étaient éteintes dans la salle à manger et au pied de l’escalier. Seule, l’enfilade des salons était encore éclairée. Tendant le cou, Gilles aperçut Judith et le faux Kernoa. Assise dans un fauteuil, au coin du feu, les yeux clos, la jeune femme semblait dormir. L’homme installé près d’une table à jeu faisait les comptes. Tous deux se tenaient dans la grande pièce vert pâle qui servait de salle de jeu. Les valets devaient se trouver au fond où les chandelles brûlaient encore mais où la lumière baissait progressivement. Au bout d’un moment, Kernoa lâcha sa plume, s’étira et se laissa aller en arrière avec un bâillement de satisfaction.
— Quel dommage que vous vous soyez sentie tout à coup si lasse, ma chère ! La soirée marchait à merveille ! Nous avons fait trois cents louis de plus qu’hier à la même heure. Qu’est-ce qui vous a pris ?
Du fond de son fauteuil, Judith, sans ouvrir les yeux, murmura :
— Rien. Tout ! J’en ai assez de tout cela ! j’en ai assez de passer des nuits entières debout à sourire, à boire, à écouter les plaisanteries stupides de tous ces imbéciles… Je suis fatiguée. J’en ai assez de cette vie !
— Vraiment ? En avez-vous assez aussi de l’or qui s’entasse dans notre coffre ? Bientôt, nous serons riches, vous savez ? Très riches même. Il suffit d’un peu de patience encore. Et puis, je vous rappelle que notre but principal n’est pas encore atteint. La reine n’est pas encore venue ici…
Brusquement, Judith quitta sa pose alanguie, ouvrit les yeux et se leva. Elle était devenue soudain très rouge et, dans le large décolleté de sa robe de faille verte, sa gorge se soulevait presque spasmodiquement.
— Et après ? Je commence à croire qu’elle ne viendra jamais et que nous perdons notre temps.
Sans répondre, Kernoa prit, dans un coffret de laque, une liasse de billets qu’il effeuilla comme un éventail.
— Croyez-vous ? Il me semble moi que, pour du temps perdu, c’est tout de même du temps intéressant. Que souhaitez-vous donc de plus ?
— Je vous l’ai dit et répété cent fois : partir d’ici ! Je hais cette maison et tout ce qu’elle représente. Je veux aller vivre avec vous dans le bonheur et la paix, dans un cadre digne de nous où nous pourrons enfin mener la vie normale des gens qui s’aiment. Qu’avons-nous besoin de plus d’argent ? Avec ce que nous avons nous pouvons déjà nous établir largement. Nous aurons un château, des terres…
L’homme éclata de rire.
— C’est là toute votre ambition ? Un château plein de courants d’air, des terres plus ou moins fertiles, des paysans crasseux et toujours de mauvaise humeur ? Très peu pour moi ! Et vous ? Vous voyez-vous vêtue de grosse toile ou de gros drap, faisant des confitures ou ravaudant des chemises entre deux grossesses ? Allons donc !
— Chacun ses rêves ! Les miens s’accommoderaient fort bien de cela… Voyons, Job, que voulez-vous ? Que rêvez-vous ? Est-ce que vous ne m’aimez pas ?
Il haussa les épaules.
— Vous aimer ? Bien sûr que si je vous aime ! Vous êtes une ravissante créature mais, justement, votre beauté est chose trop précieuse pour aller l’enterrer au fond d’un trou boueux. Réfléchissez : que deviendrait-elle au fond de la tanière de vos rêves ? Croyez-vous que je pourrais avoir encore envie d’une femme aux cheveux ternes, à la peau grise, mal vêtue, parfumée aux odeurs de cuisine ou de l’étable ? Vous savez combien mon système nerveux est fragile et délicat. Pour vous aimer comme je vous ai montré que je savais vous aimer, j’ai besoin d’un certain décor, d’une certaine ambiance. Votre peau est exquise, ma chère, à condition qu’elle soit toujours fraîche et parfumée.
— Vous n’en demandiez pas tant, jadis, quand vous m’avez épousée. Vous m’adoriez à deux genoux, vous ne rêviez que de l’instant où je serais vôtre. M’avez-vous fait assez attendre le moment où je deviendrais votre femme.
— L’avez-vous regretté ?
— Non. Notre première nuit a été divine. Je regrette seulement qu’elle ne se renouvelle que trop rarement. Je sais que votre santé mérite ménagements mais quand un homme aime sa femme…
— Le malheur est que vous n’êtes pas la femme de cet homme et qu’il n’est pas, qu’il n’a jamais été le docteur Kernoa.
Incapable d’en entendre davantage, Tournemine, un pistolet dans chaque main venait d’apparaître au seuil de la pièce. Derrière lui, Pongo, Winkleried et Malavoine allèrent prendre position aux différentes portes du salon. À sa vue, Judith poussa un cri perçant et enserra de ses bras le cou de son pseudo-mari qu’elle paralysa sans s’en douter.
— Ah ça ! Mais qui êtes-vous ? fit celui-ci en faisant des efforts désespérés pour se lever et pour se débarrasser de la tendre chaîne.
— Mon nom ne vous regarde pas. Je suis simplement l’époux de madame ; le seul valable.
— Ce n’est pas vrai, cria Judith. Seul, Job est mon époux ! Je le croyais mort quand j’ai accepté de vous épouser…
— À qui ferez-vous croire cela ? Peut-être êtes-vous folle mais pas au point, tout de même, de confondre le vrai Kernoa avec celui-ci. Au fait, mon garçon, qui êtes-vous ?…
Ayant réussi à se débarrasser de Judith, l’autre se leva, un sourire goguenard aux lèvres.
— Qui suis-je ? Mais cette chère enfant se tue à vous le dire : je m’appelle Kernoa…
— C’est faux ! Répondez et répondez la vérité, sinon je vous loge une balle dans le genou… pour commencer.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Il y a votre vérité à vous et il y a la mienne. Je m’appelle bien Kernoa.
— Vous soutenez que vous êtes le docteur Kernoa… alors que je sais bien qu’il repose au fond d’un trou dans la lande de Lanvaux…
L’homme ne répondit pas mais, à la petite flamme qui s’alluma dans son œil, Gilles comprit qu’il allait se passer quelque chose et, sans cesser de tenir son ennemi sous le feu de l’un de ses pistolets, il tourna légèrement la tête et aperçut les deux colosses suisses qui approchaient, sur la pointe des pieds venant du salon des laques. Ils n’allèrent pas loin. À peine l’un deux eut-il franchi le seuil qu’il s’abattit de tout son long, victime de la jambe que Pongo avait étendue sur son chemin. Instantanément, l’Indien fut à cheval sur son dos et, lui relevant la tête en la tirant par les cheveux, plaça sous sa gorge un long coutelas. Kernoa devint vert et eut un mouvement pour aller vers lui, mouvement qui se heurta au canon du pistolet de Gilles. L’homme était le plus jeune des deux Suisses et le chevalier comprit qu’il était celui dont la vie devait être la plus chère à son maître. L’autre avait déjà été proprement assommé par le poing de Winkleried et Malavoine s’occupait activement à le ligoter.
— Un instant, Pongo ! dit Gilles, négligemment. Tu pourras trancher la gorge de ce gentilhomme si monsieur que voici ne se montre pas compréhensif…
— Non ! Non !… Je vous en prie ! gémit Kernoa, décomposé. Je vous en supplie, ne lui faites pas de mal ! Je… je ne pourrais pas le supporter…
— Je le sais bien !
Puis, se tournant vers Judith qui, les yeux exorbités, avait suivi sans rien y comprendre cette scène, hermétique pour elle, Gilles ajouta, impitoyable :
— Voyez-vous, ma chère, vous ignorez beaucoup de choses parmi toutes celles qui se passent chez vous… entre autres les tendres relations… beaucoup trop tendres et trop intimes qui unissent votre prétendu mari et cet homme que Pongo tient sous son genou.
Blanche jusqu’aux lèvres, elle tourna vers lui des yeux qui semblaient aveugles.
— Tendres… relations ? Je… je ne comprends pas.
— C’est difficile à comprendre et, surtout difficile à admettre quand on a votre orgueil, mademoiselle de Saint-Mélaine. Mais cela signifie simplement ceci : les nuits que cet homme ne passait pas dans votre lit, il les passait dans celui de son valet, un valet qui était à la fois son amant et sa maîtresse ! Au surplus, vous n’avez pas à vous en soucier outre mesure : jamais vous n’avez été mariée avec lui. Vrai ou pas ? ajouta-t-il en s’adressant au faux docteur.
— Vrai ! fit l’autre, l’œil sur le tranchant du couteau de Pongo.
— Qui es-tu ?
— Le secrétaire de M. le comte de Modène. Son secrétaire et son élève. Je me nomme Carlo Mariani…
— Son élève ? C’est de lui que tu tiens l’art d’endormir les femmes trop nerveuses ?
Les yeux de Mariani s’effarèrent.
— Il faut que vous soyez le Diable pour savoir cela…
— Que je sois le Diable ou quelqu’un d’autre, peu importe ! C’est bien cela ?
— C’est bien cela ! M. le comte avait pris l’habitude depuis qu’elle était revenue chez Monsieur, d’endormir… Mlle de Latour. C’est un excellent sujet. C’est ainsi qu’il a appris toute la vérité sur elle, sur sa vie d’autrefois et sur son mariage avec un certain docteur Kernoa dont elle a fait un assez bon portrait pour qu’il soit possible de le ressusciter. J’ai bien appris mon rôle et, ensuite, il n’a pas été difficile de la persuader de mon retour à la vie. À présent, je vous en supplie, retirez ce couteau ! Je… je ne pourrais pas supporter de le voir mourir.
— Tu l’aimes à ce point ? fit Gilles, sarcastique. Accepterais-tu de mourir à sa place ?
— Oui… oui, je crois que j’accepterais. Voyez-vous, la seule idée de vivre sans lui m’est insupportable…
— Vous entendez, madame ?
Un bruit de soie froissée et un soupir douloureux lui répondirent. Quand il se tourna vers elle, laissant Mariani aux soins de Winkleried, Judith venait de s’évanouir et gisait sur le tapis dans la grande corolle verte de sa robe…
Un instant, il la regarda. Évanouie, elle ressemblait étonnamment, la robe en plus, à l’adolescente qu’il avait un soir étendue sur l’herbe verte, au bord du Blavet d’où il venait de la sortir. Comme elle était jeune encore ! Et fragile, et touchante en dépit de ce caractère fantasque et instable ! Elle était si pâle qu’il craignit un instant de l’avoir tuée.
S’agenouillant auprès d’elle, il colla un instant son oreille sur le sein gauche, entendit le cœur battre lentement mais régulièrement.
— Va chercher sa femme de chambre, ordonna-t-il à Pongo. Dis-lui de mettre dans un sac le nécessaire pour un voyage et rejoins-nous dans la voiture. Ah ! apporte-moi aussi un manteau chaud.
Soulevant la jeune femme inerte dans ses bras, il alla la porter sur un canapé.
— Qu’est-ce qu’on fait de tout cela ? demanda Winkleried en désignant les trois prisonniers.
— On les ficelle et on les porte dans le jardin, assez loin de la maison à laquelle on va mettre le feu. Tenez, fit-il encore en raflant l’argent que Mariani comptait tout à l’heure, mettez ça dans les poches de ce misérable ! Au moins il aura les moyens de prendre le large. Cela lui évitera la vengeance de Monsieur. C’est un homme qui a horreur des maladroits…
Comme Pongo revenait armé d’une pelisse doublée de renard il en emballa soigneusement Judith avant de la reprendre dans ses bras et de la porter jusqu’à la voiture que Malavoine avait été chercher en courant et avait fait entrer dans le jardin après avoir envoyé le concierge abasourdi au pays des rêves grâce à un magistral coup de poing.
Un quart d’heure plus tard, tandis que les voitures redescendaient vers les boulevards, le quartier s’éveillait au crépitement des flammes qui s’envolaient par les fenêtres grandes ouvertes de l’ancienne folie Richelieu. La tête de Judith appuyée à son épaule, Gilles regardait sans le voir défiler le Paris nocturne. Tant de fois il avait rêvé de ce départ à deux pour une vie nouvelle, pour un véritable bonheur ! Et, cette nuit, il n’éprouvait rien de ce bonheur qui aurait dû normalement être le sien.
Une phrase, que lui avait dite un jour, il y a bien longtemps, la vieille Rozenn sa nourrice lui trottait dans la tête.
— Quand on veut quelque chose très fort et que l’on s’est honnêtement battu pour cette chose, presque toujours la vie la donne, un jour ou l’autre. Le malheur, c’est qu’elle vient quelquefois trop tard…
Trop tard ! Était-il vraiment trop tard pour Judith et pour lui ? Qu’y avait-il au bout de ce chemin qui allait s’ouvrir demain sous l’étrave du Gerfaut dans la longue houle grise de l’Atlantique ? D’autres batailles, d’autres joies, d’autres soleils… ou la nuit éternelle ou ce que l’on appelle la vie, tout simplement ?