TROISIÈME PARTIE LA REINE DE LA NUIT

Printemps 1786

CHAPITRE IX LE GRAND JUGEMENT

Il était environ trois heures et demie et le jour ne s’annonçait pas encore lorsque Pierre-Augustin de Beaumarchais et son ami « John Vaughan » sortirent de l’hôtel des ambassadeurs de Hollande en prenant toutes sortes de précautions pour ne pas faire de bruit. On avait bien banqueté une partie de la nuit, bavardé durant une autre partie mais Thérèse, fatiguée, s’était retirée dans sa chambre vers minuit et, depuis qu’il l’avait épousée devant Dieu et devant les hommes deux mois et demi plus tôt, Pierre-Augustin prenait avec elle une foule de précautions et lui montrait des attentions un peu enfantines mais touchantes.

La porte refermée, les deux hommes partirent à pied pour gagner le palais de justice, assez tôt pour espérer trouver de bonnes places dans la salle d’audience.

C’était, en effet, aujourd’hui, vendredi 31 mai 1786, qu’à l’issue de la dernière audience, devait être rendu par les deux Chambres du Parlement le verdict du fameux procès du Collier dont les péripéties bouleversaient et passionnaient, depuis plusieurs mois, la France et une partie de l’Europe.

Quand, le 15 août 1785, le cardinal de Rohan, Grand Aumônier de France, avait été arrêté à Versailles, en pleine Galerie des Glaces et avec un éclat scandaleux au moment précis où, sous les grands ornements sacerdotaux, il allait célébrer la messe de l’Assomption dans la chapelle du château et renouveler le vœu solennel du roi Louis XIII offrant la France à la Vierge Marie, une sorte de stupeur s’était emparée du royaume tout entier.

C’était comme si des grondements sourds s’étaient fait soudain entendre sous les nobles perspectives du plus beau palais du monde, annonçant le réveil prochain de quelque monstre ignoré parce que assoupi depuis trop longtemps. Et un peu partout, dans les profondeurs obscures de Paris, surtout, où grouillait un peuple griffu de pamphlétaires et de gratte-papier faméliques, le volcan encore somnolent produisait des failles par où s’échappaient d’étranges puanteurs et des clapotis visqueux. Refroidi, tout cela donnerait un lac de boue dont les vagues s’en viendraient battre les marches du trône et lentement, lentement, à la manière d’un marais mortel, en graviraient les degrés jusqu’à l’engloutissement final…

Tout en accordant son pas à celui, un peu plus lent, de son ami et en se dirigeant vers la place de Grève, Gilles entreprit de rappeler à sa mémoire l’enchaînement incroyable de cette délirante histoire à laquelle il s’était trouvé mêlé plus qu’il ne l’aurait souhaité.

Les faits historiques en étaient les suivants : une jolie femme aussi cupide qu’impécunieuse, Jeanne de Saint-Rémy de Valois, descendante en ligne bâtarde du roi de France Henri II et de Nicole de Savigny, mariée à un gendarme aussi peu fortuné qu’elle-même, Marc-Antoine de La Motte qui s’était intronisé comte de sa propre autorité, avait réussi à prendre dans ses filets le cardinal-prince de Rohan, ancien ambassadeur de France à Vienne, prélat fastueux et galant s’il en fût, et qui passait pour l’un des hommes les plus riches de France.

Tenu alors en disgrâce quasi totale par la reine Marie-Antoinette qui avait embrassé les inimitiés de sa mère l’impératrice Marie-Thérèse, Rohan s’en désespérait car il était tombé, depuis longtemps, amoureux de sa jeune souveraine auprès de laquelle il brûlait de jouer le rôle capital d’un ministre aimé donc tout-puissant. Aussi avait-il vu en Jeanne de La Motte-Valois le génie bienfaisant et sauveur qu’il n’osait plus espérer. Ne lui avait-elle pas dit que la reine, sa « cousine », la recevait avec faveur, encore que secrètement, et qu’elle-même possédait les moyens, non seulement de plaider sa cause, mais encore de le faire rentrer en grâce d’éclatante façon ?

Le destin alors servit l’aventurière. Sous les galeries du Palais-Royal, rendez-vous des filles galantes de Paris, le « comte » de la Motte rencontra une jeune prostituée, Nicole Legay, dite Oliva, qui présentait avec la reine une ressemblance certaine. Les deux époux engagèrent alors la jeune femme et, à la faveur de l’obscurité, l’introduisirent, vêtue d’une robe copiée sur l’une de celles de la reine, dans le bosquet de Vénus à Versailles et la mirent en présence du cardinal qui, trompé par la nuit, ne douta pas un instant qu’elle ne fût la reine elle-même. La fille n’eut pas un mot à dire. Rohan s’agenouilla, baisa le bas de sa robe, reçut d’elle une rose et s’enfuit précipitamment quand on vint lui dire que l’on venait…

Dès ce moment, le cardinal était pris et prêt à croire tout ce que son amie Jeanne lui dirait. Celle-ci commença par lui soutirer quelques sommes d’argent puis trouva enfin son idée de génie quand, par curiosité féminine, elle se fut fait montrer le fabuleux collier de diamants jadis commandé par le roi Louis XV pour la du Barry et que la reine avait déjà refusé deux ou trois fois.

L’aventurière persuada alors Rohan du désir secret de Marie-Antoinette d’acquérir cette extraordinaire parure que « le roi lui refusait » et de la faveur extrême qui récompenserait l’homme assez habile pour lui permettre de se passer cette folie. Le cardinal n’hésita pas. Pourquoi l’aurait-il fait d’ailleurs ? Depuis plusieurs semaines il recevait de la reine les lettres de plus en plus tendres que lui distillait savamment la comtesse. Il entra donc en rapport avec les joaillers, Boehmer et Bassange, et acheta le collier au nom de la reine, se portant garant pour Marie-Antoinette, dont il croyait posséder l’ordre écrit, de la régularité des paiements échelonnés et versant même un premier acompte. Le collier fut remis par lui, chez Mme de La Motte, à un faux envoyé de la reine qui était en réalité le chevalier Reteau de Villette, amant de Jeanne et auteur des fausses lettres de Marie-Antoinette. Le soir même la comtesse et ses complices dépeçaient le merveilleux joyau dont les pierres prenaient divers chemins, mais principalement celui de l’Angleterre.

Le pot aux roses fut découvert quand les joaillers, inquiets de ne recevoir aucun des paiements annoncés, allèrent innocemment à Versailles en réclamer le solde à la reine. C’était le 15 août 1785. Une heure après le cardinal de Rohan était arrêté sous l’inculpation de vol…

Cela, c’était la vérité de l’Histoire mais une vérité incomplète à laquelle Gilles pouvait ajouter bien des incidences qu’il était impossible de livrer à la publicité d’une salle d’audience. Bien rares, et bien muets heureusement, étaient ceux qui, comme lui, savaient que, grâce au comte Valentin Esterhazy, ami de la reine, Mme de La Motte avait bel et bien eu accès aux appartements de la souveraine, que Marie-Antoinette la trouvant amusante et touchante avait permis qu’elle montât, pour elle, la mascarade du bosquet de Vénus à laquelle la reine et quelques intimes avaient assisté cachés derrière une charmille. Mais lui seul savait les liens secrets qui unissaient l’aventurière au comte de Provence et aussi comment, avertie par lui, Marie-Antoinette s’était enfin décidée à fermer ses portes devant la trop entreprenante comtesse1. À présent qu’allait-il advenir des protagonistes de cette fabuleuse escroquerie auxquels la vindicte de Mme de La Motte avait fait ajouter Cagliostro (et sa femme !) coupable à ses yeux de n’avoir pas secondé ses desseins et même d’avoir averti le cardinal de se méfier d’elle ?…

— Sacrebleu ! grogna Beaumarchais qui venait de trébucher sur un trognon de chou et qui s’accrochait au bras de son ami avant de repousser l’obstacle du bout de sa canne, quand donc un urbaniste de génie trouvera-t-il un moyen de faire enlever régulièrement les ordures de cette sacrée ville ! Sans vous j’aurais pu me rompre le cou ! Mais aussi quelle damnée idée avez-vous eue de refuser que nous prenions la voiture pour aller au palais ? Nous avons l’air de deux merciers et si, comme je le crains, il y a foule, nous serons noyés dedans et sans possibilité d’utiliser les « entrées » que l’on m’a données.

— Avec une voiture nous ne pourrions même pas approcher. Et puis la distance est courte… et puis vous ne marchez pas assez. Les promenades sont excellentes quand on commence à prendre du ventre… Mais, Seigneur !… qu’est-ce que c’est que cette odeur abominable ? Même sur les champs de bataille, même dans les camps indiens je n’ai jamais senti pareille puanteur.

En effet, depuis que les deux hommes avaient atteint les abords de l’hôtel de ville, ils plongeaient dans une atmosphère nauséabonde, un monde d’effluves de pourriture végétale et de décomposition animale, une effroyable odeur de mort qui obligea Gilles à sortir précipitamment son mouchoir.

Beaumarchais se mit à rire, souleva tranquillement un petit couvercle dans le pommeau d’or de sa canne et se mit à humer le parfum qu’il contenait.

— Cela fait partie des joies de ces promenades à pied que vous appréciez tant, mon ami, dit-il.

— Mais cela vient d’où ? Des Halles ?

— De ça !

Sortant de la rue des Arcis et se dirigeant vers le pont Notre-Dame, trois tombereaux venaient d’apparaître, tirés par de gros chevaux de labour. À la lumière fumeuse des torches que portaient des hommes en sarraus de toile dont le visage était en partie masqué de chiffons, on pouvait voir les draps mortuaires, noirs barrés de croix blanches qui recouvraient le contenu, bizarrement bossué de ces tombereaux. Un prêtre en surplis et un acolyte armé d’un encensoir suivaient chacun des véhicules que Tournemine considéra avec dégoût.

— Qu’est-ce que cela ?…

— Les anciens habitants du cimetière des Innocents ! Ce que c’est, soupira Pierre-Augustin, que d’habiter les beaux quartiers et de ne jamais mettre les pieds, ou peu s’en faut, de ce côté-ci de la Seine ! Sans cela vous sauriez que le lieutenant de police et le prévôt de Paris ont décidé enfin ! la suppression de cet énorme pourrissoir où l’on a entassé quelque quarante générations de Parisiens et que, depuis le 7 avril, on défonce chaque nuit les monceaux de cadavres dont la hauteur avait fini par dépasser le mur d’enceinte du cimetière pour leur faire traverser la Seine.

— Et pour aller où ?

— Dans les anciennes carrières de la Tombe-Issoire2 où on les déverse dans un grand puits de service. Je crains que nous n’en ayons pas fini de sitôt. Dans les débuts de l’opération c’était supportable mais, avec la chaleur qui vient, nous serons empuantis jusqu’à la Bastille au moins. Cet été, il va falloir que j’envoie Thérèse et Eugénie à la campagne.

— Que va-t-on faire, à la place du cimetière ?

— Un marché aux herbes et aux légumes ! Une excellente chose, croyez-en un homme qui a passé toute son enfance et son adolescence rue Saint-Denis, à deux pas des Innocents ! Ce n’était pas un voisinage agréable…

Tout en parlant, les deux hommes s’étaient engagés, à la suite des tombereaux, entre la double file de maisons vétustes et branlantes qui bordaient le pont Notre-Dame. Le Pont-au-Change, qui arrivait droit sur le palais de justice et qu’ils auraient dû emprunter était alors aux mains des démolisseurs qui abattaient ses antiques échoppes de changeurs et ses vieilles masures. La nuit commençait à céder et dessinait un bizarre paysage lunaire fait d’une chaîne de décombres blanchâtres amassés sur les grandes arches de bois plantées dans la Seine.

— Paris fait peau neuve ! remarqua Beaumarchais avec satisfaction. L’an prochain c’est ce pont-là que l’on nettoyera. Seule, la pompe qui est en son milieu subsistera. Vous savez, Gilles, nous avons un très bon roi, trop bon même. Cela lui nuit, d’autant qu’il est mal marié et qu’il lui manque la rude poigne des vieux Capétiens. Ah ! s’il l’avait, nous connaîtrions l’âge d’or.

— Vous avez écrit le Mariage de Figaro et vous me dites aimer le roi ? Votre pièce, mon ami, est un brûlot, une charge de poudre…

— Contre la noblesse et ses privilèges… mais pas contre le roi ! Qu’il ait auprès de lui un Richelieu capable d’abattre sans sourciller la tête d’un Montmorency et j’applaudirais des deux mains. Seigneur ! Vous aviez raison ! Il y a un monde fou et je vois là des voitures qui rebroussent chemin. Nous n’atteindrons jamais le palais.

En effet, une foule, qui se gonflait d’instant en instant, se dirigeait au pas de course vers le palais. Les rues de la Cité, les quais et les grèves étaient noirs de monde. Il y en avait partout en dépit du guet, à pied et à cheval, qui s’efforçait de canaliser l’invasion.

— Il faut foncer ! dit Gilles. Donnez-moi le sauf-conduit que vous a remis le procureur et suivez-moi !

Avec énergie, il entreprit de tracer, dans la foule, un passage pour lui et son compagnon. Sa haute taille lui permettant de dominer la majorité des têtes lui avait permis aussi de repérer un sergent du guet qui, en mettant son cheval en travers de la rue Gervais-Laurent, avait établi une sorte d’écluse grâce à laquelle il filtrait, le plus arbitrairement du monde d’ailleurs, ceux qui tentaient d’atteindre les grilles du palais par ce canal. Au bout de son long bras, Gilles agita le billet signé du procureur.

— Faites-nous passer, sergent ! cria-t-il. Place ! Place à M. de Beaumarchais !

C’était, peut-être, à l’époque, le nom le plus connu de tout Paris. Les grognements des gens que Gilles bousculait sans vergogne se muèrent en un murmuré flatteur et déférent. On se poussa pour faire place au grand homme et à son compagnon et, sans trop savoir comment, Pierre-Augustin, rouge d’orgueil et de chaleur, se retrouva, après une poussée violente, de l’autre côté des grilles auxquelles s’accrochaient déjà des grappes de curieux.

En effet, à l’exception du cardinal de Rohan, les accusés avaient été transférés à la Conciergerie en vue de cette dernière audience et la curiosité populaire était à son comble. On pouvait entendre flotter, sur la foule, l’écho des chansons, ces typiques expressions de la rue parisienne, que le long procès avait fait naître.

Oliva dit qu’il (le cardinal) est dindon

Lamotte dit qu’il est fripon

Lui-même dit qu’il est bêta

Alleluia !

Notre Saint-Père l’a rougi

Le roi de France l’a noirci

Le Parlement le blanchira

Alleluia

Ou encore, et celle-là était infiniment plus cruelle pour la reine :

— Vile donzelle, il te sied bien

De jouer mon rôle de reine !

— Point de courroux, ma souveraine,

Vous faites si souvent le mien !…

Le premier rayon du jour éclairait la façade toute neuve du Palais, où subsistaient encore quelques échafaudages quand Beaumarchais et Gilles, pratiquement portés par le flot, gravirent le grand escalier aux marches blanches et se retrouvèrent dans la Grand-Salle3. Il s’agissait à présent de gagner la Grand-Chambre du Parlement qui s’étendait au-dessus des salles des gardes.

Son accès présentait un nouveau problème. Pour cette audience capitale, on entrait seulement sur autorisation mais, apparemment, il y avait beaucoup d’autorisations, chacun des membres du tribunal ayant tenu à honneur d’en distribuer un maximum à ses amis et connaissances pour mieux faire étalage de son importance. Les huissiers, débordés, avaient fort à faire pour éviter non seulement les bousculades mais aussi les bagarres, les femmes étant les plus redoutables car elles savaient à merveille jouer de leurs talons pointus sur les orteils masculins. Mais Gilles et Beaumarchais en avaient vu d’autres et leurs propres armes jouèrent leur rôle à leur entière satisfaction. Ils se retrouvèrent bientôt, sous le coup de cinq heures, sous les dorures somptueuses du magnifique plafond à caissons décoré au XVIe siècle par le moine italien Giovanni Giocondo.

— Enfin nous y voilà ! soupira Pierre-Augustin en prenant possession de deux sièges situés assez près de la porte par laquelle, tout à l’heure, arriverait le tribunal. Il nous faut à présent prendre patience. Nous en avons encore pour une heure. Faut-il être curieux pour se lever si tôt ! Je regrette mon lit…

— Allons, vous le retrouverez. Mais vous ne retrouverez jamais la possibilité d’assister au dénouement d’une pareille aventure. C’est une aubaine pour un dramaturge, il me semble ?

— Il vous semble juste. Cela m’intéresse mais j’ai aussi une autre raison et cette raison c’est vous. La fin de ce procès est lourde de signification pour vous. À présent que tout va s’achever le roi vous permettra sans doute de reprendre votre nom, votre véritable personnalité et votre place aux gardes du corps. On trouvera une belle histoire pour expliquer votre résurrection et vous deviendrez la coqueluche des dames…

— Croyez-vous aussi que je serai aussi celle de Monsieur ? Il cherchera à savoir comment et pourquoi je suis encore en vie et, s’il trouve, cela ne fera qu’augmenter ses mauvais sentiments envers le roi. Même si ce procès, qui l’intéresse énormément, lui donne satisfaction, c’est-à-dire si le Parlement refuse de juger comme le veulent le roi et la reine, il n’en sera peut-être que plus à craindre. Je pense qu’il vaut mieux attendre encore et voir comment tourneront les choses. Et puis… je ne suis pas certain d’avoir envie de retourner vivre à Versailles et de reprendre le harnais. Voyez-vous, depuis que j’ai assumé le personnage de John Vaughan, j’en suis venu à penser que j’aurais peut-être plus de chance d’être utile au roi sous cette apparence qu’enfermé dans le carcan d’un garde du corps. On n’y a guère ses coudées franches. Et puis, les dangers qui menacent le roi dans l’enceinte même de ses palais sont fort réduits et, pour y faire face, ils sont nombreux, aux gardes, aux Suisses, aux chevau-légers qui sont prêt à mourir sans l’ombre d’une hésitation. Moi, j’ai à combattre Monsieur, et Monsieur ne hante guère Versailles. Enfin… pour Judith comme pour moi, il vaut mieux qu’il me croie mort encore quelque temps…

— Votre jeune épouse est toujours à Saint-Denis ?

— Je le pense. La reine m’a fait savoir… et a fait savoir à Madame Louise qu’elle la prenait sous sa protection toute spéciale. Vous savez que Sa Majesté exige qu’elle y subisse ce que l’on pourrait appeler un temps de probation. Étant donné la gravité de la faute commise, je n’ai pas le droit de m’y opposer… si pénible que ce soit ! Au moins, elle est à l’abri…

— Bah ! les retrouvailles n’en seront que meilleures… d’autant que vous ne souffrez pas outre mesure de solitude.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’une bien jolie femme s’intéresse à vous… que cela se sait en dépit de l’extrême discrétion que vous déployez tous deux en toutes circonstances… enfin en presque toutes car je crois bien l’apercevoir là-bas de l’autre côté de la salle, avec un ravissant chapeau à plumes bleues. Elle se livre à toute une agitation pour attirer votre attention.

Suivant la direction que lui indiquait son ami, Gilles aperçut, en effet, Mme de Balbi. Avec deux autres jolies femmes et autant d’hommes elle occupait quelques-uns des sièges réservés à la bonne société parisienne et aux familles des magistrats. Elle avait apporté une lorgnette, comme au théâtre, et la tenait braquée obstinément dans la direction du jeune homme. Pour bien marquer qu’il l’avait vue, il lui sourit et la salua puis cessa de s’en occuper, choqué, justement, par le côté divertissement que prenait la conclusion d’un drame à l’échelle nationale. Anne était une maîtresse adorable. Il aimait son corps, sa science de la volupté, sa gaieté et parfois, auprès d’elle, il lui arrivait de rêver d’une vie dans laquelle Judith ne serait jamais entrée. Mais son cœur jusqu’à présent n’avait pas encore appris à prononcer un autre nom.

La salle se remplissait et s’illuminait peu à peu des rayons du soleil. Elle prenait un air de fête avec les toilettes estivales des femmes, les tissus clairs des hommes.

— Ce jugement est une lourde bêtise ! grogna Beaumarchais. Il faut que la reine soit folle pour l’avoir exigé. Si la Cour n’accepte pas les conclusions que va déposer tout à l’heure le procureur du roi, conclusions qui sont le reflet même de la volonté royale, si elle rend un autre jugement, le roi est bafoué, la reine vilipendée.

— Pourquoi donc le jugement serait-il différent ? Le Parlement a accepté les lettres patentes que lui a fait tenir le roi au début de l’instruction, il doit donc en suivre l’esprit. Tenant pour avérés tous les faits dont a eu à se plaindre le ménage royal il n’est là que pour rechercher jusqu’à quel point la majesté royale a été offensée ?

— Tout à fait d’accord ! L’achat du collier, l’escroquerie n’étaient pour les coupables que des moyens et le grand fait qui domine cette triste affaire est celui-ci : que les La Motte aient eu l’audace de feindre que la nuit, dans l’un des bosquets de Versailles, la reine de France, la femme du roi ait donné un rendez-vous au cardinal de Rohan et que, de son côté, le cardinal, grand officier de la Couronne, ait osé croire que ce rendez-vous lui ait été donné par la reine de France, par la femme du roi, là est le seul crime pour lequel les coupables doivent être punis car il est de lèse-majesté. Reste à savoir comment ces messieurs du Parlement jugeront car, outre qu’ils n’aiment guère Versailles, ils sont fort sollicités. Et tenez, regardez donc ce qui nous arrive !

Ce qui arrivait c’était une vingtaine de personnes, toutes de très haute mine, toutes en grand deuil. Tandis qu’elles s’avançaient lentement dans la salle, le silence, un profond silence s’établit. Les assistants venaient de se rappeler brusquement pour quelle raison ils étaient là.

— Les Rohan ! murmura quelqu’un.

C’étaient, en effet, les Rohan : princes, princesses, un maréchal de France et même un archevêque, qui s’en venaient, par leur présence, soutenir celui des leurs, le Grand Aumônier de France, qu’une bande de robins allait juger de par la volonté royale. Calmement, au seul bruissement des longues robes de soie noire, ceux qui, tous, portaient sur leurs armes la fière devise « roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis !… » vinrent se ranger comme ils l’auraient fait à la Cour, de chaque côté du passage par lequel allaient entrer les juges et ne bougèrent plus, attendant, très droits et impassibles, que viennent ceux dont dépendait désormais l’honneur de leur antique maison.

Soudain, comme l’horloge du palais sonnait six heures, ils apparurent, longue file rouge et noire sur laquelle neigeaient l’hermine des collets et la poudre des hautes perruques à la mode du Grand Siècle. Alors, comme sur un mot d’ordre muet, les Rohan d’un seul mouvement s’inclinèrent, plongèrent en une muette révérence devant ces hommes dont le plus noble n’atteignait pas au quart de leur grandeur mais qui tenaient entre leurs mains l’avenir d’une des plus hautes familles d’Europe.

— Impressionnant ! murmura Beaumarchais. Les juges ne peuvent pas ne pas être touchés…

Gilles, pour sa part, éprouvait une sorte de colère mêlée de honte. Son sang breton renâclait au spectacle de l’humiliation que s’imposaient ces princes qui étaient les siens, les plus nobles qu’ait jamais connu la Bretagne. Mais déjà, après leur avoir rendu leur salut, le président d’Aligre avait pris sa place et déclaré ouverte cette dernière audience. Elle allait commencer par un dernier interrogatoire des prisonniers4.

Au milieu du prétoire on avait disposé un petit siège bas, en bois brut, sur lequel devaient prendre place les accusés. C’était déjà une marque d’infamie que s’y asseoir car il avait servi à nombre de criminels qui ne l’avaient quitté que pour l’échafaud. On l’appelait la Sellette.

Le premier qui parut fut le secrétaire-amant de Mme de La Motte, le fameux Reteau de Villette avec lequel Tournemine avait eu plus d’une fois maille à partir. Toujours aussi élégamment vêtu, il fut égal à lui-même : faux, retors et infâme. Alors que les fameuses lettres de la reine au cardinal étaient toutes sorties de sa plume de faussaire il consentit seulement à reconnaître avoir apposé, sur le contrat d’achat du collier, le mot « Approuvé » à plusieurs reprises et la signature « Marie-Antoinette de France » qui était d’ailleurs un faux criant, la reine étant d’Autriche et ne signant jamais autrement que « Marie-Antoinette ». Après quoi il se lança dans une longue et filandreuse diatribe contre le cardinal qu’il chargea odieusement tout en pleurant comme une fontaine…

— Si cet homme n’est pas pendu ou condamné aux galères à perpétuité, je le tuerai ! gronda Gilles hors de lui.

— Ne rêvez pas ! fit Pierre-Augustin. Il sera l’un ou l’autre. Auteur de faux écrits de la reine il mérite au moins ça !… Mais chut ! Voici l’héroïne.

En effet, Jeanne de La Motte venait de succéder à Reteau et un murmure courut parmi les femmes de l’assistance. Vêtue avec une grande élégance d’une robe de satin gris-bleu bordée de velours noir avec une ceinture brodée de perles d’acier et un mantelet de mousseline orné de fort belles dentelles de Malines, elle portait avec assurance un grand chapeau de velours noir garni de dentelles noires et de nœuds de ruban sur la masse parfaitement coiffée de ses cheveux bruns légèrement poudrés.

La ressemblance de cette femme avec Judith parut à Tournemine plus évidente que jamais et lui serra le cœur. Il ferma les yeux pour ne plus la voir se contentant de l’entendre, ce qui était déjà bien suffisant car, d’entrée et d’une voix claironnante, elle commença par annoncer qu’elle était là pour confondre un grand fripon et que ce fripon était le cardinal. Interrogée par l’abbé Sabatier, l’un des conseillers-clercs, elle répondit avec une rare impudence, réclamant que l’on produisît les lettres et les écrits qui, selon elle, établissaient de façon certaine les relations intimes entre la reine et le cardinal, ce qui était impossible, le cardinal ayant, dès l’instant de son arrestation, fait détruire par son secrétaire le contenu de certaine cassette qui se trouvait dans sa chambre. L’interrogatoire dura longtemps mais l’attitude fanfaronne de Jeanne déplaisait visiblement à la foule qui gronda de temps à autre et, quand elle se retira, ce fut un soulagement pour tout le monde…

Cette sortie, elle la marqua d’ailleurs d’un cri de colère en constatant que les huissiers étaient en train d’apporter un fauteuil destiné de toute évidence au cardinal alors qu’elle-même, une Valois, avait été contrainte à l’infâme Sellette.

— Cette femme est condamnée d’avance ! remarqua Beaumarchais avec un haussement d’épaules. Je ne vois pas ce qui pourrait la sauver et je pense que, dans ses « recommandations » à la Cour, le procureur demandera sa tête.

— Sans doute. Mais je ne sais si ce sera une bonne idée. Il s’en trouvera toujours, parmi ceux qui haïssent la reine, pour faire d’elle une victime et une martyre ! Ah, voici le cardinal.

Rohan venait, en effet, d’être introduit. Vêtu d’une longue robe violette, couleur qui était de deuil pour les cardinaux, il portait une petite calotte rouge, des bas de même couleur et un petit manteau de drap violet doublé de satin rouge. Sur sa poitrine une belle croix épiscopale au bout d’une chaîne d’or et la moire bleue du Saint-Esprit. Il était pâle avec les traits tirés car il venait d’être assez sérieusement malade mais il n’avait rien perdu de son charme et gagna le cœur du public en refusant, par deux fois, de s’asseoir, n’acceptant qu’à la troisième invitation quand ses forces commencèrent à lui manquer.

D’une voix douce et calme, il répondit aux questions avec précision et humilité, avouant avec franchise les faux pas que lui avaient fait faire sa bonne foi et sa crédulité.

— J’ai été complètement aveuglé, déclara-t-il tristement, par le désir immense que j’avais de regagner les bonnes grâces de la reine…

Ce fut du meilleur effet. Son interrogatoire achevé, le cardinal-prince salua les magistrats qui se levèrent d’un seul mouvement pour lui rendre son salut et se retira au milieu d’un silence qui n’était pas celui de la condamnation mais celui du respect pour le malheur.

— Si la reine a demandé sa tête, elle aura du mal à l’obtenir ! commenta Beaumarchais. Pourtant la lèse-majesté réclame une sanction sévère…

L’intervention suivante détendit l’atmosphère. Il s’agissait d’entendre la jeune Oliva mais celle-ci, qui venait de donner le jour à un enfant, était occupée à lui donner le sein et elle priait humblement la Cour de vouloir bien patienter. Ce que celle-ci fit avec la meilleure grâce du monde. Aussi l’apparition de la jeune femme, vêtue simplement d’une robe claire avec un petit bonnet rond d’où s’échappaient ses magnifiques cheveux châtain clair, eut-elle le plus grand succès. Elle pleurait, on la sentait troublée au dernier degré et, en vérité, elle était charmante. Pourtant Gilles la regarda avec horreur : la maison de cette femme, qui osait ressembler à la reine, avait été pour lui le piège mortel où l’attendaient les spadassins de Monsieur, aux ordres du comte d’Antraigues, son ennemi5. Mais Beaumarchais, lui, était passionnément intéressé.

— C’est qu’elle lui ressemble vraiment ! fit-il trépignant presque d’enthousiasme. Et quelle ravissante créature ! Si elle s’en tire indemne, j’aimerais fort la rencontrer.

— Vous êtes fou ? Cette femme est infiniment plus dangereuse que ses larmes et ses grands yeux naïfs ne le laissent imaginer.

— Tant pis ! Que ne ferait-on pas pour l’illusion de tenir un instant la reine de France entre ses bras ! Vrai Dieu ! J’en rêve depuis des années.

— Eh bien, je vous conseille vivement de rêver à autre chose ! grogna Gilles, choqué. Tenez, voilà Cagliostro ! Celui-là s’y entend en matière de rêves…

Une rancune oubliée vibrait dans la voix du jeune homme. À voir paraître soudain, à quelques pas de lui, cet homme dont il connaissait si bien les étranges pouvoirs, cet homme dont il savait que ses sortilèges avaient asservi trop longtemps l’esprit fragile de Judith, cet homme, enfin, dont les yeux fouillaient les cœurs, il sentait se réveiller en lui les vieilles colères de l’homme aux pouvoirs limités en face de celui qui en possède d’extraordinaires. Il n’avait jamais aimé ce Cagliostro en qui sa piété profonde voyait un suppôt de Satan en dépit du bien indéniable qu’il semait continuellement sur son passage. Qu’il fùt impliqué à tort dans ce procès où il n’avait rien à faire et où, seule, la haine de Mme de La Motte l’avait entraîné, ne changeait rien à ces sentiments même si Gilles savait bien qu’ils étaient injustes.

Le sorcier de la rue Saint-Claude n’inspirait d’ailleurs aucunement la pitié. Son entrée fut une réussite théâtrale. Vêtu d’un superbe habit de taffetas vert brodé d’or, coiffé bizarrement en petites tresses qui lui tombaient sur les épaules, il dégageait une extraordinaire atmosphère d’irréalité qui imprégna instantanément la salle.

— Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? demanda le président d’Aligre.

Les magnifiques yeux noirs, insondables et étincelants du mage se posèrent, ironiques et calmes, sur l’homme en robe rouge.

— Je suis un noble voyageur, dit-il. Il m’est arrivé de voyager sous différents noms. Je me suis appelé successivement le comte Harat, le comte de Fénix, le marquis d’Anna mais le nom sous lequel je suis le plus généralement connu en Europe est celui de comte de Cagliostro. Sachez que j’ai toujours eu du plaisir à ne point satisfaire là-dessus la curiosité du public malgré tout ce qu’on a dit de moi lorsque l’on a débité que j’étais l’homme de 1 400 ans, le Juif errant, l’Antéchrist, le Philosophe inconnu, enfin toutes les horreurs que la malice des méchants pouvait inventer. Mais si, depuis mon séjour en France, j’ai offensé une seule personne, qu’elle se lève et rende témoignage contre moi…

Cessant, à cet instant, de regarder le président, Cagliostro se tourna et, lentement laissa son regard planer sur le cercle de visages qui l’environnait. Et soudain, ce regard s’arrêta, accrocha celui de Gilles. À l’éclair qui y brilla, le jeune homme comprit qu’il était reconnu et qu’aucun déguisement, si bien fait soit-il, ne pouvait tromper Cagliostro. Il y lut aussi une sorte de défi amusé. Il avait eu à se plaindre de cet homme qui l’avait tenu, si longtemps, écarté de celle qu’il aimait et qui s’en était servi pour manifestations impies. Mais outre qu’il était impossible au pseudo-défunt de se manifester aussi hautement, il découvrait avec étonnement que sa rancune s’effritait, se dissolvait sous l’éclat de ce regard comme une lave dans le cœur d’un volcan. Il eut soudain la certitude que le mage avait agi, presque toujours, avec de bonnes intentions et que, s’il avait un temps suivi les vues du comte de Provence, ce n’était certes pas pour l’aider à s’assurer le trône mais dans un but plus grand et infiniment plus difficile à atteindre et qui était peut-être le bonheur d’un peuple.

Cette idée bizarre lui vint tandis qu’il écoutait le sorcier faire aux juges le récit de sa vie, fabuleux roman qui tenait à la fois du conte de fées, du poème épique et de la Commedia dell’Arte mais où, parfois, apparaissaient des éclairs de vérité étranges et qui jetaient une lumière nouvelle sur le personnage. Quoi qu’il en soit, Cagliostro remporta un beau succès, clôturant l’audition des accusés par une théâtrale apothéose. La parole, à présent, appartenait à la Justice.

Quand le procureur Joly de Fleury se leva pour faire entendre à la Cour ses « recommandations », autrement dit son réquisitoire, une sorte de frisson passa sur la foule. On allait entendre certainement des mots terribles et, derrière la silhouette rouge du magistrat, nombreux étaient ceux qui voyaient déjà s’en dessiner une autre, plus rouge encore : celle du bourreau.

Au milieu de tous ces visages tendus, Gilles en distingua soudain un qui appartenait à un ancien ami du chevalier de Tournemine : Paul de Barras6, le gentilhomme impécunieux, le joueur presque toujours malchanceux dont il s’était attiré, un soir, l’amitié et qui la lui avait prouvée, le même soir lors du guet-apens chez Oliva, était là lui aussi. Mais dans la grande lumière du soleil son visage blême, aux traits tirés, était celui d’un oiseau de nuit brutalement jeté dans un jour cruel et Tournemine sentit la pitié se glisser dans son cœur en se souvenant des liens presque affectueux qui liaient Barras à Jeanne de La Motte. Peut-être avait-il été son amant une nuit ou deux mais, surtout, il avait souhaité, un moment, épouser la sœur de la belle comtesse. Être là, au jour du jugement, cela représentait à tout prendre une preuve de courage d’autant plus grande que l’homme semblait fort mal en point. Il avait l’air malade et ses habits râpés suaient la misère. Le nouveau duc d’Orléans, dont Barras avait été un temps le commensal, avait dû se détourner de lui quand le procès de son amie La Motte avait commencé…

Gilles se promit, l’audience achevée, de le rejoindre afin d’essayer de lui apporter le secours dont il semblait avoir le plus grand besoin puis se disposa à écouter le procureur.

La chaleur ne cessait d’augmenter. La salle était bondée et le poids du jour commençait à se faire sentir. Au-dehors, le soleil montait dans un ciel pur de tout nuage et la foule, sachant bien que le verdict n’interviendrait qu’en fin de journée, se dispersait un peu, cherchant l’ombre. Les marchands de limonade allaient faire de bonnes affaires.

Dans la salle, les éventails avaient fait leur apparition mais leur rythme lui-même semblait ralenti, précautionneux comme si l’on craignait de troubler, si peu que ce soit, l’auguste silence tandis que le vieux procureur, un peu nerveux, essuyait ses mains déjà moites à un mouchoir qu’il fourra ensuite dans l’une de ses larges manches. Lui aussi avait chaud…

Après avoir laissé planer un regard impérieux sur la foule, il décacheta calmement le pli contenant le texte de ses recommandations à la Cour et commença à le lire.

La première était presque de routine et ne souleva guère d’émotion : il s’agissait de biffer, sur le faux contrat de vente du collier, les mots « Approuvé » répété six fois et la signature « Marie-Antoinette de France ». Elle fut donc adoptée à l’unanimité par les soixante-deux juges présents.

La deuxième visait le faussaire.

— Que Marc-Antoine Reteau de Villette soit condamné à être pour la vie banni du royaume de France et ses biens confisqués au profit du roi…

Il y eut un léger murmure. Pierre-Augustin et Gilles se regardèrent. Le visage du chevalier s’empourpra.

— L’exil ? Le bannissement pour un coquin qui méritait la corde ? Par le Dieu tout-puissant…

— Chut !… souffla Beaumarchais. Songez à qui vous êtes ! Mais j’avoue que c’est inquiétant. Ou bien la reine est moins blanche qu’elle ne veut bien le dire ou bien le Parlement passe outre les ordres du roi et cela risque d’être grave.

Bouillant de colère impuissante, Tournemine dut écouter le vote oral des juges : la recommandation était acceptée à l’unanimité.

— Alors, c’est moi qui ferai justice ! gronda-t-il entre ses dents.

— Vous ferez ce que voudra le roi, intima Pierre-Augustin qui avait entendu. Vous lui appartenez toujours. Voyons la suite.

La troisième recommandation demandait l’acquittement de la belle Oliva en raison de l’insuffisance des preuves. Elle subirait seulement une réprimande. Ce fut le troisième vote à l’unanimité.

La quatrième touchait Cagliostro. Joly de Fleury demandait qu’il soit acquitté sans réprimande et entièrement disculpé. Il eut satisfaction à l’unanimité.

— Je ne vois pas ce que l’on pouvait faire d’autre ! grogna Gilles, en haussant les épaules. Il n’est absolument pour rien dans le vol. Ces gens ont peut-être, après tout, quelque idée de la justice.

La salle commençait à s’ennuyer. Tout cela était un peu terne mais l’intérêt se réveilla bientôt : le procureur en venait aux principaux coupables.

« Que Marc-Antoine de La Motte soit condamné par contumace à être battu et fouetté nu avec des verges ; à être marqué au fer rouge, sur l’épaule droite, des lettres GAL par l’exécuteur public ; à être conduit aux galères où il sera captif à perpétuité au service du roi ; que tous les biens dudit La Motte soient confisqués au profit du roi. En raison de la contumace dudit La Motte cette sentence sera portée sur un écriteau que l’on fixera à un poteau sur la place de Grève. »

— Comme ce misérable doit être à Londres avec les morceaux du collier, il n’aura guère à souffrir de tout cela, fit Gilles. Cela m’étonnerait qu’il vienne réclamer sa part de justice. À moins que les Anglais ne nous le renvoient…

— Jamais de la vie ! Vous n’imaginez pas le nid d’espions, de rebelles, de contumaces et de mécontents français de tout poil que recèle la bonne ville de Londres. Croyez-en ma vieille expérience : cela grouille et nos bons amis anglais se font un plaisir de choyer en sous-main tout ce beau monde. Mais je suppose qu’il va être question, à présent, de notre belle comtesse…

Il y eut néanmoins un temps d’arrêt dans la lecture des recommandations. Jeanne de La Motte risquait sa tête et une sentence de mort allait peut-être être réclamée. Ainsi l’avaient demandé deux des juges partisans du cardinal de Rohan, Saint-Vincent et Du Séjour. Aussi les treize juges appartenant au clergé qui siégeaient au tribunal durent-ils se retirer, leurs fonctions ecclésiastiques interdisant leur participation à un vote pouvant se conclure par la mort. Ils le firent de mauvaise grâce et Beaumarchais eut un petit rire.

— Les Rohan ont bien manœuvré, dit-il. Ces treize calotins sont notoirement hostiles à leur confrère. Il vaut bien mieux pour lui qu’ils ne soient pas là quand viendra son tour.

— Où voyez-vous une manœuvre ? Cette femme va très certainement être condamnée à mort. Son crime est aussi grave que celui de…

— … de la jolie dame de Sainte-Assise ? Ma foi, oui… pourtant, je jurerais bien que cet âne de Joly ne va pas demander sa tête. Si la reine a eu connaissance de l’affaire du bosquet de Vénus, elle ne peut demander la mort car elle est, alors, un peu responsable de la suite de l’histoire ayant elle-même introduit la louve dans sa bergerie…

Il avait raison. Le procureur ne demanda pas la tête de Jeanne. Il demanda :

« Que Jeanne de Valois de Saint-Rémy, comtesse de La Motte, soit condamnée à être fustigée et battue, nue, par l’exécuteur public ; à être marquée au fer rouge sur les deux épaules par la lettre V (voleuse) ; à être emprisonnée à perpétuité dans la maison de correction des femmes, la Salpêtrière ; tous les biens de ladite Jeanne de Valois de Saint-Rémy, comtesse de La Motte seront confisqués au profit du roi… »

Et il eut gain de cause à l’unanimité des quarante-neuf juges demeurant encore en cour. Restait le cardinal de Rohan, autrement dit le plus intéressant.

Au milieu d’un silence de mort, la recommandation le visant fut :

« Que le cardinal-prince de Rohan soit condamné à se présenter à huitaine dans la grande salle du palais de justice pour déclarer publiquement qu’il a été coupable d’un acte d’audace criminelle et d’irrespect envers la personne sacrée des souverains quand il s’est rendu au bosquet de Vénus où il croyait rencontrer Sa Majesté la reine de France ; qu’il a contribué à tromper les négociants vendeurs du joyau en leur laissant croire que la reine était au courant des transactions dont celui-ci était l’objet ; que le cardinal-prince de Rohan soit condamné à exprimer publiquement son repentir et à solliciter publiquement aussi le pardon du roi et de la reine ; qu’il soit condamné à se démettre de toutes ses charges, à verser une contribution spéciale qui ira à des aumônes pour les pauvres, à être banni sa vie durant de toutes les résidences royales et maintenu en prison jusqu’à ce que toutes ces sentences aient été exécutées… »

Il avait à peine laissé tomber le dernier mot que la tempête se déchaînait. Tandis que, d’un même mouvement, les dix-neuf Rohan se levaient comme une immense statue de la protestation drapée de crêpe, l’avocat général Séguier bondissait de son siège pour protester avec la dernière violence. Apparemment, le procureur du roi avait négligé de lui faire approuver ses conclusions ainsi que l’usage lui ordonnait de le faire.

— Ces recommandations sont un déni de justice ! cria Séguier. Prêt à descendre au tombeau vous voulez couvrir vos cendres d’ignominie et la faire partager aux magistrats ? Le cardinal-prince de Rohan est innocent. La Justice veut qu’il soit acquitté.

— Votre colère ne me surprend point, monsieur, répondit l’autre sur un ton au moins aussi aigre. Un homme voué au libertinage comme vous devait nécessairement défendre la cause du cardinal.

— Je vois quelquefois des filles en effet, fit Séguier dans un grand mouvement de franchise. Je laisse même mon carrosse à leur porte. C’est affaire privée. Mais on ne m’a jamais vu vendre bassement mon opinion à la fortune…

Partie de cette façon, la bagarre devint quasi générale. Le président d’Aligre se rangeait du côté du procureur, quoiqu’en demandant qu’il voulût bien atténuer la sévérité de son réquisitoire. D’autres conseillers emboîtaient le pas à l’avocat général. La salle, de son côté, s’en mêlait et des disputes privées ajoutaient encore au tumulte. Finalement, craignant que cela ne se terminât en bataille rangée, le président jugea plus prudent de décréter une suspension d’audience. Au surplus, il était déjà deux heures de l’après-midi et les juges éprouvaient visiblement le désir de se restaurer. Les grandes robes rouges et noires se retirèrent majestueusement dans la salle Saint-Louis où un repas froid leur était servi.

— Que faisons-nous ? dit Pierre-Augustin qui transpirait comme une gargoulette. Allons-nous rester dans cette étuve ? J’avoue que j’ai grande envie, moi aussi, de me mettre quelque chose sous la dent…

— Moi aussi, mais si nous partons, retrouverons-nous nos places ?

— Cela n’a peut-être pas tant d’importance… Le jugement est pratiquement prononcé. Il ne reste plus que le cas du cardinal.

Son hésitation fut de courte durée. Les huissiers commençaient à faire évacuer la salle, la suite des délibérations devant se faire à huis clos. Le prétoire ne serait rouvert au public que pour le prononcé de la sentence.

— Voilà qui classe tout, fit Beaumarchais avec un soupir de satisfaction. Ces messieurs préfèrent laver leur linge sale en famille. On ne peut guère le leur reprocher. Venez, je vous emmène vous refaire une énergie.

— Où cela ?

— Au nouveau « restaurant » qui vient de s’ouvrir au Palais-Royal. Cela s’appelle « Les Frères provençaux » et l’on en dit merveilles…

Mais Gilles n’écoutait qu’à moitié. Tout en se dirigeant vers la sortie, il examinait les visages qui se pressaient autour de lui, cherchant à reconnaître Barras. Son manège n’échappa pas longtemps à Pierre-Augustin qui demanda :

— Vous cherchez quelqu’un ?

— Oui, un homme à qui j’ai des obligations… qui a fait beaucoup pour moi et que j’ai aperçu dans la salle. Il a l’air plutôt mal en point et je voudrais…

— … lui venir en aide, je n’en doute pas. Qui est-ce ?

— Un cousin de l’amiral de Barras, le vicomte…

— Paul de Barras ? Le joueur ?

— Vous le connaissez ?

— Tous les tripots le connaissent et je connais tous les tripots. Attendez ! Je crois que je l’aperçois.

Fonçant à son tour tête en avant, Beaumarchais réussit à faire sauter le bouchon de corps qui encombrait la porte et arrivé dans la grand-salle désigna Barras qui, tête basse, se dirigeait vers la sortie à pas lents. Il semblait accablé.

— Il vaudrait mieux, dit l’écrivain, que vous ne l’abordiez pas vous-même. S’il allait vous reconnaître…

— Cela n’a plus d’importance, mon ami. Quoi qu’il arrive au cardinal, ce qu’il m’avait remis n’a plus de prix pour Monsieur. Et puis, Barras n’est pas de ses amis.

En trois sauts, il eut rejoint son ancien ami.

— Monsieur ! dit-il en prenant tout de même soin de prendre l’accent américain. Puis-je vous parler un instant ?

Le joueur tressaillit et regarda le nouveau venu avec une sorte de crainte. Il était très pâle et son visage aux traits tirés faisait pitié. Gilles comprit qu’il avait en face de lui un homme tenaillé par la peur.

— Que voulez-vous ? dit Barras.

— Vous remettre ceci… de la part d’un ami d’autrefois. Il a cru s’apercevoir que vous pouviez en avoir besoin.

Et, tirant sa bourse de sa poche, il la mit dans la main du jeune homme qui la regarda un instant avec stupeur.

— Un ami ? J’en aurais encore un ?

— Pourquoi n’en auriez-vous plus ? En cherchant bien, on a toujours un ami quelque part… Votre présence ici n’en est-elle pas la preuve ?

Les yeux las de Barras s’efforçèrent de scruter le visage brun cerné d’une courte barbe, cherchant les yeux dans l’ombre des épais sourcils. Dans son regard à lui, la curiosité remplaçait la crainte. Et puis il y avait la bourse, tellement rassurante, sur laquelle ses doigts maigres s’étaient refermés avec avidité.

— Vous savez cela ? fit-il lentement. Alors vous savez aussi qu’il faut que je me cache. Toutes les portes se ferment devant les amis des condamnés… et j’ai fait, jadis, un mauvais choix.

— Ou oubliera vite. Savez-vous où aller ?

Le joueur eut un petit rire triste.

— J’ai un cousin chanoine en Picardie. Je suis, en principe, son secrétaire… il m’abrite mais ne me nourrit guère. Allons, il faut que je m’en aille. Vous direz…

Il s’arrêta, hésita, regarda de nouveau Gilles mais cette fois avec, dans l’œil, une lueur de son ancienne gaieté. Puis, se décidant brusquement, tendit la main.

— Voulez-vous me faire l’honneur ? dit-il presque timidement.

Sans hésiter Gilles serra la main qu’il offrait.

— Merci… mon ami, murmura Barras avec émotion en appuyant intentionnellement sur le dernier mot. Cela non plus je ne l’oublierai pas… pas plus que le geste d’autrefois, rue Neuve-Saint-Gilles. Dieu vous garde !

Et il disparut dans la foule à la manière d’une couleuvre noire se glissant entre deux pierres, suivi par le regard songeur de Gilles, persuadé qu’il l’avait reconnu. Vers quel destin s’en allait-il cet homme intelligent qui usait si mal des dons que la nature lui avait impartis ? Cela pouvait être le meilleur, ou le pire, suivant qu’il parviendrait ou non à s’arracher à sa funeste passion du jeu…

Voyant qu’il était seul à présent, Beaumarchais rejoignit Tournemine.

— Eh bien ? Pouvons-nous aller dîner ?

— Volontiers… si vous voulez bien vous charger de l’addition, fit Gilles en riant. Je n’ai plus un sou en poche…

Vers cinq heures, lorsque la chaleur commença à faiblir, les deux hommes revinrent au palais. Grâce à un joli vin de Provence et à une étonnante purée de morue à la crème et à l’ail qui constituait la spécialité des « Frères provençaux » et que ceux-ci venaient de faire découvrir aux « gens du nord », ils se sentaient d’humeur plus optimiste. Mais cette belle humeur passagère ne résista guère à l’atmosphère lourde, tendue qui régnait à présent autour du palais de nouveau assiégé par une foule presque silencieuse.

— On ne sait toujours rien ? demanda Gilles à un groupe de maçons en blouse poussiéreuse qui avaient visiblement abandonné les travaux du Pont-au-Change. L’un d’eux regarda l’étranger avec une sorte de dédain, cracha par terre et consentit à répondre :

— Rien ! Z’ont repris la séance à trois heures et demie et z’ont pas encore fini. Ça doit jaspiner dur, là-dedans…

Puis il tourna le dos pour bien marquer que l’audience était terminée…

L’attente se révéla interminable. Gilles et Beaumarchais avaient regagné la grand-salle et la subirent tout entière adossés aux fûts des colonnes, regardant onduler et s’agiter faiblement la foule qui emplissait l’immense parloir chaque fois qu’une porte s’ouvrait.

Ce fut seulement à neuf heures du soir que la Grand-Chambre rouvrit les siennes, montrant, à la lumière des chandelles, les visages gris de fatigue des juges.

La sentence souleva une tempête d’acclamations qui roulèrent de la salle du tribunal jusqu’à la rue, dévalant le grand escalier comme un torrent : par vingt-six voix contre vingt-trois le cardinal-prince de Rohan était déchargé de toute accusation. C’était l’acquittement pur et simple, sans blâme, sans excuses publiques.

Les deux amis l’accueillirent sans commentaire. Ils laissèrent s’écouler le flot tumultueux qui se précipitait déjà dans la cour du palais pour assister au départ de l’ex-accusé qui allait pouvoir rentrer immédiatement chez lui. Ils partirent dans les derniers.

— Le voilà le héros du jour ! soupira Beaumarchais qui tout en marchant la tête penchée fixait le bout de sa canne avec une attention soutenue. C’est peut-être un peu beaucoup.

— Pourquoi ? Dans cette triste histoire, il n’était tout de même qu’une victime…

— Une victime qui espérait fermement faire cocu son roi. Mon ami, ce jugement est grave car non seulement le Parlement n’a tenu aucun compte des ordres du roi mais il en a pris nettement le contrepied et la victime, à présent, c’est la reine qui fait figure de coquette étourdie, sans moralité et capable de n’importe quelle sottise.

— Elle est coquette et étourdie… et son intelligence n’est pas immense.

— Sans doute. Mais cela devrait rester le secret d’un entourage restreint. Monsieur va être content : cette affaire et ce jugement jettent de la boue sur les marches du trône. Écoutez donc comme le peuple est heureux de ce soufflet appliqué à une reine qu’il adorait, il y a encore bien peu de temps.

C’était vrai. Dehors, on chantait, on riait, on acclamait le nom du cardinal. De loin, Beaumarchais et Tournemine assistèrent à la sortie du héros du jour et l’aperçurent pâle mais souriant à la lumière des torches qui lui faisaient une sorte de retraite aux flambeaux. Sa voiture semblait voguer sur une mer humaine et ce ne fut qu’après un long moment qu’elle disparut entre la double haie de décombres du Pont-au-Change.

— Des décombres ! murmura Pierre-Augustin. Ce pauvre homme ne semble guère s’apercevoir de ce qu’il cause. Fasse le Ciel que cela n’amène pas la mort de la royauté en France !

Comme il achevait ces mots, un bruit grinçant de roues mal graissées se fit entendre, accompagné d’un écho de prières psalmodiées : le déblaiement du cimetière des Innocents continuait. Au bout de la rue prolongeant le pont Notre-Dame, les chariots de la mort recommençaient à passer, emportant leur sinistre charge…

Parcourus d’un désagréable frisson, les deux amis se serrèrent la main et se séparèrent.



1. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.

2. Ce sont, à présent, nos Catacombes dont l’entrée se trouve place Denfert-Rochereau.

3. Notre actuelle salle des Pas-Perdus.

4. Pour la clarté du récit, j’ai fusionné les deux audiences finales. Le texte eût été beaucoup trop long.

5. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.

6. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.

CHAPITRE X LES AMIS DE THOMAS JEFFERSON

Deux jours après ce jugement qui avait secoué Paris, Gilles soupait à la légation des États-Unis dans une ambiance bien différente et beaucoup plus agréable. Par les fenêtres ouvertes sur l’avenue de Neuilly que l’on commençait d’appeler l’avenue des Champs-Élysées, entraient des parfums d’herbes, de foin fraîchement coupé, de troène, de tilleul et de sureau qui embaumaient la nuit de juin et faisaient de cet instant un moment privilégié.

À travers les épaisses frondaisons des doubles rangées d’ormes centenaires qui soulignaient chaque côté de la chaussée, quelques lumières piquaient l’obscurité, découpant des formes de branches et de feuilles : celles du poste de garde des Suisses installé dans le grand pavillon moderne construit par l’architecte Ledoux à la barrière de Chaillot, si voisine que les piliers d’ancrage de sa grille s’appuyaient au mur de la légation ; celles aussi de l’élégant hôtel de la comtesse de Marbeuf qui se trouvait juste en face, de l’autre côté de l’avenue. Mais ces lumières étaient assez discrètes pour que l’impression de campagne fût complète.

C’était d’ailleurs ce côté champêtre qui avait séduit Thomas Jefferson, nouvel envoyé des jeunes États-Unis qui, environ un an plus tôt, avait succédé, en France, à Benjamin Franklin. Logé alors dans une impasse, le cul-de-sac Taitbout, il avait jugé à la fois intolérable l’existence dans ce fond de cour et tout à fait indigne de son pays l’étroit logis qu’il y occupait. Il s’était donc mis en quête d’une belle maison assez campagnarde, pour qu’il fût possible d’y oublier les boues de Paris. Son idéal s’était trouvé dans ce bel hôtel de Langeac, construit dix-huit ans plus tôt par le comte de Saint-Florentin pour sa maîtresse, la marquise de Langeac.

De construction récente, de belles dimensions et de lignes sobres (l’architecte en était Chalgrin) l’hôtel, situé au coin de la rue Neuve-de-Berri, était l’un des rares existant alors dans ces Champs-Élysées où quelques guinguettes entourées de bosquets touffus, providences des amoureux en été, voisinaient avec des cultures maraîchères et où l’on trouvait alors plus de salades, de poireaux et de carottes que d’ifs taillés et de parterres « brodés ». Après la mort de la marquise, son fils avait d’abord loué l’hôtel au comte d’Artois, dont les grandes écuries se trouvaient voisines, pour y installer sa maîtresse, à lui, la belle Louise Contat de la Comédie-Française qui n’y était d’ailleurs pas restée très longtemps, l’endroit lui paraissant trop désert et trop écarté.

Depuis que Jefferson s’y était installé, au mois d’octobre précédent, avec ses deux filles, Patsy et Polly, leur gouvernante, son secrétaire William Short, son maître d’hôtel français et son cuisinier mulâtre, Thomas Jefferson s’était appliqué à donner un cachet très virginien à cette aimable demeure aménagée naguère pour les coquetteries d’une Célimène. Ainsi, dans la salle à manger, des panneaux de velours vert alternaient avec de blanches boiseries au dessin net d’où s’élevaient, sur des consoles, des bustes sévères d’hommes d’État. Ainsi, dans le grand jardin, dont Jefferson s’occupait avec des soins d’amoureux, une plantation d’un superbe maïs, cet « Indian Corn » provenant en droite ligne d’un village d’Indiens Cherokees dont ne pouvait se passer l’ordinaire d’un Virginien de bonne souche, avait remplacé l’un des parterres de fleurs.

Il avait d’ailleurs, le maïs « du jardin », figuré en bonne place au menu offert aux convives de ce soir. On l’avait servi « on the cob », sur l’épi, avec du beurre et du sirop après l’avoir cuit dans l’eau bouillante. Avec lui, l’admirable jambon de Virginie « honey cured and hickory smoked »1 était apparu flanqué de sa sauce faite de miel et de jus d’orange, et aussi le poulet frit à la manière du Maryland. Un énorme gâteau « Angel Food », luisant comme un glacis sous une épaisse carapace de sucre et enguirlandé de crème fouettée constituait le dessert que venaient d’apporter gravement les valets orchestrés par M. Petit, l’imposant maître d’hôtel du ministre plénipotentiaire.

Chacun ayant englouti en silence une part imposante de ce monument fourré de fruits frais, le bien-être et l’aimable décontraction qu’engendre la bonne chair s’emparaient des convives avec un brin de laisser-aller. C’était l’heure où allaient apparaître le café, les cigares et le « punch » traditionnel et chacun s’apprêtait à leur faire l’accueil convenable.

Autour de la table luisante de belle argenterie, fleurie de roses et illuminée par plusieurs bouquets de bougies, sept hommes avaient pris place autour du ministre, sept Américains et c’était ce qui expliquait ce menu typiquement national donné en l’honneur de l’un d’eux.

Le héros de ce « dîner de famille » comme Jefferson aimait à en donner était un jeune homme de trente ans, le colonel John Trumbull, fils d’un gourverneur du Connecticut, qui venait d’arriver de Londres où le ministre l’avait rencontré trois mois plus tôt. Mais ce n’était pas pour ses exploits guerriers que ce jeune ancien combattant de la guerre d’Indépendance avait attiré la sympathie de Jefferson mais bien pour son réel talent de peintre. Aimable, cultivé, John Trumbull, qui avait pris ses grades universitaires à Harvard et qui, durant une année, avait été, à Londres, l’élève du peintre Benjamin West, venait d’accepter l’invitation de Jefferson à séjourner autant qu’il lui plairait à l’hôtel de Langeac afin de connaître les merveilles artistiques de la France, de visiter les collections du Louvre et aussi le Salon qui avait lieu chaque année à Paris.

Autour de lui, ce soir, le ministre américain avait réuni plusieurs de ses compatriotes, vrais ou supposés tels, auxquels il portait de l’intérêt pour une raison ou pour une autre. Il y avait là celui que l’on surnommait « le tigre des mers », l’amiral John Paul-Jones, petit homme roux comme une carotte pourvu de bras interminables mais doué d’une force prodigieuse, en dépit d’une apparente fragilité, et d’un charme auquel peu de femmes résistaient car il résidait surtout dans l’ironie de son sourire et l’éclat froid de ses yeux gris. Il était, avec Jefferson lui-même, l’un des vétérans de l’assemblée car il approchait la quarantaine.

Lui n’habitait pas la légation. En revanche, le colonel David Humphrey, trente-cinq ans, ancien aide de camp du général Washington et secrétaire de la commission américaine chargée d’établir des traités de commerce avec les nations européennes, y tenait ses quartiers, de même que William Short, vingt-six ans, secrétaire de Jefferson qui était le mondain de la légation, affichait un goût prononcé pour la vie parisienne… et cachait soigneusement la passion dévorante qu’il éprouvait pour la jeune et ravissante duchesse de La Rochefoucauld.

Deux commerçants, John Appleton, marchand, marin et constructeur de navires à Calais, et Samuel Blackden, ami personnel de Paul-Jones et tout fraîchement débarqué à Paris lui aussi, complétaient la liste des convives avec un jeune homme dont Thomas Jefferson avait fait la connaissance l’hiver précédent par l’entreprise de Tim Thocker, son courrier préféré avec le général Washington, premier président des États-Unis : le « capitaine » John Vaughan.

Ami passionné des arts, grand architecte lui-même, élégant et discret, le ministre s’était senti naître une amitié spontanée pour ce grand garçon taciturne et timide, dont la courtoisie pleine de réserve et l’aspect un peu sévère, en dépit d’une magnifique allure et d’un charme indéniable, lui semblaient tout à fait typique d’un jeune Américain de bonne souche ayant connu jusque-là une vie difficile. Et quand il considérait ce nouvel ami, toujours irréprochablement élégant dans ses vêtements sobres de cette coupe anglaise dont il était l’un des fervents, Jefferson se disait qu’il aurait aimé avoir un fils comme celui-là…

De son côté, Gilles de Tournemine, alias John Vaughan, ne pouvait se défendre d’une amitié grandissante qui venait s’ajouter à l’admiration toujours éprouvée, avant même de le connaître, pour l’homme qui avait rédigé la fameuse Déclaration d’Indépendance. Cette admiration rejoignait celle qu’il avait vouée jadis à cet autre gentilhomme de Virginie, au grand artisan de la liberté américaine, au général George Washington dont il avait eu l’honneur d’être l’aide de camp…

Assis entre John Trumbull et Samuel Blackden, il regardait à travers la fumée de son cigare le visage passionné de son hôte qui développait, à l’intention de ses invités en général et du peintre en particulier, l’un des sujets qui lui tenaient le plus à cœur : le génie architectural de l’architecte italien Palladio qui avait pour lui plus d’intérêt que les actualités judiciaires parisiennes.

À quarante-trois ans, Jefferson, avec sa haute silhouette mince et bien découplée, ses traits à la fois fins et énergiques, ses épais cheveux auburn dont l’argenture seyante ne devait rien à la poudre, demeurait un homme très séduisant et plus d’une jolie femme de la société caressait le rêve secret de remplacer auprès de lui la jeune épouse qu’il ne cessait de pleurer, la charmante Martha Wayles Skelton, morte il y avait à peine quatre ans. Mais on ne lui connaissait pas d’aventures féminines, rien qu’une très tendre amitié pour la charmante et spirituelle comtesse de Tessé, tante par alliance de La Fayette…

Sa voix aussi, grave et enthousiaste, était un charme. Elle maniait le français sans le moindre accent et avec une rare perfection, surtout lorsqu’il développait, comme en ce moment, un sujet qu’il aimait.

— Je soutiens que la coupole représente le sommet dans l’art de Palladio, plus noble encore que ses doubles portiques dont la majesté rend cependant ses œuvres sans égales. Il est le seul dont les travaux surpassent presque les splendeurs de l’art grec ou romain…

— Vous aimez l’Antiquité à ce point ? dit le peintre en souriant.

— À un point inimaginable ! Lorsque je me suis rendu à Nîmes dans le midi de la France voici quelques mois, je suis demeuré des heures en contemplation devant la Maison carrée. Je crois que je la regardais tout à fait comme un amant regarde sa maîtresse.

— Elle n’a guère de coupoles, cependant…

— Non, mais tant de noblesse, de si justes proportions ! En fait de coupole, d’ailleurs, mon ami je compte vous montrer, ici même, l’une des merveilles du genre. Même chez Palladio, il n’est pas de plus noble dôme que celui de la nouvelle Halle aux Blés.

— La Halle aux Blés ?

— Mais oui, la Halle aux Blés de Paris. Tant que vous ne l’aurez pas vue, vous n’aurez aucune idée de la perfection de cette admirable rotonde, construite sur une charpente d’un modèle tout à fait nouveau. Pour ma part, je compte en faire faire des dessins poussés que j’enverrai dans ma chère ville de Richmond afin que cela serve de modèle pour le Capitole qui va s’y construire. Peut-être aussi pour le nouveau marché et même, pourquoi pas, pour ma propre demeure car j’en suis venu à cette conclusion que ma maison de Monticello aurait plus de grâce et plus de noblesse si je la couronnais d’un dôme… Mais revenons à vous. Il vous faudra voir également toutes les merveilles de la nouvelle architecture moderne de Paris : les pavillons que M. Ledoux construit aux barrières pour abriter l’octroi, ainsi que vous pouvez en admirer de ces fenêtres. Il y a aussi, tout près d’ici, l’église neuve de Saint-Philippe-du-Roule et les superbes écuries que Monseigneur le comte d’Artois a fait construire au coin de notre rue Neuve-de-Berri et du faubourg Saint-Honoré. Et puis l’admirable hôtel du prince de Salut dont les jardins descendent jusqu’à la Seine2…

Quand Jefferson était lancé sur son sujet préféré il était pratiquement impossible de l’arrêter. Il devenait une sorte de fleuve à la fois lyrique et majestueux. Gilles cessa d’écouter pour se plonger dans ses propres pensées. Il n’aimait, en effet, ni l’architecture ni les plantes potagères et si, jusqu’à présent, il avait tant aimé venir chez le ministre des États-Unis, c’était surtout parce qu’il s’y était forgé, petit à petit, cette personnalité américaine dans laquelle il se sentait chaque jour un peu plus à l’aise, un peu mieux adapté. C’était d’ailleurs ce qu’avait voulu Tim, reparti au pays depuis quatre mois déjà et qui, au moment du départ, lui avait dit en l’embrassant :

— La maison de M. Jefferson, c’est un vrai petit coin de Virginie implanté dans Paris. Tu pourras y apprendre à devenir un vrai citoyen des États-Unis, ce qui sera bien utile si tu décidais un jour de le devenir pour de bon et de venir à Providence recueillir l’héritage du vieux John Vaughan…

L’idée, sur le moment, lui était apparue séduisante et, souvent, il s’y était attardé, laissant son esprit vagabonder sur les traces légères d’un petit garçon blond que l’on élevait quelque part en pays mohawk, sous les peaux tannées d’une hutte iroquoise, un petit garçon dont il savait bien qu’un jour il ne pourrait plus résister à l’envie de le retrouver. Mais il savait aussi qu’il ne quitterait jamais la France tant que Judith demeurerait captive du carmel de Saint-Denis.

Plus d’une fois, au cours de cet hiver, il avait guidé les pas de Merlin jusqu’en vue du grand portail du couvent et il était resté là de longs moments, à contempler ces murailles muettes comme si, par la seule vertu de sa volonté et de son profond désir, il avait espéré les voir s’écrouler comme les murs de Jéricho à l’appel des trompettes d’Aaron… Mais rien ne bougeait jamais. Saint-Denis demeurait Saint-Denis comme devant et Gilles revenait alors chaque fois plus amer, et s’en venait demander à Mme de Balbi de l’aider à oublier un moment ce tourment que la reine semblait prendre plaisir à prolonger.

Tourment d’autant plus cruel que le faux John Vaughan n’avait rien d’autre à faire que mener une élégante existence d’oisif. Depuis l’affaire de Seine-Port, pas une seule fois le roi ne lui avait fait signe, pas une seule fois il n’avait eu besoin de lui. C’était au point que parfois il se demandait si, à Versailles, on ne l’avait pas totalement oublié…

Cela représentait, dans son existence, un vide de plusieurs mois, peuplé de quelques nouvelles : la mort, en novembre, du gros duc Louis-Philippe d’Orléans qui s’en était venu dormir son dernier sommeil dans la petite église de Sainte-Assise tandis que la Montesson, sa veuve, entrait dans un couvent élégant pour y prendre un deuil de princesse. Il y avait eu aussi, en janvier, le mariage de l’ambassadeur de Suède, le baron de Stael-Holstein, avec l’étrange Germaine Necker, un bas-bleu aux yeux de flammes qui avait, pour une jeune fille, une bien curieuse manière de dévisager les hommes. Les noces avaient fait retentir la paisible rue du Bac de leur faste et Gilles, traîné par Fersen, qui était témoin après avoir bien failli épouser lui-même la jeune Germaine, y avait assisté et s’y était fort ennuyé car la tribu Necker lui avait paru indigeste. Et puis, bien sûr, il y avait eu, en mars, le mariage de Pierre-Augustin et de Thérèse et, se souvenant du visage illuminé de bonheur de son amie, Gilles avait pensé que cela avait été, pour lui, le seul bon moment de ces six derniers mois.

À présent, et depuis la conclusion du procès du Collier, l’envie de franchir l’Atlantique lui était revenue, sournoise mais plus insistante que jamais. Le jugement lui laissait un goût amer de dérision et un bizarre contentement. À mieux l’examiner, il en était venu à conclure que cela tenait à ce qu’il n’aimait pas la reine comme il aimait le roi, qu’il lui gardait rancune de tenir Judith en prison, même si c’était dans les meilleures intentions du monde. Qui donc pouvait, mieux que lui-même, savoir où résidait son bonheur ? Et de quel droit laissait-elle l’épouse de Gilles continuer à se croire veuve… alors que sa conduite, à elle, n’apparaissait pas des plus pures ? Il y avait plusieurs mois, déjà, que l’on avait proclamé que Marie-Antoinette était enceinte une nouvelle fois, que l’enfant attendu naîtrait aux environs de la mi-juillet… exactement neuf mois après le voyage à Fontainebleau… Aussi, depuis deux jours, Gilles caressait-il le projet de se rendre à Versailles, d’y demander audience à la souveraine et de réclamer hautement son épouse et le droit de l’emmener avec lui outre-mer.

Peut-être essuierait-il un refus. En ce cas, l’idée d’un coup de force contre le couvent n’était pas pour lui déplaire. Même si l’on lançait à ses trousses toute la maréchaussée du royaume, il savait que la lutte lui serait facile tant il se sentait habité par la passion de la liberté, dût-elle même devenir éternelle. Mourir en tenant dans sa main celle de Judith, ce serait peut-être encore le plus merveilleux des bonheurs… Ce serait, en tout cas, la fin de toutes leurs tribulations…

Il en était là de ses songeries quand une main, frappant sur son épaule, le ramena si brutalement sur terre qu’il faillit renverser le verre d’eau-de-vie de pêche qu’il réchauffait dans sa main et qu’il contemplait depuis un moment sans même s’en rendre compte.

— À quoi pensez-vous donc, Vaughan ? fit la voix joyeuse de Samuel Blackden, son voisin immédiat. Dieu me pardonne, vous regardez votre verre d’un œil si sévère et si menaçant qu’on pourrait supposer qu’il vous a fait quelque chose et que vous lui en voulez… ou alors vous dormez !

Voyant tous les regards fixés sur lui, Gilles reposa le verre, essuya calmement les quelques gouttes d’alcool qui avaient coulé sur sa main et sourit.

— Excusez-moi ! Je n’ai rien contre cette eau-de-vie qui est parfaite et je vous assure que je ne dormais pas. Mais je crois bien que je rêvais tout de même…

Blackden rit de plus belle.

— Eh bien !… Celle qui vous envoie ainsi dans la lune doit être une vraie sirène car l’amiral vous a, par deux fois, posé la même question et vous n’en avez rien entendu…

— Laissez-le donc tranquille, Blackden ! interrompit Paul-Jones avec bonne humeur. En ce qui me concerne, je n’aime pas que l’on interrompe mes rêves. Ils vous emportent si loin parfois…

— Je n’en suis pas moins désolé, dit Gilles. Que disiez-vous, amiral ?

— Je vous demandais seulement si vous n’aviez pas envie de profiter de mon bateau pour aller voir votre pays. Mon fidèle Bonhomme Richard m’attend à Brest et je pars demain pour le rejoindre afin d’aller passer quelques mois en Virginie, chez mon père adoptif. J’aimerais vous montrer la Virginie qui est une terre magnifique. Et puis, vous pourriez en profiter pour remonter jusqu’à Providence afin d’entrer en possession de vos biens…

Le sourire de Gilles s’accentua. La proposition du marin était séduisante. Elle venait, en outre, comme une réponse aux questions qu’il se posait depuis deux jours. Mais le départ était trop proche pour lui laisser le temps de reprendre Judith. Et puis, au fond de lui-même, il n’aimait guère l’idée de Tim d’aller revendiquer l’héritage de John Vaughan. C’était une chose qu’emprunter le nom d’un vieux marin mort sans descendance et c’en était une autre que s’installer dans ses meubles. Mais tout cela était impossible à invoquer comme excuse…

— Je partirais volontiers avec vous, amiral, répondit-il, car je ne saurais avoir meilleur guide ni plus glorieux introducteur, mais j’ai encore bien des affaires à régler ici, ne fut-ce que celle de l’assurance de la Susquehanna aux Lloyd’s de Londres. Cet argent pourrait me permettre d’acheter un navire à réparer… ou même d’en construire un autre, ainsi que ne cesse de me le prêcher notre ami Appleton ici présent.

— Appleton prêche pour son saint, intervint Jefferson, et surtout pour son chantier naval de Calais. Attendez donc un peu, John, avant de vous lancer dans cette aventure : un navire coûte cher et la générosité des Lloyd’s, surtout envers un skipper américain, reste à démontrer. À ce propos…

Une tumultueuse entrée lui coupa la parole. Précédé par un valet visiblement débordé et suivi d’une grosse dame armée d’une minuscule ombrelle et coiffée d’un gigantesque chapeau, un petit vieillard faisait irruption, brandissant lui aussi une ombrelle mais grande comme une tente de campagne et d’un joyeux rouge coquelicot. Il était ridé comme une pomme, ses jambes auraient pu servir de pieds à un fauteuil Louis XV et il n’avait pratiquement plus de dents, mais il n’en faisait pas moins preuve d’une vitalité digne d’un adolescent.

— Ah, messieurs ! s’écria-t-il à demi étranglé par l’émotion, ah ! messieurs, quel coup funeste, quelle chose affreuse !… Il a fallu que je vienne à vous dans l’instant… à vous qui êtes les champions de la Liberté, à vous qui venez de lever l’étendard victorieux de la révolte contre les forces… de l’oppression monarchique… à vous qui…

Il s’arrêta tout à coup, comme un automate dont le ressort est arrivé au bout de sa course, battit l’air de ses bras, ferma les yeux et s’évanouit tandis que l’on se précipitait à son secours au milieu d’un grand bruit de chaises remuées et que la grosse dame glapissait.

— Bon ami ! Bon ami !… Je vous ai toujours dit que vous aviez tort de vous mettre dans de tels états !…

— Portez M. de Latude sur la méridienne de la bibliothèque, ordonna le ministre aux valets qui avaient déjà relevé le petit vieillard. Vous y porterez aussi les eaux-de-vie, les cigares, le punch et encore du café. Ce pauvre ami en aura sûrement besoin.

À la suite du cortège, chacun se dirigea vers la grande pièce vêtue d’acajou et de reliures précieuses, qui était, avec la salle à manger, celle où Jefferson aimait le mieux réunir ses amis. Gilles suivit, plus lentement : de tous les habitués de l’hôtel de Langeac, le vieux Latude était peut-être le seul qu’il ne pouvait pas voir. Cette ancienne victime de la Pompadour qui promenait partout ses trente-cinq ans de captivité comme une bannière, cet ancien garçon barbier pris jadis à son propre piège et qui se retrouvait à présent pensionné du roi et « vicomte de Latude » par l’inadvertance de la Chancellerie royale avait le don de lui taper sur les nerfs, presque autant que sa compagne, la replète Mme Legros, mercière retraitée, qui s’était instituée sa protectrice, sa fille, sa compagne de tous les instants et son accompagnatrice obligatoire dans tous les salons libéraux où Latude se taillait de beaux succès depuis deux ans. Elle mettait la « musique » de ses soupirs, de ses exclamations et de ses larmes sur l’interminable opéra à un seul personnage que jouait, avec un souffle épuisant pour ses auditeurs, ce champion de l’évasion sur une grande échelle.

— Je ne comprendrai jamais, dit Paul-Jones qui n’avait pas jugé bon, lui non plus, de se précipiter et qui avait fait le tour de la table pour rejoindre Gilles, ce qui a pu séduire notre ministre dans ce petit bavard insupportable. Comment n’est-il pas excédé d’entendre continuellement les récits de ses captivités et de ses évasions ? Ce n’est pas Latude, c’est Théramène cet homme-là !… Pour ma part, j’en suis accablé et je crois, Dieu me pardonne, que si je quitte demain la France, c’est pour ne plus l’entendre.

— M. Jefferson voit en lui une sorte de combattant de la liberté à tout prix. En outre, il faut bien avouer que trente-cinq années de captivité sont une chose affreuse, bien propre à émouvoir un cœur aussi généreux que le sien. Songez un peu : trente-cinq fois trois cent soixante-cinq jours ! Une vie entre les quatre murs d’une prison ! C’est à rendre fou…

— Peut-être, mais quel résultat ! Regardez un peu ce bonhomme : le voilà vicomte, bien renté, devenu une manière de héros national, dorloté dans les salons sans compter la grosse mercière qui le mitonne comme un bébé. Il n’en aurait jamais eu autant s’il était resté barbier. En tout cas, un tel homme n’est guère un exemple à montrer à de jeunes demoiselles comme les misses Patsy et Polly !

— Bah ! Elles ne quittent guère leur couvent de Panthemont. Il ne peut pas les choquer beaucoup à cette distance. Ceci dit, je suis comme vous, je ne l’aime pas mais peut-être après tout sommes-nous, l’un et l’autre, trop… puritains.

— Puritain, moi ? En dépit de mon sang écossais, je proteste que vous m’insultez, Vaughan ! Moi qui ne cesse de faire des folies pour les femmes ! Moi qui ne sais pas résister quand on m’en signale une que je ne connais pas ! Tenez… que faites-vous en sortant d’ici ?

— Que voulez-vous que je fasse ? Je vais me coucher, parbleu… et peut-être plus tôt que je ne pensais si ce vieux raseur s’installe. Bien que, pour une fois, il paraisse avoir quelque chose de plus intéressant que lui-même à raconter… Je crois d’ailleurs qu’il revient à lui…

La voix enrouée de l’ancien pensionnaire de la Bastille et de Vincennes s’entendait, en effet, de nouveau mais, au moment de pénétrer dans la bibliothèque, Paul-Jones retint son compagnon.

— Cette nuit est la dernière que je passe à Paris, plaida-t-il. J’aimerais que nous la brûlions ensemble. Mettez cela sur le compte d’une sympathie que j’espérais avoir le loisir de développer au cours de la traversée. Ne me refusez pas. Je crois pouvoir vous promettre que vous ne le regretterez pas.

— Mais je sais déjà que je ne regretterai pas d’être auprès de vous, amiral, bien au contraire…

— Vraiment ? Vous me comblez de joie. Écoutez ! Afin de me donner de plus vifs regrets encore, un ami m’a proposé de me présenter à la plus jolie femme de Paris. Elle est, paraît-il, la maîtresse d’un banquier richissime et sa maison, où elle tient table et jeux ouverts, est infiniment agréable. Et bien qu’elle ne soit là que depuis peu de temps, certains la nomment déjà la reine de la nuit tant elle est belle et séduisante. N’en avez-vous pas entendu parler ?

— Mon Dieu non, pas encore. Hormis pour me rendre ici, ou chez mon ami Beaumarchais, je sors assez peu… Ceci dit, je vous accompagnerai avec plaisir.

Entrant dans la bibliothèque, ils s’approchèrent du cercle formé autour du canapé sur lequel Latude, accommodé d’une pile de coussins, était en train de reprendre ses esprits en avalant un verre de ce redoutable punch virginien qui mélangeait le rhum à la bière et à quelques autres ingrédients capables d’étendre raide un buveur moyen. Mais le vieil homme paraissait y puiser des forces nouvelles.

— Eh bien, dit Jefferson quand il le vit un peu remonté, nous direz-vous, cher ami, ce qui vous a mis dans cet état ?

Tout en parlant, il faisait signe à un valet de remplir à nouveau son verre. Mme Legros tendit le sien.

— Il n’est pas raisonnable, monsieur le ministre, pas raisonnable du tout ! J’ai voulu l’empêcher de venir jusqu’ici en lui expliquant que demain matin serait assez tôt, qu’il avait besoin de se coucher, mais il n’a rien voulu entendre. Il vous aime tant, voyez-vous, qu’il lui faut partager avec vous toutes ses émotions, celle de ce soir comme les autres. Il faut vous dire que nous étions priés à souper chez de bons amis à moi qui ont leur demeure en face de l’hôtel de Rohan-Strasbourg et que nous avons été…

— Mais taisez-vous donc, pécore ! s’écria Latude indigné. Vous racontez tout comme une sotte et êtes bien incapable de traduire les états d’âme d’un homme comme moi ! Je suis assez grand pour raconter tout seul… En effet, mon ami, ajouta-t-il d’un ton plus aimable en se tournant vers Jefferson, nous étions chez des amis quand, par les fenêtres ouvertes, nous avons vu les gens qui passaient dans la rue se rassembler peu à peu autour d’une femme sortant tout juste de l’hôtel de Rohan et qui pleurait, qui pleurait… oh ! c’était à faire pitié. Un homme l’a rejointe, qui la cherchait sans doute mais qui, la voyant entourée de monde, est resté avec elle et ils ont raconté à la foule ce qui venait de se passer chez ce pauvre cardinal…

— Comment cela, ce pauvre cardinal ? dit le ministre. N’est-il pas sorti blanc comme neige du Parlement ?

— Eh oui ! Mais cela n’a pas fait l’affaire de Versailles. Il paraît que, ce tantôt, le baron de Breteuil, l’ennemi juré du cardinal et le ministre des vengeances de la reine, s’est fait porter chez M. le cardinal, en dépit d’une maladie, pour lui demander, de la part du roi, sa démission de la Grande Aumônerie et son cordon bleu. En échange, il lui a signifié un ordre d’exil. On l’envoie dans son abbaye de la Chaise-Dieu, dans le fin fond des montagnes d’Auvergne, avec défense de jamais reparaître à la Cour… Il doit être parti demain.

— Le roi a modifié le jugement du Parlement ? dit Paul-Jones. En ce cas, ce n’était guère la peine de lui demander de se prononcer sur cette affaire…

— C’est un scandale, n’est-ce pas ? renchérit Mme Legros décidément incapable de se taire. On exile ce pauvre cher cardinal tout comme l’on a exilé Reteau de Villette, le faussaire. La même peine…

— Pas tout à fait, coupa Gilles. J’étais au procès, j’ai entendu la sentence… d’ailleurs ridicule de ce Reteau. Il va être conduit enchaîné à une frontière. Le cardinal gagnera librement son abbaye, c’est-à-dire une terre française où il est le maître. Il y a tout de même une nuance…

— Je vous l’accorde, s’écria Latude, mais l’aggravation de jugement ne vise pas que le cardinal. On chasse Cagliostro ! Lui aussi doit quitter la France, et vite, avec le peu qu’on voudra bien lui laisser, sans doute, de sa fortune. Oh ! il n’est pas difficile de deviner d’où est venu le coup. Le roi, lui, est une bonne pâte d’homme mais l’Autrichienne en fait ce qu’elle veut et sa haine envers le cardinal ne désarme pas. La foule, devant l’hôtel de Rohan-Strasbourg, ne s’y est pas trompée, elle ! J’aurais voulu que vous entendiez le vacarme, les cris de colère, les menaces que l’on faisait entendre. Une chose est certaine : à cette heure, le peuple de Paris s’assemble afin d’empêcher le cardinal et sa suite de sortir de l’hôtel. Et si l’on envoie la troupe pour dégager les portes, il y aura du sang versé…

— Il n’y aura pas de sang versé, dit encore Gilles. Le cardinal ne le permettra pas. Cet homme-là se pliera à la volonté royale sans un mot de protestation, j’en suis certain.

— On le sait bien et c’est pour cela, surtout, que nous sommes accourus ici. Monsieur le ministre, je vous en conjure, il faut que vous fassiez quelque chose…

— Moi ? fit Jefferson abasourdi. Mais que voulez-vous que je fasse ?

— Courez à Versailles ! Le roi vous aime et vous veut du bien. Expliquez-lui qu’il doit rapporter cet ordre d’exil inique, s’il ne veut pas voir demain Paris à feu et à sang. Dites-lui…

— Là, là, mon ami ! Comme vous y allez… Je ne peux ni ne veux intervenir en quoi que ce soit dans cette affaire qui est une affaire intérieure de la France et ne regarde en rien les étrangers. On ne me pardonnerait jamais, à Annapolis, en admettant que je me laisse entraîner par vous, ce qu’à bon droit on considérerait comme une lourde faute…

— Alors, voyez la reine en privé ! En privé ! On trouve suspect à Paris cette grande sévérité pour un homme qui, après tout, était peut-être bien tout de même son amant… C’est une garce, mais…

Le sang monta brutalement au visage de Tournemine.

— Misérable !… gronda-t-il prêt à se jeter sur Latude, mais déjà une poigne vigoureuse le retenait.

— Du calme, John ! dit Jefferson d’une voix dont la douceur contrastait avec la dureté de sa main. Notre ami se laisse emporter par la générosité de sa nature qui lui fait craindre le sang versé et vous, vous êtes comme tous nos jeunes hommes, un peu amoureux de la reine de France. Mon cher monsieur de Latude, ajouta-t-il beaucoup plus fermement, je vous serais fort obligé de ne plus me parler de Versailles. Je n’ai rien à y faire et je n’irai pas.

Puis, baissant la voix tandis que quelqu’un d’autre posait une question à l’ancien prisonnier, il murmura mi-sérieux, mi-moqueur, à l’adresse de Gilles :

— Taisez-vous donc ! Vous oubliez que vous êtes Américain. Ma parole, vous réagissez comme un gentilhomme français… ou comme un garde du corps !

En dépit de son empire sur lui-même, Gilles tourna vers le ministre américain un regard qui s’effarait mais il ne rencontra qu’un visage souriant et un regard amusé.

— Avant de partir, ce soir, ajouta le ministre, passez donc un instant dans mon cabinet. J’ai quelque chose à vous remettre…

Sans laisser à Gilles le temps de lui répondre, il s’éloigna de quelques pas pour se faire servir un verre de punch. Personne n’avait fait attention à leur bref aparté. La conversation roulait à présent sur la comtesse de La Motte et quelqu’un demandait si la sentence qui la frappait avait été exécutée…

— Pas encore, dit Latude, et d’aucuns pensent qu’elle ne le sera jamais. On dit que des recommandations la concernant sont venues de très haut, durant le procès, car ce n’était pas elle que la reine voulait voir pendre mais bien Rohan. Le Parlement n’a pas tenu compte de ces recommandations puisqu’il l’a condamnée au fouet, à la flétrissure et à l’internement à vie à la Salpêtrière, mais nous venons d’avoir la preuve de la facilité avec laquelle le roi peut modifier un jugement. Elle sera graciée… Ce serait la conséquence logique de l’accablement du cardinal, car pour la reine il n’y a qu’un seul coupable et c’est Rohan. Mme de La Motte n’est qu’une comparse, un instrument. Je sais par expérience qu’un instrument se brise aisément s’il est de peu de valeur. Mais cette femme est tout de même une Valois. On aura égard au nom, sinon à la femme. On la fera évader par exemple…

— L’a-t-on ramenée à la Bastille ?…

— Non. Elle est toujours à la Conciergerie. C’est pourquoi je suis à peu près certain qu’on lui donnera la clef des champs. Une faible femme ne saurait s’évader de la Bastille. Pour cela, il faut être un homme vigoureux, patient, plein d’industrie. Tenez, je me souviens de ma première tentative…

D’un même mouvement, Gilles et Paul-Jones s’écartèrent du cercle établi autour du canapé et cherchèrent refuge dans une zone moins éclairée, près des grandes armoires d’acajou garnies de belles reliures aux ors assourdis.

— Le voilà qui recommence ! gémit le marin. Il y en a pour jusqu’au matin. Quittons la place maintenant. Demain, avant de monter en voiture, je reviendrai faire mes adieux à Jefferson… Pour le moment, allons le saluer et sortons !

— Pardonnez-moi, mais je ne peux plus vous accompagner. Le ministre m’a demandé de passer un instant dans son cabinet pour une affaire importante lorsque la soirée sera finie. Croyez bien que je regrette…

— Ah non ! Vous n’allez pas m’abandonner ! Dites à Jefferson que vous le verrez demain. Je vous assure que vous en avez jusqu’au matin. Cela reviendra au même…

— Peut-être mais je ne suis pas le grand John Paul-Jones et je ne peux me permettre une attitude aussi désinvolte envers un homme de son âge. À tout le moins, il faut que je patiente encore un peu…

— Eh bien demeurez encore un moment et venez me rejoindre. Moi je pars, j’ai devant moi trop peu de temps pour le gaspiller. Viendrez-vous ?

— Je ferai tous mes efforts pour…

— Cela ne me suffit pas. Je veux une promesse.

Tant d’insistance finissait par intriguer Gilles. Jusqu’à présent, Paul-Jones lui avait montré une certaine sympathie, il l’avait même invité, un soir, à souper chez lui, boulevard Montmartre, dans l’appartement qu’il louait à un certain M. de La Chapelle et qu’il partageait avec sa maîtresse, une Mrs. Townsend qui se prétendait fille du feu roi Louis XV et que Gilles n’aimait pas beaucoup. Mais l’état de leurs relations, jusqu’alors, ne justifiait pas qu’il fût indispensable de passer ensemble la dernière nuit… à moins que Paul-Jones, dans son impérieux désir de rencontrer celle qu’il appelait la reine de la nuit, ne cherchât à se procurer, tout simplement, un alibi capable d’attester devant l’irascible Mrs. Townsend (car elle était insupportable) qu’ils avaient achevé la nuit ensemble…

— Allons, promettez ! reprit le marin. Peut-être n’aurez-vous pas, de sitôt, l’occasion d’être conduit chez cette Mme de Kernoa car, si sa maison est fastueuse, il faut tout de même montrer patte blanche pour y être admis.

Gilles, qui n’écoutait que d’une oreille, tressaillit.

— Quel nom avez-vous dit ?

— Mme de Kernoa. Elle habite rue de Clichy l’ancienne folie du duc de Richelieu.

— C’est un nom breton, cela ? Elle est bretonne ?

— Nullement. Écossaise ou Irlandaise, je crois. Ce nom est celui du mari, car il y a toujours un mari dans ces cas-là. Cela fait plus respectable. Ce qui n’empêche que beaucoup d’hommes s’intéressent à la merveille. Le banquier Laborde d’abord puis son voisin, l’ambassadeur des Deux-Siciles, prince Caramanico. Un autre voisin, enfin, l’Écossais Quentin Crawfurd, celui que l’on a surnommé « le Nabab de Manille » qui a cependant une superbe maîtresse et que l’on dit, de surcroît, amoureux de la reine, serait prêt pour elle aux pires folies. Alors, je vous attends ?… Rue de Clichy, numéro 24, un bel hôtel avec jardin.

— Soit, je viendrai. Mais comment me faire admettre si je suis seul ? Vous dites qu’il faut montrer patte blanche.

— C’est bien simple. Je vous annoncerai tout comme mon ami Barclay, le consul que nous avons en France, va m’annoncer. Mais, je vous en prie, ne tardez pas trop.

— Je ferai de mon mieux…

Profitant de ce que la conversation devenait générale et touchait les conséquences probables du procès, John Paul-Jones alla serrer discrètement la main de son hôte et disparut avec la légèreté d’un sylphe et la joie espiègle d’un écolier qui s’en va faire l’école buissonnière. Gilles le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eut franchi la porte, résistant de son mieux au brusque désir qui lui venait de lui emboîter le pas afin de voir plus vite à quoi ressemblait cette femme dont le nom, typiquement breton, lui rappelait quelque chose. Mais quoi ?

Son excellente mémoire avait déjà enregistré, à un moment où à un autre, ce nom de Kernoa mais sa meilleure forme d’expression étant surtout visuelle, il lui était impossible pour le moment de mettre un visage sur ces quelques lettres assemblées. Et puis quelque chose d’autre accrochait, comme si l’on avait prononcé ce nom devant lui mais d’une manière différente. Mais comment ? Mais qui ? Mais où ? Et ce vieux bavard de Latude n’en finissait plus et repartait de plus belle sur ses propres misères, qui avaient été grandes sans doute et respectables, mais qui ne présentaient plus pour Gilles le moindre intérêt.

Évidemment, il n’en allait pas de même pour tout le monde et Latude s’était très vite aperçu qu’il y avait, dans le groupe habituel de ses amis américains, une tête nouvelle et il se lançait avec délectation dans l’odyssée qu’il aimait le plus au monde : la sienne.

Pour tromper son agacement, Tournemine s’en alla demander une nouvelle tasse de café au maître d’hôtel, vite rejoint d’ailleurs auprès de la petite table supportant les cafetières par William Short, le jeune secrétaire de Jefferson.

— Cette fois, nous en avons pour la nuit, gémit le jeune homme. Nous n’y couperons pas du grand jeu : les trente-cinq années de captivité vont y passer l’une après l’autre. À nous la Bastille, Vincennes, Bicêtre ! à nous les échelles de corde et les trous dans le mur ! Et ce Trumbull qui boit littéralement ses paroles ! Regardez-le, cet imbécile : non seulement il écoute avec passion mais encore il en rajoute, il pose des questions. Nous n’en sortirons jamais.

— Dois-je comprendre que vous souhaitez sortir, William ? Un rendez-vous ?

Sous ses épais cheveux blonds sans poudre l’aimable visage du jeune diplomate rougit légèrement.

— Pas vraiment. J’ai seulement promis, un peu imprudemment, peut-être, à Mme la duchesse de la Rochefoucauld d’aller la saluer dans sa loge aux Italiens. On donne Alexis et Justine avec Mme Dugazon dans le rôle de Babet.

— Je ne vois pas où est le problème, mon ami. Excusez-vous discrètement et disparaissez, tout juste comme vient de le faire l’amiral.

— Le cas n’est pas le même. L’amiral est un grand homme et moi je ne suis qu’un petit secrétaire obscur. C’est dire que je suis de service ici quand M. Jefferson reçoit. Il est veuf, ses filles sont au couvent et je constitue à moi tout seul la « famille » chargée de prendre soin des invités…

— Nous sommes d’accord. Mais quand l’invité n’a pas besoin de vous ? Tout ce qu’il demande c’est qu’on le laisse parler tranquille et il a Trumbull pour l’écouter. Un peu de courage, que diable ! Allez demander votre bulletin de sortie !

— Je n’ose pas.

— Bien, dans ce cas, je vais essayer de nous tirer de là tous les deux…

Et, traînant après lui le secrétaire frémissant d’espoir, Gilles s’en alla trouver Jefferson qui fumait distraitement sa pipe au coin de la cheminée.

— Monsieur le ministre, dit-il en se penchant vers son oreille, ce que vous avez à me faire entendre peut-il souffrir quelque retard ?

Jefferson releva, avec un léger tressaillement des paupières qui semblaient curieusement alourdies. Il devait être en train de s’endormir doucement…

— Il ne s’agit que de vous, mon cher. Vous êtes donc seul juge mais, si vous le souhaitez, nous pouvons régler cette affaire tout de suite. À moins que vous n’ayez une affaire urgente qui vous appelle immédiatement au-dehors ?

— Aucunement. J’ai seulement promis à des amis de passer aux Italiens entendre le dernier acte d’Alexis et Justine que chante Mme Dugazon dont j’aime infiniment la voix.

— Alors, passons dans mon cabinet. Le moment me semble assez bien choisi. Notre absence ne sera même pas remarquée. Et puis, ajouta-t-il avec un demi-sourire, cela me fera un peu d’exercice. Je crois, Dieu me pardonne, que j’étais en train de m’assoupir…

Le bureau du ministre occupait, au premier étage, la grande pièce en rotonde ouvrant sur les jardins. Il doublait, en quelque sorte, la bibliothèque, par la quantité de volumes qui emplissaient les rayonnages d’acajou disposés sur certains panneaux. Les meubles, élégants et simples, étaient tous de ce style colonial américain qui avait emprunté, mais en les allégeant, de nombreux éléments aux styles anglais récents. Les peintures, de deux tons de gris, faisaient admirablement ressortir la teinte des meubles et le beau rouge profond des tapis et des rideaux de velours. Par les fenêtres ouvertes entrait une fraîche senteur de troène et de chèvrefeuille…

Gilles aimait l’atmosphère de ce cabinet où il avait été reçu lorsque Tim l’avait amené pour la première fois à l’hôtel de Langeac, où il était revenu plusieurs fois par la suite et ce fut avec plaisir qu’il retrouva l’odeur de cuir, de tabac virginien et de plantes fleuries qu’il connaissait bien.

— Savez-vous, dit Jefferson en désignant à son hôte l’un des élégants fauteuils recouverts de cuir disposés devant sa table de travail, savez-vous ce que John Trumbull vient faire à Paris ?

— Vous l’avez dit tout à l’heure, monsieur : visiter nos monuments modernes, les collections royales du Louvre et assister au Salon de peinture qui se tient chaque automne à Paris. Faire quelques portraits aussi, j’imagine.

— Vous imaginez bien. Trumbull a deux grandes œuvres en tête. D’abord la signature de la Déclaration d’Indépendance pour laquelle il désire non seulement fixer mon visage mais aussi apprendre de moi certains détails touchant la position des personnages qui ont participé à cet événement et l’ameublement de la salle.

— Ce sera, je pense, une belle chose, dit poliment Gilles qui ne voyait pas du tout où l’ambassadeur voulait en venir.

— Une très belle chose. Mais la seconde vous intéressera davantage, encore que le projet ne soit pas bien défini : Trumbull désire, après avoir brossé cette grande toile, immortaliser l’apothéose de la bataille de Yorktown : l’instant de la reddition de lord Cornwallis. Cela ne peut se faire sans les portraits fidèles des officiers français qui en furent les artisans. Aussi Trumbull se propose-t-il de prendre, dès à présent, des esquisses de certains visages illustres : le marquis de La Fayette, le comte de Rochambeau, l’amiral de Grasse, le duc de Lauzun, l’amiral de Barras, le prince de Deux-Ponts et beaucoup d’autres comme le comte de Fersen… et cet étrange officier que les Indiens appellent « le Gerfaut »…

Gilles ne s’y attendait pas. Il reçut le nom en plein visage et se sentit rougir. Les yeux sur ce visage, Jefferson sourit et reprit d’un ton léger :

— Il sera facile de réunir tous ces braves. Je me fais même fort d’obtenir l’accord de l’amiral de Grasse qui veut bien m’honorer de son amitié, en dépit de l’injuste disgrâce qui l’a frappé après sa défaite des Saintes et qui ne quitte plus guère son hôtel parisien. Seul manque à l’appel le dernier et c’est dommage. Mais on dit qu’il a été tué, il y a six mois, en tentant de s’évader de la Bastille. Quelle pitié !… Un homme de ce prix ! Voyez-vous, j’aurais aimé, s’il avait réussi, lui offrir l’asile dont il aurait eu grand besoin…

Les yeux bruns de Thomas Jefferson plongeaient droit dans les yeux clairs de son jeune vis-à-vis qui, sans que sa volonté y fût pour quelque chose, s’entendit murmurer :

— Vous le lui avez offert, monsieur, sans le savoir. Je suis celui que l’on appelait le Gerfaut.

Spontanément, l’ambassadeur tendit les deux mains au chevalier.

— Je le sais depuis bien peu de temps, mon ami, depuis deux jours exactement mais merci de ce mouvement de confiance qui vous a poussé à me le dire vous-même. Vous n’imaginez pas la joie que vous venez de me donner.

— Joie bien modeste, monsieur, le personnage n’en méritant pas davantage. Mais me direz-vous comment vous avez su ? Est-ce Tim Thocker ?

Occupé à examiner une liasse de papiers qu’il venait de tirer d’un tiroir, Jefferson hocha la tête.

— Tim Thocker se laisserait découper vivant plutôt que livrer le secret d’un ami si cet ami le lui demandait. Vous ne lui aviez pas demandé de me le confier et, en outre, il ne me connaît pas parfaitement. Alors qu’il connaît à fond le général Washington. C’est le président des États-Unis lui-même qui m’a appris votre vérité, captain Vaughan. J’ai reçu, avant-hier, une lettre vous concernant et les papiers que voici.

— Ne m’appelez plus Vaughan, monsieur le ministre, puisque vous savez la vérité.

— Et pourquoi donc ? Vous n’en avez peut-être pas encore fini avec ce nom. Le président des États-Unis qui, depuis longtemps, souhaite reconnaître vos services et vous attacher à la terre pour laquelle vous avez combattu si vaillamment, me charge, d’abord, de vous offrir la nationalité américaine quel que soit le nom que vous déciderez de porter. Les actes que voici, ajouta-t-il en tendant à Gilles une mince liasse de papiers, vous font légitime héritier des biens et terres du défunt capitaine John Vaughan et établissent clairement votre filiation. Ceux-ci – et il en offrit d’autres – constituent une donation de mille acres3 situés au long de la Roanoke River, en Virginie. Comme vous pouvez le voir, le nom du propriétaire est laissé en blanc afin que vous puissiez y inscrire le nom que vous choisirez. Mais chez nous, cette terre est attribuée indifféremment au chevalier de Tournemine ou au capitaine Vaughan. Il vous suffira de vous faire connaître à Richmond si vous décidez d’implanter, en Virginie, une dynastie de Tournemine américains. Dès à présent, vous possédez la double nationalité. Vous pouvez reprendre hardiment votre nom et vous réclamer, en cas de besoin, de la protection de notre légation… et vous pouvez aussi demeurer John Vaughan jusqu’à la fin de vos jours. Que choisissez-vous ?

— Pardonnez-moi, monsieur, mais la tête me tourne devant une si royale générosité. Soyez-en remercié de tout mon cœur… En vérité, je ne sais que vous répondre… Jadis, j’ai rêvé de m’installer sur votre superbe terre d’Amérique, d’y fonder une famille, un domaine mais le chevalier de Tournemine se doit à son roi, à son roi qui l’a sauvé et qui peut-être ne lui permettrait plus de quitter la France à jamais, à présent qu’un orage semble s’amasser à son horizon…

— Alors demeurez John Vaughan ! C’est un personnage que j’ai appris à apprécier, un Américain… et je ne suis pas sûr d’avoir très envie de connaître son double français. À présent, mon ami, redescendons ! Votre rendez-vous vous attend et je ne veux pas faire attendre M. de Latude. On est susceptible à son âge.

Tandis qu’ils redescendaient côte à côte le large escalier de pierre blanche, Gilles, encore étourdi de ce qui venait de lui arriver, cette subite fortune américaine soudain mise à portée de sa main, se souvint tout à coup du malheureux William Short qui avait si grande envie d’aller au théâtre.

— Puis-je abuser de votre bonté en vous enlevant aussi votre secrétaire ? dit-il. William a, lui aussi, un grand faible pour la Dugazon.

L’œil du diplomate s’emplit d’un joyeux pétillement mais ses lèvres bien rasées ne s’accordèrent qu’un demi-sourire. Sans répondre il acheva de descendre l’escalier, pénétra dans la bibliothèque suivi de Tournemine qui n’osait pas renouveler sa demande et se dirigea droit sur son secrétaire toujours planté à la même place avec la mine de quelqu’un qui attend le salut.

— Je ne vous savais pas une telle passion pour le bel canto, Willy ? lui dit-il gravement. Vous auriez dû m’en tenir informé car j’aime à développer les arts chez mes collaborateurs. Aussi, pour ce soir, vous êtes libre. Allez, mon ami, allez !

L’aimable visage du jeune diplomate s’illumina.

— Vraiment, monsieur, vous voulez bien ?

— Mais naturellement ! Mme Dugazon ! Peste !… Allez vite, mon cher William !

N’osant croire à son bonheur, le jeune homme s’élança mais comme il atteignait la porte, Jefferson le rappela :

— William !

— Monsieur le ministre ?

— Dites à Hemings de nous refaire du café. Nous risquons d’en avoir besoin, nous autres. Et… si, d’aventure, vous la rencontrez, mettez-moi donc aux pieds de Mme la duchesse de La Rochefoucauld ! Je crois me souvenir qu’elle aime beaucoup les Italiens, elle aussi. Bonsoir, Vaughan ! Et songez à ce que je vous ai dit. Un bateau est la chose du monde la plus facile à prendre…

— J’y songerai, Excellence, je vous le promets.

Entraînant un William Short écarlate et ravi, Gilles referma sur eux la porte de la bibliothèque où Latude déroulait toujours ses interminables périodes. Puis, après deux mots à James Hemings, l’esclave mulâtre que Jefferson faisait initier à la cuisine française, les deux jeunes gens s’en allèrent prendre l’un des fiacres qui stationnaient à la grille de Chaillot et lui ordonnèrent de les conduire au croisement des boulevards de la Chaussée d’Antin.

Tout au long du trajet qui leur fit contourner les blanches murailles inachevées de l’église Sainte-Madeleine4 avant de s’engager sous la quadruple haie de marronniers des boulevards, l’Américain et le Français n’échangèrent pas dix paroles. Short, déjà en extase, vivait à l’avance l’instant si proche où il poserait ses lèvres sur les jolis doigts de sa duchesse et Tournemine songeait à l’offre généreuse du gouvernement américain.

Cela paraissait si simple et si facile à accepter ! Si séduisant aussi de tourner enfin le dos à une existence sans joie véritable. Il suffisait de faire ses bagages, d’enfourcher Merlin et, suivi de Pongo, de prendre la grand-route de Brest ou du Havre au bout de laquelle les huniers des grands navires se dressaient comme des tours de cathédrales… Quelques jours encore et la longue houle de l’Atlantique se glonflerait sous ses pieds et l’océan familier le porterait vers ces terres dont il avait toujours rêvé et qu’il avait appris à aimer. Et puis là-bas, au bout du grand chemin liquide, il trouverait une vie nouvelle, un grand domaine qui, planté en tabac ou en coton, ferait de lui un homme riche définitivement libéré des pièges politiques de la vieille Europe. Un domaine sur lequel s’élèverait l’enfant qu’il se hâterait de rechercher, l’enfant qu’il aimait déjà sans même savoir s’il accepterait cet amour…

Peu à peu, Gilles sentait faiblir sa résistance et prenait sa décision. Qui pouvait lui demander, sans faire preuve d’excessive cruauté, de vivre interminablement solitaire, le cœur écartelé entre deux amours ? Sa femme était prisonnière d’un couvent, son fils prisonnier des forêts d’Amérique et lui restait là, bêtement planté à mi-chemin de l’un et de l’autre avec cependant en main tous les outils possibles pour forger son bonheur…

— Demain, se promit Gilles, j’irai à Versailles. Je verrai le roi et lui dirai tout. Il est bon et généreux. Il comprendra et me fera rendre Judith. Et, dès que je l’aurai reprise, nous partirons… Là-bas, elle oubliera tout ce qu’elle a souffert ici…

Pour ne pas ternir, si peu que ce soit, l’éclat du tableau qui se peignait en lui, il évita de se demander comment l’impétueuse Judith prendrait l’entrée dans sa vie du fils de Sitapanoki. Peut-être y aurait-il là un problème mais celui-là paraissait mineur en comparaison de ceux d’aujourd’hui…

« À chaque jour suffit sa peine ! » pensa Gilles tandis que la voiture ralentissait. On était arrivés à destination et l’on se sépara sur une poignée de main. William Short, n’ayant plus que quelques pas à faire, gagna à pied son théâtre tandis que le chevalier gardait la voiture et, par la Chaussée d’Antin, belle artère bordée d’élégantes demeures et de vastes jardins, se dirigeait rapidement vers la rue de Clichy.

Il était tard déjà et la plupart des rares maisons, elles aussi entourées de jardins, qui la jalonnaient étaient obscures. Seule une belle demeure, située à mi-pente du chemin menant à la barrière de Clichy, faisait monter un halo de clarté au milieu d’un parc touffu.

La grille d’entrée, martelée des chevrons Richelieu, était largement ouverte et montrait, au bout d’un jardin abondamment fleuri et d’une belle allée sablée, un assemblage de chevaux, de voitures et de valets encombrant les devants d’une maison aux proportions harmonieuses dont le bâtiment principal était précédé d’un portique central à quatre colonnes ioniques encadré de balustres.

Par les portes-fenêtres ouvertes, on pouvait apercevoir un grand salon vert amande blanc et or, un autre entièrement revêtu de laques chinoises noires et or et un large vestibule décoré de grisailles en trompe-l’œil représentant des vases, des statues et des amours d’où partait l’élégante spirale d’un escalier de marbre rose. De grands vases d’albâtre contenaient mal des brassées de roses couleur d’aurore.

Une foule chatoyante, presque uniquement masculine d’ailleurs, évoluait lentement dans ce cadre raffiné au son d’une musique si douce qu’elle en devenait aérienne. De loin en loin, tout de même, apparaissait une haute coiffure féminine chargée de fleurs ou de plumes.

Rapidement, Gilles gravit les quelques marches basses qui menaient à ce vestibule devant lequel veillaient deux Suisses dont la livrée vert amande galonnée d’argent dissimulait mal l’exceptionnelle vigueur et les muscles noueux. Ces deux molosses devaient être là pour veiller au bon ordre de la maison et la débarrasser discrètement des joueurs de mauvaise foi si d’aventure il s’en présentait. Et comme leur œil, naturellement soupçonneux, se posait sur lui, Gilles, sans plus attendre, déclina ses noms et qualités ainsi que sa situation d’ami de l’amiral John Paul-Jones qui avait dû l’annoncer.

— Monsieur est en effet attendu, grogna l’un d’eux sans s’encombrer d’une grâce superflue. Il peut entrer…

Il entra donc, aperçut, sur sa gauche, une salle à manger dallée de marbre blanc et rose, ornée de panneaux peints, de corniches de staff et de frises à palmettes et, entre deux fenêtres, d’une niche enfermant une statue de Ganymède. Quelques hommes et deux femmes s’y restauraient devant de grands buffets garnis de pyramides de fruits et de pâtisseries. Mais Paul-Jones ne faisait pas partie des mangeurs.

Il l’aperçut quand il pénétra dans le grand salon vert où plusieurs tables de jeu étaient disposées. Il se tenait debout près de l’une des fenêtres du fond, penché, tout charme allumé, vers une gracieuse chaise longue sur laquelle une femme éblouissante se tenait à demi étendue au milieu de plusieurs hommes qui ressemblaient à des croyants en adoration devant une divinité.

La femme ressemblait à un rêve car elle ne ressemblait à aucune autre mais sa vue, comme celle de Méduse, rejeta brutalement Gilles, les tempes battantes et le cœur en déroute, contre le chambranle de la double porte auquel il dut s’appuyer un instant pour ne pas tomber, le dos tourné au salon.

Le vestibule était vide et nul ne remarqua son malaise. Il resta là un moment, les yeux fermés, cherchant à calmer les battements désordonnés de son cœur. Sentant la sueur couler de son front, il chercha son mouchoir, s’en tamponna le visage.

— Monsieur est souffrant ? fit auprès de lui une voix obséquieuse. La chaleur peut-être ?…

Rouvrant les yeux il aperçut un valet portant un plateau chargé de verres. Il prit l’un de ces verres, l’avala d’un trait sans même goûter ce qu’il contenait. C’était du rhum dont la force lui rendit rapidement la sienne.

— La chaleur, en effet ! dit-il enfin. Merci, mon ami. Cela va mieux…

L’homme s’inclina et s’éloigna. Alors, faisant effort sur lui-même, Gilles revint à l’entrée du salon avec l’obscure répugnance de celui qui vient de faire un cauchemar et qui craint de se rendormir. Mais le tableau était toujours le même à cette différence près que Paul-Jones, à présent, baisait dévotement les doigts de son hôtesse.

Qu’elle était belle, bon Dieu !… Le noir mat de sa robe, décolletée à la limite de l’indécence, faisait chanter sa carnation éclatante, l’éclat satiné de ses seins découverts jusqu’à leurs pointes roses, de ses épaules nues sur lesquelles croulait la masse fauve, à peine retenue par un simple ruban noir, de ses longs cheveux sans poudre. Pas une fleur, pas une plume, pas un ornement sinon la beauté insoutenable de cette femme et, contre la douce colonne de son long cou gracieux, l’éclair tremblant de fabuleuses girandoles de diamant longues d’une main…

Envahi d’une soudaine envie de meurtre, Gilles, les yeux fixés sur la bouche tendre qui souriait à d’autres, allait s’élancer sans savoir ce qu’il allait faire mais un groupe d’hommes, tout à coup, s’interposa entre lui et le canapé et il ne la vit plus. Il se maîtrisa alors, s’efforça de raisonner. Ce n’était pas Judith, ce ne pouvait pas être Judith ! C’était une courtisane qui lui ressemblait comme l’autre, la La Motte, lui ressemblait aussi… Il avait entendu dire que chaque être humain, sur terre, possédait un sosie. Pourquoi donc Judith n’en posséderait-elle pas deux ? Cela pourrait arriver !… C’était peut-être un peu extraordinaire mais cela pouvait arriver. En revanche, comment pouvait-il arriver que Judith, enfermée au carmel, sous la garde d’une fille de France, se retrouvât soudain, par quelque infernal tour de passe-passe, transformée en créature de plaisir livrée à la concupiscence d’une foule d’hommes alors qu’elle était censée pleurer la mort de son époux, sa mort à lui, Tournemine…

— Il faut savoir, grinça-t-il entre ses dents serrées. Il faut que je sache, à n’importe quel prix…

Retournant au perron, il s’adressa à l’un des Suisses :

— Un cheval ! Tu peux me trouver ça tout de suite ? Je serai de retour dans deux heures au plus.

L’homme saisit au vol le double louis qu’on lui jetait et disparut en courant dans la direction des communs.

Cinq minutes plus tard, Gilles galopait à bride abattue en direction de Saint-Denis.



1. Traité au miel et fumé au bois d’hickory.

2. C’est actuellement la Grande Chancellerie de la Légion d’honneur.

3. L’acre anglais vaut 40 ares 1/2.

4. La Madeleine actuelle.

CHAPITRE XI LA PROVOCATION

Il était à peu près une heure du matin quand Tournemine arriva en trombe devant Saint-Denis, franchit la porte de Paris, sauta à bas de son cheval devant le grand portail du carmel et courut se pendre à la cloche du tour qu’il agita vigoureusement. Le son argenté se répercuta dans les profondeurs vides du couvent puis se fondit dans le silence.

Le jeune homme allait sonner de nouveau quand son oreille fine perçut un léger trottinement, le bruit de deux pieds chaussés de sandales qui progressaient vers la porte. Derrière une petite grille aux barreaux serrés, un guichet s’ouvrit laissant paraître un visage rond et plein cerné de linges blancs qui l’emprisonnaient du menton au ras des sourcils.

— Qui va là ? chuchota la sœur tourière d’une voix ensommeillée.

— De par la reine ! répondit audacieusement Gilles qui était décidé à tout pour parvenir à ses fins. Je demande à être reçu par Son Altesse Royale Madame Louise de France, prieure de cette sainte maison.

— Notre révérende mère Thérèse de Saint-Augustin n’a pas coutume de recevoir à une heure aussi tardive… encore qu’elle soit déjà prête pour l’office de matines. Qui êtes-vous ?

— Chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, second lieutenant aux gardes du corps, compagnie écossaise.

— En ce cas attendez ! Je vais vous ouvrir. Vous pourrez laisser votre cheval dans la cour.

Un instant plus tard, Gilles se retrouvait dans un couloir, glacial en dépit de la température douce de la nuit et sentant fortement le plâtre et la peinture fraîche. Depuis sa nomination au poste de prieure du carmel de Saint-Denis, Madame Louise y avait entrepris de grands travaux car, à son arrivée, le couvent passait pour « le plus lépreux » de France. Et, si les bâtiments conventuels avaient conservé toute l’austérité voulue, du moins la pluie et le vent n’y pénétraient-ils plus. Quant à la chapelle, elle avait retrouvé une splendeur perdue depuis longtemps.

L’attente du jeune homme n’eut pas le temps d’être éprouvante. Quelques minutes plus tard, la tourière revenait et l’engageait à la suivre : la révérende mère allait le recevoir. Après quelques couloirs et un ou deux escaliers, elle ouvrait devant lui l’un des battants d’une double porte, plongeait dans un profond salut, les mains au fond de ses manches et s’effaçait pour laisser passer le visiteur derrière qui elle referma la porte.

Assise, très droite, dans un raide fauteuil de bois sculpté à haut dossier, une femme d’une cinquantaine d’années qui avait été belle et demeurait majestueuse le regardait entrer, appréciant à sa juste valeur le salut qu’il lui adressait et dont se fût contentée une reine. Tout autour d’elle, la grande pièce qui lui servait de cabinet de travail participait à cette majesté par sa nudité blanche, quasi espagnole, et que n’allégeait en rien le grand Christ émacié dont le tragique bois noir écartelait le mur derrière la princesse-nonne.

Celle-ci, d’un signe de tête, répondit au salut du jeune homme et, tout de suite, demanda :

— On me dit que la reine vous envoie, monsieur. Que me veut ma nièce à cette heure que l’on peut qualifier de tardive ou de matinale au choix ? Mais… si vous venez de Versailles, d’où vient que vous ne soyez point en tenue et que vous portiez la barbe ? Cela n’est pas d’usage chez les gardes du corps.

Redressé de toute sa taille, Gilles prit une profonde respiration et se prépara pour le combat qu’il sentait venir. Il était plus facile d’imaginer, tout en galopant sur une grande route, l’entretien que l’on allait avoir avec une religieuse que de soutenir cet entretien quand l’abbesse en question était non seulement de sang royal mais encore auréolée au surplus d’une réputation déjà établie de sainteté. Ne disait-on pas que Louise de France avait choisi le renoncement afin d’expier, dans la prière et le sacrifice, les lourds péchés d’un père tendrement aimé ?

— J’appartiens bien réellement à cette arme privilégiée, madame, mais je passe actuellement pour mort. C’est dire à Votre Altesse royale que je ne viens pas de Versailles et que, si j’ai osé m’annoncer comme venant de par la reine, mensonge dont je demande humblement pardon à Votre Altesse royale, c’est uniquement pour avoir l’honneur d’être reçu par elle. C’est aussi parce que Sa Majesté a quelque chose à voir dans l’affaire qui m’amène.

La princesse ne marqua sa surprise qu’en relevant légèrement ses sourcils blonds au-dessus des yeux bleus, singulièrement perçants, qui scrutaient le visage immobile du jeune homme.

— Vous ne manquez pas d’audace, monsieur. Savez-vous que je devrais vous faire jeter dehors sans entendre un mot de plus ?

— Je savais ce que je risquais, madame… mais Votre Altesse n’en a rien fait jusqu’à présent et je la supplie de n’en rien faire car il y va du salut d’une âme… ou plutôt de deux âmes car la mienne s’y trouve aussi engagée.

— Et fort mal engagée si j’en juge l’aplomb avec lequel vous maniez le mensonge. Eh bien, puisque je vous ai reçu autant vous entendre. J’avoue que vous avez réussi à piquer ma curiosité. N’avez-vous pas dit que vous passiez pour mort ? Qui résisterait à la nouveauté de converser avec un mort… mais quelle faute avez-vous donc commise, monsieur, qui ait nécessité votre disparition ?

— Une grande faute, madame. J’ai le malheur de déplaire fort à Monseigneur le comte de Provence qui veut bien m’honorer de son inimitié. J’ajoute que, si je suis mort, je le suis sur ordre de Sa Majesté le roi !

— Ah !

Le menton dans la main, son autre main caressant doucement la grande croix d’or qui pendait sur son scapulaire de laine noire, Madame Louise semblait peser une à une les paroles de son visiteur.

— Me dites-vous, cette fois, la vérité ? murmura-t-elle enfin.

— Sur mon honneur de gentilhomme et ma foi de chrétien !

— C’est bien ! Je ne vous demanderai donc pas le secret de cette mort étrange puisqu’il paraît être aussi celui du roi mon neveu. En revanche, j’attends de vous que vous m’appreniez enfin ce que vous venez faire ici…

— Je viens supplier Votre Altesse royale de bien vouloir me rendre mon épouse, Judith de Tournemine de La Hunaudaye, entrée en cette maison par ordre de Monsieur sous le nom de Julie de Latour et sur laquelle Sa Majesté la reine a bien voulu étendre sa main souveraine et sa protection.

Quittant la croix d’or, la main de la princesse vint frapper une liasse de papiers qui se trouvait sur la grande table de bois noir tandis que, sous la guimpe, son visage pâle rougissait brusquement.

— Cette nuit est décidément la nuit des surprises, s’écria-t-elle sans parvenir à dissimuler une soudaine irritation, et j’entends ici des choses étranges. Vous dites que cette belle jeune femme si sombre, si secrète qu’elle n’a voulu se confier à personne ici, pas plus à moi qu’à notre confesseur, était mariée et mariée à vous ?

— Nous nous sommes unis le 26 août de l’année dernière dans la chapelle de la Vierge à la cathédrale Saint-Louis de Versailles. Votre Altesse royale peut faire confirmer mes paroles. J’ajoute cependant que ma femme, de son lignage paternel, n’était pas de Latour mais de Saint-Mélaine. Au surplus, Madame a un moyen bien simple de se faire confirmer mes paroles : qu’elle fasse appeler la pseudo-Julie de Latour. Comme elle me croit mort elle aussi l’effet de surprise lui apprendra la vérité.

— La faire appeler ? Mais, Monsieur, elle n’est plus ici depuis environ quatre mois puisque c’est, je crois, au lundi du second dimanche de Carême que la reine l’a envoyée chercher.

— La… reine ? fit Gilles abasourdi. Madame, madame… Je supplie Votre Altesse royale de rappeler ses souvenirs. Est-elle bien sûre que la demande venait de la reine ?

— Me prenez-vous pour une écervelée, monsieur ? Si je dis la reine c’est qu’il s’agit bien d’elle. Au surplus, j’avais reçu de ma nièce prière de ne rendre cette jeune femme à personne d’autre qu’à elle et, dans cet esprit, je l’avais déjà refusée à ma nièce de Provence qui, cependant, était venue en personne m’en faire la demande.

— Et… la reine est venue elle-même ?

— Ne soyez pas stupide ! Elle m’a envoyé l’une de ses proches, la comtesse Diane de Polignac avec une lettre de sa main. Je pense que vous n’avez rien à redire à cela ? Ce n’est donc pas à moi mais bien à la reine ma nièce qu’il faut aller redemander votre épouse, chevalier.

Une cloche au son étouffé se mit à sonner quelque part dans les profondeurs du couvent et comme son visiteur, écrasé par cette nouvelle, ne faisait pas mine de bouger, la princesse se leva.

— C’est aujourd’hui fête de sainte Clotilde, reine de France, mais demain nous célébrerons la Pentecôte. Nous avons vigile et jeûne et notre journée sera rude. Veuillez donc, monsieur, vous retirer et nous laisser à nos prières. Certaines seront dites à votre intention, car vous me semblez en avoir le plus grand besoin. Je vous donne le bonjour.

Tout en parlant, elle agitait une petite sonnette placée près de sa main pour appeler la tourière. Lourdement, Gilles mit un genou en terre.

— Que Votre Altesse me donne plutôt sa bénédiction, très révérende mère, afin qu’elle me garde de l’Enfer dans lequel je vais plonger en quittant cette sainte maison.

Émue par la douleur qui vibrait dans la voix du jeune homme, Madame Louise leva la main.

— Dieu vous garde ! murmura-t-elle.

Mais, déjà, il s’était relevé, saluait profondément et s’élançait dans la galerie. Surprise par cette brusque sortie, la sœur tourière dut courir pour le rejoindre et le ramener jusqu’à la cour.

Immobile au milieu de son cabinet, Madame Louise écouta décroître les pas rapides de son étrange visiteur puis, se tournant vers le grand Christ de la muraille, alla s’agenouiller un instant sur le prie-Dieu sans coussin disposé devant.

— Daignez protéger ce malheureux garçon, Seigneur, car il a grand besoin de votre divine assistance. J’ai vu la mort au fond de ses yeux…

À travers la plaine Saint-Denis où se montaient déjà les baraques de la fameuse foire du Lendit qui s’ouvrirait une semaine plus tard, le cheval de Gilles volait comme si la fureur qui habitait son cavalier lui était entrée dans le sang. Aveugle et sourd à ce qui n’était pas sa souffrance, ivre de colère, le jeune homme fonçait dans la nuit, hurlant sans même s’en rendre compte comme le supplicié sur la roue et semant la terreur chez les rares passants qui, persuadés d’avoir rencontré le Chasseur maudit en route vers l’abîme infernal, coururent s’agenouiller aux plus proches Montjoies1 pour implorer la miséricorde divine…

Enlevant son cheval, il franchit d’un saut magistral la barrière d’octroi, renversant deux gardes-françaises qui roulèrent dans la poussière et disparut dans l’obscurité dense projetée par les grands murs de Saint-Lazare. Mais, déjà, il ne criait plus. La violence de sa course et les gifles du vent frais qui venait de se lever lui faisaient du bien. Peu à peu, il réussit à se calmer, à se reprendre en main et même, arrivé à la petite chapelle Notre-Dame-de-Lorette, il s’arrêta, mit pied à terre. Il y avait là une fontaine dans l’eau de laquelle il alla plonger son visage brûlant.

Quand il en sortit, après trois ou quatre immersions, il était redevenu lui-même c’est-à-dire capable de regarder en face l’écroulement de son plus beau rêve car, à présent, le doute n’était plus permis, en admettant qu’il l’eût été vraiment et en admettant qu’il n’eût pas cherché, consciemment ou non, à s’illusionner. Il avait voulu savoir, il savait…

Il savait que celle que l’on appelait la reine de la nuit, que l’on disait vendue à un banquier, et peut-être à plusieurs, que la sorcière dont il venait de voir à l’œuvre l’infernale coquetterie, étalant une beauté à peine voilée sous le regard avide d’une troupe d’hommes qui la couvraient comme des mouches un rayon de miel, c’était sa Judith à lui et nulle autre ! Il n’y avait pas de sosie commode. Il y avait une fille perdue qui, au mépris de la foi jurée et quelques mois seulement après avoir appris la mort d’un époux prétendument aimé, livrait contre de l’or et un luxe de mauvais aloi un corps dont ce mari s’était emparé avec adoration, avec vénération, un corps dont ce pauvre imbécile de Cagliostro prétendait préserver éternellement la virginité afin de lui conserver le don de voyance. Il y avait une fille qui ne craignait pas de traîner dans la débauche l’honneur de l’homme qui lui avait donné son nom. Encore heureux quelle ait eu la décence de le cacher, ce nom, sous un pseudonyme…

Et Gilles, soudain, se souvint. Il savait, à présent, pourquoi ce nom de Kernoa lui était apparu comme familier car il entendit brusquement, sortie des profondeurs de sa mémoire, la voix pesante du frère aîné de Judith, Tudal de Saint-Mélaine, telle qu’il l’avait entendue lors de la dramatique entrevue qu’il avait eue avec lui avant de le tuer.

« Elle avait été recueillie par un médecin de Vannes, un certain Job Kernoa qui l’avait trouvée sous les roues de sa voiture à moitié morte de faim… »

Kernoa était l’homme qui avait épousé Judith pour la soustraire aux entreprises cupides de ses frères et que ceux-ci avaient tué, le soir même de ses noces, avant de revenir jeter leur sœur au fond d’une fosse hâtivement creusée dans la forêt de Paimpont2. Le malheureux avait été la première victime de cette malfaisante sirène et il le demeurait puisqu’elle n’avait pas craint d’abriter sa lucrative industrie sous ce nom, très certainement respectable, et qu’elle s’était contentée de modifier, à peine, grâce à une particule passablement ridicule…

Toujours furieux mais beaucoup plus calme, Gilles remonta à cheval et regagna la rue de Clichy où la soirée battait toujours son plein. Davantage peut-être encore car les voitures arrêtées devant la maison étaient plus nombreuses qu’auparavant.

Après avoir rendu le cheval au Suisse, il se fit conduire dans un petit vestiaire afin de remettre un peu d’ordre dans sa toilette et d’ôter la poussière de la chevauchée puis, calmement, il se dirigea vers le salon vert. Toute la fureur de tout à l’heure s’en était allée, laissant derrière elle une volonté glacée et le besoin de frapper, de détruire, de venger son bonheur anéanti et son amour bafoué…

Il y avait beaucoup de monde, à présent, autour des tables de jeu. Par contre, la chaise longue de velours amande était vide. Celle qui l’occupait tout à l’heure se trouvait, avec sa cour d’admirateurs, dans le salon de laque noire. Une flûte de champagne à la main, elle riait des plaisanteries qu’un de ses compagnons chuchotait à son oreille. Fier comme un paon et tout sourire, John Paul-Jones tenait sa main libre entre les siennes avec plus de respect certes que s’il eût tenu la main de la reine en personne.

L’amiral avait bu, sans aucun doute, mais pas au point de lui brouiller la vue. Apercevant Gilles debout au seuil de la pièce, il le salua d’une exclamation triomphale.

— Enfin vous voilà ! Vrai Dieu, mon ami, je commençais à désespérer de vous voir arriver.

— Pour un désespéré, vous me semblez singulièrement joyeux, amiral ! répondit Gilles en forçant un peu son accent américain. Quant à moi, j’ai quitté la légation plus tard que je ne pensais et j’ai eu affaire ailleurs. Voulez-vous me présenter ?

— Naturellement. Chère et belle amie, permettez-moi de vous présenter l’un de mes jeunes compatriotes, le capitaine John Vaughan, fils d’un de nos plus valeureux corsaires et marin lui-même. Il brûlait du désir de vous connaître…

Sous leurs longs cils, les yeux sombres de la jeune femme parcoururent insolemment, de la tête aux pieds, la longue silhouette du nouveau venu, à la manière exacte du riche planteur qui songe à acheter un esclave.

— Vraiment, monsieur, vous brûliez ? fit-elle du bout de ses jolies lèvres qu’elle trempa aussitôt dans le vin léger qui pétillait au bout de ses doigts. Comme c’est intéressant !…

— Heureux de vous l’entendre dire. C’est vrai, je brûlais… je brûle encore d’ailleurs et, cet incendie étant fort gênant, j’ose espérer que vous serez assez bonne pour consentir à l’éteindre.

Judith fronça les sourcils. De toute évidence, il y avait dans le ton de cet inconnu quelque chose qui ne lui plaisait pas.

— Comment l’entendez-vous ? fit-elle avec hauteur.

— Le plus simplement du monde, madame, dit-il tranquillement. Vous êtes extrêmement belle – et son regard, à son tour, détailla la beauté offerte de la jeune femme, s’attardant sur le nid de dentelle noire où palpitait la gorge si largement découverte. Vous avez l’habitude que l’on vous désire et que l’on vous le dise. Eh bien je le dis : je vous désire. Il vous reste donc à me faire connaître le prix que je dois payer pour assouvir ce désir en achevant cette nuit dans votre lit.

Un tollé indigné salua cette effarante déclaration, étouffant le cri de colère de Judith et le bruit cristallin que fit, en se brisant, le verre qu’elle venait de lâcher. En même temps, sa main, rapide comme l’éclair, partit en direction de l’insulteur pour le gifler mais il fut plus rapide qu’elle et saisit cette main au vol.

— Allons ! Du calme ! Pourquoi tant d’indignation ? persifla-t-il. Il faut avoir le courage de ses opinions… ou de son métier ce qui revient au même.

— Êtes-vous devenu fou, Vaughan ? souffla Paul-Jones abasourdi. Vous avez trop bu sans doute…

— Nullement ! Et je ne vois pas pourquoi il faudrait tant de détours pour passer marché avec une courtisane dont on a envie…

Une tempête de protestations souleva le groupe d’hommes qui entouraient Judith dont Gilles tenait toujours la main et qui se tordait, pâle de fureur, pour essayer de lui échapper.

— On voit bien que vous venez d’un pays de sauvages ! s’écria l’un d’eux en s’élançant sur Gilles. Vous n’êtes qu’une brute sans éducation ! Lâchez madame immédiatement !

Mais, avant que l’autre ne l’ait atteint, Tournemine avait reculé, traînant après lui sa prisonnière qu’il maintenait d’une poigne irrésistible tandis que, de sa main libre, il avait tiré son épée.

— Je n’ai pas l’intention de la lâcher. Allons, messieurs, qui de vous va venir me la réclamer les armes à la main ? Qui de vous va accepter de se battre pour une catin ?

— Cyprien ! Anatole ! hurla Judith en direction du vestibule. Venez me libérer et jeter ce misérable à la rue…

Les deux Suisses apparurent aussitôt, suivis d’ailleurs de presque tous les occupants des tables de jeu que les cris avaient alertés. Mais Gilles avait déjà cherché refuge dans l’angle d’une porte, suivi de Paul-Jones qui, hagard, ne sachant plus très bien où il en était, le suppliait de faire cesser ce scandale.

Le jeune homme éclata de rire.

— Voilà bien du bruit pour peu de choses ! s’écria-t-il. Je n’ai fait que réclamer hautement ce qu’implorent avec bassesse tous ceux qui sont ici. Tenez-vous tranquille, madame, gronda-t-il entre ses dents, sinon je déchire votre robe, je vous expose nue sur cette table et je fais monter les enchères ! Allons, messieurs, approchez ! Qui veut tâter de ma lame ?

— Mais enfin que prétendez-vous faire ? cria quelqu’un.

— Je prétends faire sortir de son trou le propriétaire de madame… l’homme qui paie tout ce luxe ! C’est à lui, il me semble, de défendre son bien. Cela lui coûte assez cher : lui seul a le droit de me demander raison et vous le savez bien. Aucun gentilhomme ne peut avoir envie d’aller sur le pré pour une gourgandine… Allons, où est le banquier Laborde ?…

Un homme très brun, de taille moyenne mais vigoureusement bâti, très élégamment vêtu et de noble allure sortit du cercle qui entourait le couple.

— M. de Laborde n’est pas là, articula-t-il avec un fort accent italien, pas plus d’ailleurs que M. de Kernoa…

— Comment ? Il y a un M. de Kernoa ? s’écria Gilles. Mais d’où sort-il celui-là ?

— Pourquoi n’y aurait-il pas un M. de Kernoa ? cria Judith. Pourquoi n’aurais-je pas le droit d’avoir un époux ? Qui vous a autorisé à vous immiscer ainsi dans ma vie ? Allez-vous-en, vous et votre amiral ! Les Américains sont des gens impossibles qui se croient tout permis. Quant à vous, vous n’êtes qu’un misérable fou mais ce que vous venez de faire va vous coûter la vie car ceux qui me protègent ne laisseront pas un tel forfait impuni..

— Vraiment ? Mais écoutez-la donc. C’est une impératrice, ma parole, que cette femme ! Allons, la belle, assez de mensonges ! Bas les masques à commencer par celui de cet honorable époux. Il y a eu jadis un brave garçon nommé Job Kernoa que vous aviez épousé et qui était médecin, à Vannes, mais il est mort depuis longtemps et le soir même de ses noces avec vous. De là vient ma surprise en apprenant qu’il était si heureusement ressuscité… et anobli par-dessus le marché.

Soudain, la main qui serrait Judith ne tint plus qu’une petite chose froide et molle. La jeune femme glissait à terre, sans connaissance, après avoir jeté à son bourreau un regard dilaté par l’épouvante. Aussitôt l’Italien fut à genoux auprès de la longue forme noire qui n’avait rien perdu de sa grâce en s’abattant sur les dalles de marbre rose. Il la prit dans ses bras pour chercher à la ranimer.

— Si vous l’avez tuée, je demanderai votre tête, monsieur, tout Américain que vous soyez !

— Allons donc ! Vous voyez bien qu’elle respire.

— Peut-être pas pour longtemps. Des sels ! du vinaigre ! une serviette !… Que l’on appelle sa camériste ! Il faut la porter dans sa chambre.

Un instant plus tard, l’un des gigantesques Suisses emportait Judith inanimée dans ses bras et perçait, suivi de la femme de chambre accourue, le cercle chuchotant des joueurs et des fêtards qui avaient assisté à cette scène violente avec autant de sang-froid que si elle s’était déroulée sur le plateau d’un théâtre. Pour tous ces gens, Mme de Kernoa était une hôtesse agréable, fastueuse et commode mais rien de plus. La passion du jeu les habitait trop pour qu’ils se soucient beaucoup du sort d’une femme de petite vertu. Néanmoins, ils ne retournaient pas encore à leurs cartes et à leurs dés pensant, non sans raison, qu’il y avait peut-être encore quelque chose à voir.

En effet, l’Italien s’était relevé, époussetant d’un geste machinal ses genoux, et se dressait devant Gilles qui n’avait pas fait un geste lorsque l’on avait emporté Judith.

— À nous deux, à présent, monsieur l’insulteur de femmes ! M. de Kernoa se trouvant absent ce soir, ainsi d’ailleurs que M. de Laborde, le meilleur ami de cette malheureuse jeune femme que vous avez osé agresser de si inqualifiable façon, c’est donc moi qui me substituerai à eux pour vous demander raison. J’ajoute que je suis très fort aux armes et que j’espère bien vous tuer.

— Ne vous gênez surtout pas, fit tranquillement Gilles en remettant son épée au fourreau. Néanmoins, avant de vous donner ce plaisir, j’aimerais savoir à quel titre vous vous faites le défenseur d’une vertu inexistante ? Faites-vous partie, vous aussi, des propriétaires, ou bien n’êtes-vous encore que candidat au titre ?

— Cela ne vous regarde pas ! Je suis le prince Caramanico, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles auprès de la cour de France. Cela doit vous suffire, il me semble… Et je déclare hautement, ici, que vous êtes un lâche et un misérable. Vous battrez-vous ?

— Il n’a jamais été question d’autre chose… encore que vous ne soyez pas l’homme que je souhaite tuer. Cela ne me fera qu’un duel de plus, voilà tout… car je vous préviens que je suis moi aussi d’une certaine force aux armes.

Le large sourire du prince fit briller ses dents impeccablement blanches.

— Vraiment ? Vous me faites plaisir car je n’apprécie rien tant qu’un bon adversaire, si ce n’est le plaisir que l’on prend auprès d’une jolie femme. Messieurs, ajouta-t-il à l’adresse du cercle de curieux, il n’y a plus rien à voir ici et vous pouvez retourner à vos jeux. La suite de cette aventure ne regarde plus que cet homme et moi et vous pensez bien que nous n’allons pas en découdre ici.

— Pourquoi pas ? fit Gilles. Le jardin me paraît vaste et commode.

— Sans doute, mais si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préférerais le mien. J’habite Chaussée d’Antin, à deux pas d’ici. Nous y serons d’autant mieux que nous aurons moins de curieux autour de nous. Êtes-vous d’accord ?…

Cette fois Gilles n’eut pas le temps de répondre. John Paul-Jones venait de s’interposer entre lui et son adversaire.

— Voyons, messieurs, un peu de raison ! Ce duel est impossible. Songez à ses conséquences. Les ambassades ne sont-elles pas, par définition, territoires nationaux de ceux qui les occupent ? Aller s’y battre en duel avec l’un quelconque de ses membres constitue une violation du territoire, quelque chose comme une invasion. C’est un cas de guerre…

Le prince haussa les épaules.

— J’ai déjà eu l’avantage de rencontrer M. Thomas Jefferson. C’est un homme sage et mesuré et je serais fort étonné qu’il se déclare solidaire des folies criminelles d’un jeune fou sous prétexte qu’il est son compatriote.

— Cela signifie seulement que vous ne nous connaissez pas, s’écria le marin en se redressant de toute sa petite taille. Tous les Américains sont solidaires, prince, c’est ce qui leur a permis de conquérir leur liberté. Sachez que M. Jefferson ne saurait se désintéresser du sort d’aucun d’entre nous, fût-il le plus humble et eût-il cent fois, mille fois tort comme le capitaine Vaughan ce soir. Ce que vous venez de faire, ajouta-t-il avec sévérité en se tournant vers Gilles, m’indigne et me choque au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. C’est moi qui vous ai fait entrer dans cette maison et vous m’avez couvert de honte par une conduite dont je cherche encore à comprendre la raison.

— La raison ne regarde que moi, fit le chevalier avec hauteur. Il s’est trouvé que je connaissais cette femme, beaucoup trop pour mon bien. Que ceci vous suffise ! Je regrette seulement que vous vous trouviez mêlé à une aventure où vous n’avez que faire et dont vous devez vous désintéresser. Vous quittez Paris dans quelques heures, amiral : rentrez chez vous et oubliez-moi…

— En aucune façon car, je vous l’ai dit, je me tiens pour responsable dans une certaine mesure. Si ce duel insensé doit avoir lieu, je vous servirai de second… mais pas par conviction, simplement parce que nous sommes compatriotes.

Gilles avait bonne envie d’envoyer promener l’Américain et ses sermons et de déclarer son véritable nom mais c’eût été risquer de découvrir la réalité des liens existants entre lui et Judith et faire connaître à tous son déshonneur de mari.

— Je vous remercie, dit-il. À présent, si ce duel doit dégénérer en incident diplomatique, battons-nous ici et n’en parlons plus.

— Non ! coupa le prince. Un ministre plénipotentiaire ne se bat pas dans le jardin d’un tripot !

— Nous n’en sortirons jamais. Allons où vous voulez : au bois de Boulogne, dans un terrain vague, n’importe où, mais finissons-en !

— Un lieu public est impossible. C’est le roi de France alors qui pourrait s’estimer offensé…

— Peut-être auriez-vous pu songer à tout cela avant de vous jeter à l’étourdi dans une affaire qui ne vous concernait en rien, monsieur, s’écria Gilles à bout de patience. À présent j’exige…

— Si la demeure d’un grand seigneur génois peut vous convenir, messieurs, dit, du seuil de la porte, une voix féminine douce et chaude, je serais heureuse de vous tirer d’embarras et de vous y accueillir… Je suis la comtesse de Balbi.

Et Anne, toute vêtue de faille gris bleuté, des roses fraîches dans sa coiffure et à son décolleté, apparut dans l’encadrement de la porte.

— Vous, madame ? dit, avec sévérité, Gilles repris par ses anciennes méfiances. Que faites-vous ici ?

Elle lui dédia un sourire ensorcelant.

— Allons ! Ne montez pas sur vos grands chevaux puritains, mon cher John. Vous savez que je suis une joueuse incorrigible et combien j’aime ce qui sort de l’ordinaire. Un ami, le comte d’Orsay, qui appartient à la maison de Monsieur, m’a vanté cette maison… et sa belle hôtesse. La curiosité m’a poussée à l’accompagner ce soir. Vous voyez, cher Caton, qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat. J’ajoute que je ne regrette pas cette démarche que d’aucuns jugeraient imprudente…

Le regard mi-souriant, mi-implorant de la jeune femme s’attachait à celui de son amant. Il la connaissait assez à présent pour sentir qu’elle ne mentait pas et se contenta de hausser les épaules. Il savait, en effet, quelle passion des cartes en particulier et du jeu en général l’habitait et qu’il n’était pas de tripot un peu élégant qu’elle n’eût visité au moins une fois ; que, même dans son propre hôtel, une cave avait été aménagée à cet effet, une cave comme il en existait d’ailleurs dans certaines ambassades étrangères.

— Pour ma part, dit Caramanico, j’accepte avec reconnaissance votre offre généreuse, madame, et vous en rend grâces. Eh bien, monsieur, ajouta-t-il à l’adresse de Gilles, je crois que plus rien ne nous empêche de vider notre querelle. Voici le comte Cavalcanti qui me servira de témoin. Partons donc ! Je vous demanderai seulement la permission de m’arrêter un instant chez moi pour y prendre mon médecin…

— Inutile ! coupa Mme de Balbi. Il y a, chez moi, un excellent médecin à demeure qui veille sur la santé du comte, mon époux…

Le prince s’inclina.

— Dans ce cas… Ah ! j’allais oublier. Vous êtes l’offensé, capitaine Vaughan. Quelle arme choisissez-vous ?

— Nous avons chacun une épée. Pourquoi chercher d’autres armes ?

— Eh bien, messieurs, allons ! dit froidement la comtesse. J’ai là mon carrosse et je vous emmène, capitaine Vaughan, ainsi que votre témoin bien entendu.

— Ne vous donnez pas cette peine, madame, fit Paul-Jones qui ne se départissait pas d’une raideur réprobatrice bien qu’il eût enveloppé la jeune femme d’un regard admiratif, j’ai, moi aussi, ma voiture…

Le sourire qu’Anne lui adressa disait assez qu’elle était enchantée d’une circonstance qui lui accordait un moment de solitude avec Gilles mais elle se contenta d’approuver d’un signe de tête, s’absenta un instant en disant qu’elle allait prévenir le comte d’Orsay de son départ et de son intention de lui renvoyer sa voiture, revint puis, glissant son bras sous celui de Gilles, prit la tête du petit cortège qui se dirigea vers le perron.

En prenant place auprès de Mme de Balbi, sur les coussins de velours bleu de la voiture, Gilles ne put s’empêcher de lever les yeux vers le premier étage de la maison. Une suite de trois fenêtres y était éclairée mais de façon bien différente de l’illumination du rez-de-chaussée. C’étaient les lumières roses, adoucies, des lampes que l’on allume de façon à ne pas blesser les yeux d’un malade.

Le chevalier n’avait qu’à fermer les siens pour imaginer Judith étendue dans la blancheur dérangée des draps et le flot brillant de sa chevelure dénouée, inconsciente encore peut-être ou, déjà réveillée, cherchant à comprendre pourquoi cet inconnu l’avait attaquée avec tant de brutale grossièreté, tant de mépris aussi. À moins que l’évanouissement n’ait été qu’un bon moyen d’en finir avec une situation devenue insupportable ? Mais non ! Elle était pâle jusqu’aux lèvres lorsqu’on l’avait emportée et Gilles revoyait nettement la tête inerte qui ballottait sur le bras du Suisse…

Une brusque douleur lui vrilla le cœur dominant un instant l’amertume et la colère qui ne le quittaient pas. Venant d’un étranger, d’un inconnu, ce qu’il venait de faire était d’une inqualifiable goujaterie mais lequel, parmi ceux qui avaient assisté à la scène, lui donnerait tort un seul instant s’il savait la réalité de ses liens avec la fausse Mme de Kernoa ? Qu’y avait-il au juste dans la jolie tête de Judith ? Quelle sorte d’amour était le sien puisqu’au lieu de le pleurer dans le silence et la dignité, elle avait choisi de le remplacer dans d’aussi infâmes conditions ? À moins que la reine n’eût raison sur toute la ligne… à moins qu’elle ne l’ait jamais aimé réellement et, si elle l’avait épousé, c’était uniquement parce qu’il s’était trouvé là, seul refuge pour elle à un moment où elle ne savait plus de quel côté se tourner, où elle mourait de peur…

— Ne me traite pas en ennemie ou en coupable, murmura auprès de lui la voix d’Anne. Sur l’honneur de ma mère, je te jure que c’était la première fois que je venais ici, ce soir…

— Pardonne-moi !… mais ce n’était pas à toi que je pensais, dit-il amèrement. Depuis que je suis entré dans cette maison, tout à l’heure, il me semble que je vis un cauchemar, que ce n’est pas moi, que ce n’est pas elle et je fais des efforts inouïs pour me réveiller. Mais rien ne me réveille, ni ma course jusqu’à Saint-Denis…

— Tu es allé à Saint-Denis ? Mais quand ?

— Il devait être une heure du matin, je crois, lorsque j’y suis arrivé. Oui, j’y suis allé tout de suite, dès que je l’ai vue, elle, à demi étendue dans ce salon vert, une troupe d’hommes à ses côtés. Je l’ai reconnue tout de suite mais je ne voulais pas croire à ce que voyaient mes yeux…

— Je sais. J’ai éprouvé cela moi aussi quand elle nous a accueillis, Orsay et moi. Mais je n’ai pas eu besoin d’aller chercher confirmation ailleurs. J’ai bien vu, à son sourire de défi, qu’elle m’avait reconnue, donc que c’était bien elle…

— Moi elle ne m’avait pas vu. Et, de toute façon, elle ne m’a pas reconnu. Alors j’ai emprunté un cheval et j’ai couru jusqu’au carmel. Là, j’ai vu Madame de France qui a bien voulu pardonner mon irruption dans sa maison.

— Tu l’as vue ? À une heure du matin ? Elle t’a reçu ?

— Si elle ne l’avait fait, je crois que j’aurais fouillé tout le couvent l’épée à la main. Comprends donc qu’il me fallait retrouver Judith, la vraie, ma Judith à moi ! Il fallait que je me prouve à moi-même que l’autre, là-bas, n’était qu’une vilaine copie… mais je ne l’ai pas trouvée, bien entendu.

La main d’Anne, douce et apaisante, vint se poser sur celle de Gilles qui était froide et contractée.

— Comme tu l’aimes ! murmura-t-elle tristement. Tu ne cesseras jamais de l’aimer, n’est-ce pas ? Quoi qu’elle puisse faire ?

— L’aimer ? Je ne sais plus très bien ce que j’éprouve. Tout à l’heure, j’avais envie de la tuer et j’ai toujours envie de la tuer…

— C’est bien ce que je disais : tu l’aimes ! Mais que t’as dit Madame Louise ? Comment Judith a-t-elle pu quitter Saint-Denis ? La reine l’avait prise sous sa protection, m’as-tu dit, et Monsieur d’ailleurs n’en a plus jamais reparlé. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de le sonder à ce sujet mais chaque fois, il m’a répondu qu’il valait bien mieux la faire oublier, qu’il l’avait mise lui-même à Saint-Denis et qu’après tout il était excellent qu’elle y reste un moment…

— Aussi est-ce sur un ordre de la reine qu’elle est sortie, voici quatre mois.

Mme de Balbi haussa les épaules.

— Bah ! Un ordre de la reine, cela s’imite ! Nous venons d’en savoir quelque chose avec cet effarant procès. Madame Louise n’a tout de même pas remis ta femme en liberté sur le vu d’un simple papier apporté par on ne sait quel messager ?

— Ce n’était pas un quelconque messager, c’était la comtesse Diane de Polignac.

Dans l’ombre de la voiture, les yeux d’Anne étincelèrent et parurent s’agrandir. Elle se tut un instant puis, haussant les épaules, déclara, comme pour elle-même :

— Cela n’a pas de sens ! Pourquoi la reine aurait-elle fait cela et pourquoi la Polignac ? Ou alors elles ont voulu engager ta chèvre sauvage dans un chemin qui ne lui a pas plu et elle s’est échappée après quoi elle s’est trouvé un protecteur en la personne de Laborde ? Il ne faut pas oublier la haine qu’elle portait et doit encore porter à Marie-Antoinette… par ma seule faute d’ailleurs, ajouta-t-elle avec une amertume qui perça l’espèce de gangue glacée dans laquelle Gilles se sentait prisonnier. Il réussit même à lui sourire.

— Il n’arrive jamais que ce qui doit arriver et tu n’es pas responsable du gâchis de ce soir… Quant à la reine, j’ai bien l’intention d’aller lui demander compte de ma femme, si je sors vivant de l’aventure de ce soir. Ce que je ne suis pas très sûr de souhaiter, vois-tu.

Aussitôt elle fut contre lui, les yeux soudain chargés de nuages et, des deux mains, elle s’accrocha à lui.

— Promets-moi… jure-moi de tout faire pour rester en vie ! Tu ne vas pas te laisser embrocher bêtement par ce Sicilien, n’est-ce pas ? C’est un redoutable bretteur… et je ne suis pas très sûre de son extrême loyauté. C’est la raison pour laquelle j’ai proposé mon jardin, mon médecin. Gilles, je t’en supplie… promets-moi de bien te battre. En échange, je te promets de tout faire pour éclaircir le mystère que l’on appelle à présent la reine de la nuit. Demain je verrai Monsieur, je chercherai, j’interrogerai. Je verrai aussi la Polignac. Ce n’est pas une vertu, tant s’en faut et nous avons quelques vices communs. Je saurai la vérité. Dussé-je la demander à Judith elle-même. Mais toi, tu promets ?

Le passage d’une lanterne fit luire les larmes qui roulaient sur ses joues et révéla l’angoisse qui habitait son regard. Un instant, Gilles la considéra sans rien dire, avec une surprise où passait un peu d’émotion.

— C’est donc vrai que tu m’aimes, toi ?

— Oui, moi… moi, la Balbi !… la femme aux cent aventures je n’ai plus d’amour que pour un seul homme, toi ! C’est drôle n’est-ce pas ? Je me croyais si forte…

Il l’attira contre lui, plongeant son regard dans l’eau sombre et brillante du sien. Contre sa poitrine, il sentit le battement affolé du cœur de la jeune femme.

— C’est drôle, en effet, dit-il lentement. Je voyais en toi une ennemie et tu ne cesses de me prouver un amour auquel je ne voulais pas croire. Elle… voilà des années qu’elle dit m’aimer, elle est ma femme mais hormis le don de sa virginité je n’ai jamais eu d’elle que des preuves de méfiance. C’est ce soir, cependant, que je comprends combien ma vie est bouleversée. J’ai peur vois-tu… que ce ne soit dur de vivre après cet échec jeté à ma plus chère espérance…

— Néanmoins tu vivras… Je veux que tu vives.

Il se pencha un peu plus et l’embrassa, doucement d’abord puis avec une ardeur désespérée. Ses lèvres lui parurent fraîches et douces comme une source rencontrée après une course épuisante. Il y but à longs traits, réconforté plus qu’il ne l’aurait cru par cette féminité vivante et vibrante qu’Anne dégageait. Alors qu’il s’apprêtait à regarder, une fois de plus, la mort au fond des yeux, il avait l’impression d’étreindre la vie même.

La voiture venait de franchir le grand portail de l’hôtel de Balbi et roulait sur les pavés de la cour d’honneur. On arrivait. Vivement, Anne glissa des bras de Gilles.

— Tu n’as pas promis ! gronda-t-elle en essuyant avec rage les larmes qui coulaient encore de ses yeux. Tu n’as pas promis…

— Mais si ! Je viens de le faire… sur ta bouche. Il faudrait qu’il soit bien fou l’homme qui se refuserait à jamais la joie de te posséder encore.

— Vrai ? Tu vas te battre…

— Comme si ma vie en dépendait ! fit-il avec un petit rire. Tu m’as rendu le goût du combat. C’est déjà beaucoup…

Posant un baiser rapide au creux de la main qui tenait encore la sienne, il sauta à bas du carrosse et offrit son poing fermé pour aider la jeune femme à descendre dans un grand frissonnement de soie. Les deux autres voitures qui les avaient suivis arrivaient à leur tour et la comtesse, après quelques mots murmurés à l’oreille du majordome qui s’était précipité au-devant d’elle, se dirigeait vers une petite porte donnant directement sur le grand jardin derrière l’hôtel et qu’une simple grille séparait du parc du Luxembourg.

Ce jardin était en fait une roseraie, un véritable paradis de roses dont les masses embaumées s’épanouissaient un peu partout, en massifs, en cascades, en boules neigeuses ou en vagues, croulant de grands vases de pierre qui ornaient la terrasse et le large escalier descendant jusqu’aux fontaines d’une vaste pièce d’eau. De chaque côté de cet énorme bouquet, de grands arbres prolongeaient ceux du parc de Monsieur et abritaient quelques-unes de ces charmantes constructions fantaisistes que l’on appelait alors des fabriques : une lanterne chinoise, une pyramide, un petit temple dorique à quatre colonnes cannelées…

Ce fut vers ce temple que l’on se dirigea. Il s’élevait au centre d’une petite clairière tapissée de sable uni et de larges bandes de gazon. Des valets apparurent avec des lanternes et le médecin que Mme de Balbi avait fait réveiller et qui accourut tout en achevant de nouer sa cravate.

— Voici le docteur Marchais, messieurs, chirurgien par quartiers de Monsieur, qui soigne le comte de Balbi. J’ajoute qu’il a servi aux carabiniers du comte de Provence et qu’il peut vous tenir lieu de directeur du combat. À moins que vous ne préfériez que j’assume moi-même cette charge ?…

— Comment le pourriez-vous, madame ? s’écria Paul-Jones scandalisé. Les armes sont objets bien étrangers à une grande dame doublée d’une jolie femme.

— Vous seriez surpris, amiral, si je vous montrais ce que je sais faire une épée à la main. Et je ne suis pas la seule en France. Mais je m’écarte et vous laisse vider cette affaire.

Tandis qu’elle allait s’asseoir sur les marches du petit temple, les deux témoins et le docteur réglèrent les modalités du combat. Ce fut vite fait et, la mesure des épées ayant donné toute satisfaction, les deux adversaires ôtèrent leurs habits et s’en allèrent prendre chacun sa place. Gilles le fit rapidement, en trois pas vifs après avoir jeté négligemment son habit sur le sol. Ce fut plus long pour le prince qui se souciait évidemment de ses satins brodés et qui jugea bon de faire quelques pliés pour s’assouplir le jarret.

Debout à sa place, la pointe de son épée plantée en terre, Tournemine le regardait faire avec un mélange d’agacement et d’amusement. Le voyage en carrosse lui avait rendu tout son sang-froid et tout son empire sur lui-même. Aussi considérait-il ce duel inutile comme une stupidité. Il n’avait aucune raison d’en vouloir à ce Sicilien qu’il n’avait jamais vu et qui avait seulement cru bon de se faire le défenseur d’une vertu défunte mais à laquelle apparemment il croyait. C’était, en outre, du temps perdu car, sa violente vague de désespoir étalée, Gilles, à présent, brûlait d’impatience. Il avait hâte de retourner à l’ancienne folie du maréchal de Richelieu, afin d’y apprendre, une bonne fois pour toutes, d’où sortait ce M. de Kernoa dont on lui avait assuré qu’il était définitivement mort et qui, cependant, venait de refaire surface de la façon la plus inattendue.

Le prince étant enfin prêt, il tomba en garde au commandement du directeur du combat, décidé à en finir aussi vite que possible avec ce qui n’était plus, pour lui, qu’une formalité mondaine. Le premier sang apparu arrêterait le duel…

Mais il comprit instantanément qu’il allait avoir besoin de toute sa science et de toute son habileté pour que ce premier sang ne fût pas le dernier. À peine le docteur eut-il prononcé l’habituel « Allez, messieurs ! » que Caramanico chargeait son adversaire avec une violence parfaitement inattendue, dirigeant sur lui un bizarre coup tournoyant, qui eût été normal au sabre mais qui ne faisait guère partie de la technique de l’épée. Si Gilles n’avait, par un prodigieux réflexe, levé sa lame, le tranchant de l’épée lui eût entamé le cou. Ce prince avait dû apprendre les armes avec les bravi du port de Naples.

Convaincu qu’il n’avait pas affaire à un adversaire normal, Gilles décida de ménager son souffle et de jouer plus serré qu’il n’aurait cru. L’homme avait, visiblement, un poignet de fer et des nerfs d’acier et son répertoire de coups était stupéfiant. Avec une étonnante rapidité, il passait son arme de la main droite à la main gauche afin d’attaquer des deux côtés. En outre, le Breton n’aimait pas beaucoup l’étrange fixité de son regard devenu aussi froid et aussi figé que du basalte.

Lorsque Gilles passa à l’attaque, Caramanico para chacun de ses coups sans effort apparent, se contentant de faire un bond de côté pour revenir à son tour à l’attaque. Aussi, à mesure que la lutte continuait, Gilles acquit-il la certitude que ceci n’était pas un simple duel mondain mais un exercice classique de salle d’armes avec la mort pour conclusion. Cette étonnante machine de duel prétendait sans doute offrir son cadavre à la reine de la nuit en cadeau de bienvenue.

Les témoins aussi avaient compris et, dans le silence de la nuit, on pouvait entendre, quand le choc des épées faisait trêve un instant, leurs respirations oppressées ou même certaines exclamations indignées de Paul-Jones quand le jeu du prince lui paraissait par trop irrégulier car celui-ci bondissait de tous côtés avec une telle vivacité que Gilles, un instant, crut qu’il allait l’attaquer par-derrière et frapper dans le dos.

La colère le prit. Que cet homme eût envie de sa femme était une chose mais il n’allait pas, par-dessus le marché, se laisser tuer stupidement par un demi-fou décidé à tout pour entrer dans son lit. Risquant le tout pour le tout, il s’élança sur Caramanico avec tant de fureur qu’il mit sa propre vie en danger une douzaine de fois avant de le forcer à céder du terrain. Pendant quelques instants l’initiative du combat lui appartint et, tout à coup, Tournemine vit ses yeux redevenir vivants sur une expression de doute tandis qu’il se déplaçait avec vivacité toujours mais peut-être moins de légèreté afin de se protéger de ce dard à mille têtes qui le menaçait.

Rompant pour esquiver, le prince trébucha sur une légère irrégularité du terrain, motte d’herbe ou pierre, faillit tomber ; au prix d’un miracle musculaire il parvint à reprendre son équilibre mais la très petite seconde d’inattention qu’il avait eue était déjà exploitée par Gilles qui se ruait une fois encore à l’assaut. Emportée par l’élan du chevalier, sa lame s’enfonça profondément dans la poitrine du prince…

Réalisant ce qui venait de se passer, il l’en retira immédiatement. Son adversaire, les yeux agrandis par une immense stupeur, semblait figé sur place. Lâchant son épée, il porta la main à sa blessure tandis que ses jambes fléchissaient lentement. Sa bouche s’ouvrit laissant couler un filet de sang. Ses yeux se fermèrent et il s’abattit sur le tapis d’herbe aux pieds mêmes des témoins et du docteur qui accouraient. Celui-ci s’était jeté à genoux et procédait à un premier examen tandis que Gilles, froidement, essuyait la lame de son épée avant de la remettre au fourreau.

— Est-il mort ? demanda-t-il.

Le médecin releva vers lui un regard assombri.

— Non, il vit. Mais j’ignore pour combien de temps encore.

— On va le transporter chez moi, dit Mme de Balbi qui avait déjà envoyé l’un des valets porteurs de lanternes faire préparer un appartement et chercher une civière. Si vous voulez bien me suivre, messieurs, vous pourrez prendre quelques rafraîchissements tout en rédigeant le procès-verbal du combat.

Pour la première fois, alors, le témoin de Caramanico, le comte Cavalcanti, fit entendre sa voix, une voix assez désagréable d’ailleurs et que la mélodie de l’accent napolitain ne parvenait pas à rendre séduisante.

— Autant vous le dire tout de suite, messieurs, je ne saurais signer quelque procès-verbal que ce soit. Le combat n’a pas été régulier.

— Pas régulier ? s’écria Paul-Jones. Où prenez-vous cela ?

— Le prince a été frappé à terre. En le voyant trébucher, monsieur aurait dû baisser son arme et attendre qu’il retrouve son équilibre. Il aurait dû…

Il n’alla pas plus loin. Brûlant de colère, Gilles l’avait empoigné par le col de son habit et le soulevait de terre pour amener sa figure à la hauteur de la sienne.

— J’aurais dû ?… Vraiment ? Si quelqu’un a mené ce combat irrégulièrement c’est bien votre précieux prince dont les attaques ont été, la plupart du temps, contraires à toutes les lois du duel. S’il m’avait embroché de dos, comme il a failli le faire, vous n’auriez pas trouvé cela irrégulier, n’est-il pas vrai ?

— Laissez… laissez-moi ! Vous… vous m’étranglez !

— Ne me tentez pas ! Mais peut-être préférez-vous que nous achevions ce différend l’épée à la main ? Pendant que j’y suis…

Il l’abandonna au docteur Marchais et à Paul-Jones qui s’étaient précipités pour le lui ôter des mains puis le regarda, goguenard, se frotter la gorge en roulant des yeux furieux.

— Eh bien ? Nous battons-nous ?…

— Je… je ne me bats pas… avec des gens de votre espèce…

— Monsieur, intervint Paul-Jones sévèrement, le duel a été parfaitement régulier de la part du capitaine Vaughan. Je n’en dirais pas autant de votre ministre. Aussi, je vous avertis que nous allons, le docteur et moi, établir le procès-verbal que nous signerons.

— Et que je signerai aussi, dit Anne, au nom de mon époux.

— Merci, madame. Quant à vous, que vous le signiez ou non n’a que peu d’importance. Sachez seulement que j’aurais plaisir à vous couper les oreilles si vous vous avisiez de le contester.

— Oh, je signerai, je signerai !… De toute façon, ajouta-t-il en ricanant, le prince sera vengé s’il meurt. Les Siciliens n’acceptent pas que l’on tue leurs maîtres et où que vous alliez, capitaine Vaughan, vous serez en danger…

— Vous me terrifiez ! fit-il avec un froid sourire. Puis-je néanmoins suggérer que vous preniez quelques informations sur les règles et devoirs qui régissent le duel en France, et dans la majorité des pays civilisés d’ailleurs, auprès du tribunal des maréchaux de France ? Il semblerait que vos connaissances siciliennes soient fort incomplètes et cela pourrait vous être utile à l’avenir…

Le procès-verbal dûment signé, on se sépara. Gilles repartit dans la voiture de Paul-Jones en dépit des yeux déçus d’Anne. Mais pouvait-il décemment demeurer sous le toit du mari de sa maîtresse et qui abritait, au surplus, l’homme qu’il avait peut-être tué ? En outre, Mme de Balbi se devait à ses hôtes. En songeant qu’elle allait finir sa nuit dans les austères occupations d’une infirmière bénévole, Gilles ne put s’empêcher de sourire. De toute évidence ce n’était pas cela qu’elle avait imaginé. Lui-même non plus d’ailleurs. Il avait espéré que ce duel stupide prendrait fin sur une égratinure pour l’un ou l’autre et qu’en tout état de cause le vaincu serait reparti sur ses pieds.

Le trajet entre le Luxembourg et la rue du Bac où logeait Tournemine était court. Les deux hommes l’accomplirent en silence et ce fut seulement quand sa voiture s’arrêta devant la maison du jeune homme que l’Américain se décida à ouvrir la bouche.

— Voulez-vous un bon conseil, Vaughan ? Faites vos bagages et partez avec moi.

— J’apprécie votre sollicitude, amiral, mais je ne vois vraiment pas pourquoi je devrais m’enfuir. Car c’est cela, n’est-ce pas, que suggère votre proposition ? Est-ce que, par hasard, vous prendriez au sérieux les menaces de ce Cavalcanti ?

— Peut-être. Voyez-vous, mon ami, je connais le monde et les hommes mieux que vous. On ne peut vous le reprocher car vous êtes encore très jeune. Moi, je suis largement votre aîné et, en outre, j’ai beaucoup navigué déjà. Je ne vous reparlerai pas de ce qui s’est passé ce soir, chez Mme de Kernoa. J’en ai été profondément choqué mais, à mieux vous examiner durant tout ce qui a suivi, j’en suis venu à penser que vous aviez peut-être une raison valable puisque vous semblez connaître son passé…

— Je le connais, en effet. Et puisque vous voulez bien vous intéresser à moi en dépit du scandale de tout à l’heure, je vous supplie de croire que je n’avais pas bu et que j’avais la meilleure des raisons… une raison qui, un moment, m’a soufflé l’envie de me laisser tuer par ce Caramanico…

— Je suis heureux que cette envie vous soit passée et c’est pourquoi je vous mets, à présent, en garde. Si votre adversaire meurt… et même s’il ne meurt pas car je le crois tout de même gravement atteint, vous allez vous trouver confronté à deux problèmes : d’abord la situation difficile que vous allez créer à notre ministre Thomas Jefferson car les gens des Deux-Siciles vont se hâter de présenter cela comme une atteinte directe de l’Amérique à leur patrie…

— Je ne vois pas où est le problème. M. Jefferson peut parfaitement me désavouer. Il s’agit d’une affaire privée.

— Sans doute mais vous ne connaissez pas ces gens-là. Le second problème est plus grave encore : vous risquez tout simplement d’être assassiné un beau soir en rentrant chez vous.

— Comment ? Assassiné ?

— Mais oui. D’étranges lois non écrites existent en Sicile constituant, comme en Corse d’ailleurs, un code d’honneur tout à fait particulier. Les Siciliens forment des clans et quiconque attente à la vie ou à l’honneur d’un membre de ces clans, surtout s’il s’agit d’un chef, doit le payer de son sang. Ils sont d’autant plus dangereux qu’ils se cachent sous tous les masques possibles et que certains sont de véritables bandits ne reculant devant rien pour atteindre le but fixé. Ils ont aussi des hommes de main dont le fanatisme aveugle ne raisonne jamais. Ce sont des machines à tuer, un point c’est tout. Venez-vous avec moi ?

Gilles sourit, hocha la tête.

— C’est impossible… mais je vous remercie de l’intention, de l’aide, et de l’avis. Soyez sans crainte, je me garderai… Bon voyage, amiral ! Un jour, prochain peut-être, nous nous retrouverons outre-Atlantique. Dieu vous garde !

Sur une brève mais chaude poignée de main, le chevalier sauta de la voiture et rentra chez lui puis, du seuil, regarda s’éloigner l’attelage dans la lumière grise du petit matin.



1. Minuscules reposoirs votifs qui jalonnaient la route royale de Saint-Denis.

2. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.

CHAPITRE XII À LA CROISÉE DES CHEMINS

En rentrant chez lui Gilles, pensant qu’il avait besoin de retrouver des idées claires pour faire face aux nouveaux problèmes qui s’étaient présentés dans le courant de cette nuit particulièrement fertile en événements inattendus, réclama un flacon de rhum à Pongo, en avala les deux tiers et alla se coucher avec l’agréable sensation d’avoir la tête absolument vide.

Elle lui parut, en revanche, singulièrement lourde et brumeuse quand, au bout d’un laps de temps indéterminé, un brutal rayon de soleil, dispensé par l’action énergique de Pongo sur les rideaux de sa chambre, lui arriva dans l’œil et le sortit de son sommeil. Il bâilla, s’étira, repoussa d’un coup de pied draps et couvertures et s’assit sur le bord de son lit, passant sur ses lèvres sèches une langue dont il eut bien juré qu’elle était en peluche. Mais, en même temps, une merveilleuse odeur de café atteignait ses narines et lui fit enfin ouvrir les yeux.

L’odeur s’approcha, se matérialisa sous la forme d’une tasse pleine à ras bord que Pongo vint promener sous le nez de son maître qui s’en saisit, en avala le contenu tout brûlant, la reposa et dit :

— Encore !

Une seconde eut le même sort après quoi le jeune homme s’ébroua comme un grand chien et se remit sur ses jambes, constatant non sans satisfaction que les murs de sa chambre avaient retrouvé toute leur stabilité.

— Quelle heure est-il ? fit-il.

— Deux heures. Toi t’habiller et partir. Grand chef Jefferson envoyer homme demander toi venir le voir vite, vite…

— Eh bien ! marmotta Gilles. On dirait qu’on n’a pas perdu de temps à l’ambassade des Deux-Siciles. Pongo, mon ami… un bain chaud et deux ou trois seaux d’eau froide… et puis encore du café après…

— Tout ça prêt ! Pongo penser toi en avoir besoin quand trouver bouteille de rhum presque vide…

— J’ai pas tout bu ? fit Gilles sincèrement surpris. Tu m’étonnes. En ce cas… je finirai le reste avec le café. Viens m’aider, je te raconterai ma nuit pour la peine.

D’un pas encore un peu hésitant, il gagna son cabinet de toilette, entra dans un bain presque brûlant, se savonna puis se releva pour que Pongo pût lui déverser sur la tête trois grands seaux d’eau aussi froide que possible. Une vigoureuse friction suivit, faite avec une eau d’aubépine et Gilles se sentit tout neuf. En revanche, la belle humeur de Pongo avait complètement disparu au fil du récit du chevalier. Il garda le silence un long moment, puis, tout en aidant Gilles à passer une chemise fraîche, il bougonna :

— « Fleur de Feu » devenue fille perdue ?… Ça pas possible ! Pongo pas croire…

— Moi non plus je n’y croyais pas. Je suis même allé réveiller tout le couvent de Saint-Denis parce que je ne pouvais pas y croire. Pourtant, il n’y a aucun doute : c’est bien elle… elle la maîtresse d’un banquier, acoquinée avec je ne sais quel truand qui se fait passer pour son défunt mari. Elle, vendue au plus offrant ! Tu ne l’as pas vue comme je l’ai vue, Pongo, décolletée jusqu’au ventre, étalant ses épaules et sa gorge sous les yeux d’une bande d’hommes qui avaient visiblement beaucoup de mal à tenir leurs mains derrière leur dos. On dit même qu’elle a plusieurs amants…

— On dit, on dit… Et elle ? Quoi elle dire ?

— Que voulais-tu qu’elle dise ? Je ne lui ai pas demandé d’explications : elles étaient superflues. Il n’y a qu’une conclusion à tirer de tout cela : Judith ne m’aime plus… en admettant qu’elle m’ait jamais aimé…

— Pourquoi, alors, vouloir tuer reine ?

— Par vengeance, par haine pure et simple. Il n’y a pas besoin d’aimer un homme pour détester une femme que l’on croit sa rivale. L’orgueil blessé suffit…

— Peut-être… et peut-être pas. Toi faire quoi, maintenant ?

— Que veux-tu que je fasse ? Je vais chez M. Jefferson puisqu’il m’attend…

Achevant de s’habiller, il passa un frac couleur tabac orné de boutons d’argent sur une culotte de casimir chamois et un gilet de même nuance, chaussa des demi-bottes à revers, prit son chapeau, ses gants et descendit à l’écurie. Un moment plus tard, au trot paisible de Merlin, il descendait la rue du Bac, franchissait la Seine au pont Royal et se dirigeait vers la place Louis-XV1 pour gagner les Champs-Élysées.

Le temps était superbe et il y avait beaucoup de monde dehors, beaucoup d’équipages mais aussi beaucoup de promeneurs à pied qui prenaient le soleil en respirant l’odeur du jardin des Tuileries où les robes claires des femmes ajoutaient un surcroît de fleurs. C’était ce que Gilles avait coutume d’appeler « un jour de grâce », un de ces jours où tout paraît marcher pour le mieux dans le meilleur des mondes, où l’on sourit sans bien savoir pourquoi – parce qu’il fait beau ou parce que l’on a entendu chanter un oiseau – où la misère elle-même semble peser moins lourd et où les mendiants arrachent, en passant, un brin de feuillage pour le piquer dans un trou de leur chapeau… Si, la veille, Paris avait connu un commencement d’émeute en apprenant l’aggravation de peine qui frappait le cardinal de Rohan, il n’y paraissait plus. Facilement oublieux, une fois passés ses grands moments d’émotion, le Parisien, satisfait de s’être offert une sorte de baroud d’honneur, était retourné à ses affaires, à sa boutique ou à sa canne à pêche.

Curieusement, cependant et à mesure qu’il avançait au milieu de cette sérénité ensoleillée, Gilles sentait son humeur s’assombrir car il avait conscience d’apporter une tache au tableau, une fausse note à la symphonie. Le plus beau soleil ne pouvait rien pour dissiper l’amertume qui l’habitait et surtout le vide, le vide énorme qu’il ressentait dans la région du cœur…

Depuis ce beau soir de septembre breton où il avait tiré des eaux du Blavet le corps dénudé de Judith, toute sa vie, tout son temps, tous ses rêves, tous ses espoirs et tous ses efforts s’étaient concentrés sur la jeune fille. L’amour qu’il éprouvait pour elle avait été sa seule raison de vivre, sa seule raison d’être et de vouloir… Qu’en restait-il à présent ? Rien… Tout s’était dilué, dissous, effrité, dispersé au caprice d’une femme inconsciente qui demeurait son épouse devant Dieu et qui, cependant, semblait l’avoir entièrement oublié…

Peut-être, après tout Judith n’était-elle plus une créature normale ? L’épreuve terrible subie au soir de ses premières noces avec Kernoa, les étranges pouvoirs que Cagliostro avait pu prendre sur son esprit avaient pu causer des ravages dont, peut-être, lui-même ne s’était pas assez soucié, emporté qu’il était par sa passion ?

Cette nuit, Gilles retournerait à la folie Richelieu afin de sonder, une dernière fois, cet esprit fragile, ce cœur inconstant, afin de savoir si l’ombre d’un espoir demeurait encore de l’arracher à l’existence dégradante qu’elle s’était choisie… ou que peut-être, après tout, on lui avait imposée… S’il échouait, il faudrait bien tourner la page et tenter de se trouver, soit une raison de vivre, soit une honorable mort ce qui était vraiment la chose du monde la plus facile à trouver pour un homme de cœur…

En se retrouvant, un moment plus tard, dans le grand cabinet de Thomas Jefferson, assis dans le même fauteuil, en face de la même fenêtre ouverte largement sur le joyeux fouillis du jardin, le jeune homme eut cependant l’impression qu’une éternité s’était écoulée depuis la dernière fois qu’il s’était trouvé à la même place. C’était cependant la veille et la seule différence extérieure résidait dans le fait que le jour avait pris la place de la nuit.

Mais une autre différence fut tout de suite sensible lorsqu’après l’avoir attendu un instant, Tournemine vit Jefferson franchir à grands pas nerveux, la tête dans les épaules et les mains nouées derrière le dos, la porte qu’un valet lui ouvrait. De toute évidence l’aimable bonhomie de l’hôte d’hier avait fait place aux soucis du ministre plénipotentiaire.

Il alla prendre place dans son fauteuil, considérant d’un œil morne son visiteur.

— Quelle diable d’idée vous a pris d’en découdre avec le ministre des Deux-Siciles ? articula-t-il enfin avec un soupir qui en disait long sur ses secrètes pensées.

— L’idée n’est pas venue de moi. J’ignore qui vous a informé, monsieur…

— Paul-Jones, qui est venu me faire ses adieux dès le matin. Mais il n’a précédé que de bien peu la protestation officielle des Napolitains. Il m’a dit, en effet, que le prince vous avait provoqué mais que, le faisant, il n’a guère fait que devancer, très certainement, les intentions de la plupart des hommes qui se trouvaient chez cette Mme de Kernoa et que, d’ailleurs, lui-même avait, un instant, songé à vous corriger.

— Puis-je savoir, fit Gilles négligeant la remarque quelles sont les exigences formulées par les Napolitains touchant cette affaire ? Demandent-ils des excuses ?

— Des excuses ? Vous rêvez ! Ces gens-là veulent du sang ou quelque chose d’approchant. Ils m’ont donné le choix entre leur livrer le coupable ou le laisser aux soins de la police française.

— La police française ? À quel titre ? Je n’ai, en rien, enfreint les lois du royaume, pas plus d’ailleurs que celle du duel. Je n’en dirais pas autant de mon adversaire…

— Je sais tout cela, soupira Jefferson. Mais je sais aussi qu’ils n’auront aucun mal à obtenir contre vous une lettre de cachet. N’oubliez pas que leur reine, Marie-Caroline, est la propre sœur de Marie-Antoinette. Celle-ci ne leur refusera pas cette satisfaction.

— Cela reste à démontrer. La reine et moi sommes en compte, elle me connaît et le roi mieux encore. Ils ne me livreront pas…

— Êtes-vous stupide ? Il s’agit d’un ministre plénipotentiaire, mon garçon ! S’il meurt, et il est bien parti pour cela d’après ce que l’on m’a dit, les souverains français ne pourront pas refuser de vous faire arrêter, à moins que vous ne soyez déjà hors d’atteinte…

— Daignerez-vous m’apprendre quelle a été votre réponse ?

— Je n’en ai pas encore donné. J’ai demandé le temps de la réflexion. Si le roi décidait de vous faire arrêter, je ne pourrais pas m’y opposer… Oui, je sais, je vous ai dit que j’aurais aimé abriter le « Gerfaut » fugitif mais il s’agissait d’une affaire privée et non d’une affaire à tournure internationale. Je ne peux pas me permettre, actuellement, de créer un froid entre le roi et moi. Vous n’ignorez pas quels sont mes espoirs touchant le port de Honfleur pour l’avenir du commerce américain en Europe. À présent que les ponts sont coupés entre nous et l’Angleterre, il nous faut songer à remplacer le port de Cowes qui entreposait le riz en provenance de Caroline. Honfleur, sur l’estuaire de la Seine, est admirablement placé pour prendre la relève et je souhaite obtenir de Versailles qu’on nous laisse en faire un énorme port franc et le rendez-vous général de la navigation américaine. Vous êtes bien léger, dans une balance, en face de tels intérêts.

— Je le conçois sans peine. Eh bien, monsieur le ministre, vous n’avez pas le choix : abandonnez-moi !

— Ne soyez pas ridicule. Vous savez parfaitement qu’il existe avec vous une position de repli fort simple : Vaughan peut disparaître en quelques instants. Après tout… vous n’avez plus guère de raison de vous cacher…

— En effet. Puis-je cependant vous faire remarquer qu’hier encore vous me disiez souhaiter me voir rejeter ma première personnalité pour devenir définitivement le fils du vieux marin ?

— Je l’ai dit, en effet, et je le pensais…

— Vous ne le pensez plus ?

Il y eut un silence, court d’ailleurs : le temps de quelques battements de cœur. Ce fut le poing de Jefferson qui, en s’abattant sur l’acajou de sa table, le rompit.

— Par tous les Prophètes ! Quelle damnée mouche vous a piqué d’aller attaquer aussi grossièrement cette malheureuse femme ? Je vous croyais un gentleman et je m’aperçois qu’il n’en est rien et… oui, je l’avoue, j’en viens à regretter que l’on vous ait accordé la nationalité américaine, mais…

Gilles se leva brusquement et, considérant le ministre du haut de sa taille, remarqua, sarcastique :

— J’ignorais que le peuple américain était composé uniquement de gentlemen. Soyez sans crainte, monsieur Jefferson, je ne me permettrai pas de dissimuler mes vices européens sous le masque d’un vertueux nom américain. Dès ce soir, je vous ferai tenir les décrets de naturalisation que vous m’avez remis, mes droits à la succession de John Vaughan et la concession de terre…

— Pas la concession de terre, voyons ! Elle a été attribuée d’abord au chevalier de Tournemine. C’est un don de reconnaissance, le prix du sang versé…

— Les Tournemine n’ont jamais vendu leur sang, monsieur. Il ne peut donc correspondre à un prix quelconque. Les États-Unis ne me doivent rien.

Lentement, Jefferson se leva. Sous ses épais cheveux couleur d’acajou son beau visage avait pâli.

— Je vous en prie, John, ne le prenez pas ainsi.

— Je m’appelle Gilles, coupa le jeune homme, cassant.

— Essayez de me comprendre. Vous m’avez mis, que vous le vouliez ou non, dans une situation difficile. Le roi Louis XVI n’éprouve pas une grande tendresse pour nous, les rebelles. Nous sommes la preuve vivante qu’une lutte contre une monarchie de droit divin peut réussir. Il voit en nous les ferments installés chez lui de troubles éventuels et, si je veux, comme le veut le général Washington, comme le veulent La Fayette et tous vos anciens compagnons d’armes, qu’une amitié totale, absolue, fraternelle s’instaure entre nos deux pays, je dois veiller à lui faire comprendre que nous lui sommes vraiment reconnaissants de l’aide apportée jadis, que nous ne souhaitons à notre tour que l’aider à donner plus de bonheur à ses sujets. Je dois le ménager et ménager ceux des siens qui pourraient avoir à se plaindre de nous. Au moins… ne pouvez-vous me donner une raison valable… une seule de votre conduite d’hier soir ?

Un froid sourire détendit les lèvres serrées du chevalier mais n’atteignit pas ses yeux glacés.

— Je le pourrais, en effet. Je pourrais vous donner la meilleure, la plus convaincante des raisons mais je ne le ferai pas.

— Pourquoi ?

Se détournant, Gilles alla reprendre, sur le coin d’une console, ses gants et son chapeau, revint jusqu’au milieu de la pièce, haussa les épaules.

— Parce que… si vous en êtes à regretter pour une peccadille que l’on ait voulu faire de moi un véritable Américain, il se trouve que moi je n’ai plus du tout envie de l’être… du moins pour le moment. Mes respects, monsieur le ministre plénipotentiaire des États-Unis de l’Amérique septentrionale2.

Il salua profondément puis, sifflotant doucement un menuet de Mozart, il descendit le grand escalier de pierre, alla récupérer Merlin, sauta en selle et, quittant l’hôtel de Langeac, se glissa au milieu des équipages qui montaient et descendaient la grande artère champêtre entre la place Louis-XV et la grille de Chaillot. Le soleil commençait à baisser et c’était l’heure de la promenade élégante. Les dorures des carrosses côtoyaient les vernis austères des nouvelles voitures à l’anglaise et les légers cabriolets des filles d’opéra. Tout cela débordait de satins clairs, de mousselines couleur d’aurore, de dentelles, de gaze azuréenne, de fleurs et de rubans dont étaient surchargés les gigantesques chapeaux de paille des femmes. On s’interpellait d’une voiture à l’autre, on riait et, sous les ombrages des contre-allées les marchands d’oublies, de limonade, de cerises ou de glaces faisaient, avec les jolies promeneuses ou avec les enfants, des affaires d’or.

Tout à coup, Gilles eut envie de s’attarder un peu mais en dehors de toute cette agitation qui soulevait trop de poussière à son gré. Une poussière qui pour être dorée et essentiellement poétique n’en était pas moins desséchante. Il avait soif, faim aussi car il n’avait rien mangé depuis la veille et il avait envie d’être un peu seul avec lui-même. Par l’allée des Princes, il gagna le cours de la Conférence et, avisant une guinguette dont le petit jardin descendait jusqu’aux eaux vertes de la Seine, il attacha son cheval à la porte et alla s’installer sous une tonnelle couverte de vigne d’où la vue sur le fleuve était charmante.

Il s’assit, commanda du vin frais, une omelette, de la salade et du fromage à la servante en bonnet tuyauté qui accourut puis, posant ses pieds sur la balustrade faite de grosses branches élaguées qui fermait la tonnelle et en faisait une sorte de balcon, il essaya de faire le vide dans son esprit en contemplant la circulation de chalands, de barges, de coches d’eau et de barques de pêche qui sillonnaient les eaux étincelantes où se brisaient les rayons du soleil rouge. Avec intention, il s’était placé tout au bout de la tonnelle, afin d’être aussi éloigné que possible des deux hommes qui y étaient déjà installés, buvant du vin blanc à une petite table…

L’ambiance calme et heureuse de ce beau jour lui fit du bien. En dépit de l’apparente désinvolture avec laquelle il avait accueilli les paroles de Jefferson, il s’était senti blessé par l’espèce de hâte mise à le retrancher de la vertueuse nation américaine et à lui faire entendre que l’on ne souhaitait plus guère qu’il choisît de rester définitivement John Vaughan et de continuer cette estimable dynastie. Certes, il pouvait toujours fonder une famille de Tournemine qui deviendrait américaine mais surtout avec le temps. Qu’ils s’installassent au bord de la Roanoke (car, la réflexion venue, il était bien décidé à garder ses mille acres de bonne terre) et ils seraient très certainement, lui et peut-être ses enfants, « les Français ». La troisième génération seulement laisserait oublier l’origine. Tandis qu’en s’installant pour jamais sous le collier de barbe de John Vaughan, il eût effacé d’un seul coup tout son passé français et breton…

« Tout compte fait, songea-t-il, en m’évitant les tentations du choix, on me rend service. C’était peut-être le chemin commode mais comment aurais-je pu me résoudre à rejeter à l’oubli le beau nom que, sur le champ de bataille de Yorktown, j’ai reçu de mon père et jusqu’au souvenir de ce même père pour adopter comme ancêtre une lignée de marins ivrognes venus en droite ligne du pays de Galles ou d’Irlande ? J’ai été trop heureux de devenir un Tournemine et j’ai honte, à présent, d’avoir imaginé même un instant, pour sauver ma peau et vivre en paix, que j’aurais pu y renoncer… »

La servante, souriante, lui apportait son petit repas et il l’entama par une rasade de vin destinée, dans son esprit, à sanctionner la décision qu’il venait de prendre. C’était dit : tout à l’heure il enverrait Pongo porter tous les papiers concernant John Vaughan qui lui avaient été remis par Jefferson au nom du Congrès. Il n’en garderait pas moins d’ailleurs ceux qu’il devait à l’industrie de Beaumarchais et qui, hors d’Amérique, pouvaient lui être encore de quelque utilité dans la suite de temps peut-être troublés.

Il fit disparaître avec enthousiasme son omelette et sa salade qui était bien fraîche et croquante et il allait attaquer le fromage lorsque certaines paroles des deux hommes installés à l’autre bout de la tonnelle arrivèrent jusqu’à lui. L’un d’eux, encouragé peut-être par la tranquillité du lieu, avait un peu élevé la voix et Gilles avait bien cru saisir au vol le nom de La Hunaudaye.

Tournant la tête, il considéra ses voisins, ne leur trouva rien d’extraordinaire. Leurs vêtements bourgeois étaient simples mais bien coupés et ils évoquaient assez des notables de province venus dans la capitale pour affaires. Leurs visages, en revanche, lui étaient invisibles : l’un des deux hommes lui tournait le dos et cachait la plus grande partie de son compagnon. La lumière d’ailleurs baissait et verdissait sous la tonnelle depuis que le soleil avait disparu. Les voix, elles aussi, avaient baissé et Gilles dut tendre l’oreille pour entendre mais à nouveau le nom familier revint, très net cette fois.

— À La Hunaudaye, disait l’un des deux hommes, M. de Talhouet voudrait bien faire place nette. On dit qu’il a des projets sur le château dont il souhaite démolir une partie et que pour cela il désire y mettre des gens bien à lui. C’est impossible tant que vivra le vieux Gauthier…

— Pourquoi donc ? On a toujours le droit de renvoyer des serviteurs et de les remplacer par d’autres… Gauthier se fait vieux et, depuis l’accident survenu à son petit-fils, il doit abattre double travail. Le maître est dans son droit…

— Allons donc ! On croirait que vous ne connaissez pas nos gens du Pleven. Le vieux Gauthier est né à La Hunaudaye. Les siens ont servi les Rieux depuis des générations et lui les a servis également. Il y a trop peu de temps que Talhouet est propriétaire du château… Quelques années. C’est donc un étranger pour la région et s’il chassait les Gauthier, même pour les installer ailleurs, cela causerait une révolte. Toutes les fourches et les faux se lèveraient contre lui. Il lui faudra patienter…

— Patienter ? Je ne l’en crois guère capable et j’ai peur que…

Un bruit de chaises raclant le sol couvrit la fin de la phrase. Les deux hommes se levaient et, de nouveau, baissaient la voix. Il y eut le son d’une pièce de monnaie tintant sur le bois de la table puis des pas qui s’éloignèrent.

Resté seul, Gilles acheva distraitement son repas. Ce qu’il venait d’entendre ne lui plaisait pas car il avait gardé, au fond de sa mémoire, le souvenir de l’unique nuit passée par lui sous les voûtes sévères du château ancestral et aussi celui de l’accueil, si simple et si noble3 qu’il avait reçu de Joel Gauthier. Il revoyait, un genou en terre et baisant sa main, ce grand vieillard à cheveux blancs, si hautain sous son large chapeau noir et qui, cependant, devant lui encore presque un enfant alors mais dernier dépositaire du sang des anciens maîtres, avait courbé sa tête vénérable et fière, plus fière très certainement que bien des têtes seigneuriales, pour lui offrir, spontanément, l’antique hommage féodal. Cet homme, il le savait, l’attendait encore, espérait son retour avec la fortune qui permettrait au sang du Gerfaut de reprendre La Hunaudaye.

« Il faut que vous retrouviez au moins le château pour que je puisse mourir heureux », avait-il dit. Et voilà que l’on parlait de l’arracher à ce domaine qui était toute sa vie, à la maison basse abritée sous les tours formidables où, avec les siens, il vivait, où il priait, où il espérait. Où il rêvait aussi, sans doute, au légendaire trésor de Raoul de Tournemine, de l’homme qui, de Rome où il avait été ambassadeur, avait rapporté une fabuleuse collection de joyaux mais aussi une dangereuse passion car, de ces bijoux dont certains avaient, disait-on, paré les Borgia, Raoul était devenu le captif, l’esclave si passionné qu’il n’avait pu supporter l’idée de les laisser à ses descendants et, avant de mourir, les avait cachés si bien que personne, jamais, n’avait pu les retrouver.

Un long moment encore, Gilles demeura sous la vigne de sa tonnelle que la nuit, lentement, envahissait. Avec elle, le calme s’était fait. À l’intérieur de l’auberge, des lumières s’étaient allumées mais le jardin restait obscur.

— En été, le soir, il y a des moustiques, lui avait dit la servante. On ne s’y attarde guère et monsieur, peut-être, ferait mieux, s’il veut prolonger son repas, de rentrer à l’intérieur.

Il avait refusé, ne pensant pas s’attarder, d’ailleurs, mais depuis qu’il avait entendu les paroles des deux inconnus, une idée germait dans son esprit et il avait profité de sa solitude pour l’examiner plus attentivement, pour la creuser et la polir. Et quand la servante, craignant peut-être qu’il ne partît sans payer, vint voir ce qu’il devenait sous couleur de demander s’il n’avait besoin de rien, il se leva, tendit à la fille, ravie, un demi-louis et s’en alla rejoindre son cheval, emportant au cœur, avec la décision qu’il venait de prendre, un apaisement qui ressemblait à un espoir.

— Je crois que nous allons quitter Paris, mon fils ! fit-il en caressant affectueusement l’encolure soyeuse de Merlin. Tu es fils des grands espaces et moi, au fond, je ne suis guère qu’un paysan. Ni la ville ni les palais ne nous valent grand-chose… Mais allons d’abord chez nous pour mettre un costume plus conforme à une expédition nocturne.

L’un portant l’autre, les deux compagnons firent paisiblement le chemin du cours de la Conférence jusqu’à la rue du Bac. La nuit semblait s’épaissir d’instant en instant grâce à un orage dont les premiers grondements commençaient à se faire entendre du côté de Saint-Cloud et, en s’engageant dans sa rue, Gilles eut soudain l’impression de plonger dans un tunnel tant elle était obscure. Ou bien les allumeurs de lanternes n’avaient pas fait leur ouvrage ou bien le vent qui se levait et les faisait grincer sur leurs chaînes les avait soufflées.

Il n’y avait pas non plus âme qui vive, bien que l’heure ne fût pas encore très tardive mais le mauvais temps menaçant avait vidé les rues en un clin d’œil, Parisiens et Parisiennes ne se souciant pas d’exposer à la pluie leurs vêtements d’été. Mais, en arrivant à la hauteur du marché de Boulainvilliers, édifié cinq ans plus tôt par le prévôt de Paris à l’emplacement de l’ancienne caserne des Mousquetaires noirs, l’œil aigu du jeune homme aperçut quelque chose de bizarre devant la porte de sa maison : des formes noires qui n’appartenaient certainement pas à des revenants étaient en train d’ouvrir sa porte.

Un instant, par l’entrebâillement, il aperçut la fenêtre éclairée de la loge de son concierge et vit, nettement cette fois, qu’une petite troupe d’hommes drapés de grands manteaux noirs était en train de s’introduire chez lui sans y avoir été invitée.

Mettant sans bruit pied à terre il alla attacher Merlin sous l’un des auvents du marché, prit dans les fontes la paire de pistolets tout armés qu’il y gardait toujours en cas de besoin et s’assurant que son épée jouait bien dans son fourreau, il prit sa course vers sa maison sans faire plus de bruit qu’un chat. Les gens qui l’envahissaient ainsi ne devaient guère être animés de bonnes intentions et, en dehors du concierge dont la bravoure n’avait rien de légendaire, il n’y avait au logis que Pongo et le chat adopté par lui depuis deux mois.

— Caramanico doit être mort, songea Gilles inquiet sur le sort de son fidèle compagnon qui, en dépit de son courage, ne pouvait affronter seul une dizaine d’assassins. C’était là, à n’en pas douter, une manifestation de l’étrange fraternité sicilienne dont avait parlé Paul-Jones et qui ne reconnaissait ni les simples lois de l’humanité, ni les codes d’honneur habituels pour ne prendre en considération que les torts faits à l’un de ses membres même s’il en était le premier responsable.

Un pistolet à chaque poing, il poussa du pied le lourd vantail de la porte que les inconnus n’avaient pas refermé, sans doute pour éviter le bruit et pour se ménager une retraite plus rapide, et jura entre ses dents. Les misérables travaillaient vite : le malheureux concierge gisait, face contre terre, au milieu de sa loge, un couteau planté entre les deux épaules. Ils travaillaient bien aussi : la victime n’avait pas poussé le moindre cri. Gilles l’eût entendu.

Quatre à quatre mais toujours silencieusement, il escalada l’escalier de pierre, vit que la porte de son appartement était, elle aussi, ouverte. L’antichambre était vide, le salon également mais le jeune homme poussa un soupir de soulagement en percevant, dans la bibliothèque, une voix autoritaire, pourvue d’un violent accent méditerranéen qui interrogeait :

— Ton maître ! Où il est ?…

Puis la voix paisible de Pongo :

— Moi pas savoir !… maître sorti.

— Oui, mais où ? Quand va-t-il rentrer ?

S’approchant doucement, Gilles vit Pongo debout entre la cheminée et la petite table sur laquelle il devait être en train de disposer un en-cas comme il avait coutume de le faire lorsque Tournemine ne rentrait pas dîner. Un homme masqué de noir, vêtu de noir, un chapeau pointu de bandit calabrais enfoncé jusqu’aux sourcils le menaçait d’un couteau appuyé sur sa gorge tandis que deux autres, qui semblaient la fidèle copie du premier, maintenaient l’Indien immobile. D’autres encore, six en tout, formés en demi-cercle, regardaient la scène.

— Tu ne veux pas répondre ? reprit l’homme au couteau.

— Ça servir à quoi si moi dire maître ici ou là ? Lui pas tout me dire. Lui absent, c’est tout !

— Parfait. Eh bien, on va l’attendre. Vous autres, vous allez enlever le corps du concierge pour qu’il ne se doute de rien mais toi, l’indigène, je vais te tuer doucement… tout doucement, histoire de passer le temps, de charmer les longueurs de l’attente…

— Tu n’auras guère le temps de t’ennuyer…

Gilles venait de s’encadrer dans la porte. Les deux pistolets avaient simultanément craché la mort. L’homme au couteau, qui devait être le chef, s’écroulait dans sa grande cape noire et avec lui l’un des deux qui tenaient Pongo. Rapide comme l’éclair, celui-ci abattait l’autre d’un maître coup de poing puis bondissant vers une panoplie d’armes qui ornait l’un des murs, en arrachait un sabre d’abordage. Un furieux moulinet décolla à moitié la tête d’un des assaillants qui, tirant leurs épées, formaient autour de Gilles un cercle menaçant.

Le jeune homme, ses deux coups lâchés, avait laissé tomber ses pistolets, arraché son épée du fourreau et ferraillait contre la meute, ce qui n’était pas facile car ils étaient cinq et semblaient savoir tenir une épée. L’un d’eux s’écroula, la gorge transpercée, avec un affreux gargouillement. Pongo tomba comme la foudre sur deux des quatre restant encore. Contre son sabre, les épées n’avaient pas la partie belle mais l’Indien, comme Gilles lui-même, avait affaire chacun à deux adversaires, ce qui n’était d’ailleurs pas pour leur déplaire.

— Ça commence à être amusant ! cria Gilles. Tu n’es pas blessé ?

— Non. Pongo pas blessé… mais lui mort ! ajouta-t-il en enfonçant son arme dans le corps d’un de ses adversaires au moment précis où Gilles embrochait l’un des siens en poussant un cri sauvage qui terrorisa le second. Rompant brusquement le combat, au moment précis d’ailleurs où il allait toucher Tournemine, il s’enfuit à toutes jambes, immédiatement suivi par le dernier ennemi de Pongo qui, de toute évidence, ne se souciait aucunement de rester seul avec ces deux furieux.

L’Indien allait s’élancer sur leurs traces mais Gilles le retint.

— Qu’ils aillent rejoindre le Diable leur maître si cela leur chante ! J’estime que, pour ce soir, le tableau de chasse est suffisant, fit-il en désignant les sept cadavres qui jonchaient sa bibliothèque.

Sept parce que l’homme dont Pongo s’était débarrassé d’un coup de poing était allé se fendre le crâne sur le marbre de la cheminée…

— Beaucoup de sang ! dit Pongo en se grattant la tête. Tapis et fauteuils perdus. Pas possible nettoyer…

— Quelle bonne ménagère tu es devenu ! s’écria Gilles en riant. De toute façon, cela n’a pas d’importance : nous n’en avons plus besoin… ni d’ailleurs de ces défroques ! ajouta-t-il en faisant voler, de la pointe de son épée qu’il venait d’essuyer, le turban neigeux de Pongo.

Le visage de celui-ci s’illumina.

— Fini déguisement ? Vrai ?

— Très vrai ! On va redevenir nous-mêmes et, ensuite, filer d’ici au plus vite. Les gens qui nous ont attaqués ont essuyé une défaite mais ils n’ont pas perdu leur guerre. Ils ne renonceront, pas à leur vengeance et reviendront en force aussitôt que possible. Il n’y a pas de temps à perdre car, cette fois, ils nous auraient…

— On fait quoi ?

— On déménage… cette nuit même ! Va d’abord rechercher Merlin que j’ai laissé sous l’auvent du marché Boulainvilliers. Après tu reviendras emballer ce qu’on a de plus précieux. Pendant ce temps, je vais écrire au propriétaire, lui payer un mois d’avance et le prier de vendre les meubles qui m’appartiennent et que nous ne pouvons emporter. Il n’aura qu’à remettre l’argent à mon ami Beaumarchais. Mais avant va nous chercher une ou deux bouteilles de bourgogne. On en a grand besoin…

Les yeux de Pongo brillaient comme des chandelles tandis que sa grande bouche s’étirait en un sourire qui lui faisait le tour de la tête exposant orgueilleusement ses grandes incisives de lapin.

— Moi aller tout de suite…

Il revint un instant plus tard avec une bouteille sous chaque bras, fit sauter les bouchons, tendit l’une à Gilles qui, assis devant un petit bureau, était déjà en train d’écrire sa lettre, et se mit en devoir de vider l’autre à la régalade.

— Hum ! fit-il avec un claquement de langue significatif. C’est Grand Esprit qui descend dans intérieur Pongo ! À présent moi aller chercher frère cheval…

Enjambant les cadavres avec un parfait naturel, il se dirigea vers le salon mais, arrivé à la porte, se ravisa, se retourna vers Gilles qui s’était remis à écrire après avoir vidé, lui aussi, sa bouteille.

— Et… on va où ?

— Cette nuit ? À Versailles. On retourne, sous notre ancien aspect dans notre ancien logis, chez cette bonne Mlle Marjon. Ce ne sera peut-être pas pour longtemps d’ailleurs… Je te raconterai…

— Pas la peine. C’est déjà très grande joie retrouver grand chef « Ours Rouge », vieille squaw « Aimable cigogne », vieux jardinier cacochyme et chatte Pétunia. Moi la marier avec Nanabozo…

Et, plein d’enthousiasme à l’idée d’unir prochainement en légitime mariage l’aristocratique minette de Mlle Marjon et son enfant adoptif né sur quelque gouttière dans les dernières classes de la société féline, il s’en alla exécuter les ordres de son maître.

Celui-ci acheva sa lettre, la sabla, la cacheta et la mit dans sa poche. Puis il alla chercher un sac de cuir et vida dedans le contenu des tiroirs de son secrétaire, mettant à part les papiers concernant John Vaughan qu’il tenait de Jefferson. Il en fit un rouleau qu’il cacheta après avoir glissé quelques mots à l’intérieur.

Ceci fait, il demeura un moment debout, bras croisés, au milieu de la bibliothèque, contemplant, perplexe, ses lugubres occupants qui avaient teint en rouge la plus grande partie de son tapis, hésitant sur le parti qu’il convenait de prendre.

La bonne règle des choses voulait qu’il alertât l’inspecteur de police le plus proche, autrement dit le sieur Lescaze qui habitait rue du Bac, juste à côté du marché Boulainvilliers mais il craignait un peu que les tracasseries policières ne le retardassent car il avait encore beaucoup à faire cette nuit et Lescaze, qu’il connaissait un peu, était sans doute l’homme le plus méticuleux, le plus lent et le plus paperassier de toute la police parisienne. D’autre part, filer sans avertir qui que ce soit, laisser les choses en l’état, c’était donner prise aux pires suppositions, aux pires accusations…

Il en était là de ses cogitations quand il entendit Pongo rentrer à l’écurie et, presque simultanément, le pas lourd et cadencé des soldats de la garde de Paris4 qui faisaient leur ronde. Se ruant à l’une des fenêtres donnant sur la rue, il l’ouvrit, aperçut en bas les six hommes vêtus de bleu et de rouge commandés par un caporal qui composaient l’escouade et se mit à crier « À la garde ! ».

Un instant plus tard, ledit caporal flanqué de deux soldats contemplaient le carnage avec une stupeur mêlée d’admiration.

— C’est vous, monsieur, qui avez fait tout ce travail ?

— Avec mon serviteur, oui. J’ai eu la chance d’arriver tout juste comme ils venaient de s’introduire chez moi et j’ai pu les prendre par surprise. Pouvez-vous vous charger de les faire enlever ? Je devais, cette nuit même, partir en voyage et cela me contrarierait fort de me mettre en retard…

La proposition, étant accompagnée de trois ou quatre pièces d’or, reçut une totale adhésion. Le caporal assura qu’avant le lever du jour, les corps des « malandrins » reposeraient sur les dalles de la Basse Geôle5 et que, si le gentilhomme voulait bien lui rédiger quelques mots de déposition, il se ferait un plaisir de se charger lui-même des ennuyeuses formalités usitées dans des cas semblables.

— Nous vivons des temps si troublés qu’il n’est pas rare de voir des sacripants attaquer les honnêtes gens jusque dans leurs lits. La rue ne leur suffit plus. Et si nous n’étions pas là…

La reconnaissance s’imposait. Tournemine se hâta de rédiger les quelques lignes demandées mais ne manqua pas d’y joindre de nouveaux subsides destinés à encourager la garde dans sa pénible mission de protection et de défense des gens de bien.

— Si d’autres détails vous étaient nécessaires, ajouta-t-il, vous pourrez toujours, après mon départ, vous adresser à la légation des États-Unis de l’Amérique septentrionale, hôtel de Langeac, rue Neuve-de-Berri. On s’y fera certainement un plaisir de vous aider, dit-il encore sans pouvoir se défendre d’une petite joie perverse en songeant au « plaisir » qui pourrait être alors celui de Jefferson.

Mais le caporal n’avait entendu qu’une partie de son discours.

— Monsieur est américain ? s’écria-t-il soudain débordant d’admiration. – S’il n’avait eu un mousqueton, il eût peut-être joint les mains en signe de ferveur. – Ah !… Voilà un pays pour les hommes libres… J’ai entendu dire que l’on pouvait y vivre à sa guise, faire tout ce qu’on veut puisqu’il n’y a pas de roi…

Gilles se mit à rire.

— N’importe qui peut vivre à sa guise lorsqu’il est au milieu d’une immense forêt ou bien au cœur d’une région complètement sauvage, dit-il. Et s’il n’y a pas de roi, il y a tout de même le Congrès, le général Washington, les gouverneurs d’États et quelques autres broutilles. Cela n’empêche d’ailleurs que ce ne soit réellement un admirable pays.

— Je vois ! fit avec importance le caporal qui ne voyait rien du tout. Et c’est là que monsieur va, naturellement ?

— Naturellement. Un navire m’attend au Havre.

— Alors, bon voyage, monsieur, et n’ayez surtout aucun souci pour tout ça !… ajouta-t-il avec un dédain superbe. En exterminant des malandrins, c’est toujours autant de fait pour nous ou pour le bourreau. Allons-y, les gars ! Emportons ces messieurs. Bouchu, va me chercher un tombereau.

Ce fut vite fait. Quelques minutes plus tard, les cadavres siciliens étaient empilés dans le chariot qui servait à enlever, quand on y pensait, les ordures du quartier. Le caporal et ses hommes acceptèrent gracieusement le verre de vin que Pongo avait préparé et que l’on but à la santé de l’Amérique libre et fraternelle après quoi l’on se sépara enchantés les uns des autres. Quand la demie de minuit sonna au clocher de l’église voisine des Jacobins, la rue du Bac avait retrouvé sa tranquillité habituelle.

Alors, tandis que Pongo procédait à la confection des bagages, Gilles alla s’enfermer dans son cabinet de bains avec un pot d’eau chaude qu’il était allé prendre à la cuisine, prit ses rasoirs et entreprit de libérer son visage de la barbe qui l’avait si bien dissimulé durant plusieurs mois. Il ôta également la fausse cicatrice qui lui tirait la lèvre, les faux sourcils noirs, si habilement faits qu’ils lui faisaient des arcades proéminentes et enfonçaient d’autant les yeux dans l’orbite.

À voir peu à peu reparaître dans le miroir sa figure d’autrefois, il éprouva une joie inattendue, proche voisine de celle que l’on éprouve en glissant dans de vieilles et amicales pantoufles des pieds longtemps comprimés dans des bottes un peu étroites.

Restaient ses cheveux teints en brun très foncé mais coupés assez court, à la mode de la Nouvelle-Angleterre. Il hésita un instant à les raser entièrement mais, constatant que des racines plus claires apparaissaient, il se contenta de les couper plus court encore, obtint une sorte de brosse à pointes foncées qu’il suffirait de recouper bientôt puis, allant chercher l’une de ses anciennes perruques d’uniforme, il l’ajusta soigneusement et se retrouva Gilles de Tournemine des pieds à la tête. John Vaughan venait de disparaître totalement.

Peut-être pas définitivement d’ailleurs car ce camouflage pouvant se révéler encore utile, le chevalier rangea soigneusement dans un sac les divers objets et ingrédients qui avaient permis à Préville de le faire naître.

Ceci fait, il se rhabilla, enfila une chemise propre, mit des culottes collantes noires, boutonna jusqu’au ras du cou un long gilet de même couleur sur lequel il boucla la ceinture supportant sa meilleure épée, celle que jadis lui avait donnée Axel de Fersen et endossa un habit de fin drap gris anthracite. Pour ce qu’il voulait faire à présent, mieux valait être aussi peu visible que possible.

Enfonçant sur sa tête un tricorne dépourvu de tout ornement, il acheva de ranger dans son sac tous les objets personnels qui se trouvaient dans sa chambre, prit un grand manteau de cheval et alla rejoindre Pongo qui, débarrassé lui aussi de ses blancheurs orientales, avait repris le sombre costume européen que, cependant, il n’aimait guère. Il accueillit son maître avec un large sourire.

— Toi redevenu seigneur Gerfaut ! déclara-t-il. Moi content !

Avec stupeur, Gilles considéra la pile de sacs et de malles qui encombraient l’antichambre et sur laquelle trônait un panier d’où sortaient des miaulements plaintifs.

— Qu’est-ce que c’est que tout ça ?

— Affaires personnelles ! Linge, habits, belles choses en argent… Nous très riches ! fit Pongo visiblement enchanté.

— Et comment comptes-tu emporter tout cela ?

— Pongo prendre charrette du jardinier, atteler propre cheval et aller comme ça jusque chez demoiselle « Aimable Cigogne » avec toi…

Gilles se mit à rire.

— Tu as réponse à tout. Seulement tu vas aller à Versailles tout seul.

Les yeux de Pongo se changèrent en deux points d’interrogation mais il fronça les sourcils.

— Où toi aller ? fit-il soupçonneux. Encore faire sottises ?

— J’espère que non, fit le jeune homme avec un soupir. Je vais suivre ton conseil, mon ami : je vais voir ce qu’il reste de ma femme dans cette catin qui se fait appeler Mme de Kernoa. Viens, je vais t’aider à charger ta charrette. Ensuite, je fermerai la maison…

Un quart d’heure plus tard c’était chose faite et, l’un sur sa charrette, l’autre sur son cheval, Pongo et Gilles commençaient à descendre la rue du Bac en direction de la Seine. Le temps était le même que lors du retour de Gilles. L’orage semblait tourner autour de Paris sans se décider à éclater. Il s’éloignait, cependant, car les coups de tonnerre étaient plus sourds, plus espacés aussi et le vent s’était un peu calmé. La rue, d’ailleurs, avait retrouvé son éclairage, grâce très certainement aux bons soins de la patrouille.

Comme Tournemine atteignait l’angle de la rue de l’Université, une voiture en sortit et s’arrêta devant la porte de la maison qui formait cet angle, une belle demeure datant du siècle précédent. Un homme et une femme en descendirent.

Très belle, très gaie aussi, la femme était célèbre et Gilles la reconnut aussitôt : c’était la Saint-Huberty, la plus célèbre cantatrice de l’Opéra. Elle sauta à terre dans un envol de dentelles claires nimbées d’un léger nuage de poudre échappé à sa haute coiffure et tira la sonnette de la porte puis, constatant que son compagnon ne l’avait pas suivie, elle se retourna et lança, mécontente :

— Eh bien ? Venez-vous ? Je croyais que vous attendiez, cette nuit, une visite…

L’homme ne lui répondit pas. Planté au milieu de la rue, sous l’éclairage dansant de la lanterne pendue entre deux maisons, il regardait passer Tournemine avec des yeux dilatés de stupeur qui, un instant, croisèrent le regard glacé du chevalier. Mais sans s’arrêter, celui-ci détourna la tête et poursuivit son chemin sans que l’autre trouvât seulement la force d’une réaction.

Ce fut ainsi que le chevalier sut que, pendant des mois sans doute, il avait habité sans le savoir presque en face de l’un de ses plus mortels ennemis, le comte d’Antraigues avec lequel, par deux fois déjà, il avait croisé le fer au détriment de celui-ci d’ailleurs6… et qu’il venait d’être reconnu.

« Dès demain, pensa-t-il, le comte de Provence saura que je suis toujours vivant. Lui et les hommes de Caramanico, cela va faire beaucoup d’ennemis en même temps ! Il va falloir aviser mais si, cette nuit, tout se passe comme je l’espère, cela n’aura plus beaucoup d’importance… »

Une demi-heure plus tard, ayant laissé place Louis-XV Pongo et la charrette poursuivre leur chemin vers la barrière de la Conférence, il se retrouvait rue de Clichy devant la grille close de la folie Richelieu.

Apparemment, Mme de Kernoa ne recevait pas, cette nuit. Au fond de son beau jardin, la maison était obscure. Aucune lumière ne se montrait derrière les volets fermés et ce silence, ces ténèbres, évoquaient si bien l’absence, l’abandon que Gilles sentit une inquiétude lui mordre le cœur : le scandale d’hier avait-il été si grand que les protecteurs de Judith aient jugé utile de l’éloigner si rapidement ? La plupart des tripots élégants étaient souvent le théâtre d’affaires plus ou moins violentes sans s’en trouver plus mal pour autant, bien au contraire. Quant aux grandes courtisanes, leur renommée se trouvait au contraire singulièrement augmentée quand, d’aventure, deux gentilshommes jugeaient utile de se couper la gorge pour leurs beaux yeux.

Mais, si l’hôtel semblait mort, une flamme brûlait derrière les contrevents de l’un des deux petits pavillons d’entrée, élevés près de la grille à l’usage du concierge et du jardinier. Et, sans hésiter, Gilles alla frapper à cette fenêtre.

Il frappa un moment qui lui parut durer un siècle. Finalement, une petite porte s’ouvrit derrière la grille et un homme en bonnet de nuit sortit, armé d’une chandelle dont il protégeait la flamme de sa main. Les coups avaient dû le réveiller car il bâillait à se décrocher la mâchoire et ce fut avec un maximum de mauvaise humeur qu’il demanda :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Pour ne pas éveiller la méfiance de cet homme, Gilles, pensant qu’il n’était pas mauvais qu’on le prît pour un imbécile légèrement pris de boisson de surcroît, avait laissé son cheval un peu plus haut dans la rue et s’était accoudé familièrement à la grille.

— Ce que je veux, mon bonhomme ? Ben, je veux entrer parbleu ! J’arrive de province et on m’a dit que c’était ici la maison de Paris où l’on s’amusait le plus. Alors je viens m’amuser… Ouvre-moi !

— Passez votre chemin. On ne s’amuse pas ce soir…

— Ah non ?… Ça, c’est pas de chance ! Et pourquoi est-ce qu’on ne s’amuse pas ?

— Parce que c’est comme ça ! Et puis vous avez trop bu : allez vous coucher…

— Pas sommeil !… Mais, écoute un peu, concierge… et, tiens, prends ça ! ajouta-t-il précipitamment en portant la main à son gousset quand il vit que l’autre, avec un haussement d’épaules, allait rentrer dans sa loge.

— Qu’est-ce que vous voulez encore ? dit le concierge, considérablement radouci par le demi-louis qui brillait au bout des doigts du faux provincial.

— Je veux que tu me dises si, les autres soirs, on s’amuse ici parce que je n’arrive pas à y croire. C’est pas gai gai cette maison noire, ce jardin noir, tout ce noir…

Le demi-louis ayant changé de main le concierge se mit à rire.

— Quelque chose me dit que vous l’êtes aussi un peu, noir, mon bon monsieur. Mais on vous a dit la vérité. D’habitude, c’est très gai ici… Seulement, ce soir, les salons sont fermés et la maison aussi.

— Pourquoi ça ?…

— Parce que madame n’est pas là. Elle est partie à… à la campagne.

— Ah ! Et où elle est, cette campagne ? fit Gilles continuant son rôle jusqu’au bout pour masquer sa déception. C’est que… j’aurais bien voulu la voir, moi, ta madame. On m’a dit quelle était… comment déjà ?….Ah oui : di-vi-ne ! Alors on ne renonce pas comme ça à voir une femme di-vi-ne … Et je rentre chez moi demain.

— Faudra vous faire une raison, mon pauvre monsieur. Je ne sais pas où elle est allée. On m’a seulement dit qu’elle allait à la campagne pour quelques jours. Maintenant, rentrez chez vous et laissez-moi retourner me coucher. Soyez raisonnable. Il n’y a personne… que moi.

Gilles allait peut-être essayer du pouvoir d’une autre pièce car il avait l’impression que cet homme en savait plus qu’il ne voulait le dire quand, tout à coup, quelque chose attira son attention : là-bas, au premier étage de la maison, une lueur venait d’apparaître un court instant dans les interstices des volets. Il comprit alors que le concierge lui mentait, sur ordre sans doute et que l’hôtel était beaucoup moins vide qu’on ne voulait bien le dire. Il s’agissait à présent de s’en assurer…

— C’est bon !… fit-il avec un hoquet des plus convaincants. Je m’en vais. Mais elle sait pas ce qu’elle perd, ta maîtresse ! Et quand tu la reverras, n’oublie pas de lui dire que le baron de Chevrotin-Roblochon ne se consolera… hic !… jamais de ne pas l’avoir ad… mirée !

— Entendu, entendu !… Bonne nuit, monsieur le baron…

Et, bâillant plus que jamais, le concierge, serrant dans sa main la pièce si facilement gagnée, referma sa porte soigneusement et, selon toutes probabilités, regagna son lit en hâte.

Demeuré seul, Tournemine quitta l’appui de la grille et, chantonnant une chanson à boire à seule fin que le concierge l’entendît bien s’éloigner, alla rechercher Merlin et, le tenant par la bride, remonta la rue le long du mur de la propriété jusqu’à l’endroit où ce mur formait l’angle d’un petit chemin de terre s’insinuant entre deux propriétés et remontant en serpentant vers les vignes de Montmartre.

Sûr, désormais, d’être tout à fait hors de vue, le chevalier attacha son cheval à un petit arbre qui poussait contre l’enceinte de la folie Richelieu, se hissa debout sur sa selle et, de là, atteignit sans peine le haut du mur au moyen d’un simple rétablissement. Puis, à cheval sur le faîtage, il examina les alentours.

La maison, ainsi qu’il l’avait supposé, était assez proche de son mur. Le jardin, à cet endroit, formait un bosquet délimité par une haie basse, couverte de fleurs blanches, à travers laquelle filait une allée qui semblait aboutir à une terrasse. Plus aucune lumière ne se montrait mais la végétation lui cachait une assez grande partie des bâtiments.

Le silence était profond car, à cette heure tardive de la nuit, les oiseaux eux-mêmes étaient endormis. Craignant de le troubler et de faire apparaître peut-être les deux molosses humains qu’il avait vus garder le perron, Gilles descendit avec précaution, constatant non sans plaisir que son mur était plus qu’aux trois quarts couvert d’un lierre solide grâce auquel l’escalade du retour serait chose facile.

En quelques pas légers, il eut atteint la maison qui lui apparut dans toute son épaisseur. Une terrasse dallée en faisait le tour sur trois côtés et il suivit cette terrasse, ce qui lui permit de s’assurer que toutes les fenêtres du rez-de-chaussée étaient munies de volets et ces volets hermétiquement clos. En revanche, au premier étage, certains d’entre eux semblaient seulement poussés et, encore, avec quelque négligence. Restait à atteindre ce premier étage…

Mais, en arrivant sur le côté droit, il vit un grand arbre qui étendait ses branches touffues jusqu’aux fenêtres de la maison. Il examina alors soigneusement cet arbre : une des branches maîtresses frôlait le mur, atteignant presque l’une des fenêtres du premier étage.

Pensant que les dés étaient mentalement jetés, il empoigna une branche basse et se hissa dans l’arbre. C’était là un exercice qu’il n’avait pas effectué depuis longtemps mais qui lui permit de constater qu’il s’en tirait toujours aussi aisément.

Parvenu à la fourche, il resta un moment immobile, l’oreille tendue, le regard fouillant l’obscurité de la fenêtre qu’il avait prise pour but. Le volet, en effet, n’était pas fermé et laissait voir le brillant d’une vitre révélée par le mince rayon du dernier quartier de la lune.

Gilles grimpa alors sur la branche suivante puis sur une troisième : c’était précisément celle qui conduisait à la fenêtre. Alors, prenant appui sur une branche supérieure, il avança lentement en direction de la maison. La branche plia légèrement sous son poids mais résista.

Continuant à avancer sur sa branche qui oscillait de plus en plus, il tendit sa main droite sans lâcher la branche qu’il tenait de l’autre, réussit à atteindre le bord du volet et doucement, tout doucement pour ne pas rompre un équilibre déjà précaire, il le rabattit, dévoilant une balustrade étroite et un rebord qui lui parut suffisamment large.

Alors, lâchant enfin sa branche, il s’élança, le corps penché en avant, atteignit le rebord du bout des pieds et se heurta cruellement les genoux à la pierre de la balustrade qu’il empoigna et à laquelle il se maintint fermement puis s’assit pour tenter d’apercevoir ce qu’il y avait à l’intérieur. Sa main tâta les vitres et la fenêtre, doucement, céda sous sa pression : elle non plus n’était pas fermée.

Refusant de voir ce qu’il y avait d’étrange dans une telle négligence à la garde d’une maison d’autre part si bien close, il sauta d’un bond léger à l’intérieur et atterrit sans le moindre bruit car ses pieds touchèrent la douceur d’un épais tapis.

L’obscurité étant profonde, il tira son briquet de sa poche, le battit et vit qu’il se trouvait dans un long couloir qui traversait toute la maison et aboutissait à une fenêtre semblable à la sienne. Ce couloir était presque une galerie car il était assez large et une agréable senteur de fleurs fraîches y régnait, venant des vases disposés sur des consoles. Ils y alternaient, de chaque côté, avec des portes fermées, des portes donnant très certainement sur des chambres.

À pas comptés, le visiteur s’avança le long de cette galerie, cherchant à déterminer, en se souvenant de l’emplacement des fenêtres derrière lesquelles, avant son duel avec Caramanico, il avait vu la lumière rose – les mêmes d’ailleurs où, tout à l’heure, il avait vu passer une lueur – quelle était la porte donnant sur la chambre de Judith.

Pourtant, quand il crut l’avoir trouvée, il hésita un instant, la main levée au-dessus de la poignée. Peut-être, avant d’entrer là, ferait-il bien d’aller visiter le rez-de-chaussée où pouvaient se trouver de désagréables surprises. La large cage de l’escalier s’ouvrait, en effet, juste derrière son dos…

Il allait s’y décider quand un faible rai de lumière glissa soudain sous la porte qui s’ouvrit sans bruit. Debout derrière cette porte dans un ample peignoir de batiste blanche sur lequel croulaient ses cheveux, une chandelle à la main, se tenait Judith elle-même.

Le regard sombre et le regard clair se rencontrèrent, s’attachèrent l’un à l’autre.

— Entre ! dit tranquillement la jeune femme. Je crois bien que je t’attendais…



1. Le pont de la Concorde, alors pont Louis-XVI, était en construction.

2. Titre exact de Jefferson.

3. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.

4. La garde avait absorbé le guet depuis 1783.

5. La morgue.

6. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.

CHAPITRE XIII LA NUIT DES REVENANTS

La porte refermée aussi doucement qu’elle s’était ouverte, Judith alla poser son bougeoir d’argent sur l’angle d’une petite table à coiffer dont le miroir doubla la flamme, révélant l’intérieur d’une chambre dont l’aspect surprit Tournemine. Avec ses blancheurs virginales et le bleu candide de ses sièges, elle évoquait davantage le sanctuaire d’une pure jeune fille que les désordres brûlants d’une courtisane. Il n’était jusqu’au lit, drapé à la polonaise, dont le charmant baldaquin n’abritât guère qu’une seule place.

Ce fut au pied de ce lit que Judith alla s’adosser, les mains cachées derrière son dos, comme pour en défendre l’accès éventuel. Gilles, pour sa part, choisit de s’appuyer à la cheminée ce qui avait l’avantage de les mettre face à face bien qu’à une certaine distance.

Le court silence qui s’établit permit à Gilles d’examiner sa femme avec une attention non dénuée de surprise car il s’était attendu à toutes sortes de réactions de sa part : colère, angoisse, peut-être même horreur – mais pas à cette attitude paisible et indifférente, bizarrement détachée, presque lointaine. Debout dans le reflet pauvre de la bougie qui assombrissait la masse de ses cheveux dénoués mais idéalisait encore ses traits fins, vêtue de blancheur immaculée, elle ressemblait à un fantôme plus qu’à un être de chair car sa pâleur était extrême.

Vainement, il chercha à capter le sombre regard qui le dédaignait et passait au-dessus de lui. Agacé de n’y point parvenir, il se décida à faire entendre sa voix, une voix curieusement calme et qui ne reflétait en rien la tempête dont son cœur était bouleversé.

— Me diras-tu, fit-il, ce qui pouvait te faire croire que j’allais venir ?

Toujours aussi indifférente, Judith haussa les épaules.

— Tu ne pouvais pas ne pas venir. Cela ne t’aurait pas ressemblé… Dès l’instant où j’ai deviné qui se cachait derrière le masque de ce marin américain, j’ai su que tu reviendrais. Aussi t’ai-je attendu. Pas longtemps, il est vrai, puisque vingt-quatre heures seulement se sont écoulées depuis la honte que tu m’as infligée… C’était hier !

— Curieuse attente ! Une maison déserte, bouclée comme un coffre-fort, gardée et…

— N’y avait-il pas une fenêtre ouverte et n’as-tu pas su trouver cette fenêtre ? Je savais que cela suffirait. N’as-tu plus les ailes du Gerfaut ?

— Soit, tu m’attendais ! Mais hier… au milieu de cette foule joyeuse, de ces hommes qui collaient à toi comme des mouches à un rayon de miel, tu ne m’attendais guère, n’est-ce pas ?

Quittant sa pose abstraite, elle alla s’asseoir devant sa table à coiffer, pencha la tête pour contempler son visage dans le miroir. Puis, d’une petite voix paisible, comme si ç’eût été la chose du monde la plus simple, elle déclara :

— On m’avait dit que tu étais mort…

— Évidemment ! On n’attend pas un mort. On le pleure… ou on l’enterre. Apparemment, tu as choisi sans peine la seconde solution…

Le reflet du miroir lui renvoya la brutale terreur qui avait envahi les yeux noirs de Judith quand il avait dit « on l’enterre ». Et il devina que ce simple mot, en lui rappelant la nuit horrible où elle s’était trouvée jetée, toute vivante, au fond d’une tombe1, suffisait à raviver son effroi et les cauchemars qui avaient longtemps hanté ses nuits, cauchemars dont, seule, l’influence magnétique de Cagliostro avait réussi à la délivrer. Mais la colère qui gonflait en lui était si violente qu’il éprouva une joie cruelle à lui faire ce mal. Au moins lui avait-il fait perdre sa superbe indifférence.

Lentement, il s’approcha d’elle jusqu’à ce que son propre visage s’inscrivît dans la glace au-dessus de la tête de la jeune femme.

— Tu ne m’as guère pleuré, il me semble ? L’anniversaire de notre doux mariage est encore éloigné de près de trois mois. Ma mort supposée n’en a pas neuf et cependant…

Brusquement, elle fit volte-face sur sa chaise et leva vers lui un visage étincelant de fureur.

— Pourquoi t’aurais-je pleuré ? On ne pleure que ce qui en vaut la peine et toi tu n’as jamais été digne même d’un seul de mes regards ! As-tu oublié ce qui s’est passé au soir de ce mariage dont tu oses te prévaloir ? As-tu oublié que tu m’as laissée seule… toute seule pour courir au rendez-vous que te donnait une maîtresse jalouse… et quelle maîtresse ! L’immonde garce qui ridiculise notre pauvre roi, qui déshonore le trône de France et, qui après lui avoir soutiré un collier de deux millions, jette à la Justice son autre amant, le cardinal de Rohan ! Ah ! vous allez bien ensemble, toi et elle ! Un paysan bâtard, mal dégrossi et une putain…

La gifle claqua comme un coup de fouet. Une autre suivit et une autre encore qui procurèrent à Gilles une espèce de griserie dangereuse. Puis, arrachant Judith de sa chaise, il la jeta brutalement sur son lit où elle s’affala dans un froissement de tissus, disparaissant presque entièrement sous le flot de ses dentelles.

Ne voyant plus d’elle que deux pieds chaussés de pantoufles de satin bleu, Tournemine s’apaisa un peu, juste ce qu’il fallait pour reprendre le contrôle de lui-même. Il en était grand temps d’ailleurs car sa raison, obscurcie d’un brûlant nuage rouge, l’avait abandonné et il avait été, un court instant, sur le point de tuer. L’envie lui en bouillonnait encore au ventre comme les éclairs incandescents d’un soleil sanglant et l’effort qu’il dut faire sur lui-même pour maîtriser cet incendie le laissa tremblant, la sueur au front…

— Il te va bien d’appliquer à d’autres le nom de putain ! gronda-t-il entre ses dents serrées. Tu es devenue, n’est-ce pas, orfèvre en la matière ? Je ne suis sans doute qu’un paysan mal dégrossi, comme tu le dis si bien, mais je m’en retrouve infiniment fier car, chez nous, les paysans, nos femmes savent ce que c’est qu’être veuves et, pour elles, le noir des vêtements de deuil n’est pas destiné à devenir un piège pervers tendu à la lubricité des autres hommes, comme la robe que tu portais hier. Une véritable affiche, cette robe ! Une noble livrée, en vérité pour la dernière des Saint-Mélaine !

Rejetant avec fureur les tissus qui l’empêtraient, Judith fit surgir de leur blancheur son visage, rouge des gifles reçues et ruisselant de larmes.

— Je t’interdis de prononcer ce nom ! Il est mort avec mon père ! Il n’existe plus… et moi non plus je n’existe plus ! Il n’y a plus de Judith de Saint-Mélaine !…

— Je sais !… et je le regrette mais les sirènes ne vivent pas longtemps sur la terre ferme… La mienne repose, pour l’éternité, sous un chêne de la vieille Brocéliande…

Avec horreur, la jeune femme plaqua ses deux mains sur ses oreilles.

— Tais-toi !

— … mais c’est seulement hier soir que je l’ai compris. Trop tard… beaucoup trop tard !

D’un revers de sa main, il essuya son front humide d’une sueur qui se glaçait en dépit de la douceur de la nuit.

— Laissons cela ! soupira-t-il. Nous avons encore tant de choses à nous dire ! Parlons plutôt de ta haine pour la reine. Cette haine, rien ne la justifie : je ne suis et n’ai jamais été son amant. Sur la mémoire de mon père et sur mon honneur, je le jure.

— Et tu t’imagines que je vais te croire ? L’honneur d’un bâtard ! cracha-t-elle avec mépris. Oh ! Tu peux frapper encore, ajouta-t-elle en voyant se lever à nouveau la main vengeresse du jeune homme, il faudra bien que tu entendes ce que j’ai à dire car rien ne me fera taire. Tu oublies que j’ai été bien renseignée sur ton aventure avec la reine ! Tu oublies la lettre que j’ai reçue au lendemain de ce que tu appelles « notre doux mariage » ! Elle m’a amplement éclairée sur ce que vous valiez toi et ta souveraine de carnaval. On connaît ses amants : tu n’as fait qu’allonger la liste, voilà tout !

— Quelle sottise ! J’ai lu cette lettre que Mlle Marjon avait conservée. Ce n’était qu’un tissu de mensonges ourdis par… un membre de l’entourage de Monsieur, dit-il, surpris lui-même de la soudaine répugnance qu’il venait d’éprouver à l’instant de prononcer ici le nom d’Anne.

Mais Judith sauta sur cette dérobade.

— Un membre de l’entourage de Monsieur ? Et qui donc ? La belle comtesse de Balbi, peut-être ? N’a-t-elle pas été elle aussi ta maîtresse ?

— Nous nous égarons. Je n’ai pas à te livrer de nom. Il devrait te suffire de savoir que le prince est depuis longtemps mon ennemi… notre ennemi plutôt car, si tu veux tout savoir, lorsque j’ai été enfermé à la Bastille il m’a menacé de te faire mourir pour m’obliger à lui remettre certains objets…

— Quels objets ? Le portrait de la reine que j’ai trouvé chez toi peut-être ?

— Cela et autre chose… mais si j’ai dû disparaître c’était uniquement pour te protéger, pour te sauver…

Elle haussa les épaules.

— Comme c’est vraisemblable ! Et qui t’a aidé dans cette entreprise ? Car on t’a aidé, n’est-ce pas ? Ce n’est pas si facile de quitter la Bastille en laissant derrière soi un faux cadavre.

— On m’a aidé, oui.

— Et bien sûr c’était encore elle ! Elle, toujours elle ! Elle qui est toute-puissante…

— Elle que tu as voulu assassiner, en même temps que trois enfants innocents… et sans parler d’une foule de malheureux à peine moins innocents ! Comment as-tu pu accepter cette effroyable tâche, devenir meurtrière ?

Sautant sur ses pieds, elle se dressa devant lui, orgueilleuse et menaçante comme un serpent qui va frapper.

— Une justicière ! Cette catin et les bâtards qu’elle a glissés sur les marches du trône ne méritent pas de vivre. Ils déshonorent la royauté, la noblesse tout entière qui s’incline devant eux et baise leurs mains… Et moi, moi que cette femme a si cruellement offensée, moi dont elle a détruit la vie, j’ai fait le sacrifice de la mienne afin de l’abattre car j’étais prête à mourir avec elle ! N’oublie pas que je m’appelle Judith !

— Que tu t’appelais ! corrigea Gilles. N’avons-nous pas admis il y a un instant, qu’elle n’existait plus ? En tout cas, bravo pour la tirade ! Tu possèdes un grand talent, ma chère, et je ne vois pas pourquoi tu ne monterais pas sur les planches. La Comédie-Française t’attend et comme théâtre et galanterie constituent les deux ravissantes mamelles des jolies femmes qui s’y font entendre tu t’y sentiras parfaitement à ton aise quand ton tripot ne marchera plus…

Haussant les épaules, elle alla ouvrir une petite porte qui devait donner sur un cabinet de toilette car Tournemine l’entendit faire couler de l’eau dans une cuvette.

— Ni tes insultes, ni ton opinion ne m’intéressent, fit-elle à la cantonade, par contre j’aimerais beaucoup savoir comment tu as pu apprendre tout cela ? Personne n’en a rien su et l’on a tenu la main, en haut lieu, à ce que l’affaire ne transpire pas. Cela n’aurait guère arrangé la réputation de ta chère Marie-Antoinette…

— Comment j’ai su ? Oh, c’est fort simple : c’est moi qui ai fait échouer l’attentat si soigneusement préparé par ce cher comte de Provence.

Il y eut un silence puis Judith reparut, armée d’une serviette avec laquelle elle se tamponnait doucement le visage, un visage qui reflétait une grande perplexité.

— Toi ? dit-elle enfin. Je ne vois vraiment pas comment tu as pu savoir…

— Peu importe ! Ce qui compte c’est que l’épouse du roi, ses enfants, fit-il en appuyant intentionnellement sur le possessif, soient encore vivants, que tes mains… et mon honneur ne soient pas couverts de sang.

— En quoi cela concernait-il ton honneur ?

— Tu le demandes ? Que tu te fasses appeler Julie de Latour, de Kernoa ou de n’importe quoi, il n’en demeure pas moins que tu es ma femme et qu’au moins sur les registres de l’Église, tu portes mon nom.

Elle eut un sourire moqueur que démentit la soudaine douceur de sa voix.

— Non, Gilles, je ne suis pas ta femme et, en fait, je ne l’ai jamais été. Notre mariage n’est pas valable et nous n’avions pas le droit de nous unir. C’est un grave péché que nous avons commis mais nous ne le savions pas…

— Qu’est-ce que cette histoire encore ? Pas valable notre mariage ?

— Mais non.

— Peux-tu me donner une raison plausible à une pareille sottise ? As-tu oublié…

— Je n’ai rien oublié. Quant à la raison, je vais te donner la meilleure de toutes : l’homme que j’avais épousé après avoir échappé au mariage que voulaient m’imposer mes frères n’est pas mort. Il a pu survivre à ses blessures et…

— À qui feras-tu croire cela ? gronda Gilles. Pas à moi, en tout cas ! Tu oublies qu’avant de mourir, pendu par moi, Tudal, ton misérable frère m’a dit qu’il avait tué Kernoa. Je l’entends encore me dire que son épée lui était passée à travers le corps « comme une aiguille dans de la soie »…

— Ce ne serait pas la première fois qu’un homme laissé pour mort retrouverait le souffle et parviendrait à guérir.

— En effet. Tout dépend de la gravité de la blessure mais je connais peu d’exemple d’hommes percés de part en part et demeurés en vie. En outre, je vais te dire pourquoi je refuse de croire à cette soudaine résurrection…

— Que tu y croies ou non, quelle importance ? Elle est, un point c’est tout ! Job est vivant, il m’a retrouvée. Je regrette, bien sûr, de t’avoir trompé sans le vouloir. J’étais sincère le jour où j’ai accepté de devenir ta femme mais le Destin, sans doute, n’était pas d’accord puisqu’il m’a ramené mon véritable époux…

Elle parlait, elle parlait à présent, enfilant des phrases l’une après l’autre comme si elle récitait une leçon. Il y avait en elle quelque chose d’automatique, d’impersonnel qui frappa Gilles et lui fit froncer le sourcil : il aimait mieux la furie déchaînée de tout à l’heure. Celle-là était la vraie Judith ; pas celle qu’il avait à présent sous les yeux, débitant des paroles qui lui paraissaient curieusement étrangères et que d’ailleurs il n’écoutait pas.

— Si je te comprends bien, dit-il tranquillement, ce bon Kernoa est un revenant, lui aussi, tout comme toi, tout comme moi… En tout cas, il me paraît au mieux avec le Seigneur car t’avoir retrouvée alors que tu étais cachée à Saint-Denis, sous un faux nom après avoir passé pour morte, cela tient du génie. Au fait, et à propos de Saint-Denis, j’aimerais bien savoir comment tu en es sortie ? La prieure, Madame Louise de France, m’a dit que la reine, cette reine que tu hais tant, avait pris la peine de te faire chercher par l’une de ses intimes amies, la comtesse de Polignac alors même qu’elle m’avait dit sa volonté de te maintenir dans cet abri sacré assez longtemps pour que l’on puisse oublier tes exploits de Seine-Port. Je t’avoue n’avoir rien compris et mon intention était de me rendre à Versailles pour voir la reine et l’interroger respectueusement. Mais j’ai préféré commencer par toi. Cela m’a paru plus logique.

Il s’interrompit. Judith s’était mise à rire comme s’il venait de lancer une irrésistible plaisanterie.

— Je ne vois pas ce que j’ai dit de si drôle ?

— C’est plus que drôle ! Mais pour que tu apprécies tout le sel de la chose, il faut bien que je te mette les points sur les I. Comment as-tu pu croire que la reine m’avait fait sortir ? S’il n’y avait eu qu’elle j’aurais sans doute pourri dans cette prison jusqu’à ce que j’aie des cheveux blancs. D’ailleurs, vous étiez d’accord, toi et elle… Vous avez été trop contents d’apprendre que Monseigneur de Provence m’avait cachée à Saint-Denis ? Quand on m’a dit que ta Messaline ordonnait que l’on m’y maintienne, même si Madame me réclamait, j’ai compris qu’elle me rendait ma haine et que, toi mort, elle entendait se venger sur moi…

— Assez de sottises ! Va au fait : comment es-tu sortie ?

— Grâce à celui qui m’y avait fait entrer… et le plus simplement du monde : avec une fausse lettre de la reine.

— Portée sans doute par une fausse comtesse de Polignac ? fit Gilles sarcastique.

— Tu ne crois pas si bien dire : portée par une fausse comtesse de Polignac. Ce n’était pas difficile, d’ailleurs. Il suffisait d’une femme lui ressemblant un peu. D’ailleurs, même cette ressemblance était superflue : Madame Louise a quitté la Cour bien avant que les Polignac n’y viennent. Elle n’a jamais vu la comtesse, ni aucun autre membre d’une famille qui était assez obscure, en son temps, et trop pauvre pour paraître à Versailles. Tu vois, tout cela est fort simple ! Qu’en dis-tu ?

— Rien ! En vérité je ne vois rien à dire ! Tout cela est admirable quand on songe que l’auteur de ces mensonges, de ces faux-semblants, de ces faux tout court est un prince du sang, un fils de France et le propre frère du roi ! En vérité, je ne sais ce que je dois le plus admirer, du peu de crainte que lui inspire la justice divine ou de la servilité avec laquelle tu lui obéis et te plies à tous ses caprices. Je savais que Monsieur était un misérable prince, mais je ne savais pas que toi, une Saint-Mélaine c’est-à-dire une fille dans les veines de qui coule un beau sang breton, tu pouvais descendre assez bas pour le suivre dans ses menées tortueuses, pour t’avilir comme tu le fais.

Le mot la gifla et, enfin, elle retrouva ses réactions sauvages de tout à l’heure, celles de la vraie Judith.

— En quoi suis-je avilie ? Parce que j’ai repris la vie commune avec mon véritable époux ?

— La vie commune ? Où donc est-il ? Comment se fait-il que je ne l’aie vu à tes côtés ni hier ni ce soir ?

— Il est absent de Paris mais il ne saurait tarder. Peut-être rentrera-t-il cette nuit-même. Il ne me laisse jamais seule très longtemps.

— Vraiment ? Alors, nous allons l’attendre ensemble. Pendant ce temps-là tu auras tout le temps de me raconter la suite de ton roman. Car, en vérité, il y a encore beaucoup de choses qui m’échappent dans ton histoire et, si tu veux savoir mon sentiment, je la trouve plutôt fumeuse.

— L’attendre ? Que veux-tu dire ?

— Rien d’autre que ce que je dis…

Et Gilles, avisant une chaise longue disposée devant l’une des fenêtres, alla en ôter une robe qui s’y trouvait jetée et s’installa commodément, en homme qui a tout son temps, prenant soin seulement de garder son épée à portée immédiate de sa main.

— Voilà ! fit-il avec satisfaction. À présent je t’écoute. Dis-moi un peu quelle bonne fée de la lande bretonne, quel korrigan, quel enchanteur Merlin est allé prendre par la main ce digne moribond pour te le ramener à… au fait, où donc ? Ce n’est tout de même pas à Saint-Denis qu’il est venu te trouver ?

— Non, répondit Judith sombrement, c’est au château de Brunoy. Et cesse de persifler : le seul miracle dans notre histoire à tous deux est qu’il soit demeuré en vie et que Monseigneur en ait eu connaissance. Job m’a cherchée quand il est revenu à la vie. Il a battu la Bretagne puis il est venu à Paris. Je lui avais parlé de ma pauvre tante de Sainte-Croix. La chance a fait le reste.

— La chance ! Comme c’est aimable pour moi… Mais c’est vrai, au fait, tu avais jadis une tante à Paris, celle qui était une si fidèle adepte de ce pauvre Cagliostro. D’où vient que tu n’aies pas cherché refuge auprès d’elle après ma mort ?

— J’avais alors besoin d’être puissamment protégée, par quelqu’un d’assez fort pour me venger de Marie-Antoinette. Mais après ma sortie de Saint-Denis, j’ai voulu aller chez elle. Je suis arrivée juste à temps pour recueillir son dernier soupir. Elle était mourante… et c’est auprès d’elle que j’ai retrouvé mon cher Job ! À présent, tu sais tout et je t’en supplie, va-t-en !

— Que je m’en aille ? Mais, ma chère, il n’en est pas question. Je viens de te dire que je voulais voir ce bon docteur Kernoa… il est bien médecin, n’est-ce pas ?

Judith fit signe que oui mais, depuis quelques instants elle faisait preuve d’une nervosité croissante, allant et venant à travers sa chambre en serrant très fort ses mains l’une contre l’autre. Pendant un long moment, elle continua en silence cette promenade agitée sous l’œil de Gilles qui l’observait, intrigué par un comportement si étrange. Elle semblait l’avoir complètement oublié, passait continuellement devant lui sans même lui jeter un regard mais murmurant entre ses dents des mots incompréhensibles. On aurait dit qu’elle discutait avec elle-même ou encore qu’elle luttait contre une puissance invisible. Et le silence profond qui enveloppait cette maison autour de cette femme presque hagarde avait quelque chose d’hallucinant.

Incapable de supporter plus longtemps ces allées et venues, Gilles allait arrêter Judith quand, d’elle-même, elle se planta devant lui et la lumière de la chandelle fit briller des larmes sur ses joues.

— Écoute, fit-elle douloureusement. Il faut que tu t’en ailles ! Il faut que tu comprennes enfin qu’il n’y a plus rien de possible entre nous, que tout est fini. D’ailleurs cela a-t-il jamais commencé ? Nous nous sommes trompés…

— Parle pour toi ! Moi je sais que je ne me suis pas trompé. Toujours je n’ai voulu que toi, je n’ai rêvé que de toi. As-tu oublié nos nuits d’amour et ce soir merveilleux où tu es venue vers moi… où tu disais que tu m’aimais ? Et tu m’aimes vraiment sinon tu n’aurais pas fait ce que tu as fait quand tu t’es cru trompée. Reviens à toi, Judith ! Tu es là, devant moi comme l’ombre de toi-même, prisonnière de je ne sais quel sortilège. Et d’ailleurs n’est-ce pas la seule explication valable ? Sinon comment toi, si fière, si farouche, comment aurais-tu pu consentir à devenir ce que l’on a fait de toi ? La reine de la nuit ! Une tenancière de tripot ! Une fille entretenue… toi, Judith ? Allons donc !

Avec colère, elle se détourna de lui, frappant rageusement le parquet du pied.

— Je ne suis pas une fille entretenue ! Si j’ai accepté de tenir ce rôle, c’est… oh ! et puis je suis bien bonne de te donner des explications puisque tu n’es plus rien pour moi, puisque tu n’as jamais rien été… Mais, à présent il faut que tu t’en ailles… que tu cesses de me tourmenter. Si vraiment tu m’as aimée, laisse-moi !

À nouveau, il la saisit mais cette fois la serra contre lui si fort qu’elle en gémit, lutta pour échapper à son étreinte sans parvenir seulement à la desserrer.

— Pourquoi veux-tu tellement que je m’en aille ? Je t’ai dit que je voulais voir cet homme.

— Non… non ! Laisse-nous tranquilles ! Tu n’as aucun droit…

— Peut-être, après tout, mais cela n’explique rien. D’après ce que j’ai pu apprendre de ce Kernoa, il était… enfin, il est un homme de bien, un brave garçon. Pourquoi donc as-tu tellement peur d’une rencontre entre nous ? Parce que tu as peur, n’est-ce pas ? Peur de quoi ? Il est si jaloux ? J’ai quelque peine à le croire après le spectacle que tu m’as offert hier soir.

Elle se tordit contre lui mais il resserra encore son étreinte tandis que, de sa main libre, il emprisonnait les deux poignets de la jeune femme.

— Tu me fais mal !…

— Aucune importance ! Réponds-moi ! Tu as peur, n’est-ce pas ?

— Oui… oui, c’est vrai… j’ai peur.

— De quoi ? De qui ?…

Brusquement, elle cessa de se débattre. À quelques centimètres de son visage, il vit, avec stupeur, flamber un regard noir, un regard qui n’était que haine et que fureur.

— De qui veux-tu que j’aie peur sinon de toi ? Oui, j’ai peur de toi ! J’ai peur que tu ne me le tues parce que, vois-tu, je l’aime ! Tu n’imaginais pas cela n’est-ce pas ? C’était si commode d’inventer je ne sais trop quelle influence occulte ! Cela satisfaisait ta vanité…

— Ce n’est pas vrai ! C’est moi que tu aimais…

— Peut-être… Oui, je crois que je t’ai aimé un temps. Tu es beau, fort, passionné… Tu m’adorais visiblement et j’étais si seule ! Mais lui, lui, c’est autre chose. Si mes frères ne nous avaient pas retrouvés, j’aurais été heureuse avec lui…

Gilles la lâcha si soudainement que, déséquilibrée, elle faillit tomber. Une main de glace lui étreignait le cœur et il avait l’affreuse impression d’être en train de se vider, tout à coup, de son sang. Il y avait, quelque part en lui, une invisible blessure par laquelle s’en allait sa vie…

— Tu l’aimes ? articula-t-il avec peine.

— Oui… Pardonne-moi !

Si elle n’avait pas ajouté ces deux pauvres mots d’excuses, il eût peut-être douté encore mais, pour exprimer ce semblant de repentir, il fallait qu’elle fût bien sûre d’elle-même… Pour lui cacher la souffrance brutale qui le ravageait, il se détourna d’elle. Le haut miroir de la cheminée lui renvoya une image fantomale, un visage blême aux traits tirés, brusquement vieilli de dix ans. Le sien !… cependant qu’au fond de ses souvenirs une voix hargneuse s’élevait, celle de Tudal de Saint-Mélaine, acculé par lui comme un sanglier dans sa bauge et qui lui avait jeté, avant d’être tué par lui : « Pas la peine de jouer les redresseurs de tort. Tournemine ! Elle se fichait pas mal de toi… » Ainsi, Tudal avait dit vrai et Judith, elle aussi, disait la vérité. Elle aimait l’homme qui l’avait recueillie quand elle fuyait ses frères et lui-même, elle n’était venue à lui que par solitude et parce qu’elle le croyait mort.

Un instant, il ferma les yeux, serrant les poings pour retenir les larmes qui lui venaient et qu’il ne voulait pas lui montrer. L’affreuse petite garce ! Il ne lui avait fallu que bien peu de mots pour détruire sa vie, ses espoirs. Il venait à elle prêt à pardonner pourvu qu’elle voulût bien le suivre. Il voulait l’emmener avec lui à l’autre bout de la terre, comme ils avaient jadis rêvé de le faire. Mais le bonheur de Judith, ce n’était pas de lui qu’il dépendait, c’était d’un autre…

Le reflet de la glace lui montra qu’elle l’observait avec des yeux inquiets. Alors, sans la regarder, il alla reprendre son chapeau qu’il avait, en entrant, posé sur un meuble, marcha d’un pas ferme vers la porte, l’ouvrit.

— Adieu ! dit-il. Que Dieu te pardonne s’il le peut. Moi je ne peux pas…

La porte refermée, il retrouva l’obscurité du couloir et, un instant, demeura immobile laissant la nuit couler sur lui comme un baume. Il fallait qu’il se reprît… il fallait lutter contre ce vide qui l’envahissait et qui chassait toute envie d’exister encore.

L’instinct le conduisit le long de cette galerie jusqu’à la fenêtre devant laquelle bougeait doucement la branche d’arbre qui l’avait amené. Mais son corps ne faisait qu’obéir à un automatisme que son esprit ne contrôlait pas et si quelqu’un, à cette minute, avait demandé à Tournemine où il allait, il eût été parfaitement incapable de répondre. Peut-être parce qu’il n’avait vraiment envie d’aller nulle part. Il se sentait fourbu comme après une très longue course. Et peut-être la meilleure chose à faire serait-elle de se trouver un trou quelconque, à l’abri d’un buisson ou d’un mur et d’y dormir… Dormir des heures, des jours, des semaines ! Laisser s’assoupir sa douleur…

Il enjambait l’appui de la fenêtre et allait saisir la branche pour retourner dans son arbre quand le pas d’un cheval retentit dans la rue puis s’arrêta. Il y eut un bruit de voix étouffées suivi du grincement d’une grille que l’on ouvrait. Et puis à nouveau le pas du cheval sur le gravier des allées, un pas tranquille, décontracté, l’allure de quelqu’un qui rentre chez lui…

Alors, brusquement, l’esprit de Gilles se remit à fonctionner. D’un seul coup, comme un homme que l’on a jeté à l’eau et qui touche du pied le fond, il remonta vers la surface. Quelqu’un arrivait à la maison et son instinct lui soufflait que ce quelqu’un était Kernoa. Alors l’envie le prit d’apercevoir au moins ce revenant dont le souvenir avait été assez puissant pour lui enlever si totalement l’amour de Judith. Et, au lieu de se hisser dans l’arbre, il rentra dans la maison.

Ses yeux qui savaient si bien voir dans l’obscurité étaient parfaitement accoutumés à présent et distinguaient à merveille les portes, les meubles. Il s’avança tout doucement au long du couloir en prenant bien soin de marcher exclusivement sur les tapis pour ne pas faire crier le parquet mais tout en se tenant prêt à se jeter dans telle ou telle encoignure de porte. En bas d’ailleurs, il entendit la porte-fenêtre s’ouvrir et se refermer… et n’eut que le temps de se cacher dans un renfoncement : Judith armée de sa chandelle venait de sortir de sa chambre et se précipitait dans l’escalier.

— Job !… mon chéri ! Enfin vous voilà !

Il y eut un silence et la main de Gilles s’en alla tourmenter avec rage la poignée de son épée. Les ombres immenses dessinées par la bougie sur le mur de l’escalier lui montraient nettement un couple enlacé, un couple d’amoureux mais qui se sépara rapidement.

— Mais quel visage, mon chéri ! Est-ce que tout n’a pas marché comme vous l’espériez…

— Vous voulez dire que tout est manqué ! Ces imbéciles de Siciliens se sont conduits comme des apprentis. Votre Américain en a couché je ne sais combien sur le carreau ! Un seul en a réchappé… pas pour longtemps d’ailleurs car, chez ses compatriotes, on ne pardonne guère aux maladroits. Toujours est-il que votre insulteur, ma beauté, est à cette heure en route pour l’Amérique.

— Quelle importance ! Un homme pris de boisson… Je vous avais dit de ne pas vous en soucier. Je croyais que, cette nuit, vous deviez voir Monseigneur, lui expliquer que je suis lasse du rôle qu’il m’impose. Je voudrais tant que nous retournions chez nous, Job ! Avec tout ce que nous donne Monseigneur, nous pourrions vivre riches, heureux…

— Vous savez bien qu’il n’en est pas encore temps. Votre vengeance contre la reine n’est pas encore accomplie, que je sache ? Alors pourquoi parlez-vous de partir ? Et qu’irions-nous faire à Vannes, dans ce trou ? Croyez-vous qu’avec les perspectives que l’on nous ouvre, j’aie encore envie d’aller soulager les vapeurs des bourgeoises et aider les paysannes à mettre bas ?

— Je sais ! Mais il y a des moments où tout cela m’ennuie, tous ces gens, tous ces hommes surtout ! Ils me font horreur…

— L’important est qu’ils ne s’en aperçoivent pas ! Allons Judith, soyez raisonnable ! Cela ne durera pas toujours vous le savez bien…

Le couple enlacé remontait lentement l’escalier. Dans un instant la lumière jaune de la bougie rejoindrait Gilles appuyé contre sa porte. Il tâtonna derrière lui, trouva une poignée, pesa dessus… La porte s’ouvrit sans un bruit et, rapide comme l’éclair, il se glissa à l’intérieur mais sans refermer tout à fait le vantail afin d’apercevoir l’homme qui parlait. Ce qu’il venait d’entendre repoussait bien loin sa déception d’amour. Il ne comprenait pas quel piège sournois, tendu à la reine, pouvaient bien représenter l’ancienne folie de Richelieu et ses habitants mais la vague de dégoût qui l’envahissait balayait en lui tout ce qui pouvait ressembler à une douleur.

Les premières paroles de l’homme lui avaient mis en évidence, en effet, que Judith n’ignorait rien de l’assassinat froidement prémédité contre lui par les hommes de Caramanico. Pourtant, tout à l’heure, elle l’avait accueilli avec un étonnant naturel – n’avait-elle pas dit qu’elle l’attendait ? – un naturel qui n’était sans doute que de la duplicité. L’étonnant était seulement qu’elle n’ait pas cherché à le retenir pour le livrer à ses gardes du corps et, en fait, la seule circonstance atténuante que l’on pouvait porter à son crédit était qu’elle n’ait pas cru bon de révéler la véritable identité du pseudo-Américain. C’était là un de ces mystères contradictoires habituels aux femmes…

Le cerveau de Gilles tournait à présent à grande allure, s’arrêtant à chaque détail, cherchant à trouver le mot d’une énigme dont il ne parvenait pas à saisir seulement le fil. Il avait l’impression d’être intégré au tableau d’un peintre fou, de jouer à visage nu une pièce dont les autres rôles seraient tenus par des masques. Tout sonnait faux dans cette maison, jusqu’à Judith elle-même et jusqu’aux propos du « bon docteur Kernoa » qui ne correspondait guère à l’image que l’on pouvait se faire d’un honnête médecin breton…

Tapi derrière sa porte, le chevalier retint son souffle : le couple, qui s’était apparemment arrêté à chaque marche pour échanger des baisers, arrivait sur le palier et Gilles pouvait distinguer parfaitement l’homme à l’épaule duquel Judith appuyait amoureusement sa tête rousse. Il était assez grand et visiblement bâti en force. Lui aussi était roux mais d’une teinte plus sourde que celle des cheveux de Judith et qui contrastait avec un visage étonnamment blanc pour un homme habitué à sortir par tous les temps. Les traits étaient fins encore que la bouche, un peu lourde, eût une expression de bouderie obstinée que Gilles, naturellement, jugea déplaisante mais les yeux étaient extraordinaires et il fallut bien convenir qu’ils conféraient à un visage plutôt froid et sans grand caractère une indéniable séduction. C’étaient de larges yeux couleur d’or changeant que la flamme de la bougie faisait vivre d’une vie quasi sauvage. Ce visage-là non plus n’était pas fait pour se pencher avec compassion sur les misères physiques de ses contemporains. L’avidité et la sensualité s’y lisaient à livre ouvert et Gilles ne put que serrer les poings en constatant l’expression d’intense félicité qu’avait revêtue le visage aux yeux clos de Judith.

Le couple rentra dans la chambre mais la lumière du flambeau vint rejoindre le jeune homme par une porte entrebâillée. Il comprit qu’il se trouvait dans le cabinet de toilette dans lequel, tout à l’heure, Judith était venue rafraîchir son visage… Le silence était si profond qu’il n’osait bouger, craignant de faire craquer une lame de parquet. Il put entendre Judith pousser un profond soupir et, presque aussitôt, elle se remit à parler :

— Embrassez-moi mieux que ça ! Je vous sens distrait, absent… Je ne vous ai pas vu depuis vingt-quatre heures et vous ne semblez même pas heureux d’être auprès de moi.

— Ne dites pas de sottises. Vous savez bien que si, mais j’ai des soucis, des soucis que vous devriez partager.

— Lesquels, mon Dieu ?

— Comment croyez-vous que Monseigneur a pris la nouvelle du scandale de l’autre soir, sans compter le fait que ce maudit Américain s’en soit tiré indemne ?

— Je ne vois pas en quoi les insultes d’un étranger ivre pourraient inquiéter Monsieur ? Ce sont de ces choses auxquelles on s’expose lorsque l’on ouvre un salon aux joueurs.

— Des joueurs qui devaient être sévèrement triés pour que, justement, nous soyons à l’abri de ce genre d’incident. Vraiment, Judith, vous m’étonnez ! Dois-je vous rappeler avec quelle minutie Monsieur a insisté sur les points qui lui tiennent le plus à cœur ? Dois-je vous rappeler qu’il exige essentiellement le bon ton, l’élégance et la haute tenue de cette maison. ? Nous devons représenter un couple riche et respectable, au sens où on l’entend dans la société parisienne. Vous passez pour la maîtresse d’un fermier général parce qu’il fallait bien justifier votre train de vie mais cela n’entache en rien votre « respectabilité ». Quelle femme du monde n’a pas d’amants ? Il vous en fallait un, au contraire, et très en vue pour asseoir votre réputation de femme supérieurement belle. J’avoue, d’ailleurs, que nous étions en bon chemin car cette réputation, jointe à la parfaite correction de nos jeux et à la largesse avec laquelle nos banquiers savent perdre, était en train de devenir flatteuse. Nous approchions lentement mais sûrement de notre but. Le comte de Vaudreuil, l’ami de la reine, et son autre ami, le comte Esterhazy ne sont-ils pas venus la semaine passée, à trois jours d’intervalle ?

— Je sais cela mais entre le fait que ces deux hommes soient venus ici, ce qui est normal pour deux gentilshommes aimant vivre, entre leur venue, donc, et celle de la reine, il y a tout de même une énorme différence et je vous avoue, moi, que je n’ai jamais beaucoup cru à une telle possibilité…

— C’est que vous ne la connaissez pas comme la connaît Monseigneur. Vous n’imaginez pas à quel point elle aime le jeu. En dépit des défenses du roi, elle tient table ouverte à Trianon et nous savons, de source sûre, qu’elle est allée un soir, masquée, bien entendu, jouer chez le duc de Dorset, l’ambassadeur d’Angleterre où l’on joue un jeu d’enfer et qui est de ses intimes. Elle perd d’ailleurs beaucoup plus souvent qu’à son tour. Vaudreuil et Esterhazy ont gagné ici, eux, et ils gagneront encore. Vous pouvez être certaine qu’elle aura envie de connaître le plus élégant tripot de Paris… et la femme que l’on dit la plus belle de France. Elle viendra, vous dis-je ! Masquée, entourée de deux ou trois amis, mais elle viendra. Monsieur est sûr que Vaudreuil l’amènera : c’est un homme sans morale.

— Que se passera-t-il alors ?

— Je l’ignore. C’est là le secret de Monsieur mais je crois pouvoir vous affirmer, si je connais bien Monseigneur, que votre vengeance sera pleinement satisfaite…

— Ce serait trop beau ! Elle ne viendra pas.

— Mais si ! Nous y comptions bien. Il suffisait d’attendre que son Suédois, son chevalier blanc, soit reparti pour ses glaces nordiques et cela ne saurait tarder car son roi le rappelle… Or c’est juste maintenant que cet imbécile d’Américain est venu se jeter à la traverse.

Du revers de sa main, Gilles essuya la sueur froide qui coulait de son front. Ce misérable, qui semblait connaître à fond la Cour, l’entourage de la reine et Monsieur par-dessus le marché, étalait avec un effrayant cynisme et une complaisance révoltante un plan destiné à achever l’ouvrage de la comtesse de La Motte, à faire monter de quelques degrés la vague de boue lancée à l’assaut du trône en y précipitant la reine… En dépit de ce qu’il venait de subir dans cette maison, le chevalier bénit néanmoins le sort qui l’avait ainsi amené au cœur d’une conspiration plus infâme encore que toutes les autres. Il fallait essayer d’en savoir plus.

— Ne dramatisez pas ! disait Judith. Paris oublie vite les affaires de ce genre.

— Cela me paraît difficile. Vous oubliez, vous, qu’un ministre plénipotentiaire étranger s’est battu pour vous.

— C’est vous qui ne comprenez rien. Si le prince Caramanico s’est fait mon champion, c’est parce qu’apparemment il m’en a jugée digne…

Kernoa ricana.

— Digne ? Le beau mot ! Il a envie de vous, tout simplement. Il est amoureux fou. Je suppose que vous le savez ?

— Bien sûr, mais c’est l’effet produit sur le monde qui compte. Au fait, comment va-t-il ?

— Il s’en tirera. Heureusement, d’ailleurs, car, autrement, je ne donnais pas cher de notre entreprise. À présent, écoutez-moi bien. Nous allons garder cette maison fermée encore deux ou trois jours : vous êtes partie vous rétablir à la campagne. La semaine prochaine, vous reviendrez et nous ouvrirons de nouveau. Vous irez faire visite au prince pour le remercier de son intervention et tout, du moins nous l’espérons, reprendra son cours normal. D’autant que votre Américain qui a toutes les chances de ne jamais revoir son pays, ne viendra certainement plus nous ennuyer…

— Comment cela ?

— Cela m’étonnerait qu’il quitte la France vivant et que la chance de cette nuit se renouvelle. On va l’attendre à Brest et aussi au Havre mais surtout à Brest. Il veut sans doute rejoindre l’amiral John Paul-Jones qui met prochainement à la voile pour Boston mais on le guettera aussi au Havre pour ne rien laisser au hasard.

— Comment savez-vous qu’il va en Amérique ?

— Je viens de passer chez lui. Il est parti avec armes et bagages. Ce n’est pas bien sorcier de deviner où il va… À présent, ma chère, je vous donne le bonsoir et je vais dormir, si vous le permettez. Je suis rompu…

— Oh non ! Pas encore ! Vous venez d’arriver ! Ne pouvez-vous rester un moment avec moi ?

— Je le voudrais, ma chérie, mais c’est impossible. J’ai besoin de repos, vous le savez, de grand repos et je mène, actuellement, une vie exténuante. Bientôt il va faire jour…

C’était vrai. Le cabinet de toilette où se cachait Gilles semblait déjà moins obscur et peut-être allait-il falloir songer à battre en retraite mais les pieds du jeune homme étaient positivement rivés au sol. Il ne parvenait pas à se décider à fuir. Ce qu’il allait entendre, d’ailleurs, n’allait pas lui faire regretter d’être resté plus longtemps. Cela commença par un profond soupir de Judith puis sa voix s’éleva de nouveau, un peu tremblante comme si elle retenait des larmes.

— Je sais tout cela, mon cœur, mais il me semble que, si nous pouvions être tout à fait l’un à l’autre… non, non, ne vous fâchez pas ! Étant donné la gravité des blessures que vous avez reçues de mes frères, votre vie serait encore en danger peut-être si vous vous abandonniez tout à fait à l’amour physique. Mais au moins permettez-moi de rester auprès de vous, de partager votre chambre. Nous serions ensemble, au moins, et… et cela m’aiderait !

Il y eut un autre soupir mais, cette fois, poussé par l’homme.

— Pourquoi êtes-vous si cruelle, Judith ? Si égoïste aussi ? Je souffre déjà bien assez sans ajouter encore à mes maux le supplice de Tantale. Le traitement que l’on me fait suivre m’oblige à demeurer chaste, à vous traiter en sœur en dépit de l’amour… et du désir que j’ai de vous. Cela ne durera pas, vous le savez. Un jour, nous serons l’un à l’autre… entièrement et ce jour est peut-être plus proche que vous ne l’imaginez. Alors, sachons attendre et aidez-moi au lieu de me compliquer la tâche. Ne voulez-vous pas m’aider ?

— Bien sûr que si, Job ! Mais je vous aime tant…

— Moi aussi, ma douce, moi aussi ! Allons ! il est temps pour vous aussi de dormir.

— Pourquoi donc ? Le jour va bientôt venir et je n’ai pas sommeil…

— Faites-moi plaisir ! Dormez Judith, dormez ! Je le veux…

Elle ne répondit rien. Il y eut un froissement de tissus puis le léger craquement d’un lit où l’on s’étend, puis plus rien… Une ou deux minutes s’écoulèrent après quoi Gilles entendit le bruit le plus inattendu qui soit : un petit rire sec et satisfait suivi d’un bruit de pas qu’on ne songeait même pas à étouffer. Il entendit ensuite Kernoa quitter la chambre, longer le couloir en sifflotant dans la direction opposée à celle de la fenêtre ouverte, ouvrir une porte, salué par une voix d’homme qui s’exclamait avec colère :

— Enfin te voilà ! Je t’ai entendu rentrer et cela m’a réveillé…

La porte se referma et Gilles n’entendit plus rien. Il demeura un instant encore sans bouger, sourcils froncés, écoutant passionnément les bruits de la chambre voisine. De quel sommeil profond dormait Judith pour qu’elle ne se soit plus manifestée en rien depuis que Kernoa lui avait ordonné de dormir ? Il y avait là quelque chose d’anormal, d’étrange même mais qui n’était pas sans rappeler à Gilles ses rencontres avec Cagliostro, avec l’homme qui avait su si bien s’emparer de l’esprit de Judith. Ce Kernoa posséderait-il lui aussi un pouvoir de ce genre ?…

N’y tenant plus, il alla jusqu’à la porte entrouverte de la chambre, la poussa, marcha vers le lit que la bougie éclairait toujours. Judith y était étendue dans le gracieux désordre de son déshabillé qu’elle n’avait même pas eu le temps d’ôter. Elle donnait l’impression d’être tombée sur ce lit comme si quelqu’un l’y avait poussée. L’une de ses jambes pendait même un peu en dehors. Elle dormait profondément.

Avec douceur, Gilles ramena la jambe sur le lit puis se pencha sur la belle endormie mais elle ne bougea pas plus que si elle était morte. Néanmoins, sa respiration était régulière et même un léger sourire entrouvrait ses lèvres à peine plus pâles que tout à l’heure… Perplexe, il la contempla un moment, luttant contre l’envie de la charger sur son épaule et de l’emporter hors de cette maison. Mais il résista à cette impulsion. Que Kernoa ne fût pas conforme à l’image qu’il s’en était faite était une chose, qu’il ne fût pas vraiment Kernoa en était une autre. S’il était réellement ce personnage, lui, Gilles, n’avait plus sur Judith le moindre droit : elle était bien réellement son épouse devant Dieu et les hommes puisque le mariage avait été dûment béni avant que les frères Saint-Mélaine n’interviennent. Et puis, pour ce qu’il avait à faire à présent, il ne pouvait s’encombrer d’une femme qui lui jetterait sans cesse à la figure son amour pour cet inquiétant bellâtre. Puisqu’elle ne l’aimait plus, lui, Gilles, il fallait la laisser à la vie qu’elle s’était choisie…

L’appel enroué d’un coq le rappela à la réalité. Cette fois, le ciel commençait réellement à s’éclaircir. Il fallait quitter les lieux.

Rapidement il sortit de la chambre. La galerie était déserte et silencieuse mais, au lieu de rejoindre la fenêtre toujours ouverte, il alla dans l’autre direction. Une force plus puissante que la prudence le poussait vers la pièce dans laquelle Kernoa était entré. La main sur la garde de son épée mais sans faire plus de bruit qu’un sylphe, il suivit le couloir, écoutant un instant à chacune des portes rencontrées.

À la troisième seulement il comprit qu’il avait trouvé la bonne. Un rai de lumière passait sous la porte et aussi des murmures, des bruits bizarres se faisaient entendre. Si étranges même que, sans plus de vergogne, il colla son œil au trou de la serrure…, sentit le sang affluer à son visage et retint de justesse un juron. Puis refusant d’en voir davantage il battit en retraite, courut jusqu’à la fenêtre sur la pointe des pieds et s’envola dans l’arbre plus qu’il n’y grimpa. Une minute, il demeura assis sur la maîtresse branche, cherchant à reprendre son souffle mis à rude épreuve, beaucoup plus par ce qu’il avait vu, d’ailleurs, que par la gymnastique à laquelle il venait de se livrer.

Une bordée d’injures, les pires que l’on pût trouver dans le répertoire d’un soldat, lui montait aux lèvres et il aurait aimé pouvoir les crier dans le vent du matin. En même temps un sentiment de pitié lui venait pour Judith, si instable, si fragile. Que deviendrait-elle si elle découvrait un jour que ce Kernoa si passionnément aimé, qui se disait trop faible et trop mal remis de ses blessures pour se comporter avec elle en mari digne de ce nom était en fait l’amant d’un des deux gigantesques suisses qui gardaient la porte…

« Il ne peut pas être vraiment Job Kernoa, songeait Gilles dans son arbre. C’est impossible. Il y a trop de choses qui ne collent pas. Mais cela, il faut que j’en aie la preuve, il faut que je puisse mettre cette preuve sous les yeux de Judith. Après, je pourrai le tuer et, par Dieu, il ne mourra que de ma main, ce salaud ! D’ailleurs, de toute façon, je le tuerai, Kernoa ou pas. Peut-être ne me le pardonnera-t-elle jamais… Du moins je lui aurai évité l’enfer qui l’attend aux côtés de ce misérable. »

Rapidement, il dégringola de son perchoir, regagna l’abri des buissons puis le mur couvert de lierre. En trois minutes, il se retrouvait dans le sentier où Merlin l’attendait sagement près d’un arbuste qu’il avait déshabillé. Au pas, pour ne pas attirer l’attention, tous deux redescendirent vers la rue de Clichy puis par la Chaussée d’Antin, les boulevards et la Madeleine, ils rejoignirent les promenades du bord de Seine, croisant les premières charrettes de maraîchers qui, de Chaillot ou d’Auteuil, s’en allaient vers les Halles. Paris commençait à s’éveiller sous un ciel rose…

Mais, à mesure qu’il approchait de la route de Versailles, Tournemine, au lieu d’accélérer l’allure, ralentissait, freiné par ses réflexions. Sa première idée, en quittant la folie Richelieu, avait été de galoper jusqu’au palais, de demander audience au roi et de lui faire connaître les nouveaux et combien redoutables plans de son frère. Mais, outre que Louis XVI ne serait peut-être pas ravi de voir surgir inopinément et sans préparation, l’homme qu’il avait si habilement aidé à mourir, son intervention ne sauverait peut-être pas la reine. Jamais Louis XVI n’avait réussi à obtenir d’elle qu’elle obéît quand il lui avait interdit quelque chose. Il en irait de même cette fois : si Marie-Antoinette avait envie d’aller chez la reine de la nuit, ce n’était pas une défense de son époux qui l’en empêcherait. D’ailleurs, dénoncer la maison au roi, c’était dénoncer du même coup Judith et l’envoyer, sinon à l’échafaud, du moins dans une prison de femmes et peut-être sur un bateau de déportées en direction de la Louisiane ou des îles d’Amérique. Et cela, Gilles ne s’en sentait pas le cœur.

D’ailleurs, le danger qui menaçait la reine n’était pas immédiat. Enceinte de huit mois, Marie-Antoinette ne sortait plus, ne recevait plus sinon de très rares intimes, n’accordait plus aucune audience. D’où l’impossibilité pour lui-même d’être reçu… Il fallait agir plus discrètement, la faire avertir qu’elle ne se laissât entraîner par qui que ce soit et sous aucun prétexte dans l’inquiétante maison de la rue de Clichy… Au fait, qu’avait donc dit Kernoa-le-bien-renseigné ? Qu’il fallait attendre le départ du Suédois ? Donc de Fersen, de Fersen le seul homme capable de faire entendre raison à la plus folle des souveraines…

En foi de quoi, parvenu à la place Louis-XV, Gilles, au lieu de continuer vers la barrière de la Conférence, piqua vers le faubourg Saint-Honoré. Fersen y habitait un appartement qu’il louait dans l’hôtel de la comtesse de La Fare et, à cette heure matinale, il était à peu près certain de le trouver au logis. Profondément endormi à coup sûr mais ce ne serait pas la première fois que Gilles le tirerait de son lit.

Or, à sa grande surprise, Axel était déjà levé. Drapé dans une robe de chambre et assis à une petite table il s’apprêtait à attaquer un solide petit déjeuner quand Tournemine se fit annoncer ou plutôt fit irruption dans sa chambre sans même donner à Sven, le fidèle valet-secrétaire, le temps de l’annoncer.

— Dieu soit loué tu es encore là ! s’écria-t-il en guise d’entrée en matière.

Pivotant sur sa chaise, Fersen le considéra avec une stupeur amusée où se mêlait un peu d’agacement.

— Quand donc perdras-tu l’habitude de tomber sur les gens comme une tuile un jour de grand vent ? Bien sûr, je suis encore là ! Je ne quitte la France que le 20 de ce mois…

— Pour la Suède !

— Pour la Suède mais via l’Angleterre. Ah ça, mais qu’est-ce que tout cela veut dire ?… Tiens ! Mais, au fait, te voilà redevenu toi-même ? Tu as décidé de ressusciter ?

— J’ai décidé d’escamoter momentanément le capitaine Vaughan qui est devenu encombrant. Cela dit, si je te tombe dessus de façon aussi peu protocolaire…

— Tu crois ?…

— … ce dont je te demande pardon…

— Pas possible ? Tu te civilises…

— Cesse de m’interrompre tout le temps ! Je n’ai pas envie de rire. Si donc j’arrive ici à cette heure c’est parce que j’ai besoin de toi.

— Le contraire m’aurait étonné mais, en général, tes initiatives sont assez heureuses. Qui veux-tu sauver, cette fois ?

— La reine, une fois de plus. Mais si tu trouves que j’abuse…

Il tourna les talons, faisant mine de se diriger vers la porte. Fersen se jeta littéralement sur lui pour le ramener vers la table.

— Assieds-toi ! Tiens ! Tu vas déjeuner avec moi. Holà, Sven ! Du café, du beurre, du jambon, des œufs, vite !

En dépit de ses soucis, Gilles ne put s’empêcher de rire devant cet empressement subit.

— Quel passeport que le nom de Sa Majesté ! dit-il. Mais sincèrement, Axel, l’affaire est presque aussi grave que celle de Seine-Port, quoique moins urgente sans doute. Il ne s’agit plus de faire sauter un bateau.

— De quoi alors ?

— Honnêtement, je n’en sais rien… Tout ce que je sais, c’est que la reine y risquera son honneur, sa couronne, sa vie peut-être…

— Que ne vas-tu tout dire au roi ?

— C’est impossible. D’ailleurs cela ne servirait à rien : elle ne l’écoute jamais. Toi, elle t’écoutera.

Le beau visage pâle du Suédois s’empourpra brusquement mais il y avait plus de joie que de confusion dans son regard quand il murmura :

— Si tu ignores la nature de ce danger, comment veux-tu que je me fasse entendre ?

— Je vais te raconter les dernières quarante-huit heures de ma vie et, surtout, les trois dernières. Tu jugeras. Mais avant donne-moi une tasse de café. Jamais je crois je n’en ai eu autant besoin.

Il en avala trois coup sur coup puis, aussi succinctement, aussi rapidement que possible, il raconta ce qu’il avait vécu depuis sa sortie de l’hôtel de Langeac en compagnie de William Short jusqu’à l’aube de ce jour. Assis en face de lui, les coudes sur la table et le menton dans ses mains, Fersen l’écouta sans l’interrompre mais Gilles pouvait voir son visage se rembrunir à mesure que se déroulait le récit. Quand ce fut fini, Axel le regarda se verser une nouvelle rasade de café et l’avaler, brûlante, d’un trait. Puis, hochant la tête :

— Mon pauvre ami ! murmura-t-il avec une chaleur qui surprit Tournemine.

Fersen n’était pas homme à extérioriser beaucoup ses sentiments. Son visage ressemblait la plupart du temps à un beau marbre clair, poli et froid. Mais à cette minute la compassion et une sorte de tendresse l’animaient. Le Breton eut un demi-sourire, presque aussi triste que des larmes.

— Merci…, dit-il seulement.

— De quoi, mon Dieu ?

— D’avoir pensé à moi, à ce que je subis, avant de parler de la reine ! L’amitié d’un homme tel que toi, je crois bien que c’est de cela que j’avais le plus besoin à cette minute…

— Ne me remercie pas. Je t’aime bien et cela me peine de te voir malheureux. Tu mérites tellement mieux. La reine a raison : cette Judith ne te mérite pas.

— Qu’elle me mérite ou non, de toute façon cela n’a plus guère d’importance et sans doute a-t-elle des excuses si j’en juge cet étrange sommeil où je l’ai vue plongée…

— Peut-être. En tout cas, je te remercie d’être venu à moi. Sois sans crainte : jamais la reine ne mettra les pieds dans cette maison à présent. J’en fais mon affaire et je t’en donne ma parole de gentilhomme ! Je sais que Vaudreuil, déjà, lui en a parlé, cet Esterhazy que je déteste également. Cela ne me plaisait pas car elle semblait trop intéressée. Autrement dit, tu arrives à temps. Je la verrai avant mon départ et je l’avertirai. Mais toi, que vas-tu faire à présent ?…

— D’abord rentrer à Versailles où j’ai envoyé Pongo avec mes bagages, m’y reposer vingt-quatre heures puis partir pour la Bretagne. Il faut que je sache, à tout prix, si le Kernoa que j’ai vu est le bon…

— Tu as tort, Tournemine. Pourquoi ne pas essayer d’effacer une bonne fois toute cette histoire ? Que t’importe, à présent ? Cette femme ne t’aime pas, ou ne t’aime plus mais, quoi qu’il en soit, ce n’est qu’une femme parmi tant d’autres. Elles sont des milliers, à travers le monde celles qui, aussi belles et plus douces, t’apporteraient la consolation de leur amour et de leur beauté. Cesse un moment de vivre pour les autres, roi, reine ou épouse, et songe un peu à toi-même !

— De toute façon, il vaut mieux que je m’éloigne un temps. Que ce soit sous l’aspect Vaughan ou sous celui-ci je suis menacé puisque, cette nuit, Antraigues m’a reconnu et que Provence, à cette heure, doit savoir que je suis vivant. Cela n’aurait pas beaucoup d’importance d’ailleurs si je ne risquais d’entraîner dans le danger ceux qui m’entourent : Pongo qui a failli être assassiné cette nuit et l’excellente Mlle Marjon chez qui je reviens, par exemple…

— Alors reste avec moi jusqu’à mon départ et ensuite accompagne-moi en Angleterre et en Suède. Je te présenterai à mes sœurs, Sophie et Hedda, à mes cousines Ulla et Augusta qui sont deux des « Trois Grâces » de Suède. Tu les aimeras comme tu aimeras mon père, le maréchal, pour qui l’honneur a plus de prix que la fortune, ma mère si belle et si sage ! Ils te rendront la famille que tu n’as jamais eue et, dans la sérénité de notre domaine de Ljung, tu te retrouveras toi-même : un homme libre.

Profondément ému, Gilles prit le Suédois aux épaules et fraternellement l’embrassa.

— Merci, Axel… je n’oublierai jamais que tu m’as offert généreusement une place à ton foyer. Mais un homme n’échappe pas à son destin et je n’ai pas le droit de me désintéresser de Judith tant que je n’ai pas la preuve formelle qu’aucun lien valable ne m’attache à elle car, au jour de notre mariage, je lui ai juré aide et protection. Je ne faillirai pas à ce serment, même si c’est contre elle-même que je dois la protéger.

Fersen hocha la tête et sourit avec quelque mélancolie.

— Tu l’aimes toujours, n’est-ce pas ? C’est aussi simple que ça…

— Sincèrement je ne sais pas… J’ai souffert de ce que j’ai vu cette nuit, j’en souffre encore mais moins pourtant, il me semble, que je n’aurais souffert il y a quelques mois. Il y a une fissure, dans cet amour, et je ne suis pas certain que, dans cette fissure, un autre visage ne se soit glissé…

— La belle Mme de Balbi ? C’est en effet un bon remède mais qu’on ne peut peut-être prendre qu’à petites doses, comme certains poisons ?

— Il ne saurait en être autrement. Sa vie et la mienne ne peuvent s’unir. Simplement faire, de temps en temps, un bout de chemin ensemble…

L’entrée désinvolte d’un jeune homme vêtu à la dernière mode, tiré à quatre épingles et qui offrait avec Axel une ressemblance certaine, en plus jeune et en plus frêle, interrompit la conversation…

— Tiens ! dit Fersen avec bonne humeur. Voilà un spécimen de la tribu familiale : mon jeune frère Fabian. Je lui montre la France et Versailles qui le fascine : il a une véritable passion pour les palais royaux et la vie de cour. Voici le chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, Fabian. Le fameux Gerfaut dont je vous ai souvent parlé, l’un des plus rudes combattants de la guerre américaine. J’essayais de le convaincre de nous accompagner en Suède mais il me résiste…

— Vous avez tort, monsieur, dit le jeune Fabian dont les yeux s’étaient mis à briller comme des chandelles et dont la main s’était tendue spontanément. Nous serions fiers de vous présenter à Leurs Majestés… et aux dames qui vous feraient sans doute un succès…

— Le malheur c’est qu’il n’a pas envie, pour le moment, d’intéresser les Suédoises. Mais où donc courez-vous si tôt, Fabian ? Vous voilà déjà sous les armes ?

— Déjà ? Vous devriez dire encore, mon frère. Je ne sors pas, je rentre ! À présent, si vous le permettez, je vais me coucher car je tombe de sommeil… et je ne voudrais pas m’écrouler en face d’un héros d’Amérique. J’ai été charmé, au-delà de tout ce que je pourrais exprimer, de vous rencontrer, chevalier, et j’espère que nous nous reverrons souvent…

Ayant salué, le jeune Fersen quitta la pièce avec une grande dignité.

— Je pars aussi, dit Gilles. Adieu, Axel ! Reviens-nous vite ! Royal-Suédois a besoin de son colonel et quelquefois aussi tes amis… sans parler de la sauvegarde de certaine famille royale. Que Dieu te garde !

Quelques minutes plus tard, dans la fraîcheur du matin et l’éclat du nouveau soleil, Gilles galopait le long de la Seine en direction de Versailles, heureux de respirer l’air vif et pur embaumé de toutes les senteurs fraîches des champs et des jardins où s’évaporait la rosée du matin, heureux aussi de sentir vivre entre ses genoux le corps puissant de Merlin. Le vent de la course et la gloire de ce beau jour d’été achevaient de chasser les ombres troubles de cette nuit sinistre déjà mises en déroute par l’accueil fraternel de Fersen. Au bout de la route, il y aurait un autre accueil, tout aussi réconfortant : celui de Marguerite Marjon qui l’avait adopté pratiquement comme fils, renforcé de celui d’Ulrich-August. Rien que pour leur affection, la vie valait encore largement la peine d’être vécue…

Et puis, pourquoi ne pas songer davantage au fils de Sitapanoki ?



1. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.

Загрузка...