DEUXIÈME PARTIE L’ATTENTAT

CHAPITRE IV UN AUTRE VISAGE

Cette nuit-là, Thérèse de Willermaulaz ne se coucha pas. La nuit était trop avancée pour qu’elle pût espérer trouver le repos.

Tandis que ses hôtes, succombant enfin à la fatigue, dormaient de ce bon sommeil que donnent la sécurité et l’espoir d’une prochaine liberté, elle s’en alla, dès que le jour fut clair, entendre la messe au couvent des Filles de La Croix, voisin immédiat de la Bastille, puis errer sous les jeunes tilleuls de la place Royale1 pour entendre les nouvelles du quartier. Elle savait que les dévotes des premières messes étaient toujours les meilleures sources d’information et qu’une fois en possession d’une nouvelle bien juteuse, elles se hâtaient de la répandre au plus vite en se rendant d’abord au cœur potinier du quartier, c’est-à-dire entre les grilles du beau quadrilatère couleur d’aurore qu’avait jadis construit le bon roi Henri.

Son attente ne fut pas déçue. Depuis l’arrestation si spectaculaire du cardinal de Rohan et les premières inculpations dans ce que l’on appelait déjà l’Affaire du Collier, les prisonniers de la Bastille tenaient la vedette dans la curiosité des Parisiens et, à plus forte raison, dans celle des habitants de la rue Saint-Antoine et du faubourg voisin. À peine marmotté le dernier Deo gratias qu’en gagnant la sortie on chuchotait déjà en se trempant le bout des doigts dans le bénitier.

— Vous avez entendu la cloche cette nuit ?

— Pensez ! ça nous a tenus éveillés un bon bout de temps ! Est-ce qu’on sait ce qui s’est passé ?

— Eh bien, je me suis laissé dire qu’un de ces pauvres gens que l’Autrichienne entasse à la Bastille comme harengs dans leur caque se serait jeté du haut d’une tour…

— Une évasion comme qui dirait ?… Mon gamin, en sortant du fournil pendant que ça sonnait, a appris qu’un prisonnier avait essayé de s’en sauver et que les invalides lui auraient tiré dessus.

— Une chose est sûre : on a tiré et pas qu’un coup !… Ça me paraît louche, moi ; ce bonhomme qui essaie de s’évader et qu’on abat. L’a pas eu beaucoup de temps pour se préparer. Ça serait pas un témoin gênant qu’on aurait voulu faire disparaître parce qu’il en savait trop ?

Les potins allaient si bon train qu’en arrivant place Royale, Thérèse avait recueilli une foule d’informations allant des abords de la vérité à la plus intense fantaisie, d’un espion chargé d’empoisonner le cardinal de Rohan et qui, démasqué par les gardes, aurait été fusillé et jeté dans le fossé pour faire croire à une évasion… jusqu’au cardinal de Rohan lui-même qui aurait tenté de s’enfuir et qu’on aurait rattrapé à temps. Mais il ne venait à l’idée de personne que l’alerte de la nuit pouvait cacher tout simplement une évasion réussie. Personne ne parlait des quatre cavaliers qui avaient, à la vitesse de l’éclair, traversé la petite place pour s’enfoncer dans les ténèbres de la ville endormie.

Un peu rassurée, la jeune femme reprit le chemin de la rue Vieille-du-Temple à travers le lacis de ruelles malodorantes où les pluies de la veille et de l’avant-veille avaient donné naissance à des monceaux de boue truffée d’immondices. Ce n’était pas un mince mérite que de s’y aventurer, mais quand il s’agissait de la sécurité des siens, et surtout de son bien-aimé Pierre-Augustin, Thérèse était capable de se hausser au niveau des grandes héroïnes. N’était-ce pas déjà une action bien méritoire, pour une femme qui n’avait pas dormi, que d’être allée assister à une messe ? La religion, d’ailleurs, n’avait jamais eu beaucoup d’importance pour elle puisqu’elle avait déjà un dieu, tout à fait terrestre et qui lui suffisait.

Ce fut au nom de ce dieu quasi conjugal que, dans la journée, elle exigea doucement de Tournemine la promesse de ne rien tenter pour sortir de l’hôtel de Hollande tant que Pierre-Augustin ne lui aurait pas lui-même ouvert la porte.

— Soyez certain qu’il ne vous retiendra pas plus longtemps qu’il ne faut. Lorsqu’il vous rendra la liberté vous pourrez la prendre en toute sécurité car il y a peu d’hommes mieux informés que lui. Mais jusque-là il serait trop bête, puisque les choses semblent se présenter assez bien, de tout remettre en question en vous faisant reconnaître. Les espions de Monsieur sont nombreux et ils ont de bons yeux.

— Ce serait surtout trop bête, trop injuste et même criminel que payer votre hospitalité en faisant courir à vous-même et aux vôtres un aussi grave danger. Vous avez ma parole.

Ces quatre derniers mots lui avaient coûté infiniment plus que Thérèse ne l’imaginait car il brûlait de se jeter, sans plus attendre, sur la trace qu’il sentait si chaude encore de son ennemi princier et il craignait un peu que le côté bourgeois prudent de l’auteur dramatique ne l’incitât à faire traîner les choses au-delà du temps nécessaire. Mais il connaissait trop bien, à présent, les méthodes du comte de Provence pour comprendre quel grave danger couraient les Beaumarchais si celui-ci venait à avoir le moindre doute sur la réalité de sa mort. Qu’une imprudence lui apprît que Tournemine vivait caché rue Vieille-du-Temple et toute la maisonnée paierait très cher le refuge si généreusement accordé.

Bon gré mal gré, il lui fallut s’intégrer à la vie d’une famille qu’il ne tarda pas à trouver charmante et ce fut le début d’une période où le confort de ses jours n’avait d’égal que l’inconfort de ses nuits hantées continuellement par l’ombre fragile de sa bien-aimée Judith. Des cauchemars horribles la lui montraient pleurant et se débattant aux mains de démons qui avaient tantôt le visage de Monsieur et tantôt celui de son astrologue. Parfois, le désir sans cesse grandissant qui le tenaillait le faisait plonger en un rêve délicieux : Judith était près de lui, dans ses bras, elle l’enveloppait de ses cheveux de flamme et il pouvait sentir la douceur de sa peau contre la sienne. Il entendait battre son cœur sous ses lèvres et aussi le doux halètement de biche forcée qu’elle avait au moment où, noyée de caresses, elle s’ouvrait pour lui… et puis le rêve basculait dans l’horreur. Des mains énormes lui arrachaient la jeune femme dont le murmure devenait sanglot, des mains noires et gluantes dont les doigts informes se traînaient comme des limaces sur ses seins, sur son ventre, qui broyaient son corps soyeux avant de le précipiter dans un abîme sans fond où il n’en finissait pas de tomber en tourbillonnant.

De ces cauchemars, Gilles sortait bouleversé, trempé de sueur, épuisé, en criant la plupart du temps, pour trouver le visage inquiet de Pongo qui le secouait, penché sur lui.

— Toi finir par te rendre malade, disait le brave Indien en allant chercher la tisanière que Thérèse faisait disposer dans toutes les chambres de sa maison et en l’abreuvant de tilleul auquel par la suite il ajouta un peu de pavot quand les assauts des mauvais rêves devinrent plus fréquents et plus cruels.

Heureusement, entre ces mauvaises nuits, il y avait les jours dont les couleurs étaient infiniment plus douces car on était très bien chez les Beaumarchais… Il y avait Pierre-Augustin, d’abord et, à vivre auprès de lui, le fugitif constata bientôt que la renommée dessine parfois d’étranges images, bien différentes de la réalité.

Peu d’hommes en France étaient aussi célèbres que le père de Figaro mais encore moins étaient aussi injustement vilipendés. De quoi les jaloux ne l’accusaient-ils pas ? On l’avait dit voleur, criminel même, rapace, concussionnaire, pervers, traître à toutes sortes de causes tant il est vrai qu’en France, si l’on veut jouir de l’amitié de tous, il faut ne dépasser personne…

Or, Gilles vit un homme qui avait plus du double de son âge et que, cependant, il pouvait traiter en frère aîné tant il avait de jeunesse véritable et de gentillesse, un homme qui, en dépit d’un léger début de surdité, savait entendre un soupir de tristesse, un homme qui se passionnait pour toutes les causes humaines et dont les soucis allaient des insurgents d’Amérique et des protestants de France aux œuvres de Voltaire interdites sur le territoire français, un homme qui se préoccupait de progrès, se battait pour que Paris eût l’eau courante et pour que l’homme en vînt à conquérir l’espace aérien, un homme qui aimait les femmes, certes, la vie facile, le luxe, l’amour, l’argent… mais qui savait merveilleusement partager tout cela.

Et puis il y avait Thérèse. Thérèse qui remplaçait auprès de Pierre-Augustin les chères petites sœurs que la vie avait écartées plus ou moins de sa maison. Thérèse qui avait élevé l’art de vivre à la hauteur d’une institution…

Ennemie jurée de tout ce qui n’était pas l’ordre, la propreté et le confort, Thérèse, en bonne Suissesse doublée de Flamande, ne pouvait concevoir sa luxueuse maison qu’étincelante de propreté. Chez elle, le linge était neigeux, les parquets miroitants, l’argenterie fulgurante, les meubles luisants de bonne santé, embaumés de cire d’abeille et les soieries aussi fraîches que les fleurs du jardin. Un jardin qui, surveillé d’aussi près que le reste, voyait ses pelouses balayées chaque matin et recevait des soins si sévères qu’il ne serait certainement venu à l’idée d’aucune haie, bordure de buis ou oranger en caisse de se permettre la moindre négligence en matière d’alignement.

Mais c’était surtout à la cuisine que le génie de Thérèse donnait toute sa mesure. Beaumarchais était gourmand, aimait recevoir avec éclat et souvent, et Thérèse faisait en sorte qu’il n’eût jamais le plus petit reproche à lui adresser. Fine cuisinière, elle n’avait confiance qu’en elle-même pour le choix des denrées appelées à l’honneur de figurer sur la table du grand homme. Aussi chaque matin, à heure fixe, pouvait-on la voir, vêtue avec simplicité, s’en aller faire son marché suivie d’un ou deux valets armés de grands paniers et parfois même, les jours de grand souper comme le samedi, d’une charrette destinée à rapporter les provisions.

Quand elle rentrait, le sous-sol de sa maison se changeait en une sorte de palais de Dame Tartine d’où s’évadaient des senteurs exquises, évocatrices de préparations délectables, qui embaumaient l’escalier et montaient jusqu’au niveau des chambres.

Mais ces belles vertus ménagères n’empêchaient nullement la jeune femme d’être joliment cultivée et de jouer de la harpe en artiste. Douce et gaie, toujours miraculeusement nette dans ses robes claires, même les jours de confitures ou de gibier, d’une discrète élégance, elle pouvait représenter pour un homme de goût la compagne idéale et Gilles, peu à peu, se prit pour cette charmante femme d’une affection sincère et fraternelle qu’on lui rendit bientôt avec usure et sans la moindre arrière-pensée d’ailleurs.

C’était Thérèse encore qui avait fait confectionner les vêtements neufs dont Pierre-Augustin, généreusement, avait pourvu les deux évadés arrivés pratiquement nus chez lui, et elle y avait mis non seulement son goût mais la délicatesse que l’on réserve aux êtres chers. De cela aussi Gilles lui était reconnaissant.

Il s’attachait, enfin, à la petite Eugénie, l’enfant que Thérèse avait donné à son amant neuf ans plus tôt. La fillette tenait de son père une pétulance de vif-argent et, si le charme discret de sa mère apparaissait déjà en elle, Eugénie n’en promenait pas moins sur le monde environnant des regards précocement conquérants qui choisissaient ou repoussaient sans appel les pauvres mortels offerts à ses yeux.

Elle avait adopté d’enthousiasme Gilles et Pongo quand, après quelques jours de claustration totale, Pierre-Augustin les avait présentés officiellement à sa maisonnée sous les avatars fantaisistes qu’il avait choisis pour eux.

Dûment affublé d’une perruque d’un noir de suie retenue dans une résille espagnole et armée de redoutables accroche-cœurs, Pongo devint le señor don Inigo Conil y Tortuga, comte de Barataria, tandis que Gilles, nanti d’une perruque de procureur et d’une paire de lunettes, se voyait promu au rang de secrétaire du noble comte.

Ce double déguisement satisfaisait pleinement la passion de la comédie qui habitait Beaumarchais et son goût irrésistible pour les espagnolades, d’autant que ses deux protagonistes jouèrent leurs rôles avec une perfection qui le surprit. Le maintien naturellement hautain et silencieux de l’Indien s’adapta parfaitement à l’hidalgo arrogant et théâtral, ne parlant guère que par monosyllabes, voulu par l’auteur. Quant à Gilles, la contenance subalterne qui convenait à son personnage l’avait complètement transformé : clignant des paupières derrière les montures de fer de ses lunettes, le dos rond comme il sied à un homme passant le plus clair de son temps courbé sur des paperasses, les pieds en dehors et les genoux légèrement fléchis, il avait réussi à perdre une bonne partie de sa taille.

— Vous êtes certain de vouloir retourner servir aux gardes du corps ? dit Pierre-Augustin un soir où, toutes portes closes, tous deux buvaient du vin de Champagne dans le cabinet de l’écrivain en causant de leurs affaires. Il me semble que, si vous vouliez devenir comédien, vous auriez une belle carrière devant vous… et une excellente couverture. Qui donc irait chercher un noble parmi les baladins, les histrions ?

— L’idée pourrait être bonne, en effet, soupira Tournemine en étirant avec volupté ses longues jambes devant lui, s’il n’y avait les chandelles de la rampe et les yeux aigus du public. Et puis, je ne crois pas que je pourrais soutenir longtemps un personnage ratatiné comme en ce moment. Il faudra trouver autre chose pour la vie de tous les jours. La peau dans laquelle j’entrerai doit au moins me permettre de vivre vertical… Il n’empêche, ajouta-t-il après avoir réfléchi un instant en achevant de vider sa flûte de cristal, que j’avoue prendre un certain plaisir à ce rôle que vous me faites jouer pour vos gens. C’est amusant de changer de visage, de personnalité…

— Je ne vous le fais pas dire ! s’écria Beaumarchais soudain épanoui. Le théâtre, mon cher, il n’y a pas de meilleure école de la vie car il permet d’aborder toutes les situations, d’entrer dans tous les personnages, d’être un jour celui-ci et demain cet autre, d’avoir vingt ans ce soir et d’approcher le siècle au matin suivant. Ah oui, c’est une belle chose qu’être comédien ! Mais, si j’ai bien compris les intentions de notre sire le roi, vous vous disposez à devenir pour moi un confrère ?

— Un confrère ? Comment l’entendez-vous ?

— Ne serez-vous pas, peu ou prou, un agent secret lorsque nous aurons réussi à vous trouver une personnalité de rechange convenable ? Nous serons donc confrères, conclut-il tranquillement. J’ajoute que le métier présente quelques ressemblances avec celui de comédien. L’agent est un comédien qui joue sans public, pour sa propre admiration en quelque sorte. Lui seul peut savoir s’il a été bon ou mauvais en scène car lui seul – s’il a du courage et de l’honneur – en supporte les conséquences. Voyez-vous, ajouta Beaumarchais en tendant simultanément les mains vers la grosse bouteille ronde qui reposait dans un rafraîchissoir d’argent et vers l’assiette sur laquelle Thérèse avait fait disposer des biscuits de Reims, il peut arriver qu’ayant choisi ce dangereux métier du renseignement qui est en quelque sorte celui d’une guerre perpétuelle et secrète, un homme se retrouve prisonnier du masque dont il s’est affublé et qui refuse de quitter son visage. La comédie alors devient drame…

Tournemine regarda son hôte avec curiosité.

— Comment cela ? J’avoue ne pas très bien comprendre. Que l’agent secret change fréquemment de visage, j’en demeure d’accord, mais pourquoi devrait-il en garder définitivement un autre aspect que le sien propre ? Le señor Rodrigue Hortalez me semble avoir bien disparu puisque vous m’avez montré, sur le devant de cette maison, ses bureaux vidés et désaffectés…

— Rodrigue Hortalez n’était guère qu’un fantôme d’homme d’affaires créé pour des besoins commerciaux et je n’ai que très rarement emprunté son apparence. Il n’en va pas de même pour quelqu’un à qui je pense et qui devra, jusqu’à sa mort, demeurer captif de son double. Vous êtes jeune, chevalier, et introduit depuis trop peu de temps à la Cour pour avoir entendu prononcer le nom du chevalier d’Éon. Il ne vit plus en France d’ailleurs depuis quelque temps…

La mémoire exacte de Tournemine qui n’oubliait jamais un nom ni un visage lui restitua immédiatement un souvenir.

— Le chevalier d’Éon ? La dame chez qui je loge, à Versailles, m’a dit avoir hébergé avant moi une demoiselle d’Éon qui avait d’ailleurs de curieuses habitudes, entre autres celle de fumer la pipe.

— Où habitez-vous donc ?

— Rue de Noailles, au pavillon Marjon…

Beaumarchais se mit à rire.

— Eh bien, votre demoiselle et le chevalier ne font qu’une seule et même personne.

Et il raconta l’étrange histoire de ce jeune noble bourguignon qui, entré au fameux « Secret du roi »2 durant l’ambassade du comte de Broglie en Russie, occupa, sous des jupons de femme, le poste de lectrice de la tsarine Elisabeth avant de servir comme capitaine de dragons puis d’être chargé d’autres missions en Angleterre.

« Mince, beau, séduisant avec un teint de demoiselle, des mains charmantes et une sorte de grâce, d’Éon faisait une aussi jolie femme qu’un fringant officier. »

— N’exagérez-vous pas un peu ? Une femme cela se sent, cela se respire même…

Beaumarchais se mit à rire.

— Les brouillards de la Tamise ne m’avaient pourtant pas enrhumé, je vous le jure, mais quand je l’ai connu, je vous affirme que j’ai été pris au jeu moi qui vous parle et qui, croyez-moi, m’entends assez à… respirer les femmes. Je lui ai même proposé de l’épouser.

Cette fois ce fut au tour de Gilles de rire. Pierre-Augustin marié à un capitaine de dragons. L’image était irrésistible.

— Comment l’avez-vous évité ? La « dame » n’est pas tombée amoureuse de vous ?

— Ni moi d’elle… ou de lui, d’ailleurs. Ma proposition était toute politique et puis d’Éon n’a plus vingt ans. En fait, nous nous détestons cordialement, ce qui ne m’empêche pas de le plaindre car, à la suite d’une intrigue touchant de près à l’honneur du roi d’Angleterre, d’Éon a dû faire le serment de ne plus jamais quitter ses vêtements féminins. Interdiction lui est faite, par le roi et le ministère des Affaires étrangères, de reparaître jamais sous ses habits d’homme. Et je sais qu’à présent il en souffre comme un damné.

— Où vit-il actuellement ?

— À Londres. On lui sert une pension. Hélas, à présent il ne reste plus grand-chose du damoiseau de jadis ! Il est amer, aigri et regrette, je crois, de tout son cœur, la folie qu’il a commise de se glisser un jour sous des falbalas de femme. Manier l’éventail, se poser des mouches, marcher continuellement perché sur des mules à hauts talons quand on aimerait tant, en pantoufles, fumer sa pipe à cheval sur une chaise en regardant roussir les vignes du Tonnerrois – du Tonnerrois où il ne retournera jamais – c’est un assez cruel supplice…

Un silence s’établit entre les deux hommes. Gilles évoquait silencieusement mais avec horreur le sort de cet homme prisonnier de son double comme l’avait dit Beaumarchais, enseveli vivant sous les dentelles et l’attirail mièvre des femmes alors que, sans doute comme lui-même à présent, d’Éon avait rêvé d’une vie glorieuse, d’une famille à qui transmettre son vieux nom, d’une vieillesse honorable. Les récits, distraitement écoutés à l’époque, de Mlle Marjon lui revenaient en esprit. Bien souvent, la vieille demoiselle avait parlé de cette grande femme toujours vêtue de noir mais d’un noir élégant que lui fournissait la modiste de la reine, Mlle Bertin, et qui écrivait à longueur de journées en fumant sa pipe, de cette étrange créature qui n’était pas servie par une femme de chambre et qu’elle avait surprise, un matin, à la petite pointe de l’aube, faisant un assaut d’escrime avec son valet derrière les buissons qui encombraient le fond du jardin, de cette pieuse fille de Bourgogne enfin, qui n’allait jamais à la messe et encore moins à confesse. Et Gilles essayait d’imaginer ce qu’il ressentirait si les hasards d’une vie de dévouement à la cause royale le conduisaient lui aussi à étouffer lentement sous une inexorable cuirasse de soieries parfumées.

— Je ne pourrais pas supporter cela, dit-il enfin, et je ne comprends pas que cet homme ait accepté un tel supplice. Que n’est-il parti au diable… plus loin que la mer, plus loin que l’horizon ? Au cœur sauvage de l’Amérique personne ne serait allé voir s’il enfilait, le matin en se levant, une culotte ou un cotillon.

— Personne, en effet… et personne non plus ne lui interdit de prendre un bateau, à Douvres ou à Portsmouth, mais il sait bien que, ce bateau, il devrait le prendre en femme et qu’au cœur de vos forêts américaines, il lui faudrait encore garder sa défroque. Ne vous ai-je pas dit qu’il avait dû donner sa parole ? Et d’Éon, même si je ne l’aime pas, est un gentilhomme.

Tournemine rougit légèrement.

— C’est juste ! J’avais oublié. Vous avez raison, dans ce cas il n’y a rien à faire mais votre histoire amène de l’eau à mon moulin, mon ami ; il faut, pour la suite des jours à venir, que je me trouve un personnage assez différent de ce que je suis pour ne pas éveiller les soupçons de qui vous savez, mais sous le masque duquel il me soit possible de vivre et de mourir réellement si le sort voulait qu’il ne me soit plus possible de le rejeter.

— Un peu de patience ! L’article de la Gazette décrivant comment l’on a retrouvé le corps du chevalier de Tournemine, frappé de plusieurs balles, dans l’eau des fossés à la suite d’une tentative d’évasion désespérée, est encore trop récent. C’est tout juste si l’encre en a eu le temps de sécher. Dans quelques jours, je vous ferai connaître mon ami Préville.

— Préville ? Le comédien ?

— Le comédien. C’est un homme de goût, un homme sûr… et un brave homme. Avec lui notre secret sera en d’excellentes mains. Il en a gardé d’autres, croyez-moi. D’autant qu’il n’aime pas plus Monsieur que nous ne l’aimons vous et moi. Mais surtout, Préville est un maître dans l’art du grimage et son coup d’œil est infaillible. Il saura, d’emblée, ce qui peut le mieux vous convenir quand il aura parlé avec vous durant trois minutes car personne, comme lui, ne sait quel personnage convient le mieux à tel rôle. Savez-vous, ajouta-t-il en souriant, que Préville a eu le beau courage de me refuser le rôle de Figaro que je lui offrais sur un plateau d’or ?

— Peste ! fit Gilles qui savait déjà quelle tendresse Beaumarchais portait à son barbier sévillan.

— Et cela parce qu’il estimait n’avoir plus l’âge du personnage même s’il en conservait encore l’apparence. Croyez-moi, chevalier, c’est Préville qu’il nous faut. Mais, en attendant, continuez donc à jouer les secrétaires un peu demeurés. Vous vous en tirez à merveille…

C’était en vérité un rôle facile pour Tournemine car, en dehors des repas qu’ils prenaient avec la famille Beaumarchais, souvent réduite dans la journée à Thérèse et à Eugénie, le señor Conil y Tortuga et son secrétaire se renfermaient la majeure partie de la journée dans leur appartement pour y tuer le temps chacun à sa façon.

Parfois, le soir, Gilles devait mettre au lit, avant même le souper, un Pongo ivre comme toute la Pologne un jour de fête et descendre souper sans lui. Il s’attardait alors à écouter Thérèse lui jouer de la harpe dans la galerie de Flore ou à entamer avec Eugénie une partie de jonchets si Pierre-Augustin n’était pas là pour lui tenir compagnie.

Par contre, le samedi soir, ni lui ni Pongo n’apparaissaient car c’était, traditionnellement, le jour où Beaumarchais recevait ses amis habituels : Gudin, l’alter ego, le plus intime qui, cependant, ignorait tout de leur présence, l’abbé de Calonne, l’acteur Molé ou l’intendant des menus plaisirs Papillon de La Ferté, les personnages importants qui pouvaient lui être d’une quelconque utilité. Ces soirs-là l’hôtel de la rue Vieille-du-Temple ruisselait de lumières et, au son d’une musique discrète, les invités prenaient place autour d’une table royalement servie que Thérèse présidait avec sa douceur et sa grâce habituelles, cependant que le Noir Jean-Baptiste, ou encore le vieux Paul, le fidèle serviteur de Pierre-Augustin, montaient sur un grand plateau leur repas aux deux séquestrés.

Ces dîners du samedi étaient une rude épreuve pour ceux-ci, car ils réunissaient toujours beaucoup de monde. Le triomphe sans cesse grandissant du Mariage de Figaro portait Beaumarchais au sommet de sa gloire. Après Paris où l’on s’arrachait les places, la France, et l’Europe avec elle, brûlait d’applaudir une pièce que l’on disait prodigieuse. En outre Pierre-Augustin venait de fonder le Bureau de législation dramatique3 destiné à obliger enfin les Comédiens-Français à payer des droits à leurs auteurs. Cela n’avait pas été sans mal. Beaumarchais avait dû soutenir un combat épique mais il en était sorti vainqueur et nombreux étaient ceux qui étaient prêts aux pires bassesses pour le plaisir de s’asseoir à la table de l’homme du jour. Aussi le bruit de la fête emplissait-il toute la maison, rendant le sommeil impossible, un sommeil auquel d’ailleurs Gilles et Pongo ne songeaient guère, craignant à chaque instant de voir leur petit domaine envahi par quelques-uns des joyeux pochards de l’étage inférieur en veine d’exploration.

Et puis, à mesure que le temps passait, Tournemine supportait de plus en plus difficilement sa claustration. Il se sentait étouffer entre les murs élégamment tendus de damas jaune de sa chambre et, la nuit, il rêvait d’une plaine immense et nue, d’une vaste campagne à travers laquelle il galopait éperdument sur le dos de Merlin, son beau cheval, dont il était privé depuis des semaines. Peu à peu, les attraits de la maison faiblirent. Le jeune homme perdait l’appétit et quand on atteignit les premiers jours d’octobre, c’était lui qui ne quittait plus guère sa chambre le soir.

Comme si elle était sensible aux vibrations de cette âme en peine, l’atmosphère de la maison semblait s’assombrir progressivement. Pierre-Augustin, que son génie remuant ne laissait guère en repos et qui avait toujours une ou deux affaires sur les bras, en venait, depuis quelques jours, à considérer amèrement les revers d’une médaille aussi exceptionnellement brillante : à mesure que grandissaient ses triomphes, le nombre de ses ennemis augmentait en proportion, peut-être même plus vite encore et, parmi ces nouveaux venus, il s’en découvrait parfois qui étaient particulièrement dangereux : ceux qui, comme le dernier en date, détenaient une plume aussi redoutable que la sienne et pouvaient le battre sur son propre terrain.

Ainsi d’un certain comte de Mirabeau, gentilhomme provençal de mœurs plus que douteuses qui traînait alors à Paris une existence incertaine de gueux littéraire perpétuellement à la recherche de cet or trop rare dont il avait tant besoin pour satisfaire ses passions. Par ses dettes, ses duels, ses démêlés avec sa femme et ses débauches, ce Mirabeau traînait le scandale après lui et les multiples lettres de cachet que son père avait obtenues pour tenter de le ramener à une plus juste conception de la vie de société lui avaient valu de nombreux séjours en prison sans d’ailleurs l’assagir le moins du monde. D’une laideur quasi monstrueuse avec une tête énorme et une figure ravagée par la petite vérole, il avait reçu des fées, en contrepartie, le don de l’éloquence, la puissance du verbe jointe à celle de la plume et une grande solidité de pensée. Et c’était cet homme-là, ce terrible molosse qui avait entrepris de planter ses crocs dans les mollets élégants et spirituels de Beaumarchais.

Celui-ci venait, en effet, d’offenser doublement le futur tribun en refusant d’imprimer, sur les presses qu’il possédait de l’autre côté du Rhin, à Kehl, son Essai sur les Cincinnati et, chose plus grave encore vu l’état des finances du personnage, de lui prêter vingt-cinq louis.

— Si je vous prête cette somme, déclara Pierre-Augustin avec une grande logique, nous ne manquerons pas de nous brouiller par la suite. J’aime mieux me brouiller avec vous tout de suite et faire une économie de vingt-cinq louis…

C’était une faute et la réaction ne s’était pas fait attendre. Dans les tout débuts du mois d’octobre, Mirabeau publiait un violent pamphlet Sur les Actions de la Compagnie des Eaux de Paris dont Beaumarchais, toujours à la pointe du progrès, était l’un des notoires promoteurs et, sous couleur de défendre la corporation des porteurs d’eau, le pamphlétaire famélique et génial l’y traînait dans la boue en l’accusant de vouloir réduire à la misère un petit métier et de préparer des fondrières dans les rues de Paris avec le passage de ses canalisations.

L’inculpé venait tout juste de lire ce désagréable factum quand, au matin du samedi 6 octobre, Tournemine qui avait passé la majeure partie de sa nuit à arpenter sa chambre, vint frapper à la porte de son cabinet. Rouge de colère, la perruque en bataille, il releva sur son hôte un regard qui flambait.

— Que voulez-vous ? grogna-t-il sans plus s’embarrasser de formules de politesse tant il était furieux, mais le jeune homme ne s’émut pas pour autant.

— Croyez que je suis navré de vous déranger à un moment qui me paraît… fort mal choisi, mais je ne pouvais plus attendre. Beaumarchais, mon ami, si vous ne voulez pas me voir devenir fou sous votre toit, il faut que je vous quitte.

Le visage de l’écrivain revint progressivement à une teinte normale tandis que son œil se faisait attentif.

— Vous en avez assez, hein ?

— De votre hospitalité ? Certainement pas ! Elle est royale et je vous supplie de ne pas me taxer d’ingratitude. Mais le gamin des landes de Kervignac n’est pas encore mort en moi. Je suis un animal de grand vent, mon ami, et voilà un grand mois que je vis enfermé. Je n’en peux plus. En outre, si j’ai bien deviné ce qui se passe ici depuis quelques jours, vous avez des ennuis.

— J’en ai toujours eu… et de plus graves que ce torchon ! gronda Pierre-Augustin en jetant les feuillets de papier sur un coin de sa table de travail. Cette fois, cela tient à ce que j’ai trop de succès, ajouta-t-il avec cette fatuité ingénue qui était à la fois, chez lui, un défaut et un charme. Et si vous en voulez la preuve, tenez ! Lisez !…

Sa vaste robe de chambre en damas zinzolin4, largement ouverte, voltigeant autour de lui comme de grandes ailes sombres, il se rua sur un angle de la bibliothèque, en tira un énorme livre relié en maroquin pourpre qu’il vint abattre sur une petite table placée en prolongement du bureau. Une inscription en larges lettres d’or s’étalait sur le cuir odorant : « Matériaux pour élever mon piédestal » lut Gilles avec une surprise amusée. Mais déjà Beaumarchais ouvrait le livre, il était plein de libelles, de pamphlets, de chansons, de lettres anonymes ou non, mais toutes rassemblant une assez jolie collection d’injures plus ou moins claires.

— Voilà ! fit-il non sans orgueil. Voilà tout ce que l’on a déjà écrit sur moi, tout ce qui, un jour, servira ma gloire ! Les âneries de ce Mirabeau vont y occuper, croyez-moi, une place de choix car le bougre a du talent.

— Et vous n’allez pas répondre ? fit Gilles après avoir parcouru rapidement le pamphlet.

— Je… Si !… Oh ! s’il n’y avait que moi, je mépriserais, mais je ne peux pas laisser insulter en même temps tous les actionnaires de la Compagnie des Eaux, ni bafouer le progrès. À ce propos… il est peut-être temps en effet que vous repreniez votre liberté, mon ami, car il va falloir me rendre à Kehl pour faire imprimer ma réponse et aussi pour voir où en est ma grande édition des œuvres de Voltaire que l’on voudrait5 m’obliger à détruire. Comme je repars en guerre, en quelque sorte, je ne voudrais pas qu’il arrive du désagrément à Thérèse pendant mon absence. Ce Mirabeau est à la solde d’un groupe de banquiers qui jouent à la baisse sur les Eaux dans l’espoir de me faire boire un bouillon ! Cela lui donne de la puissance à ce salaud et il en profite. Misérable écrivaillon taré qui mettrait sa mère au bordel pour une poignée d’or !

Il devenait violent, vulgaire. L’apprenti horloger de jadis faisait craquer le vernis de l’homme de Cour, du professeur de musique de Mmes Tantes6 sous la poussée d’une colère dans la trame de laquelle Gilles décelait de la lassitude et aussi de la peur. Mais était-ce pour lui-même qu’il craignait ou seulement pour celle qu’il appelait sa « ménagère » faute d’avoir eu, jusqu’à présent, l’honnêteté d’en faire sa femme.

— En ce qui vous concerne, continua-t-il d’un ton plus calme, je crois qu’en effet le moment est venu de vous ouvrir la porte. La Cour va gagner Fontainebleau pour les chasses et pour y recevoir les ambassadeurs autrichiens et hollandais en vue du traité et Monsieur, qui ne chasse pas, va sans doute se rendre dans sa terre de Brunoy. Le temps me paraît bien choisi pour faire faire ses premiers pas sur le pavé de Paris à un nouveau personnage. Je vais appeler Préville auquel, d’ailleurs, j’ai déjà touché un mot de notre affaire et…

— Pourquoi ne l’épousez-vous pas ? interrompit Tournemine.

Le flot de paroles s’arrêta net. Il y eut un instant de silence tandis qu’une lueur railleuse s’allumait dans l’œil bleu de Pierre-Augustin.

— Épouser qui ? Préville ?

— Allons, Beaumarchais ! Cette plaisanterie n’est pas digne d’un amour comme le sien. Pourquoi n’épousez-vous pas Thérèse ? Elle vous aime de tout son cœur, elle vous a donné une fille que vous adorez et elle est une femme merveilleuse. Depuis le temps qu’elle vit avec vous, n’avez-vous pas compris qu’elle était tout juste celle qu’il vous fallait ? À moi il a suffi d’un mois pour m’en rendre compte, et vous pourriez être mon père.

— Justement ! Comment pouvez-vous savoir ce qu’il me faut ? grogna Pierre-Augustin.

— Cela se voit. Vous vous plaisez chez vous, vous y êtes heureux et vous aimez être auprès d’elle. En outre, elle est jeune. Vous l’êtes… moins.

— Je sais ! Mais j’ai encore envie d’autres femmes.

— Eh bien, ayez des maîtresses… mais faites de Thérèse Mme de Beaumarchais. Il vient un temps où l’homme a besoin de stabilité.

— J’ai déjà été marié deux fois et pas pour mon bien.

— La troisième sera pour votre bien. Imaginez que quelqu’un passe, quelqu’un dont elle puisse s’éprendre. Elle est trop droite pour le partage : elle partirait. Comment accepteriez-vous ce départ ? Vous n’imaginez pas ce que cela peut être cruel, une place vide, murmura le jeune homme songeant à Judith.

— Je ne l’accepterais pas du tout ! cria Beaumarchais hors de lui, et quant à vous cessez un peu de vous occuper des affaires des autres : les vôtres sont assez embrouillées comme cela. Ceci dit… il se peut que vous ayez raison. Je vais y réfléchir…

— Merci. J’emporterai donc l’impression réconfortante d’avoir un peu payé ma dette à cette charmante et généreuse femme. Et pardon si je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas… n’y voyez que de l’amitié.

— Je le sais bien… C’est donc entendu, je vais prévenir Préville.

Mais il n’eut pas besoin de le faire. Il existe, en effet, des jours où les coïncidences paraissent se donner le mot pour se rassembler et où les angoisses nocturnes prennent l’allure de prémonitions. La mauvaise nuit de Tournemine, qui l’avait poussé à réclamer d’urgence sa liberté, eut d’étranges prolongements.

Ce fut d’abord, porté par un commissionnaire qui ressemblait à un jardinier endimanché, un court billet à l’adresse de M. Caron de Beaumarchais, un billet qui n’avait l’air de rien et qui en fait contenait quelques lignes parfaitement incompréhensibles : des phrases anodines truffées de lettres grecques et de signes qui semblaient relever de la plus haute fantaisie.

Au reçu de ce billet, Pierre-Augustin ferma à clef la porte de son cabinet de travail, s’en alla soulever une lame de son parquet, prit en dessous un petit coffre qu’il ouvrit au moyen d’une clef minuscule qui semblait perdue parmi les breloques d’or et de pierreries pendues à sa chaîne de montre et qui d’ailleurs pouvait servir de remontoir à ladite montre, authentique chef-d’œuvre de l’ex-horloger Caron. Il en sortit un mince cahier relié en peau grâce auquel il déchiffra le billet. Ceci fait, il rangea le tout, rouvrit sa porte et appela Tournemine.

— On dirait que les dieux sont avec vous, mon ami. Vous souhaitez nous quitter et voici que le roi vous en donne l’autorisation expresse. Selon Sa Majesté, il n’y a plus d’inconvénients à ce que, dûment transformé, vous reparaissiez au grand air.

— Il y a tout cela là-dedans ? fit Gilles qui tournait et retournait entre ses doigts l’incompréhensible billet.

— Il y a tout cela, en effet, et d’autres choses encore : votre cadavre a été acheminé sur la Bretagne afin d’y être chrétiennement enterré dans le cimetière d’Hennebont, votre ville natale si j’ai bien compris. Il faut faire vrai pour rouler un aussi fin renard que Monsieur.

Gilles ne put retenir un soupir en pensant au chagrin qu’avaient dû éprouver ceux qui l’aimaient : son parrain, le recteur d’Hennebont, sa vieille Rozenn qui avait été sa nourrice et aussi Katel, la fidèle servante de l’abbé de Talhouet… peut-être enfin l’austère bénédictine de Locmaria qui lui avait donné la vie. À moins que celle qui avait été Jeanne-Marie Goëlo n’éprouvât que du soulagement à savoir enfin entre les main de Dieu l’enfant rebelle qu’elle Lui avait destiné jadis… Et pourtant c’était un inconnu qui reposait à présent sous les aubépines du vieux cimetière, à l’ombre des pierres grises de Notre-Dame du Paradis et c’était pour cet inconnu que le vieux prêtre dirait des messes… Jamais Gilles n’aurait imaginé que le roi irait jusque-là pour le préserver des machinations de son frère.

— Ainsi donc, dès à présent je ne suis plus personne ? fit-il en rendant l’étroite feuille de papier si curieusement libellée… Me direz-vous quel est ce langage bizarre ?

— Ce n’est pas un langage mais l’un des « chiffres » du roi. Il se sert de celui-ci, qui était jadis celui du roi Louis XIII avec son ambassadeur à Constantinople, pour ses affaires privées. L’autre, le Grand Chiffre de Louis XIV jadis composé par le génial Antoine Rossignol, lui seul en détient la clef avec quelques rares et très importants serviteurs. Personnellement, je ne l’ai jamais eu en main. Allons, mon ami, ne faites pas cette mine de carême : vous serez un autre pendant quelque temps mais un jour, j’en suis sûr, vous pourrez redevenir le chevalier de Tournemine.

— Un autre, oui… mais lequel ?

C’était ce qu’il allait apprendre le jour même car – toujours les coïncidences, – ce même Préville, dont Pierre-Augustin attendait des miracles, apparut sur le coup de onze heures, comme l’on allait passer à table. Retiré depuis quelques mois dans sa belle maison de Senlis, il venait, en toute simplicité, après une séance de comité un peu agitée à la Comédie-Française, demander à dîner à son ami Beaumarchais.

On ajouta son couvert et, après avoir salué à la ronde, il s’installa joyeusement près de Thérèse qui l’embrassa, et empila incontinent sur son assiette des tartines au fromage couronnées d’œufs brouillés à la crème et des « atriaux », ces crépinettes de porc vigoureusement aromatisées dont on raffolait à Genève. Il protesta gentiment.

— Vous allez me faire grossir. J’ai beau avoir pris ma retraite, je tiens à rester mince.

— Bah ! votre femme m’a dit que vous vous livriez aux joies du jardinage. Vous n’avez rien à craindre…

— Et puis, tu dois avoir faim ! Rien de creusant comme les comités de la chère grande maison. Pour un homme qui souhaite le repos, c’est une drôle d’idée de continuer à fréquenter ce panier de crabes talentueux, dit Beaumarchais.

Préville haussa les épaules.

— Tu sais bien que j’y joue toujours de petits rôles, pour rendre service et puis, ils disent que mes conseils leur sont précieux. Je ne peux pas les leur refuser. Et puis, ce sont tout de même mes amis et ils me sont d’autant plus chers qu’ils ne m’en ont pas voulu d’être demeuré fidèlement attaché à notre amitié au moment de la « grande bagarre ». Mais je reconnais qu’aujourd’hui le comité était éprouvant. La grande Sainval était exaspérante. Ses prétentions ne connaissent plus de borne depuis qu’elle joue ta comtesse Almaviva et…

Lancé à présent, il racontait son histoire sans pour autant perdre un coup de fourchette, mais Gilles, qui ne connaissait pas les gens dont il parlait, cessa de l’écouter préférant le regarder et chercher à comprendre. Ainsi c’était là ce comédien fameux, l’un des plus illustres de l’époque, célèbre à travers toute l’Europe et dont Beaumarchais disait qu’il était une sorte de Protée, capable de prendre à volonté tous les visages, toutes les apparences, hormis, bien sûr, celle d’un enfant nouveau-né. « Et encore, ajoutait en riant le père de Figaro, je ne suis pas certain qu’il ne puisse y parvenir. »

En ce moment même, il se livrait à un étonnant numéro, imitant tour à tour chacun de ses camarades et passant des envolées superbes de Mlle Sainval à la voix posée de Molé, à l’affectation de Vestris, au rire lourd de Desessarts, heureux visiblement du succès qu’il remportait auprès de ce public réduit de connaisseurs.

Mais c’était vers le pseudo-secrétaire que revenait le plus souvent son regard et celui-ci avait l’impression que cette étonnante représentation était donnée pour lui seul, comme si le comédien avait cherché à persuader ce silencieux jeune homme dont le regard caché derrière les verres brillants de ses lunettes et les paupières à demi baissées lui était insaisissable, de l’excellence de l’enseignement qu’il pouvait lui dispenser et des facettes multiples de son talent. Il regardait aussi Pongo, toujours figé dans son rôle d’hidalgo, avec un intérêt qu’on ne lui rendait pas d’ailleurs car à table Pongo ne s’occupait que de son assiette. À ce moment-là le reflet d’un rêve passait dans les yeux du comédien et Gilles, amusé, se demanda s’il n’était pas en train de caresser l’idée de s’introduire un jour dans la personnalité originale d’un sorcier iroquois.

Le repas terminé, Thérèse se leva, emmena sa fille en priant les hommes de l’excuser : elle avait à faire, ce qui permit à Pierre-Augustin de les entraîner dans son cabinet où il demanda au vieux Paul de servir le café.

Un moment plus tard, tandis que l’odorant breuvage fumait dans les tasses translucides, emplissant l’air de son parfum velouté et chaleureux d’îles du bout du monde, Paul refermait soigneusement la double porte et s’installait sur une chaise voisine, en principe pour être prêt à répondre au moindre désir du maître, en réalité afin de veiller à ce que personne ne s’approchât si peu que ce soit du sanctuaire.

À l’intérieur, assis sur un fragile cabriolet de velours gris, les jambes croisées et une tasse pleine au creux de sa main, Préville s’était remis à regarder Gilles qui, recroquevillé dans un coin de canapé, les yeux au sol, buvait son café en silence, attendant que Beaumarchais ou le comédien ouvrît le feu. Ce fut celui-ci qui s’en chargea.

— À présent que nous sommes seuls, dit-il, je crois qu’il n’y a plus d’inconvénients à ce que vous me montriez, monsieur le secrétaire, votre véritable visage ?

— Je le crois, en effet, renchérit Pierre-Augustin. Il est temps de songer aux choses sérieuses, mon ami.

Sans rien dire, Gilles abandonna sa tasse sur un coin de meuble, ôta posément sa perruque de procureur, ses lunettes et se leva en se redressant de toute sa taille.

— Voilà ! fit-il en ouvrant largement ses yeux clairs et en les posant sur le comédien. Que pensez-vous pouvoir faire de moi, monsieur Préville ?

L’autre ne répondit pas tout de suite, considérant non sans surprise la haute et puissante silhouette qui se dressait à présent devant lui, le dominant d’une telle hauteur. Au bout d’un instant de contemplation muette, il eut un clappement de lèvres.

— Cela ne va pas être facile ! Vous n’avez pas, monsieur, un physique facile à dissimuler… encore que vous vous tiriez à merveille dans ce rôle de secrétaire taciturne et falot. Du diable si je vous aurais cru aussi grand !

— J’avoue, fit Gilles en souriant, que je suis content de pouvoir me déplier et que j’aimerais bien me glisser dans une peau qui ait à peu près mes dimensions.

— Je vous comprends ! Voyons, que pouvons-nous faire de vous ? Un Hollandais, un Danois, un Allemand ?… Parlez-vous une langue étrangère ?

— L’anglais, très bien je crois mais je devrais plutôt dire l’américain car c’est surtout là-bas, pendant la guerre des insurgents, que je l’ai perfectionné… Ça ma laissé un peu de couleur du terroir…

— Voilà la solution ! L’Amérique est fort à la mode et nous voyons venir, ces temps-ci, un certain nombre de jeunes citoyens de cette libre République !

— C’est même une solution encore meilleure que vous ne l’imaginez, dit Beaumarchais en riant, car je pourrai trouver sans peine des papiers et passeports tout à fait convaincants.

— Je serai donc Américain. Cela me plaît, mais…

— Pas si vite ! coupa Préville. Il ne suffit pas de changer de nom mais aussi de modifier suffisamment votre aspect extérieur… et même intérieur pour que tout le monde puisse y croire. Et cela je ne peux le faire ici. Il faut être seul pour bien apprendre un rôle.

— Où dois-je aller, alors ?

— Chez moi… si vous voulez bien me faire l’honneur d’un court séjour, avec votre serviteur, bien sûr, car lui aussi devra changer encore s’il veut demeurer auprès de vous. Ce rôle d’Espagnol par trop fantaisiste et qui sent son théâtre de Beaumarchais ne tiendrait pas longtemps hors d’ici. En outre, il ne parle pas la langue, il faut quelque chose qui se rapproche davantage de sa personnalité réelle.

Les yeux de Gilles tournèrent vers Pierre-Augustin.

— Un long séjour ?

— Trois ou quatre jours, pas plus car vous me semblez doué. Vous ne serez pas mal, d’ailleurs. Ma femme n’est pas comparable, pour la perfection d’une maison, à notre chère Thérèse mais elle ne s’en tire tout de même pas si mal.

— Il ne tient plus en place, dit Beaumarchais, mais il supportera bien encore trois ou quatre jours. Quand partez-vous ?

— Tout de suite si vous le permettez. Mme Préville m’a prié de passer chez Mlle Alexandre pour y prendre je ne sais quel chapeau qui doit être prêt et j’aimerais ne pas rentrer trop tard dans la nuit.

Le départ s’effectua le plus simplement du monde : Préville emmenait le noble espagnol saluer chez elle Mme Préville, comédienne elle aussi, dont il était un grand admirateur et le secrétaire suivait tout naturellement. Deux heures plus tard, par la portière de la voiture que conduisait un ancien figurant devenu homme de confiance du comédien, Gilles regardait défiler les vieux arbres de la route du Valois avec une merveilleuse sensation de libération. C’était bon de retrouver de grands espaces, un ciel que ne mesuraient plus chichement les toits gris de la rue Vieille-du-Temple. Le jardin de Beaumarchais était trop petit pour sa faim et lui semblait à présent tout juste à la taille de la petite Eugénie.

Certes, il avait été heureux d’y trouver refuge mais, durant tout ce mois de claustration, il s’était fait l’effet d’un objet usagé rangé dans un placard en attendant que quelqu’un s’aperçût qu’il pouvait encore servir. À présent, il allait pouvoir redevenir un homme responsable de son propre destin, même si c’était sous un autre visage, un homme qui aurait le droit de chercher la trace, heureusement encore fraîche, de son bonheur si brutalement brisé.

Durant ses nuits d’insomnies, il s’était interminablement demandé comment avait réagi Judith à la nouvelle de sa mort, car elle avait dû être une des premières à l’apprendre. Avait-elle pleuré ? Se sentait-elle veuve ? Souffrait-elle un peu à l’idée de ne plus revoir, jamais, celui qu’elle disait aimer si passionnément ? Ou bien cette mort satisfaisait-elle sa rancune et le goût de la vengeance que devait garder son âme encore sauvage ? Quatre jours ! Quatre jours encore avant d’avoir le droit de se mettre à la recherche de cette vérité-là…

Le lendemain, à la même heure, Gilles, debout devant une glace, contemplait non sans stupeur le visage qui allait être le sien : celui d’un homme plus âgé que lui et qui ressemblait davantage à un forban qu’à un élégant lieutenant des gardes du corps de Sa Majesté Très Chrétienne. Ses cheveux blonds, habilement teints, étaient devenus d’un brun presque noir et s’argentaient légèrement sur les tempes. Une fausse cicatrice tirait légèrement vers l’oreille l’un des coins de sa bouche, ses yeux qui représentaient la difficulté majeure à cause de leur couleur bleu glacier avaient été creusés par la magie d’une pommade contenant du brou de noix et abrités sous d’épais sourcils bruns qui changeaient la forme de l’arcade. Une courte barbe en collier complétait la transformation.

— La sagesse, dit Préville qui debout auprès du miroir contemplait son œuvre non sans satisfaction, sera de laisser pousser votre propre barbe. Elle est, en général, plus foncée que la nuance des cheveux mais si la vôtre est trop claire, vous pourrez toujours la teindre avec le même produit que vos cheveux. Je vous en fournirai régulièrement. Comment vous trouvez-vous ?

Gilles fit la grimace, ce qui n’arrangea rien.

— Foncièrement antipathique ! dit-il. Je suis affreux à souhait.

— Je ne suis pas de votre avis. Vous n’êtes pas antipathique, vous êtes inquiétant. Quant à être laid, ce ne sera certainement pas l’avis des femmes : vous avez à présent un côté sauvage qui devrait plaire. En résumé, vous êtes très différent et c’est tout ce que nous souhaitions.

— Parfait. Qui suis-je, alors ?

— Un marin. C’est ce qui vous ira le mieux. Et c’est ce que désire Beaumarchais. Avez-vous déjà navigué ?

— Je suis breton, fit le chevalier avec orgueil. La mer est l’une des deux choses que j’aime le plus au monde et je la connais bien.

— À merveille ! Mais il faut à présent modifier votre allure, vous tenir moins droit. Le corps d’un marin est naturellement souple et vous l’êtes aussi mais votre passage dans l’armée, et singulièrement dans les troupes de la Maison du roi, vous a donné une raideur de maintien qu’il faut perdre. Sans aller jusqu’au dos rond que vous aviez adopté chez Beaumarchais et que vous ne pourriez garder durant des heures, il faut rentrer un peu votre tête dans vos épaules et balancer légèrement celles-ci. Essayez…

Durant toute la soirée et toute la journée du lendemain, Gilles « répéta » docilement sous la direction de Préville. Le comédien était un maître incomparable, d’une patience et d’une finesse extrêmes. Peu à peu, il gommait l’empois militaire, la contenance rigide de l’homme de cour pour rendre à son élève la liberté de mouvements et la décontraction de son adolescence.

— Je ne saurai plus jamais me tenir dans le monde ! fit l’élève en riant. Si je continue de vous écouter, je vais finir par mettre mes pieds sur la table.

— Mais je l’espère bien car cela fait partie de votre personnage ! Cela dit, je ne suis pas inquiet : votre atavisme et votre bonne éducation vous rendront, quand il le faudra, votre arrogante raideur de gentilhomme. À présent, descendons s’il vous plaît dans la bibliothèque. J’ai demandé que l’on y apporte du rhum. Nous allons boire. Ou plutôt vous allez boire.

— Comment cela : je vais boire ? Pas tout seul quand même ?

— J’ai le foie fragile et l’on m’a interdit l’alcool. Mais un vrai marin doit boire sec. Il faut que je voie comment vous tenez la chopine.

— Oh ! si ce n’est que cela, soyez sans inquiétude ! J’ai fait mes classes à Newport et en Virginie avec un mien ami, Tira Thocker, qui est coureur des bois dans l’État de Massachusetts… et aussi avec M. de La Fayette, ajouta-t-il en pensant à certaine cuite mémorable prise par lui au camp de Washington. Voilà une leçon qui va vous coûter cher si votre rhum est bon, mon ami…

Il était bon. Les reins bien calés dans un large fauteuil, les pieds sur les chenêts de la cheminée où flambait un joli feu de sarments, Gilles entreprit de faire disparaître le boujaron de vieux jamaïque avec une méthode et une régularité qui firent l’admiration de son hôte. Il prenait un vif plaisir à cette expérience imprévue. Non qu’il eût particulièrement le goût de la boisson mais parce qu’à travers le cœur chaleureux du rhum, son premier contact avec son nouveau personnage lui semblait agréable et de bon augure. Préville le regardait faire en souriant ; assis de l’autre côté de la cheminée et le menton coincé dans sa main, tout en entretenant une conversation à bâtons rompus destinée visiblement à déceler l’instant où la voix du jeune homme aurait tendance à s’épaissir.

Il ne devait jamais le savoir.

Le liquide ambré avait seulement baissé de moitié dans la grosse bouteille noire que le reflet des flammes laquait d’or quand le roulement caractéristique annonçant un cheval lancé au galop naquit dans les profondeurs de la nuit, grandit et vint bientôt éveiller les échos de la ville déjà endormie.

Le bruit de la course s’enfla rapidement mais se ralentit en abordant les gros pavés inégaux de la rue sur laquelle ouvrait la propriété des Préville et, finalement, s’arrêta.

— Quelqu’un vient ! remarqua Gilles en reposant ses pieds à terre et en esquissant le geste de se lever.

Mais Préville lui fit signe de demeurer.

— Qui que ce soit, cela ne peut en rien vous concerner. Demeurez donc. Une visite peut, au contraire, nous donner l’occasion d’un essai. Comment vous sentez-vous ?

— On ne peut plus lucide. Quant à votre visite, je gagerais que ce cavalier est un militaire et qu’il pèse lourd.

Le tintement de la cloche agitée d’une main autoritaire se faisait entendre au portail ouvrant sur la cour. On put entendre ensuite le grincement du vantail, un murmure de voix confuses, le trottinement pressé du vieux valet qui revenait, doublé d’un bruit de bottes écrasant le gravier et, finalement, le grattement d’un serviteur bien stylé à la porte de la bibliothèque. Celle-ci s’ouvrit presque en même temps.

— Monsieur, commença le maître Jacques de la maison, il y a là…

— Monsieur, s’écria en même temps une voix sonore dont l’accent helvétique bien connu fit bondir le cœur de Gilles, excusez-moi de ne pas attendre votre permis et de violenter votre porte mais il faut que je parle à vous si vous êtes bien le baladin Préville.

Ayant une haute idée de son renom qui s’accommodait mal du terme de baladin, le comédien fronça les sourcils.

— Je suis en effet Préville, le grand Préville si vous permettez, et non un baladin ! Pourquoi pas un saltimbanque pendant que vous y êtes ? Mais vous-même, mon cher monsieur qui pénétrez ainsi chez les gens sans y être invité, qui êtes-vous ?

L’intrus rectifia la position, claqua des talons.

— Baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried, des gardes suisses de Sa Majesté. Je demande le pardon. Mais M. Beaumarchais m’a dit que vous déteniez un ami à moi qui…

À cet instant Gilles quitta l’abri de son fauteuil et fit quelques pas dans la lumière de la lampe posée sur une table bouillotte. Winkleried aussitôt rougit, se figea.

— Pardonnez ! J’aurais dû être moins impétueux. Je ne savais pas que vous receviez… Je désire parler à vous dans le particulier, ajouta-t-il en tournant résolument le dos à ce personnage inconnu dont la vue, visiblement, lui était désagréable.

— Vous voudrez bien, d’abord, monsieur, sortir de cette pièce et m’attendre dans le petit salon que vous trouverez à main gauche en sortant dans le vestibule. Je vous y rejoindrai mais…

Gilles alors se mit à rire.

— Inutile de le mettre en pénitence, mon cher Préville. C’est bien un ami… mon meilleur ami.



1. Actuelle place des Vosges.

2. Institué par Louis XV pour servir sa politique étrangère personnelle.

3. Le bureau s’appelle maintenant la Société des auteurs.

4. Couleur rouge violacé.

5. C’est pour pouvoir éditer L’Intégrale de Voltaire interdit en France, que Beaumarchais avait installé son imprimerie à Kehl, sur les terres du Margrave de Bade.

6. Les filles de Louis XV : Adélaïde et Victoire.

CHAPITRE V LE RENDEZ-VOUS NOCTURNE

Après quelques instants de flottement, le calme revint dans la bibliothèque. Assis dans le fauteuil que son ami venait de quitter, Ulrich-August se remettait doucement de sa surprise en mettant définitivement à mort le boujaron de rhum. De temps en temps, entre deux lampées, il levait sur son ami qui l’observait, planté devant lui, jambes écartées et les mains nouées dans le dos, un regard qui, visiblement, ne s’habituait pas.

— Eh bien ! marmottait-il sans réussir à trouver autre chose. Eh bien…

Tournemine le laissa boire un moment et récupérer ses esprits. Ce fut d’ailleurs plus rapide que le Suisse voulut bien l’admettre car, au bout de quelques secondes, son œil gris paraissait s’amuser franchement en considérant ce nouvel avatar de son ami. Mais le rhum était excellent et Winkleried faisait durer le plaisir.

— Et maintenant, fit Gilles quand la dernière goutte disparut, si tu me disais pourquoi tu me cours après ?

Serrant la bouteille vide sur son cœur avec la tendresse d’une mère pour son enfant malade, Winkleried, de sa main libre, tira de son habit une lettre qu’il tendit.

— À cause de ça ! Un garçon que l’on a vu partir en courant l’a jetée, ce tantôt, dans le jardin de Mlle Marjon, ta logeuse.

C’était un billet élégamment plié, fermé d’un cachet de cire rouge dont l’empreinte représentait une petite branche d’olivier. Mais ce fut avec un froncement de sourcils que Tournemine lut l’adresse libellée à son nom :

« À M. le chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, au Pavillon Marjon, rue de Noailles à Versailles, avec prière instante de vouloir bien lui faire tenir cette lettre au “plus tôt”. »

— Qui peut écrire à un mort ? pensa-t-il tout haut.

— Quelqu’un qui ne sait pas… ou qui n’y croit pas, dit Préville.

Mais Ulrich-August haussa les épaules.

— Il n’y a qu’une femme pour ça et c’est une femme qui écrit : regarde l’écriture. Mlle Marjon pense que c’est peut-être ta femme. Elle a dit qu’il fallait te porter tout de suite cette volaille…

— Ce poulet ! rectifia Gilles machinalement tout en continuant à tourner entre ses doigts la lettre qu’il ne se décidait pas à ouvrir. Tu as raison, c’est une écriture de femme mais ce n’est pas celle de Judith. D’ailleurs celle-ci est contrefaite. Elle me rappelle pourtant quelque chose…

Et, sans plus hésiter, il fit sauter le cachet, parcourut rapidement le texte qui n’était pas signé. À la place normale de la signature, il n’y avait qu’une petite branche d’olivier, semblable à celle du cachet, dessinée à la plume avec une certaine habileté.

« La reine, disait la lettre, s’embarquera le 10 de ce mois au quai de la Rapée, pour gagner Fontainebleau par la Seine en compagnie de ses enfants et de ses amis habituels. Un grave danger menace la famille royale, un danger qui se présentera près du château de Sainte-Assise… à moins que vous ne veniez apprendre les moyens de le conjurer en vous rendant, le 12 à minuit, à la terrasse du Petit-Cavalier près de Seine-Port. Quiconque viendrait à votre place ne trouverait personne. Venez seul et sans crainte. Il ne vous sera fait aucun mal et l’on vous dira comment sauver la reine, les héritiers du trône… »

Tendant à Winkleried la lettre toute ouverte, Gilles se tourna vers Préville.

— Quel jour sommes-nous ?

— Le 8 octobre, lundi…

— Et combien de temps faut-il pour aller, par eau, de Paris à Fontainebleau ?

— Trois ou quatre jours, je pense, car on cesse de voyager la nuit. Il faut remonter le courant, employer des chevaux de halage. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— Pour rien ! coupa Winkleried en jaillissant de son fauteuil. Je regrette immensément d’avoir apporté la lettre. J’aurais dû lire et déchirer. Cette chose sent terrifiquement le piège ! Toi tu restes ici et moi je m’en vais !

Il fourrait déjà la lettre dans sa poche mais Gilles la lui arracha des mains et l’offrit à Préville.

— C’est à moi de décider ce que je fais.

— Et qu’est-ce que tu fais ? Ce n’est pas difficile à deviner, va ! Tu veux aller là-bas tout seul comme on le demande… Au fait, c’est où Seine-Port ?

— C’est un village situé un peu avant Melun, tout proche de ce château de Sainte-Assise dont on parle justement.

— À qui le château ? fit Gilles.

— À la marquise de Montesson, l’épouse morganatique du duc d’Orléans. Nous autres comédiens le connaissons bien car la marquise, qui est férue de spectacle, donne souvent la comédie. Parfois, elle joue elle-même avec des amis.

— Écoute, s’écria Winkleried, si tu veux que je te dise mon idée, la voilà : il y a quelqu’un qui sait ou qui devine que tu n’es pas défunt et qui cherche à te faire sortir de ton trou. Je dis, moi, c’est un piège !

— Peut-être… mais peut-être pas. De toute façon, je n’ai pas le droit de mettre en balance ma propre sécurité avec la vie de la reine et des Enfants de France.

C’était plus que le Suisse n’en pouvait supporter. Brusquement, il vira au rouge brique.

— Quelle damnée sottise ! Si on avait envie de tuer Sa Majesté on ne te le dirait pas ! Écoute : tu me donnes la lettre, je cours à Versailles, je la montre au roi… et la famille royale ira à Fontainebleau en carrosse. Comme ça tout sera arrangé.

— J’ai bien peur que non, intervint Préville. Je ne doute pas que vous ne puissiez approcher le roi facilement puisque vous êtes de sa garde suisse, mais je crois sincèrement que cela ne servirait à rien : jamais, quand la reine s’est mis quelque chose en tête, le pauvre Louis XVI n’a réussi à l’en empêcher. Je la connais assez bien. Elle vient de faire construire ce bateau tout exprès pour la circonstance. C’est une grande machine aussi dorée que le Bucentaure du Doge de Venise qui coûte au bas mot cent mille livres au Trésor et la reine doit l’inaugurer avec ses bons amis Polignac et autres. Deux fois déjà elle a fait le trajet de Paris à Fontainebleau sur un bateau : celui que lui avait prêté le duc d’Orléans quand elle était enceinte. Elle a pris goût à ce genre de locomotion et, j’en suis persuadé, aucune force humaine ne l’empêchera d’inaugurer « son » bateau.

— Même si le roi dit « non » ?

— Même ! Elle trouvera le moyen. D’ailleurs, il fait plus que jamais ses volontés. Cette maudite histoire de collier a exaspéré Marie-Antoinette qui ne rêve plus que vengeance. On dit qu’elle est d’une telle humeur que le roi ne se déplace plus que sur la pointe des pieds…

— De toute façon, interrompit Gilles, nous discutons pour rien. Le billet dit que je suis le seul à pouvoir éviter le drame : je n’ai ni le droit ni l’envie de me dérober. Avez-vous un cheval, mon cher Préville ?

— Naturellement. Mais vous voulez repartir dès ce soir ? Pour aller où ?

— À Paris. Je prendrai pension dans une auberge. Je voudrais essayer d’examiner le bateau de la reine… et je n’ai qu’une journée.

— Pas d’auberge ! coupa Ulrich-August. Le Beaumarchais a dit que je te ramène chez lui.

Tournemine se mit à rire.

— Il avait deviné que je reviendrais, sans même lire la lettre ?

— Il doit être intelligent, grogna Winkleried. Il a dit qu’il avait des choses pour toi. Il dit aussi qu’il vaut mieux que tu laisses Pongo stationner un moment ici.

Encore que l’idée de se séparer même pour quelque temps de son fidèle Indien ne sourît guère à Gilles, il avait assez de sagesse pour comprendre que cela vallait mieux. Préville n’avait pas encore eu le temps de s’occuper de lui et de lui enseigner son nouveau rôle. Dans l’état actuel des choses, il ne pouvait que risquer de faire reconnaître son maître.

— Je reviendrai te chercher, ou je te ferai venir dès que je serai installé quelque part, dit Gilles à l’Indien. S’il m’arrivait malheur dans cette aventure…

— C’est moi qui viendrais le chercher, grogna Winkleried, Pongo sait bien qu’il a une place chez moi quand il voudra. Et maintenant prépare-toi, nous partons.

— Pas avant d’avoir soupé, protesta Préville. Vous devez avoir faim et il n’est pas bon de galoper le ventre vide.

— Ma foi, je n’osais pas réclamer, fit Ulrich-August soudain épanoui. Mais c’est vrai que j’ai grand faim…

Le contraire eût été étonnant, surtout après une chevauchée rapide, l’appétit du jeune Suisse étant de taille à passer à la postérité. Tandis qu’il se restaurait avec un bel enthousiasme, Préville, après quelques coups de fourchette, s’en allait faire préparer les chevaux et le bagage de son pensionnaire d’un moment.

Tout cela prit pas mal de temps et la rue Vieille-du-Temple s’éveillait dans un tintamarre quasi diabolique lorsque Gilles et Ulrich-August franchirent le portail de l’hôtel des ambassadeurs de Hollande, grand ouvert à cette heure matinale. Le concierge était en train de balayer la cour, à grands gestes nonchalants ponctués de profonds soupirs car cet homme de bien, ennemi de l’effort inutile, ne voyait pas pourquoi la maîtresse des lieux tenait tellement à lui faire recommencer chaque jour les mêmes gestes. Souvent d’ailleurs il s’arrêtait, appuyé des deux mains sur son balai, pour causer avec tous ceux, marchands d’eau, d’herbe, de lait, de sable, de balais ou de poisson, dont les cris, joints aux pas des chevaux et des ânes et au roulement des voitures, entretenaient dans la rue, comme dans la plupart des autres, ce vacarme assourdissant qui était le propre de la capitale française.

Après s’être assurés auprès de lui que le maître était bien au logis, les deux hommes pénétrèrent dans la maison et trouvèrent Beaumarchais, en bonnet de nuit à ruban vert et robe de chambre à ramages assortis, attablé devant un grand pot de café et une pile de rôties brûlantes. D’une main tachée d’encre d’imprimerie, il triturait nerveusement un numéro, tout frais tiré, de la Gazette. Il était d’une humeur de dogue et, voyant pénétrer dans son cabinet deux hommes dont l’un lui était à peine connu et l’autre pas du tout, il hurla :

— Qu’est-ce que vous voulez, vous ? Et d’abord, qui vous a permis d’entrer ?

Tournemine se mit à rire.

— Le vieux Paul, qui ne m’a pas reconnu plus que vous d’ailleurs mais auquel j’ai dit que vous nous attendiez. Et vous connaissez déjà le baron von Winkleried, il me semble.

Au son de cette voix, Pierre-Augustin lâcha du même coup sa gazette et la tartine qu’il tenait de l’autre main, tendit le cou, regarda avec des yeux qui s’arrondissaient et lâcha :

— Quoi ? C’est vous ?… Savez-vous que vous êtes tout simplement prodigieux ?

— Ce n’est pas moi qui le suis mais bien votre cher Préville. C’est un grand homme.

— Je vous l’avais dit. À présent, asseyez-vous, nous avons à parler mais d’abord je vais demander d’autres tasses et d’autres rôties. Thérèse est partie voilà une demi-heure pour Ermenonville.

Tandis qu’il courait se pendre au cordon de sonnette pour appeler Paul, Gilles jeta un coup d’œil au journal abandonné sur un coin du bureau. Un grand article signé Mirabeau s’y étalait en belle place et les quelques lignes qui tombèrent sous les yeux du jeune homme suffirent à l’éclairer sur les raisons profondes de la mauvaise humeur de son ami.

« Né dans l’obscurité, sans ressources que l’intrigue, le voilà ce Beaumarchais, que ses libelles avaient rendu si redoutable, chargé aujourd’hui de la haine publique. Qu’il serve à jamais d’exemple à ceux qui, de pauvres devenus riches, qui, du sein du mépris parvenus à se faire craindre, veulent perdre les autres et finissent par… »

— Ne lisez pas ces ordures ! s’écria Pierre-Augustin en lui arrachant la feuille. La pourriture elle-même se salirait à un tel contact ! Je sais ce que veut ce misérable Mirabeau, ce gentilhomme taré : ruiner les porteurs d’actions des pompes à eau des frères Perrier, faire reculer le progrès, et me ruiner par-dessus le marché s’il le peut.

— Allons, c’est enfantin. Comment pourrait-il y parvenir ? Votre fortune est belle et…

— Ma fortune ?…

Brusquement, sa voix baissa de plusieurs tons pour atteindre au murmure tandis que, sur son visage si mobile, une gravité teintée d’angoisse prenait la place de la colère.

— Je n’ai plus rien, mon ami… que des dettes ! Si l’État ne se décide pas à me rembourser ce qu’il doit à Rodrigue Hortalez, il ne me restera plus d’autre ressource que de partir aux États-Unis avec Thérèse et notre petite Eugénie. Et Mirabeau le sait, l’animal ! Jamais il n’aurait osé de telles injures si j’étais encore riche… mais laissons cela, s’il vous plaît ! je saurai me battre ; j’en ai tellement l’habitude. Parlons plutôt de vous… Qu’était-ce au juste que cette lettre dont votre ami, ici présent, était chargé ?

Pour toute réponse, Tournemine la sortit de sa poche et la lui tendit tout ouverte.

— Naturellement, vous y allez ? fit Beaumarchais après avoir lu. Ce n’est même pas la peine de discuter, j’imagine ?

— Naturellement !

— Vous avez pensé qu’il s’agit sans doute d’un piège, que quelqu’un doit se douter de quelque chose touchant notre tour de passe-passe et cherche à vous faire sortir de votre trou ?.

— Je sais tout cela. Mais l’enjeu est tel que je n’ai pas le droit de refuser. Au surplus, je suis curieux…

— Une curiosité qui peut vous coûter cher. Votre masque sera levé avant même d’avoir servi.

— Mais je n’ai pas l’intention de le porter pour me rendre au rendez-vous. Vous avez lu la lettre : c’est à Tournemine seul que l’on parlera, non à un quelconque marin américain, puisque c’est là le personnage que Préville a choisi.

— Et fort bien choisi. Un peu sur mon conseil d’ailleurs et à ce propos…

Allant jusqu’à l’une des étroites armoires ménagées dans les boiseries claires de sa bibliothèque, Pierre-Augustin y prit une liasse de papiers qu’il porta sur son bureau et se mit à feuilleter. Il en tira un, orné d’un sceau de belle dimension et qui, entre des lignes écrites, comportait des blancs qu’il se mit incontinent en devoir de remplir. Quand il eut fini, il présenta la grande feuille craquante à Tournemine et celui-ci vit que c’était, dûment estampillé et signé de la main du comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères, un passeport autorisant le capitaine John Vaughan, de Providence (Rhode Island) à séjourner en France pour une durée indéterminée.

Puis Beaumarchais sortit d’autres papiers d’une couleur indéfinissable cette fois, jaunis, roussis, culottés comme une vieille pipe : ceux du navire corsaire Susquehanna appartenant justement au capitaine Vaughan.

— Voilà, dit l’écrivain en conclusion, avec ces papiers vous êtes en règle sur tout le territoire de la France. Vous pouvez aller et venir à votre gré, prendre pension dans tel hôtel qui vous conviendra. Et, à ce propos…

Quittant une fois de plus sa table de travail, il alla plonger dans un coffre disposé dans le coin le plus sombre de la vaste pièce et en tira un sac assez lourd qui rendait un son métallique.

— Je dois vous remettre ceci, dit-il seulement.

Sans commentaire mais avec une certaine satisfaction, Gilles fit disparaître le sac dans l’une des vastes poches de son habit. C’était sa solde d’une année aux gardes que le roi lui faisait payer de cette façon un peu inhabituelle. En vérité cet argent tombait bien car, n’ayant plus un sou vaillant, le jeune homme se demandait avec quelque inquiétude comment il allait pouvoir faire vivre son personnage de marin américain.

— Voilà qui va me rendre la vie plus facile, même si elle ne doit plus durer très longtemps, fit-il en souriant. Merci, mon ami. Pourtant avant de vous quitter je voudrais vous poser encore une seule question.

— Posez !

— Où sont passés le bateau et son capitaine ? dit-il en agitant le papier jauni.

Beaumarchais haussa les épaules.

— L’un est au fond de l’eau, quelque part entre le port de Blackpool et l’île de Man, l’autre au fond de la terre, près d’une chapelle en ruine, où je l’ai mis moi-même après que la mer l’eut rejeté sur la plage de Ste Anne’s. Il portait sur lui ces papiers que j’ai eu l’idée de conserver. Je m’aperçois à présent que c’était une bonne idée car ce marin et son vaisseau fantôme vont nous être bien utiles aujourd’hui. Vous ne risquerez donc pas de le rencontrer dans le monde…

Sans répondre, Gilles serra soigneusement les papiers dans la poche intérieure de son habit, en s’abstenant de poser la moindre question touchant les raisons qui avaient pu pousser un auteur dramatique français à errer sur les rives de la mer d’Irlande et à y enterrer des capitaines américains comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie.

Les pensées du jeune homme allaient, en effet, dans une tout autre direction et s’attachaient surtout au nom de ce navire perdu qui évoquait pour lui tant de souvenirs doux-amers car il avait fait resurgir des fonds de sa mémoire la profonde vallée de la rivière Susquehanna, son décor de montagnes et de champs de maïs, les huttes en forme de coffrets qui abritaient la puissante tribu des Indiens Sénécas1. Comme s’il venait de s’y trouver magiquement transporté, Gilles revit le coude de la rivière sous le soleil levant, l’enceinte de rondins qui enfermait le camp, le poteau verni de sang séché auquel on l’avait attaché pour lui faire subir la lente mort des vrais braves et puis des visages, des silhouettes, la face haineuse de Hiakin, le sorcier, la stature fière du chef Sagoyewatha, debout à la proue recourbée d’un canot, enfin la torturante beauté de Sitapanoki, la femme qui lui avait fait perdre la tête et pour laquelle il avait failli oublier Judith.

Certes, il en avait été bien près et, si grand que fût aujourd’hui son amour pour celle qui était devenue sa femme devant Dieu, il savait que, dût-il vivre mille ans, il n’oublierait jamais le visage aux yeux semblables à des lacs d’or liquide, le corps incomparable dont ses mains avaient tant de fois suivi les capiteux chemins. Quel homme, fait de chair et de sang, ayant possédé une déesse, pourrait jamais la chasser de sa mémoire ?

Il y pensait encore une heure plus tard en repoussant derrière lui la porte d’une chambre qu’il venait de prendre à l’hôtel White, impasse des Petits-Pères qui était alors l’auberge où un Américain arrivant à Paris se devait de descendre. Il n’avait pas l’intention d’y séjourner longtemps, souhaitant plutôt se trouver aussi vite que possible un petit appartement dans un quartier discret où il lui serait possible de faire venir Pongo, transformé lui aussi selon les idées de Préville.

Winkleried était reparti pour Versailles en se bornant à lui désigner, en guise d’au revoir, la belle enseigne du restaurant du sieur Hue qui faisait face à l’hôtel White.

— J’espère bien que nous pourrons bientôt y retourner manger des écrevisses comme le jour où on s’est connus, nous deux ? Tu te souviens ?…

— Parbleu ! On n’oublie pas ces moments-là… Le temps des écrevisses reviendra, va, et, je l’espère aussi, celui où j’aurai le droit de redevenir moi-même.

Le pied déjà à l’étrier, Ulrich-August se ravisa.

— Écoute, je ne peux pas te laisser aller dans ce traquenard horrifiquement seul. J’y vais aussi.

— Merci, mais c’est impossible. Est-ce que les Suisses ne vont pas, eux aussi, à Fontainebleau ?

— Si, bien sûr, mais nous allons avec le roi. Donc nous serons là-bas le 10. Qui empêche que je vienne moi aussi… bien caché évidemment, au rendez-vous ? Personne ne me verra, pas même toi. Mais si tu as besoin de moi je serai là…

— Non, mon ami. Si le rendez-vous est surveillé cela peut être dangereux pour tout le monde et je ne veux pas que tu risques ta carrière pour abandon de poste. Il faut que j’y aille seul. Mais je te remercie de tout mon cœur…

Jamais Gilles n’avait douté de l’amitié de Winkleried, mais cette nouvelle preuve d’affection le toucha. Pourtant il n’y songeait déjà plus quand, son sac jeté dans un coin de sa chambre, il se laissa tomber dans un petit fauteuil posé au coin de la cheminée en regardant sans le voir le garçon qui, occupé à allumer le feu tout préparé, déchaînait une tempête en miniature avec son soufflet.

À son insu, l’ombre de Sitapanoki l’avait suivi depuis la maison de Beaumarchais, lovée comme un silencieux reptile autour d’un vieux papier jauni. À présent, elle emplissait cette chambre anonyme, dont Gilles n’avait rien vu, comme une fumée d’opium où se dissolvait, sans qu’il s’en doutât, sa volonté et son courage car elle apportait avec elle tout le charme dangereux des amours inachevées.

La glace du trumeau, orné de bergères maniérées, qui surmontait la cheminée, lui renvoya l’image d’un inconnu qu’il jugea antipathique et accentua l’étrange impression dont il se retrouvait captif depuis que Pierre-Augustin lui avait mis entre les mains la lettre de marque de la Susquehanna. C’était comme si, en endossant le personnage de ce marin défunt, il avait hérité, du même coup, d’une partie de sa mentalité. Il se découvrait une soudaine nostalgie de l’immense et mystérieux pays qu’il n’avait qu’à peine découvert mais qu’il avait aimé d’instinct dans l’enthousiasme de sa liberté toute neuve.

Était-ce l’appel des grandes solitudes ou celui d’un regain du désir d’autrefois accru par une continence de plusieurs semaines mais l’envie lui prenait de retourner là-bas, d’abandonner ce pays où trop de choses lui paraissaient choquantes, cette société trop policée dont il devait bien constater l’élégante pourriture et les nombreuses craquelures, cette Cour pleine de traquenards, enfin, peuplée de princes copiés sur le modèle des Atrides, au bénéfice de la grande pureté de l’Océan, des plaines écartelées par les vents des quatre horizons, des forêts si profondes que le pas de l’homme n’en avait pas encore touché les limites suprêmes…

Au coin de cette cheminée anonyme, l’œil perdu dans des flammes semblables à celles qui éclairaient les camps indiens sous tous les cieux d’Amérique, Gilles livra l’un des plus rudes combats de sa vie. Durant des heures, immobile, il lutta contre lui-même, contre son égoïsme, son goût de l’aventure et son amour de la vie. Au lieu d’aller donner tête baissée dans ce qui ne pouvait être qu’un piège dans l’espoir de sauver une reine qui semblait avoir pris à tâche de se détruire elle-même, il serait tellement plus simple de repasser la porte de cet hôtel, de se faire conduire à l’Hôtel des Messageries et de s’y enquérir du départ de la malle de Brest… ou de Nantes, ou de Cherbourg, ou du Havre. Puis, enfin, de poser son sac sur quelque navire et de laisser la longue houle de l’Atlantique bercer ses rêves d’une vie nouvelle, recommencée sous ce nom de John Vaughan, marin américain…

Mais, peut-être, après tout, ne serait-ce pas si simple. Car ce départ serait une fuite et ce mot-là sonne toujours, pour l’homme de cœur, le même glas lugubre que celui qui se prononce lâcheté. Que la reine soit réellement victime d’un attentat et le sommeil le fuirait pour jamais car, même si elle était une mauvaise épouse et une mauvaise conseillère, même si elle n’était pas celle dont la France aurait eu besoin, Tournemine savait bien que le chagrin de son pauvre époux lui serait insupportable, même à distance, et que sa conscience, jamais, ne lui laisserait un instant de paix…

Et puis il y avait Judith, Judith qui lui avait donné de si brèves joies, Judith qui n’avait jamais eu confiance en lui, Judith qui l’avait trahi d’une certaine façon et qui n’était venue à lui que lorsqu’elle n’avait plus trouvé sur son chemin que des murs infranchissables… mais Judith qu’il aimait toujours même si, à cette minute, ce n’était pas d’elle qu’il avait envie mais d’une autre plus douce et plus tendre, d’une autre qui jamais ne l’avait repoussé et qui s’était soumise à lui aussi simplement que la biche, au fond des bois, se soumet au cerf. D’une autre pour laquelle il avait bien failli l’oublier…

Un instant, et parce que son séjour chez Beaumarchais lui avait montré ce que pouvait être la vie d’un homme dans la douceur d’une maison agréable, auprès d’une femme tendre et attentive et d’un enfant bien-aimé, il maudit ce serment qu’il avait fait au roi de le servir toujours, et en tous lieux, en tous temps et en toutes circonstances, d’être sur son poing l’oiseau chasseur qui s’en va d’un vol rapide atteindre aussi sûrement qu’une balle de pistolet le but désigné. Mais quoi ? Un Tournemine pouvait-il reprendre la parole une fois donnée, conclure des arrangements avec le Ciel et avec sa conscience ?

— Ma parole… c’est à croire que j’ai peur…

Il avait parlé tout haut et le son de sa voix rompit le maléfice. En même temps, on gratta à sa porte et la tête du valet de tout à l’heure passa par l’ouverture pour demander s’il souhaitait descendre pour souper à la table d’hôtes ou s’il préférait qu’on lui montât son repas.

Il vit alors que la journée entière s’était écoulée, que la nuit était venue… et qu’il était sauvé. La tentation était passée. Quels que puissent être l’attrait de l’Amérique et le charme des souvenirs d’amour, il y avait toujours sous ce grimage un peu diabolique auquel il adressa, dans le miroir, un sourire grimaçant, la vieille âme bretonne fidèle, fataliste et obstinée qui ne lui permettrait jamais de s’écarter du chemin choisi une fois pour toutes.

— Je souperai dehors, dit-il au garçon. Défaites seulement mon sac, fermez les volets et préparez mon lit. Je rentrerai peut-être tard…

Jetant un manteau sur ses épaules, il sortit, demandant qu’on lui appelât une voiture de place. Il était temps pour lui d’aller voir un peu à quoi ressemblait ce bateau dans lequel Marie-Antoinette allait, à partir du lendemain, remonter la Seine…

Mais il lui fut impossible d’aller jusque-là. Quand il fit arrêter le fiacre, au petit pont qui enjambait l’égout des fossés de l’Arsenal, il s’aperçut qu’il n’était pas possible de franchir ledit petit pont qu’habituellement on pouvait traverser sans problème moyennant la somme de trois deniers. Au lieu du péage habituel, Tournemine tomba sur un poste de gardes-françaises installé là provisoirement mais solidement et qui interdisait à quiconque de s’aventurer au-delà.

— Ordre de M. le prévôt des marchands ! lui dit le sergent qui commandait le poste. Il est interdit de s’aventurer sur le quai cette nuit.

— Et la raison ?

Le soldat haussa les épaules.

— C’est à cause du bateau qui doit emmener l’Aut… enfin, la reine à Fontainebleau avec toute sa coterie demain. On l’a sorti des chantiers ce tantôt et amené au quai. Depuis que les ouvriers sont partis et ont été remplacés par des serviteurs et des soldats, personne n’a le droit d’en approcher. Des fois qu’avec leurs mains sales les gens du quartier iraient abîmer le nouveau joujou de Sa Majesté !… conclut-il avec un gros rire. D’ailleurs y a rien à voir d’autre…

— Je pensais seulement aller jusqu’au couvent des lazaristes et faire une prière à la chapelle Saint-Bonnet…

— Eh ben, vous la ferez demain, votre prière, quand Sa Majesté et ses petits amis seront partis. C’est prévu pour midi. Y en a à qui ça va faire bien plaisir de voir étalé sous leur nez la nouvelle folie de la dame de Trianon…

— Qui donc ?

Le sergent désigna de la tête la masse formidable et noire de la Bastille qui se détachait dans la nuit, si proche qu’on avait l’impression de pouvoir la toucher rien qu’en tendant la main.

— Eux autres ! Tous ceux qu’on empile là-dedans depuis tantôt deux mois parce qu’elle a eu envie d’un collier de deux millions et qu’elle a pas voulu le payer. Ils vont être aux premières loges, demain, pour voir le spectacle. Et moi je dis quelle aurait pu aller embarquer ailleurs, à Charenton, par exemple… mais je suis sûr quelle le fait exprès, pour les narguer. Seulement ça pourrait bien pas lui porter bonheur. Eh là, vous autres, où est-ce que vous prétendez aller ?

La fin de la phrase s’adressait à deux moines qui venaient d’apparaître et qui, eux aussi, prétendaient passer le petit pont pour regagner leur couvent. Laissant le sergent leur expliquer qu’ils allaient être obligés d’aller passer la nuit ailleurs, Gilles tourna les talons et s’éloigna pour rejoindre la voiture à laquelle il avait demandé de l’attendre auprès des murs de l’Arsenal.

Les paroles du garde-française, le ton amer, ironique et vaguement menaçant surtout l’avaient frappé. Parlant de la reine l’homme avait failli dire « l’Autrichienne », cet adjectif anodin en apparence mais devenu insultant depuis que Marie-Antoinette avait obligé son époux à se plier à la politique de son frère, l’empereur Joseph II. Seul, sans doute, le respect de son uniforme l’avait retenu mais c’était tout de même un symptôme de plus du mécontentement qui grondait sourdement dans le peuple.

L’hiver précédent, déjà, alors qu’en compagnie d’Ulrich-August il donnait la chasse aux pamphlétaires plus ou moins appointés par Monsieur, il avait pris conscience d’une désaffection croissante des Parisiens pour leur souveraine et ne s’en était pas autrement ému : de tous temps il avait été de bon ton chez les intellectuels et dans les salons d’attaquer le pouvoir établi. Mais ce soir, l’homme qui s’était exprimé était un soldat, l’un de ceux que leur métier instituait comme les défenseurs normaux de la monarchie. Et, plus grave encore, la reine semblait avoir perdu dans l’esprit de son peuple tout caractère sacré. On l’y dépouillait de toute grandeur pour la ravaler au rang d’une simple femme. Et c’était ce même peuple, par la voix d’un Parlement qui la détestait, que Marie-Antoinette avait chargé de lui rendre justice dans une affaire aussi sordide que celle du fameux Collier telle que Tournemine la connaissait. L’avenir décidément s’assombrissait…

Cette impression, il la ressentit plus péniblement encore le lendemain en allant assister au départ du fameux bateau.

Cette fois, les quais étaient noirs de monde. Mal contenus par des barrières et des cordons de gardes-françaises, les Parisiens se pressaient au spectacle royal, ce spectacle qu’ils avaient si peu souvent l’occasion de contempler chez eux. Il y en avait le long du quai du Mail, le long de celui de la Râpée naturellement et même sur la pointe de l’île Louvier où les plus audacieux s’étaient juchés sur les grandes piles de bois de construction. Certains même avaient pris d’assaut la Seyne, la vieille galiote jadis construite par Turgot pour promener la famille royale mais qui ne servait plus qu’aux inspections des échevins.

En dépit de la saison déjà avancée, le temps était radieux. Irisée par le soleil automnal, une brume légère montait du fleuve pour accueillir les feuilles jaunies qui lentement tombaient des grands ormes. De cette brume surgissait, comme une vision d’un autre âge, le bateau neuf de la reine. C’était une étonnante, une énorme gondole dorée comme un missel, guillochée comme une tabatière, rutilante et enrubannée comme quelque Bucentaure en rupture de Guidecca. Un grand rouf, dont les fenêtres habillées de ce bleu Nattier qu’affectionnait Marie-Antoinette renvoyaient les flèches du soleil, occupait la majeure partie du pont. Il abritait neuf pièces : chambres, antichambre, salon de compagnie, cuisine. Mais l’imagination populaire et les potins de la rue aidant on y ajoutait mille folies tels que boudoirs secrets entièrement habillés de glaces, piscine emplie de parfums et salle de banquets garnie de lits à la romaine ; tous décors propres à ce que les mauvaises langues s’imaginaient devoir servir de cadre obligatoire aux orgies de la reine.

Autour de Gilles qui s’était posté près du petit pont dont on lui avait refusé l’accès la veille, la foule déjà dense grossissait d’instant en instant doublée de voitures, de cabriolets, de pataches, de véhicules et de tout ce qui était susceptible de hisser les curieux au-dessus des têtes du commun. Cette foule s’agitait, grognait, riait, jetait au vent plaisanteries et sarcasmes et ressemblait assez à un énorme chien tirant sur sa laisse moitié par jeu moitié par rogne.

Bousculé par une dame de la Halle dont les abondants cotillons fleuraient la marée fraîche, Gilles se détourna pour lui permettre d’approcher des barrières mais son mouvement s’arrêta brusquement et, oubliant la grosse femme qui le remerciait d’un clin d’œil aguicheur, il se figea, dévorant des yeux une tête coiffée d’un bonnet de castor et qui, grâce à la taille de son propriétaire, surgissait de la houle des autres têtes comme le clocher d’une église de son village. Cette tête qui se découpait sur la brillante caisse verte d’une voiture, il ne pouvait pas en exister deux semblables sur toute la boule ronde et il la reconnut avec une stupeur mêlée d’une telle joie que le nom franchit ses lèvres avant même qu’il s’en fût rendu compte.

— Tim ! Tim Thocker2 !…, cria-t-il. Vingt dieux qu’est-ce que tu fais là ?

Retrouver ainsi son premier ami américain, l’étonnant coureur des bois qui avait été son meilleur compagnon d’aventures, lui causait un tel bonheur qu’il en oublia et le fait qu’il avait changé d’aspect et la raison grave pour laquelle il était là. C’était tellement bon, surtout à ce moment de solitude totale, de revoir le large visage tranquille du fils du pasteur de Stillborough et de constater que, semblable à sa terre natale, Tim semblait toujours égal à lui-même. Seule concession aux usages européens, son habituelle tunique de daim à franges avait cédé le pas à une sorte de redingote de gros drap couleur de châtaigne d’où surgissait un col de chemise noué d’une cravate tellement tortillée quelle ressemblait à une ficelle verte terminée par des pompons.

L’appel de Gilles étant parvenu jusqu’à lui, Tim tourna les yeux vers cet inconnu barbu qui avait l’air de rire aux anges. Ses yeux, naturellement ronds, parurent s’arrondir encore sous ses sourcils couleur de paille roussie mais, à cet instant, il y eut un remous dans la foule qui refluait pour laisser libre passage aux voitures de la Cour transportant la reine, ses enfants, ses amis et sa suite.

La voiture à laquelle Tim s’appuyait opéra alors un mouvement tournant de telle sorte que Gilles ne vit plus son ami. Il réussit à escalader une borne voisine mais il y avait des grappes humaines accrochées un peu partout et, bien que l’Américain fût de la taille d’un jeune arbre, il fut impossible de l’apercevoir.

Peut-être, pour mieux voir, Gilles eût-il tenté l’escalade d’une lanterne ou d’un pilier d’entrepôt, encore que cela représentât certainement un combat à livrer mais, soudain, à la portière d’une voiture de spectateurs, un buste d’homme apparut et Gilles, renonçant à dominer les foules, prit au contraire le parti de redescendre et de se noyer dans la foule car cet homme c’était son sorcier de la Bastille, c’était l’homme aux menaces. En un mot, c’était le comte de Modène et, peu soucieux d’accrocher un regard aussi inquisiteur, Gilles choisit de se noyer dans le public parisien refluant vers le petit pont, le plus loin possible des yeux du nouveau venu.

Modène ne s’intéressait pas à la foule, d’ailleurs, mais bien au bateau qu’il examinait avec ce qui parut être à Tournemine un soin tout particulier. Il avait l’air de chercher quelque chose et le chevalier fit comme lui, mais alors que le comte achevait son examen par un demi-sourire prouvant qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait, le jeune homme ne vit dans cet extravagant bateau de plaisance rien qui pût justifier cette satisfaction.

Coincé par la foule, Gilles fut bien obligé d’assister à la suite du spectacle. Le silence s’était fait dans la foule d’où ne partait aucun cri de joie, aucune acclamation. Les rires et les plaisanteries de tout à l’heure avaient cessé. Un respect venu du fond des âges retenait encore les bons sujets de Sa Majesté au bord des insultes et des sifflets, peut-être aussi la vue des armes bien astiquées, des Suisses et des gardes du corps. Alors le peuple avait choisi de se taire et si la musique des gardes-françaises ne s’était mise à jouer, c’eût été dans un profond silence que la reine aurait gagné son bateau.

Elle apparut tout à coup au milieu d’un parterre de gigantesques chapeaux couverts de fleurs et de plumes multicolores, imposante et belle, au cœur d’une symphonie bleue assortie à ses yeux comme le grand diamant bleu qui battait à sa gorge, souriante sous un chapeau qui ressemblait à une vague écumeuse chevauchant ses beaux cheveux blond cendré sans poudre. Elle souriait au soleil, au fleuve, à l’extravagant navire, au comte de Boulainvilliers, prévôt des marchands, qui lui offrait cérémonieusement la main pour la mener à la passerelle drapée de satin. Mais, contrairement à ceux de bien des assistants qui se détournaient vers les tours de la Bastille au couronnement desquelles apparaissaient de petites silhouettes noires, pas une seule fois ses yeux ne s’égarèrent de ce côté.

Quelque part dans la foule il y eut quelques timides « Vive la reine ! » mais les tambours battirent pour saluer l’embarquement, couvrant ces voix trop rares et trop faibles. Un peu plus loin sur le quai attendait le peloton de gros percherons qui allaient haler l’absurde gondole jusqu’à Fontainebleau. Il y eut un coup de sifflet, un sec claquement de fouet. Les traits se tendirent sous l’effort des vigoureuses bêtes et lentement, doucement, le bateau quitta le quai. Debout, à l’avant, tenant sa fille par la main, la reine entourée des dames de sa maison regardait le fleuve.

— Sera bien toujours la même ! grommela quelqu’un dans la foule. Ses plaisirs d’abord. Le peuple, lui, peut crever !… Il y a de quoi nourrir Paris pendant un mois là-dedans !

— Ça, on peut dire qu’elle nous aura coûté cher, celle-là…

La foule, à présent, se desserrait, commençait à s’écouler. Les voitures s’éloignaient. Dégagé, Gilles chercha s’il reconnaissait quelque part la silhouette, si brièvement entrevue, de son ami. Mais Tim n’apparaissait nulle part, si tant est qu’il n’eût jamais été là car, à présent, le jeune homme en venait à douter du témoignage de ses yeux. Peut-être, après tout, avait-il été victime d’une ressemblance…

Et puis Modène, lui, était toujours là. Il semblait ne pouvoir quitter son poste d’observation et continuait à suivre, sur l’eau brillante de la Seine, la course du navire qui s’éloignait. Alors, peu désireux d’attirer son attention, Gilles s’éloigna pour regagner son hôtel et s’y disposer à rejoindre ce village de Seine-Port près duquel on lui avait donné rendez-vous le surlendemain. La prudence conseillait, en effet, d’aller reconnaître les lieux et se familiariser avec les alentours.

Pourtant, avant de rentrer, il fit un léger détour par le quai de la Ferraille3 séjour de prédilection des sergents recruteurs et des armuriers et, chez l’un de ces derniers, fit l’emplette d’une paire de pistolets anglais d’occasion mais de bonne qualité qui lui rendirent une partie de son optimisme naturel quelque peu entamé par les dernières vingt-quatre heures. S’il devait donner délibérément dans un piège, du moins aurait-il l’extrême satisfaction de vendre chèrement sa peau.

Ainsi équipé, il s’en alla régler sa note d’hôtel, boucler son sac et récupérer son cheval puis, au pas tranquille d’une monture qu’il n’avait aucune raison de fatiguer, il gagna la barrière de Fontainebleau où, au petit trot, il prit la route qui s’enfonçait vers le sud, comptant bien, au premier petit bois rencontré, ôter la majeure partie de son grimage.

Onze heures sonnaient à l’église de Seine-Port quand, le surlendemain, Gilles de Tournemine quitta l’auberge où il était venu s’installer sous son aspect presque normal, n’ayant conservé, par force, de son masque marin que les cheveux si soigneusement teints par les soins de Préville. Il lui suffirait, pour redevenir tout à fait lui-même, de coiffer la perruque blanche d’uniforme qu’il avait dans sa poche, lorsqu’il serait hors de vue de l’auberge.

Il s’y était présenté sous le nom tout à fait inoffensif de Jean Martin, arpenteur au service des Eaux et Forêts de France. Ce métier, dont le souvenir de George Washington lui avait inspiré l’idée4, offrait l’avantage inestimable de lui permettre d’errer tranquillement dans la campagne et les forêts voisines, une chaîne à la main sans attirer l’attention des peuplades autochtones. Le costume qu’il avait adopté – gros drap puce à l’épreuve des intempéries, culotte de coutil bis enfouie dans des bottes courtes à revers – ne le démentait en rien…

Toute la journée et la précédente, il avait visité les environs, repéré l’élégant château de Sainte-Assise environné de son beau jardin en terrasses et gardé par les hussards du colonel Shee. La demeure, achetée aux Choiseul, avait été offerte à l’épouse morganatique du duc Louis-Philippe le Gros mais comme celui-ci, podagre et à peu près impotent, y résidait en permanence, une garde armée s’imposait. En s’efforçant de ne pas attirer l’attention, Gilles avait soigneusement examiné les alentours du château sans rien remarquer qui pût servir de support à un piège quelconque : la Seine coulait, belle et large au pied de la grande demeure qui, dans la lumière de midi, avec ses hautes fenêtres illuminées par le soleil, offrait une superbe image de paix et de tranquillité.

Il avait aussi repéré, de l’autre côté de Seine-Port, sur la route de Nandy, le chemin qui s’amorçait en pleine forêt de Rougeau, près d’un pavillon aux allures de rendez-vous de chasse et qui menait au rond-point en terrasse qui était le point de vue du Petit Cavalier.

Aussi, quand était venu le moment de partir pour son rendez-vous n’avait-il eu aucune hésitation sur le chemin à prendre. Personne, à son auberge, ne s’était aperçu de son départ car il avait choisi une modeste maison, rendez-vous habituel des rouliers et des bateliers de la Seine qui y entretenaient jour et nuit une certaine agitation. En dépit de l’heure tardive, la salle basse était encore pleine de buveurs attardés et personne ne l’avait vu descendre l’escalier rampant au flanc de la maison, prendre son cheval à l’écurie et s’éloigner en direction de la forêt.

N’ayant guère qu’une demi-lieue à parcourir, il chemina paisiblement sur la route qui grimpait le coteau en direction de Nandy et, la dernière maison du village passée, la masse sombre des bois l’engloutit sous ses branches où les feuilles se clairsemaient. La nuit était fraîche, presque froide. Les premières gelées de l’hiver n’étaient plus loin sans doute. La forêt sentait la terre humide, les feuilles pourrissantes et le champignon joints à un relent de fumée qui devait provenir d’une hutte de charbonnier.

Le nez au vent, humant toutes les odeurs qui passaient à sa portée, Gilles s’efforçait de ne penser à rien. Une légère excitation fourmillait dans ses doigts et ses genoux, faisant briller ses yeux sans qu’il s’en rendît compte : celle qui s’emparait de lui, comme une griserie joyeuse, chaque fois qu’il sentait approcher l’aventure.

Le pavillon de chasse surgit brusquement, blanc et fantomal, sous l’éclairage discret du mince croissant lunaire. Gilles ne lui accorda qu’un regard habitué et prit en face le chemin carrossable qui trouait largement le fourré. Un instant de marche et il débouchait sur une terrasse en demi-lune d’où l’on dominait la vallée de la Seine. Il avait mis son cheval au pas, gardant les yeux et les oreilles au guet. Sous le manteau qui l’enveloppait jusqu’aux yeux sa main gauche caressait la crosse d’un pistolet tout armé. C’était là précaution de routine car, au fond de lui-même, il ne croyait pas être obligé de s’en servir. La lettre venait certainement d’une femme.

À première vue, le rond-point était vide mais tandis qu’il en faisait le tour ses yeux furent attirés par deux lumières, celles des lanternes d’une voiture arrêtée sous les arbres et cachée en partie par une pile de fagots.

Sans hésiter il poussa son cheval vers l’attelage sur le siège duquel il ne distinguait aucune silhouette.

Au bruit qu’il fit une sorte de nuage clair apparut à la portière dont la vitre se baissa : une tête de femme emballée de dentelles et qui resta un instant immobile, le regardant venir.

— Attachez votre cheval à un arbre et montez auprès de moi, chevalier, nous avons à parler.

Le son de cette voix, à peine étouffée par les blanches transparences d’où elle sortait, lui apprit que le pressentiment éprouvé en recevant le billet ne l’avait pas trompé et qu’il avait deviné juste : cette femme, c’était sa Némésis personnelle, c’était la très belle et très dangereuse comtesse de Balbi.

Toujours en selle, il se contenta d’ôter son tricorne et de saluer.

— La dernière fois que nous nous sommes trouvés ensemble dans un espace clos, cela n’a pas été pour mon bien, madame. Aussi comprendrez-vous sans peine qu’un tête-à-tête avec vous dans cette boîte ne me tente guère.

Elle se mit à rire.

— Vous voilà devenu bien prudent, il me semble ? Pourtant, les morts ne devraient pas craindre grand-chose des pauvres vivants. Que proposez-vous ?

— De faire quelques pas sur cette terrasse qui est belle. La nuit est un peu fraîche mais agréable et pleine de ces odeurs de campagne que vous prétendez aimer. Pourquoi ne pas parler tranquillement en face de ce paysage fluvial que la lune éclaire ?

Tout en parlant, il sautait à bas de son cheval qu’il allait tranquillement attacher à un jeune platane puis revenait ouvrir la portière et offrir la main à la jeune femme. Avec une toute légère hésitation, elle y mit la sienne et descendit dans un gracieux bruit de soie froissée.

— Allons, puisque vous le préférez ainsi ! Après tout, je n’ai rien contre une promenade nocturne. Cela donne du ton au sentiment… et nous n’en avons jamais fait ensemble. Sauf peut-être le premier soir, lorsque nous nous sommes rencontrés. Vous souvenez-vous, chevalier, des rues de Versailles par cette belle nuit du mois d’août si chaude ?

— Ma mémoire est excellente, madame, et je n’ai rien oublié de vos bienfaits, dit-il en appuyant intentionnellement sur le dernier mot. Mais vous venez de parler de sentiment ? C’est un mot bien curieux dans votre bouche… et dans cette circonstance. Dois-je vous rappeler que nous sommes ici pour parler d’une affaire grave ? Si tant est qu’elle existe ailleurs que dans votre imagination fertile, ce dont je doute assez…

— Elle existe. Mais rien ne presse…

Elle se tut soudain et ce fut en silence qu’ils marchèrent vers le bord de la terrasse. Sous son apparence glacée, Tournemine luttait de toutes ses forces contre la tempête intérieure qui le secouait. N’eût-il écouté que sa colère et son ressentiment, il eût fait taire définitivement cette voix douce qui se voulait charmeuse et qui ne faisait que l’irriter. Cette femme avait brisé son bonheur, chassé son amour et détruit ses espérances ; pourtant il lui fallait garder avec elle les formes extérieures d’une exquise politesse, il fallait jouer le jeu subtil et cruel auquel il avait été convié au nom d’intérêts tellement supérieurs que sa propre vie, comme d’ailleurs celle de Judith, perdait en comparaison toute importance. C’était cela servir le roi : sacrifier sans broncher ce que l’on avait de plus précieux, y compris sa propre existence.

Il aurait donné cher pour la joie de tuer de ses mains la très belle Mme de Balbi et pourtant – l’homme est ainsi tissé de contradictions – il ne pouvait se défendre d’une sorte de plaisir sensuel à respirer l’odeur de rose fraîche qui la suivait partout et l’enveloppait comme une caresse.

Quand elle mit pied à terre, il lâcha la main qu’elle avait posée sur la sienne pour descendre mais, sans paraître s’en apercevoir, elle glissa son bras sous le sien le plus naturellement du monde et il n’osa pas le repousser. À quoi bon irriter cette femme ? Il fallait savoir ce quelle avait à dire.

D’un geste vif, elle ôta la dentelle qui lui enveloppait la tête, libérant la masse de ses cheveux blond cendré coiffés avec art, la grâce d’un profil espiègle, le sourire aux lèvres dont Gilles avait maintes fois apprécié la douceur et dont il connaissait parfaitement les dangers.

Insensiblement, la comtesse resserra la pression de son bras.

— Tu es venu à visage découvert, dit-elle doucement. C’est d’autant plus courageux que tu as dû te donner, jusqu’à présent, beaucoup de mal pour te cacher. Pourquoi ?

— Parce qu’il fallait que ce soit moi et non un autre, n’est-ce pas ? Ne s’agit-il pas de sauver la reine ?

— La reine, la reine ! s’écria-t-elle prise d’une brusque colère. Sur ma foi, elle vous a tous ensorcelés ! Mais qu’a-t-elle donc, cette femme, pour qu’on lui sacrifie sans hésiter toute sécurité et jusqu’à la plus élémentaire prudence ?

— Elle est la reine et c’est là que vous faites erreur, madame, car elle n’est pas une femme pour moi mais seulement l’épouse de mon roi… et la mère de mon futur souverain.

Il y eut un silence. Mme de Balbi scrutait avidement le visage détourné du jeune homme, ce profil perdu dont elle connaissait l’arrogance, cherchant le regard de ces yeux glacés qu’elle avait vus parfois se noyer au point d’orgue de la volupté.

— Ma parole ! fit-elle avec une stupeur amusée, ma parole, tu aimes ce gros Louis XVI ?

— Eh oui ! Cela ne devrait pas vous surprendre. Vous aimez bien Monsieur, vous, et il est bien plus gros.

— Mais tellement plus intelligent !

— Ce n’est pas mon avis. Je n’appelle pas intelligence la monstrueuse, la criminelle ambition dont il fait preuve et que ne font reculer ni le sang ni la boue. Au surplus, brisons là ! Je suppose que si vous m’avez donné ce rendez-vous c’est sur son ordre et que…

— Il n’en est rien. J’en jure l’honneur de ma mère, il te croit vraiment mort.

— Vraiment ? En ce cas, comment se fait-il que vous ne partagiez pas sa croyance ?

Brusquement, elle lâcha son bras, s’éloigna d’un ou deux pas, détournant la tête pour qu’il ne pût voir son visage.

— Peut-être parce que je ne voulais pas le croire, parce que tout en moi refusait ta mort. Alors j’ai voulu en avoir le cœur net, j’ai voulu voir le cadavre que l’on avait retiré, il y a un mois et demi, des fossés de la Bastille.

— Et on vous l’a montré tout simplement ? Vous entrez à la Bastille comme vous le voulez ?

— Cela n’a pas été si difficile. Je connais bien le chapelain du château, M. de Faverly. Je suis allée le voir et je lui ai dit que nous avions un lien de parenté, que je souhaitais prier un moment auprès du corps. C’est un saint homme et il a trouvé mon désir bien naturel. J’avais emporté des fleurs et il a bien voulu me conduire lui-même dans la salle basse où le cadavre avait été déposé. Le major Chevalier, qui nous a reçus, voulait m’empêcher d’entrer, disant que c’était un affreux spectacle, beaucoup trop cruel pour une femme… mais j’ai tant insisté qu’il m’a enfin permis d’entrer…

Elle se tut et enfouit soudain son visage entre ses mains comme pour se préserver d’une abominable vision.

— C’était atroce !… pire encore que je ne l’avais imaginé ! On m’a dit que ton visage s’était écrasé au pied de la tour quand la balle de la sentinelle t’avait touché. Ce n’était qu’une… immonde bouillie dans laquelle il était impossible de reconnaître le moindre trait.

L’émotion qui la bouleversait était sincère et la voix de Tournemine s’adoucit un peu pour demander :

— Comment, dans ce cas, avez-vous acquis la certitude que je n’étais pas ce cadavre ?

D’un mouvement violent, elle lui fit face de nouveau, levant vers lui un visage inondé de larmes au milieu desquelles les yeux noirs étincelaient, triomphants.

— Je ne pouvais savoir si c’était ton visage… mais ce n’était pas ton corps ! Ah ! je le connais si bien, ton corps ! Chaque muscle, chaque pouce de ta peau. On avait ôté à l’homme ses vêtements souillés et déchirés. Il était nu sous un drap que j’ai fait glisser d’un geste que mon émotion a sans peine fait passer pour une maladresse. Et j’ai ressenti un grand bonheur… Jamais ce corps-là n’avait possédé le mien, jamais je ne l’avais caressé… Mais, rassure-toi, j’ai bien joué mon rôle. J’ai versé une larme, posé mes fleurs, dit une prière et puis, en donnant tous les signes d’une profonde affliction, j’ai rabattu mon voile sur ma figure parce que j’éprouvais un mal affreux à ne pas éclater de rire, à ne pas montrer la joie folle que j’emportais : j’étais sûre, à présent, que tu étais vivant, que je te reverrais…

Tournemine se permit un sourire.

— Très touchant ! Eh bien, madame, vous m’avez revu ? Vous voilà contente, j’espère. Votre petit piège innocent a bien fonctionné…

— Ce n’est pas un petit piège innocent ! Monsieur a bel et bien l’intention de faire tuer, demain, la reine et ses fils.

Elle avait jeté au vent de la nuit ces mots terribles d’une voix si sauvage que Gilles, surpris, scruta ce visage tendu où aucune trace d’ironie ou de joie n’apparaissait plus. Un instant, Anne de Balbi et lui se regardèrent au fond des yeux.

— Et c’est vous, articula-t-il lentement au bout d’un instant, vous, sa maîtresse, qui venez me le dire ?

— Moi, oui !

— Pourquoi ?

— Parce que je t’aime !

Le mot lui arracha un sourire de dédain et un haussement d’épaules.

— Vous ne savez même pas de quoi vous parlez ! Je me souviens vous avoir entendu dire que l’amour était une idée stupide et bourgeoise, que seul le plaisir était souhaitable ? Alors, ne confondez pas.

— J’ai dit tout cela et je ne le renie pas. Le plaisir est une bonne compensation quand le cœur se tait et longtemps j’ai cru qu’il pouvait suffire. À présent, je ne le crois plus.

— Bravo ! Et c’est à moi que vous devez cette admirable découverte ?

— Raille si tu veux, moque-toi ! tu n’empêcheras pas que ce ne soit la seule vérité. L’amour, j’ai senti ce qu’il était vraiment cet affreux matin où l’on est venu me dire que tu avais été tué en tentant de t’évader de la Bastille. J’ai senti… que quelque chose mourait en moi, que des fibres inconnues se déchiraient… et que cela faisait très mal. Crois-moi ou ne me crois pas, qu’importe après tout ! Mon amour à moi est né dans la souffrance comme un enfant trop fort qui déchire ses barrières naturelles sur son passage. Plus jamais je ne pourrai le confondre avec les chaleurs de mon ventre. Dieu sait pourtant qu’il ne me laisse guère de repos celui-là, ajouta-t-elle d’une voix basse et rauque qui passa comme une râpe sur les nerfs tendus de l’homme. Jamais je ne t’ai autant désiré !

Était-elle sincère ? Sans doute. Son joli visage malicieux était transfiguré par la passion et Gilles, frappé en dépit de sa méfiance, ne put s’empêcher de penser qu’il y avait là quelque chose de changé. Il en éprouva une joie assez cruelle, mêlée d’orgueil. S’il savait s’en servir, quelle arme ne serait-elle pas entre ses mains cette femme qui avait tous les secrets, toutes les confidences d’un prince perfide et trouble comme un marais mortel, cette femme qui s’avouait esclave d’un amour imprévu.

— Fort bien ! soupira-t-il. Je veux bien croire que vous m’aimez, à condition toutefois que vous m’en donniez la preuve puisque vous êtes venue pour cela, dites-vous…

Instantanément, elle fut contre lui, les lèvres entrouvertes, les yeux déjà noyés, offerte comme le bouquet de roses que son parfum évoquait. Contre sa poitrine, il sentit les battements précipités d’un cœur qui s’affolait. Doucement, alors, il détacha les bras gainés de soie qui se glissaient autour de son cou.

— Pas comme cela. Ce serait trop facile ! fit-il en écartant prudemment de lui un corps dont il connaissait bien la séduction. Je ne suis pas venu ici… de si loin, pour entendre parler d’amour. Avez-vous oublié les termes de votre lettre ?

De ses deux mains, elle s’agrippa à son bras.

— Je n’ai rien oublié, tu le sais bien. Et je suis prête à répondre à toutes les questions que tu voudras me poser. Mais ensuite… ensuite, tu me reprendras, n’est-ce pas ? tu accepteras de m’aimer encore, même si ce n’est que de temps en temps ?

Ainsi le marché était nettement posé et Gilles commençait à voir clair dans ce rendez-vous qu’il avait cru un piège, qui en était un d’ailleurs d’une certaine façon mais un piège tendu à sa sensualité et non à sa vie. C’était non seulement flatteur mais intéressant puisque la belle Anne, sous la seule condition qu’il redevînt son amant, offrait de trahir Provence.

— Peut-être…, dit-il seulement, évitant de trop s’engager. Il en sera selon votre franchise.

Apercevant un peu plus loin un tronc d’arbre couché, il l’y conduisit et l’y fit asseoir tandis que lui-même demeurait debout, un pied posé sur le tronc renversé.

— Nous serons mieux ici. À présent, madame, je vous écoute…



1. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.

2. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.

3. Quai de la Mégisserie actuel.

4. Durant sa jeunesse le premier président des États-Unis avait exercé le métier d’arpenteur.

CHAPITRE VI UN FILET TISSÉ D’OR ET D’ARGENT…

Si un reste de méfiance subsistait encore en Tournemine touchant l’importance du complot dirigé contre la famille royale, les premières phrases du récit d’Anne de Balbi le dissipa. Il fallait toute l’infernale astuce de Monsieur pour monter une telle machine.

L’idée partait d’une vexation princière : le bateau de la reine devant, au cours de son voyage vers Fontainebleau, passer pratiquement sous les fenêtres du château de Sainte-Assise, le vieux duc d’Orléans, poussé bien entendu par la Montesson qui enrageait de n’être point officiellement « reconnue », avait exprimé le désir de voir sa royale cousine accepter, si le temps le permettait, une collation doublée d’un concert champêtre sous les arbres précieux, parés par l’automne d’or et de pourpre, de son admirable parc. Peu désireuse de complaire à la famille d’Orléans, et moins encore de rencontrer une femme en qui elle ne voyait guère plus qu’une aventurière, Marie-Antoinette avait décliné l’invitation, fort gracieusement d’ailleurs, en prétextant qu’un arrêt à Sainte-Assise rognerait trop sévèrement celui qu’elle devait faire à Melun et ne pourrait qu’indisposer les bonnes gens de cette fidèle cité. Elle le regrettait d’autant plus que l’on disait merveilles des serres de Sainte-Assise et de leurs espèces rares qu’elle aurait eu le plus grand plaisir à visiter.

Encore qu’aussi soigneusement habillé de rubans soyeux, le refus avait blessé le gros Louis-Philippe, désolé de voir sa chère marquise pleurer comme fontaine à longueur de journée. Ce double désespoir avait fait quelque bruit et ce bruit était venu caresser agréablement les oreilles de Monsieur qui avait vu aussitôt quel parti il pouvait en tirer. Après avoir déclaré que « ces gens-là étaient de bien pauvres esprits qui ne savaient tourner galamment à leur profit une situation désagréable » et que « si la reine refusait de s’arrêter, il fallait l’y obliger avec élégance », il avait entrepris d’apporter à une si belle cause une aide discrète.

— C’est ainsi, continua Mme de Balbi, que la Montesson a dû recevoir aujourd’hui un cadeau fastueux, poétique… et anonyme : un immense filet de pêcheur tissé d’or et d’argent, assez grand pour barrer la Seine sur toute sa largeur et qui était accompagné d’un petit poème, tout aussi anonyme… dont voici le texte, ajouta-t-elle en tirant de son décolleté un petit papier qu’elle mit dans la main de Gilles. Il fait trop sombre pour que tu puisses lire mais je le sais par coeur. Tu pourras vérifier.

« À vous, savante enchanteresse

O Montesson, l’envoi s’adresse

Docile à mon avis follet

Avec confiance osez tendre

Sur-le-champ ce galant filet

Et quelque grâce va s’y prendre… »

— Très joli ! apprécia Gilles. C’est de Monsieur ?

— Du premier au dernier mot. Il en est assez fier car il se croit un grand homme de plume.

— Pourquoi pas ! Mais jusqu’à présent je ne vois là qu’une idée assez gracieuse et pas du tout comment un filet de fantaisie pourrait causer un tel drame. Il est probable que la reine sera mécontente de se voir arrêtée alors qu’elle ne le désirait pas et rien de plus.

— Peut-être pas car personne ne lui demandera de quitter son bateau, bien au contraire. Simplement, elle sera obligée de regarder un spectacle que lui offriront, des berges, les danseurs et comédiens de Monseigneur le duc d’Orléans, puis le filet se relèvera pour laisser libre passage. Tout au moins s’il en a le temps.

— Pourquoi ne l’aurait-il pas ?

La voix de Mme de Balbi baissa de plusieurs tons jusqu’à atteindre le murmure et se chargea d’une sorte d’angoisse.

— Parce qu’il n’en restera probablement rien quand le bateau aura sauté.

— Sauté ? souffla Gilles en écho horrifié. Mais… à moins que le duc n’accueille la reine à coups de canon, c’est impossible. L’extravagant raffiot qu’on lui a construit n’a pas de Sainte-Barbe que je sache1.

— Peut-être mais il n’y en a pas moins une charge de poudre cachée à bord. Où, je te jure que je n’en sais rien. Ce que je sais, par contre, c’est comment la pièce doit se jouer : des barques chargées de chanteurs et de musiciens s’approcheront de la gondole arrêtée devant le filet. Sur l’une d’elles il y aura quelqu’un qui allumera discrètement une mèche dissimulée dans les sculptures et les dorures extérieures du bateau. Il y en a tant que ça a dû être très facile d’y ajouter un bout de cordon doré.

— C’est effrayant ! murmura Gilles abasourdi. Une telle haine envers une femme, des enfants ! Mais c’est monstrueux !

— Ce n’est pas vraiment de la haine… mais de l’ambition poussée à l’extrême. Quant au côté monstrueux de l’affaire j’en demeure d’accord et d’autant que, grâce à ce maudit filet planté devant leurs portes, les Orléans seront tenus responsables du crime. Le chagrin du roi sera immense, sa colère aveugle et c’est un coup à faire tirer toute la famille à quatre chevaux2 en dépit des idées humanitaires de Louis XVI. Mais quelle fructueuse opération pour Monsieur ! Songe un peu : sans que les soupçons puissent retomber sur lui, il éliminera en un seul feu d’artifice la couvée royale et les turbulents cousins dont la popularité grandissante à Paris commence à le gêner. En outre leur mort ferait lever instantanément les barricades dans Paris. Le roi pourrait être balayé par la tempête. Comprends-tu, à présent, pourquoi j’ai voulu que tu saches cela ? Je hais la reine… mais cette boucherie me fait horreur.

— Et si je n’étais pas venu ?

Elle eut un geste vague qui traduisait une sorte de désarroi.

— Je ne sais pas. Mais, je te le jure, j’aurais essayé de faire quelque chose. Je ne sais pas quoi et je n’ai pas cherché car j’étais sûre que tu viendrais et, vois-tu, l’occasion était trop belle de te retrouver. Où vas-tu ?

Elle avait crié les derniers mots. Gilles, en effet, courait déjà vers son cheval. Elle courut après lui, relevant à deux mains ses jupes encombrantes, le rejoignit comme il mettait le pied à l’étrier et s’y accrocha tandis que, de sa main libre, elle empoignait la bride.

— Reste encore ! Tu n’as pas le droit de t’en aller, de me laisser à présent comme une lettre inutile ou un citron que l’on a pressé. Je veux que tu restes avec moi, tu entends ? J’ai risqué ma vie en faisant ce que j’ai fait et je veux, à présent, ma récompense.

Une fureur quasi démente flambait dans ses yeux. Tout son visage crispé disait qu’elle était au bord d’une crise nerveuse ou d’une folie.

— Votre récompense ? Elle peut attendre. Pensiez-vous sérieusement que j’allais perdre, à faire l’amour, un temps précieux alors que la Reine dort sur un tonneau de poudre ? Il faut que je m’en aille. Pourtant, Dieu m’est témoin que j’ai encore bien des choses à apprendre de vous, bien des questions à poser qui me tiennent à cœur mais ce n’est pas le moment…

— Que veux-tu faire ? Rejoindre le bateau ? Tu as tout le temps. Il est amarré pour cette nuit à Corbeil et ne sera pas à Sainte-Assise avant la fin de la matinée. D’ailleurs, tu ne pourrais pas y pénétrer. Il est bien gardé… et tu es mort ! Viens avec moi, je t’en supplie ! Nous n’irons pas loin… rien qu’au pavillon de chasse du feu roi qui est au bout de l’allée. Je ne te retiendrai pas longtemps non plus. Une heure ! Rien qu’une heure…

— Pas une minute ! Mais, je le jure, quand j’aurai fini ce que j’ai à faire, je reviendrai.

— Tu mens ! Si tu pars maintenant, je sais que tu ne reviendras pas. Pourquoi le ferais-tu, d’ailleurs ? ajouta-t-elle avec amertume. Tu as appris tout ce que tu voulais savoir.

— Pas tout, non ! Sur mon honneur, je reviendrai dans le pavillon mais à quelle heure je n’en sais rien. Vous n’aurez qu’à m’attendre.

Mais elle était au-delà de tout raisonnement. Fouillant vivement dans son corsage, elle en tira un objet qu’elle porta vivement à ses lèvres. Un coup de sifflet strident fit retentir les échos de la forêt et, instantanément, plusieurs hommes armés surgirent des buissons, tombèrent des arbres.

— J’ai dit tout de suite ! fit-elle d’une voix redevenue étrangement calme. Dans une heure tu seras libre, pas avant ! Soumets-toi de bonne grâce si tu veux que, justement, dans une heure je te rende ta liberté.

Il eut une moue méprisante.

— Et vous appelez ça aimer ?

Elle eut un petit rire sans gaieté.

— Peut-être que je ne sais pas encore très bien. Mais j’ai trop faim de toi. On ne peut pas demander un raisonnement sain à quelqu’un qui meurt de faim, n’est-ce pas ? Ne me pousse pas à bout, je t’en supplie. Fais ce que je te demande si tu ne veux pas que ces hommes t’emmènent de force au pavillon…

La repoussant brutalement, il sauta en selle pour tenter une percée dans le front de l’ennemi quand une voix placide et nasillarde qui couvrit sans peine un gémissement de la comtesse, déclara en anglais :

— Besoin d’un coup de main, on dirait ?

Retenant son cheval qui allait s’élancer, Gilles éclata d’un rire torrentiel qui emporta sa colère. Anne de Balbi se débattait furieusement entre les pattes d’une sorte de géant coiffé d’un bonnet de castor. Tim Thocker était en train d’effectuer, à sa manière toujours imprévue, sa rentrée dans l’existence de son ami Gilles.

— Salut à toi, mon frère ! ajouta-t-il avec bonne humeur. On s’embrassera après. Pour le moment, dis à ta petite amie qu’elle renvoie ses corniauds si elle ne veut pas que je lui fasse sauter sa tête de linotte.

Tournemine vit alors qu’en effet la gueule d’un pistolet venait s’appuyer sur la tempe de Mme de Balbi, une seule main suffisant amplement à Tim pour maîtriser une faible femme.

— Inutile ! ragea celle-ci. Je parle anglais moi aussi.

Puis, élevant encore la voix, elle ordonna à ses domestiques de se retirer et d’aller l’attendre « à la maison… »

— Voilà qui est parler ! remarqua Gilles.

Se penchant brusquement, il cueillit la femme d’un bras, la hissa jusqu’à sa hauteur, lui mangea la bouche d’un baiser vorace puis, la laissant retomber sur ses pieds :

— Va m’attendre, toi aussi, ma belle, et n’aie pas peur. Avant que la lune ne se lève de nouveau, je serai revenu te payer à la mesure du service rendu. Tu as un cheval, Tim ?

— Parbleu ! dit celui-ci qui avait profité de ce court intermède pour aller récupérer sa monture cachée dans le bois.

Laissant la comtesse, ombre blanche solitaire comme une âme en peine au milieu du rond-point, les deux cavaliers s’engouffrèrent en tempête sous le tunnel craquant des arbres qui déversaient sur eux une pluie de feuilles mortes…

— Comment es-tu ici ? dit Gilles tandis qu’ils redescendaient tous deux vers le fleuve. Cela tient du miracle…

— Pas tellement… L’autre jour, quand j’ai entendu mon nom j’ai regardé bien sûr d’où venait le bruit et j’ai aperçu un type que je ne connaissais pas. J’ai voulu savoir qui c’était, comme de juste, mais il a disparu d’un seul coup derrière une voiture et quand je l’ai vu de nouveau il regardait un autre type qui se trouvait dans une autre voiture comme s’il lui avait vendu des peaux de loutre avariées et puis il a redisparu à cause de tous ces gens qui remuaient sans arrêt. Quand la fête a été finie, je l’ai aperçu encore. Il partait. Alors, pour essayer de savoir qui ça pouvait bien être j’ai préféré le suivre. C’est comme ça que j’ai fini par comprendre que c’était toi.

— Dans ce cas, pourquoi n’es-tu pas venu vers moi ?

Tim repoussa en arrière son bonnet de castor que le trot du cheval dérangeait, prit un temps de réflexion, cracha par terre et finit par déclarer :

— Tu sais, les « petits travaux » que je fais de temps en temps pour le général Washington qui m’a toujours à la bonne m’ont appris que, quand un type change de peau, c’est en général pour qu’on ne le reconnaisse pas. Dans ces cas-là, même un vieux copain animé des meilleures intentions peut se transformer en catastrophe. Alors j’ai continué à te surveiller, à te suivre. Et me voilà.

— Dire que je ne me suis aperçu de rien ! Pas un instant je n’ai senti que j’étais suivi, grogna Gilles, vexé. Pourtant, on peut dire que tu es visible. Eh bien non ! J’ai dû baisser bougrement depuis que nous suivions les pistes indiennes du côté de la Susquehanna. Ce n’est pourtant pas le moment…

— Je ne sais pas mais, justement, c’est peut-être celui de m’expliquer à quoi tu joues ?

Au tournant du chemin le clocher de Seine-Port et les quelques maisons groupées alentour venaient d’apparaître. Gilles retint son cheval à un carrefour dominé par une croix de pierre.

— Nous n’avons pas le temps. Écoute, puisque tu me suis depuis deux jours, tu connais le grand château qui se trouve un peu plus loin sur le bord de la Seine ?

Tim fit signe que oui. Gilles alors tira de sa poche le carnet et le crayon grâce auxquels l’arpenteur Jean Martin était censé noter ses mesures, s’approcha de la lampe à huile qui brûlait sur les marches de la croix auprès d’une image sainte et d’un bouquet de feuilles rouges et griffonna rapidement un court billet adressé à la marquise de Montesson.

« Madame, disait-il, un filet tissé d’or et d’argent accompagné de quelques vers vous ont été portés hier. Un ami de la maison d’Orléans, soucieux du repos de son chef, vous adjure de ne pas faire tendre ce filet destiné à obliger le bateau de la reine à s’arrêter. Il vous en supplie afin d’éviter de grands malheurs et cela dans l’unique souci du repos et de la gloire d’une grande dame dont ceux qui l’aiment espèrent bien que la hauteur de ses mérites sera couronnée un jour. Très respectueusement. »

La signature était illisible et il s’en voulut un peu du ton flagorneur des derniers mots mais il savait depuis longtemps qu’on ne perd jamais rien en s’adressant à la vanité d’une femme ambitieuse.

— Tiens ! dit-il à Tim après avoir plié soigneusement le petit billet. Va au château, fais tout le bruit que tu veux mais obtiens que ceci soit remis immédiatement à l’épouse du duc d’Orléans, la marquise de Montesson. Ne prononce pas mon nom, bien sûr, le tien devrait suffire : tu es Américain, ami de George Washington : c’est un passeport chez les Orléans, cela. Tu n’auras qu’à dire qu’un dignitaire de la Loge des Neuf Sœurs3 t’envoie.

— Entendu. Et ensuite qu’est-ce que je fais ?

— Tu reviens m’attendre à mon auberge. Demande la chambre de Jean Martin et installe-toi. Mange, dors, fais ce que tu veux. Ce sera peut-être un peu long…

Un large sourire fendit en deux la figure tannée de Tim.

— Prends ton temps, mon fils. Il faut toujours tenir les promesses que l’on fait aux dames… surtout quand elles sont jolies. Et moi je ne m’ennuie jamais quand j’ai une bonne bouteille pour me tenir compagnie. À plus tard !

— À plus tard…

Avec un bel ensemble, les deux chevaux firent volte face et partirent chacun de son côté. Tim tira vers le château de Sainte-Assise, et Gilles prit le chemin de Corbeil afin de rejoindre le bateau de la reine. Il ne savait pas encore très bien comment il allait s’y prendre pour y pénétrer et tenter de retrouver le fameux cordon et la poudre mais il comptait sur sa bonne étoile. Il était environ deux heures et demie du matin et tout le monde devait dormir. À moins que l’on ne fût encore aux tables de bezigue, de whist ou même de pharaon. Joueuse enragée, Marie-Antoinette passait parfois des nuits entières les cartes à la main et il était probable que, durant ce voyage où le roi ne l’accompagnait pas, elle ne devait guère se priver d’une distraction qui faisait souvent froncer le sourcil de son époux à cause des gens plus ou moins douteux qui pénétraient chez elle à la faveur du jeu. Auquel cas, les choses ne seraient guère simplifiées s’il voulait agir en évitant de déchaîner une panique et un affreux scandale.

Le mieux serait peut-être de prévenir la lectrice de la reine, cette Mme Campan à la reconnaissance de laquelle il s’était acquis certains titres en dénonçant les agissements de Jeanne de La Motte. C’était une femme qui semblait avoir la tête sur les épaules. Restait à savoir comment cette tête si bien faite se comporterait en face d’un mort inopinément ressuscité…

Il découvrit la gondole dorée en amont de Corbeil, arrêtée près d’une colline couverte de vignes au-delà desquelles apparaissaient, blanches comme d’immenses plumes de mouettes, les ailes des grands moulins qui nourrissaient Paris depuis des siècles.

Les derniers rayons de la lune idéalisaient le bateau-caprice et en gommaient l’excessive décoration. Il semblait fait de la même matière brillante que le fleuve lui-même, évoquant quelque gigantesque boîte d’argent posée sur un plateau de même métal. Des gardes dont à cette distance il était impossible de distinguer l’uniforme mais qui ne pouvaient être que des gardes du corps veillaient à la poupe et à la proue tandis que des feux de bivouacs, rougissant sur la berge, dénonçaient la présence de quelque régiment local chargé d’assurer la sécurité du bateau. À travers les grands rideaux tirés, on pouvait voir les lumières adoucies des veilleuses et, en vérité, l’image offerte était belle mais Gilles n’en vit rien, sinon une chose navrante : le bateau était amarré de l’autre côté de la Seine. Si aucune embarcation n’était en vue, il allait falloir y aller à la nage.

Attachant son cheval à un arbre encore touffu, Gilles descendit la pente herbue dans l’espoir de trouver une barque amarrée dans les roseaux et, très vite, en aperçut une. Retenue par une chaîne à un tronc de saule dont les branches déjà veuves de leurs feuilles trempaient dans l’eau, elle était à demi cachée par les grandes herbes.

Voyant là le doigt de la Providence, le jeune homme sauta dans le léger bateau, s’assura que les rames reposaient bien au fond et, montant sur le plat-bord, entreprit de détacher la chaîne.

— Ce bateau ne vous appartient pas, dit au-dessus de sa tête une voix masculine pourvue d’un léger accent. Veuillez donc le laisser en repos et retourner d’où vous venez.

Levant la tête, Gilles aperçut une silhouette noire, debout sur le sentier qui longeait le fleuve.

— S’il est à vous, monsieur, je vous demande en grâce de me le prêter un moment. J’en ai le plus urgent besoin…

— Comme j’en ai encore plus besoin que vous, je dis non ! Et je vous conseille de descendre très vite, si vous ne voulez pas que je vous loge une balle. Vous ne voyez peut-être pas mon pistolet mais lui vous voit très bien.

C’était sans doute exact car sa silhouette à lui devait se découper nettement sur le fond luisant de la rivière. La partie était inégale, Gilles ayant laissé ses propres pistolets à l’arçon de son cheval.

— Pourtant, il me faut ce bateau ! marmotta-t-il entre ses dents…

Calmement il remit la chaîne déjà détachée à sa place, sauta à terre et remonta le talus en direction du perturbateur… bien décidé à l’assommer s’il le fallait pour s’assurer l’utilisation de la barque. L’homme semblait moins grand que lui. Quant à sa corpulence il était difficile d’en juger à cause du manteau à triple collet posé sur ses épaules. Mais, décidément, il n’avait pas envie d’engager la conversation.

— Passez au large ! ordonna-t-il quand il vit Gilles se diriger vers lui.

— Soyez raisonnable, monsieur ! Il est inutile d’employer les armes. Je ne suis pas un bandit de grand chemin et je désire seulement vous parler…

Il était arrivé sur le chemin et c’est alors qu’il aperçut la femme bien qu’elle fût difficile à distinguer mais la lune venait de se dégager d’un nuage et permettait d’y voir mieux. Elle se tenait debout à quelques pas de l’homme, enveloppée de la tête aux pieds dans une grande mante sombre dont le capuchon froncé était rabattu sur son visage.

— Moi je n’ai rien à vous dire, s’écria l’homme, sinon ce que j’ai déjà dit : écartez-vous, passez au large… et ne m’obligez pas à tirer !

Gilles s’arrêta. À mesure qu’il approchait, d’ailleurs, il acquérait la certitude de connaître cette voix, et surtout cette façon un peu lourde d’accentuer les consonnes. Le rayon de lune, bien que faible, le renseigna et il éprouva une brusque joie. Cette rencontre qu’il pensait catastrophique était en fait providentielle car l’étranger était tout juste l’homme qu’il lui fallait. Cette nuit, décidément, était celle des rencontres.

— Axel, dit-il froidement, je dois te parler. Baisse ton pistolet. On ne tue pas un ami pour une barque…

Le regard un peu myope du comte de Fersen fouilla la nuit pour tenter de distinguer ce visage qui se montrait à contre-jour mais, instinctivement, il baissa son pistolet.

— Qui êtes-vous ?

— Gilles de Tournemine. J’ai besoin que tu m’aides à sauver la reine et ses enfants.

Une exclamation de surprise lui répondit, une exclamation qui était double d’ailleurs. La femme, que d’ailleurs il évitait de regarder depuis qu’il avait reconnu le gentilhomme suédois, par crainte d’identifier peut-être une trop grande dame, l’avait poussée elle aussi, il en était certain.

Mais le Suédois était dur à convaincre.

— Le chevalier de Tournemine est mort.

Allons bon ! Lui aussi ! Décidément, la nouvelle de sa fausse évasion manquée avait fait le tour de l’Europe mais, au train où allaient les choses, toute la France serait bientôt au courant de sa survie.

— Ce n’est pas de gaieté de cœur que je me déclare encore bien vivant, grogna-t-il, car il ne reste pas grand-chose d’un secret quand cinq ou six personnes le partagent. Quoi qu’il en soit, avance et regarde-moi !

Et, se retournant, il fit face à la lumière tandis que Fersen approchait, scrutant le profil net dont le nez, légèrement busqué, évoquait l’oiseau de proie, la bouche ferme, les maxillaires puissants.

— Alors ? fit Tournemine impatienté par un examen qu’il jugeait un peu trop long.

— Il faut en croire l’évidence, dit Fersen. C’est bien là notre insupportable Breton retour des Enfers…

— Tu ne saurais mieux dire. Puis-je néanmoins te demander ta parole… et celle de la dame qui t’accompagne, de me garder un secret qui n’est pas tout à fait le mien. Service du roi !

— En ce cas… Vous l’avez, chevalier. Et je me porte garant de cette dame… mais il était temps que vous disiez ces mots car j’allais, mon cher, vous abattre comme un chien. Je n’aime pas les complices de M. le cardinal de Rohan…

— Décidément, mon cher comte, vous êtes toujours aussi bête ! déclara sans ménagement le chevalier. Et sourd par-dessus le marché ! Je croyais que nous étions toujours amis ? Apparemment, nous ne le sommes plus. Soit ! Mais je croyais aussi vous avoir dit que j’avais besoin de vous pour sauver la reine et ses enfants.

Sans répondre, Fersen s’éloigna de quelques pas, rejoignit la dame toujours debout à la même place, aussi immobile qu’une statue, lui dit quelques mots tout bas et revint auprès du chevalier.

— Pardonnez-moi, dit-il. Je vous écoute !

Sans lui donner ses sources, Gilles, en quelques phrases, le mit au courant du terrible danger qui menaçait la gondole royale, de l’envoi du filet à Sainte-Assise, sans en nommer l’auteur, et de ce que Tim Thocker, vieille connaissance de Fersen lui aussi en tant qu’ancien combattant de la guerre d’Indépendance, était en train de faire chez les Orléans.

Avec simplement une exclamation horrifiée au passage du mot « poudre », Fersen l’écouta sans l’interrompre. Ce fut seulement quand Gilles se tut qu’il demanda, revenant cette fois naturellement à la vieille camaraderie d’autrefois :

— Qui a fait cela ? dit-il seulement. Tu le sais ?

— Oui. Et toi aussi si tu cherches bien. Mais ce nom-là est impossible à prononcer, de même que l’attentat serait impossible à prouver. À présent je crois que nous avons assez parlé et qu’il est temps d’agir…

— Tu as raison. Viens ! Nous allons rejoindre le bateau où je comptais ramener cette dame… qui est l’une des femmes allemandes de la reine. Il est donc inutile que tu lui parles, elle ne te comprendrait pas.

Le regard grave du chevalier plongea dans celui du Suédois dont, mieux que quiconque, il savait quels liens l’attachaient à la reine de France.

— Y a-t-il une dame avec toi ? Je ne vois personne… Marche, je te suis !

Silencieusement, les trois personnages embarquèrent. Gilles le premier avait sauté dans la barque et pris les avirons tandis que la dame s’installait à l’arrière, que Fersen détachait la chaîne et repoussait la berge du pied, avant de s’asseoir auprès de sa compagne. Celle-ci était parfaitement dissimulée à tous les regards. Outre le capuchon qui retombait plus bas que ses yeux, elle portait un masque vénitien dont la barbe de dentelle noire cachait tout le bas de son visage et rejoignait les liens soyeux de la mante. Elle aurait pu passer pour une statue d’ébène si le bas légèrement entrouvert de son manteau n’avait montré un coin de jupe claire.

Gilles s’efforçait de ne pas la regarder mais ne pouvait se défendre d’une bizarre émotion en face de cette statue noire et droite si droite que le mot de majesté venait instinctivement à l’esprit.

Le jeune homme rama vigoureusement jusqu’au milieu du fleuve puis plus doucement, plongeant ses pelles avec précaution et évitant les bruyantes éclaboussures, à mesure que l’on approchait du bateau plongé dans le silence. C’était l’heure où la nuit, avant de se laisser vaincre par le jour, faisait taire tous ses bruits qui sont comme les dernières défenses de la vie, l’heure entre toutes redoutée des angoisses nocturnes et des soucis accablants pour qui ne peut retrouver le sommeil, celle où la mort approche du lit des malades sur des pieds chaussés de velours noir…

Le chant d’un coq voisin éclata, triomphant, à l’instant où le bord de la barque venait toucher la coque du navire et chassa les pensées lugubres du chevalier. Un autre lui répondit quelque part derrière les moulins, puis un autre de l’autre côté de la Seine.

La dame se dressa dans le bateau, appuyée sur la main que lui offrait Fersen. Une forme féminine glissa d’une fenêtre entrouverte, s’approcha du bordage, fit retomber une courte échelle de corde et se pencha en tendant la main pour aider la voyageuse à prendre pied sur le pont. Puis les deux dames disparurent dans l’intérieur du bateau sans s’être retournées et sans qu’une seule parole eût été prononcée.

— Écartons-nous, souffla Fersen et allons aborder un peu plus loin afin que je puisse retourner sur ce bateau au vu et au su de tous…

Sans répondre, Gilles dégagea l’une des rames, l’appuya sur la coque dorée afin de reprendre du large et laissa la barque glisser doucement dans le courant jusqu’à ce que l’on eût dépassé les deux barges d’escorte, tout aussi silencieuses d’ailleurs que la gondole et encore plus obscures. Puis, reprenant ses rames, il alla toucher terre près du point d’amarrage de l’un des coches d’eau, les fameux « corbeillards » qui transportaient aussi bien la farine que les voyageurs jusqu’à la capitale.

— Attends-moi ici, dit Fersen. Je devrais suffire à trouver ce que nous cherchons. Et puis, il vaut mieux ne pas tenter le diable. Même avec tes cheveux noirs et sous cet accoutrement tu demeures assez reconnaissable.

— Quelle compagnie de gardes est chargée du voyage ?

— Celle des Bourguignons aux ordres du comte de Castellane, Ier Lieutenant4.

— On ne m’y connaît pas. Je t’accompagne. Il faut faire vite et les recherches peuvent être longues.

— Tu penses bien que je ne vais pas les faire tout seul. Les gardes vont m’aider. S’ils ne te connaissent pas, certaines des femmes de la reine te connaissent. Crois-moi, reste ici ! Nous repasserons le fleuve ensemble. J’ai pris logis de l’autre côté de la Seine pas loin de l’endroit où tu m’as trouvé.

Et, sautant sur le quai, le Suédois se mit à courir vers le premier des postes de garde disposés aux abords de la gondole. Gilles amarra son bateau, rentra ses rames et s’étendit au fond, moins pour se reposer car il n’en éprouvait pas le besoin que pour éviter d’être vu. Les appels des coqs se faisaient de plus en plus fréquents et, dans le bourg proche, des lumières s’allumaient ici et là dans les maisons. Chez les militaires, la diane se fit entendre et le camp s’anima bien que la nuit fût toujours aussi obscure.

Les minutes qui coulèrent ensuite parurent au chevalier durer des siècles. L’infernale astuce de Monsieur et de ses séides lui était trop connue pour qu’il ne fût pas inquiet. La machine infernale devait être soigneusement montée et cachée en proportions. Mais, après tout, s’il ne trouvait rien, Fersen possédait suffisamment d’influence sur la reine pour la persuader de débarquer et de poursuivre son voyage en carrosse… en admettant qu’elle ne fût pas déjà au courant de la situation. S’étant ainsi rassuré, Gilles attendit plus calmement le retour de son ami.

Une mince bande plus claire allégeait le ciel vers l’est quand Axel reparut, visiblement joyeux. Il sauta dans la barque et, allongeant une bourrade à son ami :

— Nage ! fit-il. Tout va bien. Le coffre de poudre est à présent au fond de la Seine.

— Le coffre ?…

— Oui. Ce n’était pas un tonneau, trop facile à repérer mais une grosse malle de voyage en cuir, dissimulée parmi les bagages qui encombrent la cale. C’est en déplaçant ces bagages que nous l’avons trouvée sans trop de peine grâce à son bizarre dispositif. La malle était placée contre la paroi du bateau, vers l’avant, à peu près sous l’endroit où se tient la reine quand elle vient regarder les spectacles que lui offrent ses sujets au long des rives du fleuve. Quand nous l’avons bougée, un mince tuyau qui était enfoncé dans ses flancs est tombé à terre. Il était plein de poudre lui aussi et rejoignait, sur le sol, la mèche peinte et dorée qui sortait dans les sculptures de la proue, à portée de main pour quelqu’un qui se trouverait dans une barque… Nous avons tout arraché, tout jeté à l’eau… mais laissé la mèche.

Gilles sourit.

— Tu penses que ce sera peut-être intéressant de voir qui approchera de cette mèche ?… C’est une bonne idée mais, si le filet n’est pas tendu, personne, peut-être, ne s’y risquera puisque le bateau ne s’arrêtera pas…

— Mais le bateau s’arrêtera, ne fût-ce que quelques instants devant les jardins de Sainte-Assise où, très certainement, la maison d’Orléans sera rangée en bataille pour le saluer. Même si l’amour-propre du vieux duc a été égratigné par le refus de la reine de s’arrêter chez son épouse morganatique, il ne peut se dispenser de la saluer. Mme de Montesson d’ailleurs, qui est férue de théâtre, aura certainement préparé un divertissement. À présent, rentrons, chevalier, et séparons-nous. Le bateau sera sans doute devant le château vers midi et j’ai bien l’intention d’y être aussi afin de ne pas manquer le spectacle.

— J’y serai aussi…

Le reste du trajet se fit en silence. Mais, une fois revenu à terre, Axel de Fersen tendit, à la mode anglaise, sa main à cet ami longtemps perdu et si étrangement retrouvé.

— Me pardonneras-tu jamais, chevalier, mes soupçons imbéciles ? Tu t’es toujours comporté en ami loyal et fidèle, même si tu as quelquefois employé la manière forte. Je ne l’ai pas compris et, à présent, je m’en repens amèrement.

Gilles se mit à rire et haussa les épaules.

— Repentir bien inutile puisque notre amitié sort indemne de tout cela et je n’ai rien à te pardonner car je te devais trop pour avoir seulement le droit de t’en vouloir. C’est à toi que je dois d’avoir retrouvé mon père et mon nom. Tu pourrais me tuer sans que je me reconnaisse le droit de te le reprocher.

D’un même élan les deux amis tombèrent dans les bras l’un de l’autre puis se séparèrent. Fersen se perdit sous les arbres qui abritaient le sentier du bord de l’eau et au-delà desquels se montraient un grand toit en pente accompagné d’une belle cheminée. Gilles alla reprendre son cheval et sauta en selle avec une intense impression de soulagement.

Avant de reprendre sa route vers Seine-Port, il jeta un dernier coup d’œil au bateau de la reine. Là-bas, dans la grisaille du petit matin, il émergeait de la légère brume qui montait de l’eau et amortissait ses rutilances. La pauvreté de la lumière lui enlevait son éclat et, sans l’agitation qui régnait à son bord, il eût pu passer pour le décor défraîchi de quelque opéra désuet. En bon Breton, Gilles avait détesté au premier regard ce bateau qui n’en était pas un, qui ne savait pas naviguer tout seul, auquel manquait l’envol des voiles ou les longues pattes des rames mais à présent, et bien qu’il eût perdu sa charge mortelle, il lui faisait horreur car il y voyait un symbole de futilité et de légèreté inadmissibles chez une femme investie, par le choix de Dieu et par celui des hommes, des graves obligations du pouvoir royal…

Le galop à travers la campagne qui sentait bon la rosée du petit matin et la fumée des feux qui avaient repris vie au vent des soufflets vigoureusement actionnés lui rendit sa bonne humeur naturelle. Il avait mené à bien cette première mission d’ouvrier clandestin au service de son roi et il se sentait bien dans sa peau. Aussi, quand il arriva à l’embranchement du chemin de Nandy n’hésita-t-il pas une seconde à lancer son cheval dans la côte menant à certain pavillon de chasse ayant appartenu jadis, lui avait-on dit, au roi Louis XV qui, vu sa réputation, n’avait pas dû y tenir que des rendez-vous cynégétiques. La belle Anne de Balbi n’avait pas menti. Elle lui avait permis de sauver la famille royale et, même si quelques comptes restaient à régler entre eux, Tournemine admettait qu’elle avait bien gagné la bizarre récompense qu’elle s’était choisie.

Il avait juré, d’ailleurs, et un homme d’honneur se devait de tenir sa parole…

S’efforçant hypocritement de ne pas penser aux agréments que pouvait représenter une parole de cette sorte donnée à une fort jolie femme par un garçon jeune, naturellement ardent et à jeun depuis longtemps, le chevalier considéra un moment l’élégante construction et ses alentours qui étaient parfaitement déserts. Pas une âme, pas un chat n’apparaissaient sous les grands arbres qui cernaient le toit mais un panache de fumée légère sortant par une cheminée disait assez que la maison n’était pas vide.

Après avoir attaché son cheval sous un auvent disposé à cet effet sur le côté, il alla vers la porte ornée d’un marteau de bronze ouvragé mais quand il voulut le soulever, il s’aperçut que la porte était seulement poussée. Il entra donc sans plus attendre.

Connaissant bien la voluptueuse créature à laquelle il avait affaire, il s’était attendu vaguement au savant désordre d’une chambre aux lumières voilées, à un lit défait au creux duquel elle l’attendrait sans autre parure que ses cheveux dénoués et, peut-être, un soupçon de mousseline ou de dentelle, la chair déjà houleuse et les yeux noyés dans les prémices du plaisir. Or, il déboucha dans une sorte de grande cuisine-salle à manger fleurant bon le café fraîchement moulu et le poulet rôti.

Un beau feu flambait sous le manteau de pierre de la cheminée, ornée d’images saintes et de fusils croisés, éclairant une table de ferme nappée de blanc sur laquelle étaient disposés auprès d’un couvert rustique, un gros pain rond, une motte de beurre fraîchement pressée, une jatte de lait et tous les éléments d’un repas confortable.

Entre la table et la cheminée Mme de Balbi allait et venait, un tablier blanc protégeant sa robe de gourgouran5 bleue, surveillant la cuisson du poulet ou ajoutant de l’eau dans la cafetière. Les flammes arrachaient des éclairs aux diamants qui ornaient ses mains tandis qu’elle maniait la grande cuillère d’étain pour arroser le rôti et la peau délicate de son visage avait rougi à l’ardeur du foyer.

Elle accueillit l’arrivant d’un sourire malicieux.

— Assieds-toi. Tu dois mourir de faim. Je te sers tout de suite…

Ôtant machinalement son manteau et son chapeau qu’il jeta sur un banc, il obéit, s’installa sur l’une des chaises paillées disposées autour de la table. Anne lui jeta un vif coup d’œil.

— Tout s’est bien passé ? Tu as réussi ?…

— Oui… grâce à vous, la reine est sauve. Le bateau ne sautera pas.

Les doigts de la jeune femme se crispèrent sur l’anse de la cafetière qu’elle apportait justement sur la table.

— Vous ?…, fit-elle amèrement. N’ai-je donc pas assez prouvé que je souhaitais uniquement me dévouer pour toi, que je voulais que tu apprennes à ne plus me regarder comme une ennemie… peut-être à m’aimer un peu ? Pourquoi es-tu revenu, en ce cas ?…

— Mais… je m’y étais engagé. Je suis venu payer ma dette.

Elle eut un petit rire aussi sec, aussi triste qu’un sanglot et se mit à verser le liquide brûlant dans les tasses avec des mains qui tremblaient.

— Tu es venu me faire l’amour, n’est-ce pas ? Tu pensais sans doute que je t’attendais… toute prête, nue sur un lit et les jambes écartées comme la fille de bordel qui attend un client ? Non, tu vois, ce n’est plus tout à fait ainsi que j’imagine nos revoirs. Pense seulement à ce que je t’ai dit tout à l’heure : j’ai faim de toi, c’est vrai… mais à présent je t’aime aussi. Et plus rien n’est comme il était hier…

Aux cils baissés de la jeune femme, Gilles vit briller une larme et, pour la première fois depuis qu’ils s’étaient retrouvés, il éprouva un sentiment nouveau : il avait envie de croire, tout à coup, ce que disait cette femme qu’il abhorrait encore quelques heures plus tôt. Et puis, il ressentait aussi cette flatteuse pitié qu’inspirent ceux que l’on a le pouvoir de faire souffrir. Mais, bien qu’elle prétendît que plus rien n’était semblable à ce qu’il était hier, il n’en demeurait pas moins, entre eux, une lourde dette encore impayée.

— Anne, dit-il employant pour la première fois son prénom, je souhaite vous croire. Mais peut-être oubliez-vous avec un peu trop d’aisance ce qui s’est passé entre nous au soir de mon mariage, ce que vous m’avez fait… ce que vous nous avez fait, à ma femme et à moi.

Elle planta brusquement dans les siens ses yeux noirs étincelant de larmes.

— Pour ce que tu as enduré toi par ma faute et ma volonté, je te demande pardon ! Mais vois-tu j’étais folle, folle de colère, d’orgueil blessé… de jalousie. Quant à elle, si elle a souffert, ne compte pas que je le regretterai. J’ai toujours détesté, instinctivement et avant même de savoir ce qu’elle était pour toi, cette jolie créature froide, railleuse et sarcastique. N’oublie pas que je l’ai vue bien souvent, lorsqu’elle était la lectrice de Madame et déjà là, elle me déplaisait. Alors de l’imaginer auprès de toi, dans ton lit, dans tes bras, portant ton nom et, plus tard, tes enfants… je n’ai pas pu le supporter.

— Nous sommes unis devant Dieu, Anne… et à cela vous ne pouvez rien… pas plus qu’au fait que je l’aime.

— Peut-être… on n’est pas maître de son cœur, je ne le sais que trop. Mais parfois Dieu se trompe et parfois il ne lie les êtres l’un à l’autre que pour leur punition. Cette femme est incapable de t’apporter le bonheur…

— Ce n’est pas à vous d’en juger.. Et, maintenant, je vais vous poser la question, la seule qui m’intéresse vraiment et que de si graves intérêts m’ont empêché de poser jusqu’à présent : qu’avez-vous fait d’elle ?

— D’elle ? Qui donc ?

— Judith, ma femme ! fit-il avec impatience. On m’a dit qu’elle avait cherché refuge chez Madame, à Montreuil, lorsqu’elle s’était enfuie de ma maison, on m’a dit aussi qu’on vous en avait confié la garde ?

— À moi ? Votre femme ? Qui a bien pu vous dire un mensonge aussi éhonté ? Il y a des mois que je n’ai vu celle que l’on appelait Mlle de Latour… et je n’ai jamais vu Mme de Tournemine.

Tournant vivement sur ses talons, elle parut chercher quelque chose autour d’elle, courut dans la pièce voisine et en revint portant un petit crucifix d’ébène et d’ivoire qu’elle lui mit entre les mains.

— Tiens ! Sur cette croix et sur le salut de mon âme, je te jure que je ne t’ai dit que la vérité. Je n’ai jamais rencontré cette femme depuis que tu l’as épousée. Qui a proféré ce mensonge ?

— Le comte de Modène, quand il est venu me voir à la Bastille pour me faire chanter. Il disait même que vous tueriez Judith si je ne remettais pas certains objets destinés à compromettre la reine.

Alors elle éclata :

— Et tu l’as cru ? Ce misérable Levantin, qui traîne dans son sang à moitié grec tous les vices de sa race sans en avoir les grandeurs, ce suppôt de Satan qui fait du prince ce qu’il veut depuis qu’il lui a promis la couronne de France ? Il se vante même d’avoir, au cours d’une nuit d’orage, fait voir le diable à Monsieur ! Je ne suis pas une sainte, tant s’en faut et tu le sais mieux que personne, mais mon sang à moi est pur et je sais encore prier. Modène me hait autant que je l’exècre et nous menons l’un contre l’autre une guerre sourde, impitoyable à qui aura le plus d’empire sur le comte de Provence, une guerre qui ne se terminera peut-être que par la mort de l’un d’entre nous…

D’un geste plein de lassitude, elle se détourna de Gilles, alla vers la cheminée devant laquelle elle s’accroupit, prit le tisonnier et secoua les bûches qui jetèrent des étincelles et flambèrent plus joyeusement. Un instant elle les regarda flamber d’un air absent puis, brusquement, enfouit sa tête dans ses bras et se mit à sangloter tandis que le tisonnier échappé de ses doigts roulait sur le dallage.

Un moment, Gilles la regarda pleurer sans essayer d’intervenir. Il ne savait plus trop que penser de cette femme séduisante et hardie, cynique et sensuelle, à peu près dépourvue de scrupules et qu’il avait cru redoutable et sans le moindre défaut à sa cuirasse d’élégante dépravation. Or, il découvrait qu’elle pouvait faiblir, souffrir, pleurer et se lamenter comme n’importe quelle pauvre fille atteinte du mal d’amour.

Peu à peu, quelque chose s’émut en lui et le poussa vers la forme repliée qui, jusque dans sa prostration, gardait une grâce troublante. La masse blonde des cheveux, simplement nouée d’un large ruban blanc qui donnait à la comtesse l’air d’une jeune fille, avait glissé en un énorme écheveau soyeux découvrant une nuque mince aux frisons légers sur laquelle Gilles posa sa main. La peau en était tiède, soyeuse, et il ne résista pas au plaisir de laisser glisser ses doigts le long du cou penché.

Au contact de cette main, Anne frissonna. Ses sanglots s’apaisèrent graduellement pour faire place à des soupirs. Elle se redressa peu à peu, rejetant la tête en arrière comme si elle cherchait à emprisonner la main si doucement caressante qui découvrit, dans les dentelles de son décolleté, les rondeurs fermes de sa gorge. Elle avait clos les paupières et ses cils tremblaient sur ses joues inondées de larmes ; elles roulaient encore jusqu’à sa bouche entrouverte dont les lèvres frissonnaient, humides et gonflées, attendant d’autres lèvres.

Les doigts de Gilles trouvèrent les agrafes de la robe qui ne firent aucune difficulté pour s’ouvrir. Afin de faire glisser plus commodément le corsage, il mit un genou en terre, dégagea les épaules rondes, les plis délicats des aisselles, les seins drus qui jaillirent joyeusement de leur prison de soie et s’offrirent à ses caresses avec leurs pointes brunes déjà durcies qu’il effleura légèrement, arrachant à la femme renversée sur son genou un frisson qui ressemblait à un râle. Alors seulement il se pencha sur sa bouche qu’il ravagea tandis que sa main poursuivait habilement l’exploration d’un corps qu’elle retrouvait avec plaisir. La belle comtesse n’ayant pas jugé utile d’étrangler d’un corset sa taille mince, aucun autre obstacle que de légères batistes ne s’opposait au cheminement des caresses. Passive, pour la première fois depuis leur première rencontre, elle le laissait faire, haletante, les yeux noyés, attentive seulement à la progression du plaisir.

Dépouillé de ses vêtements qui gisaient dans la cendre, à l’exception des bas de soie bleue retenus au-dessus du genou par des jarretières ornées de diamants, son corps se tendait, s’arquait, appelant son bienheureux anéantissement et Gilles, maîtrisant le furieux désir qui lui tordait le ventre, continuait à jouer de cette chair somptueuse étendue devant lui, dorée par le reflet du feu et qu’il sentait si totalement à sa merci.

Jugeant que le jeu avait assez duré, il allait se relever pour se dépouiller à son tour quand une affreuse odeur de brûlé les redressa tous deux en même temps. Non seulement le poulet, las d’attendre, était en train de se transformer en charbon mais l’un des jupons de la jeune femme, jeté à la diable par la main impatiente de Gilles, commençait à flamber.

Il bondit pour l’éteindre sous ses pieds mais elle le retint, l’en empêcha et, même, se levant d’un souple mouvement de reins, saisit à plein bras sa robe, sa lingerie et jeta le tout dans le feu. Ses bas et ses jarretières endiamantées suivirent le même chemin ainsi que ses mules à haut talons et le ruban qui retenait ses cheveux. Puis, agenouillée devant le feu, elle ôta posément ses bagues, ses bracelets et les offrit à leur tour à la flamme dévorante.

— Je ne veux rien garder de ce que je portais en venant à ce rendez-vous, afin de symboliser la femme nouvelle que je veux être pour toi seul. Je veux venir à toi aussi nue, aussi désarmée qu’au jour de ma naissance parce que tu m’auras fait renaître…

— Aussi désarmée ? murmura-t-il. Jamais tu n’as été mieux armée, démone…

Il la prit sur la pierre chaude de l’âtre… Le temps s’abolit. Après avoir triomphalement conclu son premier assaut, Gilles avait emporté Anne à demi inconsciente jusqu’à l’espèce de divan oriental, couvert de coussins multicolores, qui tenait lieu de lit dans la pièce voisine et occupait l’un des coins d’une gracieuse cheminée de marbre blanc. Elle s’y était laissée ensevelir sans un geste mais à peine avait-elle pris contact avec le soyeux désordre qu’elle avait retrouvé toute sa vitalité. Le jeu d’amour reprit de plus belle avec ses solos raffinés, ses accords parfaits et la plénitude de ses points d’orgue débouchant sur le silence de la bienheureuse lassitude et du sommeil…

Ce fut la faim qui réveilla Gilles et le jeta, un peu titubant, hors du divan à la recherche des appétissantes nourritures auxquelles il n’avait pas touché et que son subconscient venait de lui rappeler. Dans le simple costume d’un habitant du Paradis terrestre, il passa dans la cuisine, constata que le poulet était réduit à l’état d’un morceau de charbon et que le café était froid mais que le pain, le beurre, le fromage et la corbeille de raisins étaient toujours là. Il se tailla un gros morceau de pain, une part de brie large comme la main qu’il empila dessus et, empoignant une bouteille déjà débouchée, but à la régalade une large rasade.

Ce que faisant, son regard accrocha au passage la grande horloge peinte et sculptée qui occupait l’un des coins de la salle. La petite aiguille dorée approchait de midi et la grande était posée sur le chiffre dix.

— Tonnerre de sort !…, s’écria-t-il. Le bateau !…

Tenant toujours d’une main sa tartine, il se mit à la recherche de ses vêtements qui jonchaient les dalles un peu partout à la manière d’un archipel et, tout en dévorant, commença à se rhabiller.

Il en était à nouer sa cravate lorsque Anne, drapée dans une soierie persane prise sur le divan, s’encadra dans le chambranle de la porte.

— Que fais-tu ? soupira-t-elle en bâillant largement, montrant l’intérieur rose de son palais et ses petites dents blanches bien rangées. Tu veux me quitter déjà ?

— Il le faut. Il va être midi et c’est l’heure à laquelle la reine doit passer devant Sainte-Assise. Je veux y aller…

— Pourquoi donc, grands dieux ? Tu m’as dit toi-même qu’il n’y avait plus rien à craindre.

— Pour voir quelque chose… et pour retrouver un ami auquel j’ai donné rendez-vous.

Il s’assit pour tirer ses bottes. Paresseusement, la jeune femme s’étira… ce qui eut pour résultat de faire glisser jusqu’à ses pieds la soierie mal attachée. Sans s’émouvoir pour autant, elle enjamba le tas de tissu et vint s’asseoir sur les genoux du jeune homme, entoura son cou de ses bras et frotta sa joue contre la sienne.

— C’est fini, n’est-ce pas ? fit-elle tristement. Tu as tenu ta parole et, à présent, tu t’en vas… et tu ne reviendras plus ?… Oh, je ne me plains pas : j’ai été royalement payée… mais j’aurais aimé te garder encore un peu…

Les heures qu’il venait de vivre n’étaient pas de celles qu’un homme peut balayer d’un revers de main. Enveloppant la jeune femme de ses bras, il la serra une seconde contre lui.

— Je ne reviendrai pas dans cette maison, pas ce soir tout au moins. Mais plus tard peut-être… si tu veux bien m’accueillir parfois.

Elle tressaillit de joie et ses yeux s’illuminèrent.

— Vrai ? Tu veux bien me revenir de temps en temps ? Tu m’as pardonné ?

— Tu en doutais ? Ma belle diablesse, tu es bien le plus délicieux repos que puisse goûter un guerrier. Qui n’aurait envie d’y revenir ? À présent, laisse-moi aller sinon je vais arriver à la fumée des cierges…

Elle se leva aussitôt, alla reprendre sa soierie qu’elle noua, cette fois, énergiquement autour de sa poitrine, puis, s’approchant de la cheminée, se mit à tisonner avec énergie le feu éteint, secouant l’amas de tissus brûlés qui l’étouffait sans paraître prendre garde aux petits lingots d’or qui brillaient dans les cendres.

— J’ai envie de te laisser mon manteau, dit Gilles. Tu ne peux tout de même pas te montrer ainsi vêtue à tes domestiques lorsqu’ils viendront te chercher.

Par-dessus son épaule, elle jeta, dédaigneuse :

— Depuis quand un domestique est-il un homme ? Aucun des miens ne se permettrait de juger mon comportement, même s’il me plaisait de me promener nue… Mais, rassure-toi, il y a, dans les armoires de cette maison de quoi m’habiller convenablement. Le roi Louis XV ne laissait pas grand-chose au hasard dans les petites maisons qu’il possédait, à Versailles ou en forêt…

Elle semblait tout entière occupée par la résurrection de son feu mais courut à Gilles quand il fut sur le point de partir.

— Écoute… quand tu voudras me voir, fais déposer un mot à mon hôtel de la rue Madame, un mot, avec ton adresse, au bas duquel tu dessineras un sapin comme celui qui pousse là, devant la maison. Dès le lendemain, tu sauras où me rejoindre. Quant à cette maison, tu pourras y venir autant que tu le voudras : la clef est toujours accrochée à gauche dans le lierre qui grimpe le long de la porte.

— Je me souviendrai…

Il lui jeta un baiser du bout des doigts, sortit en courant et alla détacher son cheval. Il vit alors qu’Anne l’avait suivi et le regardait, pieds nus au seuil de la porte contre laquelle elle s’appuyait. Ses traits étaient un peu crispés et son front barré d’un pli profond, comme si elle se livrait à elle-même quelque combat intérieur. Finalement, comme Gilles faisait volter sa monture pour rejoindre le chemin, elle cria :

— Pour ta femme…, il est possible qu’elle soit cachée au château de Brunoy. C’est le lieu des divertissements secrets et Cromot, le gouverneur, un homme pervers et intéressé, est tout dévoué aux intérêts de son prince qui le paie grassement. Le domaine est une vraie forteresse, mais sert beaucoup quand Monsieur a quelque chose à cacher…

Retenu à la force des poignets au moment de s’élancer, le cheval se cabra. De sa hauteur, Gilles cria :

— Merci !…

Il rendit la main. La bête partit à fond de train.

Les quelques mots que Mme de Balbi venait de prononcer firent plus, pour asseoir la confiance encore bien fragile de Tournemine, que ses larmes et ses mots d’amour de tout à l’heure. Si cette femme exclusive consentait à indiquer une piste pour retrouver Judith cela ne pouvait signifier que deux choses : ou bien elle capitulait sans condition, montrant ainsi qu’elle ne désirait plus intervenir dans les affaires du jeune ménage ou bien elle faisait preuve d’une suprême habileté et d’une suprême philosophie.

Dans la haute société, en effet, il était du dernier ridicule d’être épris de sa femme ou de son mari. Et la belle comtesse pensait peut-être que le meilleur moyen de s’attacher un amant était sans doute de le laisser s’installer dans une conjugalité, finalement sans surprise, qui laisserait à une maîtresse tout son attrait d’exception, d’aventure et pour ainsi dire d’exotisme vivifiant…

Sous le beau soleil de midi de ce jour d’octobre encore estival, le chevalier dévala la route comme une tempête, contourna le village de Seine-Port et déboucha peu après dans les alentours du château de Sainte-Assise, juste à temps pour apercevoir l’arrière doré et le vaste drapeau fleurdelisé, traînant presque dans l’eau, de la gondole royale qui poursuivait son chemin vers Melun. Il trouva là une foule en voie de dispersion et s’aperçut qu’il y régnait une grande confusion.

Ces gens parlaient tous en même temps et, en descendant vers le bord du fleuve, Gilles croisa des groupes de paysans qui s’en retournaient en discutant entre eux d’un événement qui venait apparemment de se produire. Des bribes de phrases arrivaient, portées par des voix habituées au grand air.

— Un grand malheur que ça aurait été !

— Pour sûr ! J’ dis pas que j’ l’aime, elle, mais ces pauvres petiots…

— Fallait en avoir sur le cœur, pas vrai, pour faire une chose pareille ?

— Et dire c’ qu’on a entendu…

— M’en parlez pas ! J’en ai encore les sangs tout retournés…

Que s’était-il donc passé ? S’il n’avait vu le bateau de la reine s’éloigner indemne Gilles aurait échafaudé sur l’heure les pires suppositions : que Fersen n’avait pas tout enlevé, qu’une autre forme d’attentat avait été prévue et Dieu sait quoi !… Se penchant sur l’encolure de son cheval, il arrêta un homme en sabots qui, tout en marchant, pérorait au milieu d’un groupe de femmes, assez semblable sous son bonnet coquettement drapé à un coq dans sa basse-cour.

— Qu’y a-t-il eu ici ? demanda le chevalier. Vous me semblez tous bien agités…

L’homme mit son bonnet à la main et commença par faire taire les femmes qui s’étaient mises à parler toutes à la fois.

— La paix, vous autres ! C’est à moi que monsieur parle ! Pour sûr, mon gentilhomme, qu’il s’est passé quelque chose. S’en est fallu d’un cheveu qu’on voie sauter la reine, ses mioches et tout le saint-frusquin !

— Comment cela ?

L’homme alors raconta que, pour voir les danses et toutes les belles choses que monseigneur le duc d’Orléans avait fait préparer sur la berge de son jardin, la reine qui se tenait debout à l’avant du bateau avec ses enfants et ses dames avait ordonné que l’on ralentît. Peut-être aussi parce qu’il y avait beaucoup de barques, pleines de belles dames et de beaux messieurs, et aussi d’autres avec des musiciens et de jolies filles avec des corbeilles de fleurs qu’elles jetaient devant la proue dorée du bateau comme devant le Saint-Sacrement ? Or, dans une de ces barques il y avait une femme toute seule avec un rameur et un tas de fleurs et, tout à coup, cette femme avait sorti des fleurs une chandelle tout allumée avec laquelle elle avait essayé de « mettre le feu au bateau, en brûlant un bout de dorure ». En même temps elle avait crié « un tas d’injures et d’horreurs » à l’adresse de la reine « qui était devenue toute pâle »…

— Une femme ? fit Gilles abasourdi. C’est une femme qui…

Réalisant brusquement qu’il allait en dire trop il s’arrêta. Un autre personnage, d’ailleurs, venait de prendre la parole, un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu assez pauvrement moitié comme un ancien militaire, moitié comme un abbé de cour et qui se tenait assis, une canne à la main sur l’une des bornes flanquant, presque au bord de l’eau, le mur du château.

— Une jeune femme, dit-il, et qui m’est apparue belle et élégante autant que j’aie pu en juger de loin. Elle s’est dressée comme une lionne furieuse, brandissant sa flamme et elle a crié : « Maudite reine, tu vas payer enfin tes crimes et tes turpitudes, tes débauches et tes trahisons ! Tu as jeté à la Bastille un homme de Dieu qui s’était oublié jusqu’à devenir ton amant, et un homme de bien, Cagliostro, qui s’efforçait de soulager les misères de ton peuple ! Tu as tué l’homme que j’aimais et qui était lui aussi ton amant… Tu n’es qu’une putain couronnée… Tu vas mourir et de ma main ! »

— Mon Dieu !… Mais qui était-ce ?

L’homme haussa les épaules.

— On ne sait encore. Elle n’a pas pu en dire davantage. Dans les barques voisines des gens se sont jetés sur elle, on l’a maîtrisée, ligotée tandis que le rameur de sa barque se jetait à l’eau et réussissait à s’enfuir. Mais c’était horrible, monsieur, ces mots affreux, cette haine dans une si jeune et si jolie bouche.

— Qu’en a-t-on fait ?

— Ceux qui s’étaient emparés d’elle l’ont remise aux gardes de monseigneur le duc d’Orléans qui l’ont menée au château avant de la remettre tout à l’heure aux gens de la Maison du roi qui doivent amener une voiture pour l’emmener, je ne sais où. À Paris, peut-être, à la Bastille s’il y a encore de la place, ou au Châtelet. Mais son sort ne fait aucun doute : insultes, tentative d’assassinat, lèse-majesté… c’est la mort !

— Vous semblez en être peiné, monsieur, dit Gilles en regardant curieusement son interlocuteur dont l’unique beauté consistait en une épaisse et longue chevelure blonde, déjà argentée qui tombait librement sur ses épaules à la mode de Louis XIV… ou à celle des Bretons bretonnants.

— Je le suis, monsieur, car cette femme méritait peut-être moins son sort que celle à qui elle s’adressait. Elle est, elle, une œuvre parfaite de la Nature et je pense qu’il faut qu’elle ait beaucoup souffert pour se jeter ainsi, délibérément, à la tête de la mort. C’est peut-être une héroïne comme Jeanne d’Arc… peut-être une folle mais moi qui suis un humble disciple du grand Rousseau, je pleure quand je vois sacrifier inutilement un être jeune et beau…

— Êtes-vous breton, monsieur ?

— Breton ? Quelle idée ? Je suis normand, homme de lettres, voyageur. Je pense que Dieu a fait la Terre pour les hommes, tous les hommes et non pas quelques privilégiés… Mais voulez-vous que nous remontions de compagnie ? Il n’y a plus rien à voir ici, ajouta-t-il en désignant le fleuve déserté peu à peu par l’afflux de petites embarcations qui l’avaient encombré un moment et les berges où la foule se clairsemait de plus en plus. Par contre, je pense que mon héroïne ne devrait pas tarder à quitter le château car les Orléans ne tiennent certainement pas à la garder longtemps. En nous postant près des grilles, nous devrions la voir passer…

— Cela vous intéresse tant ? Une criminelle somme toute ?

— Peut-être… et peut-être pas ! Voyez-vous, monsieur, j’écris en ce moment l’histoire d’une jeune fille belle et malheureuse, qui aime la vie et que la vie va détruire. Foi de Bernardin de Saint-Pierre, cette créature m’intéresse et je voudrais revoir son visage, surtout à ce moment où elle sait qu’elle va rencontrer la mort.

Gilles mit pied à terre et passa la bride à son bras. Nulle part il n’avait aperçu Axel de Fersen et il n’avait à présent rien d’autre à faire que rejoindre, tout à l’heure, Tim Thocker à l’auberge et, sans doute, rentrer avec lui à Paris après avoir retrouvé l’apparence du capitaine Vaughan. Cet homme était bavard mais point désagréable et puis il se sentait intrigué. Lui aussi voulait voir à quoi ressemblait une créature assez folle pour se laisser ainsi sacrifier aux sordides intérêts d’un prince ambitieux. Plus encore que son voisin il était tout prêt à voir en elle une victime…

À pas tranquilles on remonta vers les grilles repeintes à neuf et qui brillaient, dorées, dans le beau soleil. Mais d’autres gens avaient dû être saisis de la même idée car il y avait foule quand ils arrivèrent. Tous ceux qui étaient venus regarder passer la reine se regroupaient pour voir passer celle qui avait voulu la tuer. Chose étrange, cette foule, si bavarde tout à l’heure, s’était apaisée. Calme, presque silencieuse, elle attendait, massée près des grilles, tendant le cou pour mieux voir…

— C’est stupide ! dit soudain Gilles impatient. Personne ne verra rien, bien certainement. Quand cette femme partira, il est probable que ce sera dans une voiture entièrement close et au milieu d’un peloton de cavaliers…

— Je suis d’accord pour les cavaliers mais, pas pour la voiture fermée, dit Bernardin de Saint-Pierre. Le duc doit avoir bien trop peur qu’on l’accuse d’être plus ou moins en relations avec cette femme. Il tiendra sûrement à ce que chacun de ceux qui ont été témoins de ce qui s’est passé sur le fleuve s’assure de visu de ce que c’est bien la même que l’on a emmenée. Je jurerais que les mantelets seront relevés…

— Peut-être…

Soudain, une sorte de grand soupir passa sur la foule qui s’écarta tandis que les grilles s’ouvraient largement en grinçant légèrement. Encadrée d’un peloton de cavaliers, une grande voiture rouge foncé arrivait au trot le long de la grande allée principale.

Emporté par une impulsion dont il n’aurait pu dire d’où elle venait, Gilles, coincé contre l’un des pilastres d’entrée par le reflux de la foule, s’agrippa aux pierres et grimpa.

Il se trouva ainsi juste à la hauteur des portières du carrosse quand il passa auprès de lui. Ainsi que l’avait prédit l’homme de lettres, la voiture était fermée mais seulement par ses glaces et les mantelets étaient relevés. Chacun put voir la femme qui était assise à l’intérieur, très droite, entre deux soldats. Elle était très pâle et ses cheveux défaits pendaient le long de son visage tuméfié. Ses yeux regardaient droit devant elle.

Étouffant un cri sous son poing qu’il mordit, Gilles la reconnut avec horreur : c’était Judith !



1. La Sainte-Barbe était la réserve de poudre et de munitions d’un navire de guerre.

2. Le supplice réservé aux régicides était l’écartèlement.

3. La loge maçonnique dont le duc de Chartres était le grand maître.

4. Les gardes du corps se divisaient en quatre compagnies : écossaise, anglaise, bourguignonne et flamande.

5. Étoffe de soie brochée originaire de l’Inde.

CHAPITRE VII PLAIDOYER POUR UNE RÉGICIDE…























La grande stupéfaction de l’amateur d’héroïnes belles et tragiques, l’aimable jeune homme avec lequel il avait lié connaissance eut, dès le passage de la voiture, un comportement des plus étranges. Dégringolant du pilier sur lequel il s’était hissé, il courut rejoindre son cheval, laissé un peu plus bas à cause de la foule, sauta dessus en voltige et disparut comme un météore dans le nuage de poussière qui n’avait pas encore eu le temps de retomber.

— Dommage ! soupira-t-il en haussant les épaules. Ce garçon me plaisait. J’aurais aimé l’étudier davantage… Je me demande qui il est…

S’il avait pu, à cette minute même, poser la question à l’intéressé, il est probable que celui-ci eût été incapable d’y répondre. Le cœur fou, l’esprit en déroute, il n’avait plus qu’une seule idée claire : rejoindre ce carrosse, en arracher celle qu’il aimait, cette malheureuse enfant que Monsieur venait de sacrifier froidement à ses appétits de règne en exploitant, avec quelle abominable lâcheté ! sa folle jalousie envers la reine. Car si l’infernale machine de mort avait éclaté, l’hécatombe qu’elle aurait causée en faisait une victime de plus. Jamais la petite barque n’aurait pu s’écarter assez vite pour mettre la jeune incendiaire à l’abri. De toute façon, Judith devait mourir… ce qui était évidemment une excellente façon de l’empêcher de parler.

— Si je n’arrive pas à la sauver, je le tuerai, je le tuerai de mes mains, ce misérable prince ! Je l’étranglerai.

La colère l’étouffait, d’autant plus sauvage qu’elle se doublait d’un remords car il imaginait Judith désespérée, insensible peut-être à force de chagrin, se préparant froidement à cette action insensée dans laquelle Satan seul pouvait savoir quelle diabolique préparation l’avait précipitée. Et lui, pendant ce temps…

Des genoux et des talons, il précipitait le galop de son cheval sans trop savoir ce qu’il allait faire, obnubilé par la caisse rouge de cette voiture qui roulait devant lui et sur laquelle, peu à peu, il gagnait… Qu’une douzaine de gendarmes galopât autour ne le troublait pas. Il allait, seul, attaquer cette forteresse, se battre, tuer ces hommes qui avaient osé mettre leurs pattes sales sur sa délicate Judith, la charger de cordes comme un gibier de potence… de cette potence où, sans doute, après un jugement hâtif, ils la traîneraient ensuite.

Tout en chevauchant, il avait tiré l’un après l’autre ses pistolets pour en vérifier la charge. Il ne vit pas l’un des gardes de la voiture se retourner, tirer une arme de ses fontes et faire feu… Avec un hennissement de douleur, son cheval s’abattit et Gilles, vidant les étriers, se retrouva l’instant d’après couché sur le talus qui bordait la route, la tête à deux doigts du tronc d’un des platanes qui jalonnaient le chemin.

Le tapis de feuilles mortes qui ouatait le talus ayant amorti la chute, il se releva presque aussitôt… Là-bas, au bout du tunnel formé par les arbres, la voiture rouge et les cavaliers bleus disparaissaient, avalés par la poussière et par la distance. Hors d’atteinte !

Des larmes de rage aux yeux, Tournemine essuya à sa manche sa figure souillée de terre et alla rejoindre son cheval abattu en plein milieu de la route. L’animal était mort : une balle l’avait frappé juste entre les deux yeux avec une habileté qui tenait du prodige. Ramené brutalement à la réalité par sa chute, Gilles, comme si un mécanisme secret venait de jouer en lui, retrouva d’un seul coup tout son sang-froid, et se mit à réfléchir en considérant le grand cadavre brun étendu à ses pieds.

Depuis la seconde où, dans un bruit qui lui avait paru le fracas même du tonnerre, le profil pâle de Judith lui était apparu, il n’avait plus rien vu d’autre, sinon la caisse rouge de la voiture qui l’emmenait. Quels étaient donc les soldats que l’on avait envoyés pour l’emmener ? Il n’avait fait attention ni à leurs uniformes, ni à leurs armes… Et surtout, quels étaient ces hommes qui, sans être attaqués, tiraient à vue sur un cavalier coupable seulement de galoper derrière eux, un homme seul ? L’arme qui avait abattu son cheval à cette distance, ce ne pouvait être un pistolet. Plutôt un fusil, ou mieux pour la précision du tir, une carabine…

Remettant à plus tard la solution du problème, il en revint à celui qui le hantait toujours : rejoindre la voiture et, au moins, apprendre où elle allait… Mais comment faire à présent, seul et à pied ?…

Il regarda autour de lui, reconnut la route qui, passant à travers les bois de Sainte-Assise, longeait le haut du coteau en direction de Nandy. Un peu plus loin ce devait être l’embranchement dont une tige allait sur Savigny-le-Temple mais, surtout, Seine-Port était tout proche… Seine-Port où, à l’auberge, Tim devait l’attendre comme il le lui avait demandé. Tim ! Cette force de la nature, le meilleur tireur sans doute de l’Ancien et du Nouveau Monde ! Avec lui, même la prise de la Bastille ne serait pas une entreprise impossible.

Récupérant ses armes et son chapeau qui avait roulé dans le fossé, Gilles se mit à courir pour rejoindre au plus tôt cet indispensable élément du salut de Judith. Une demi-heure plus tard, à peu près hors d’haleine, il tombait comme la foudre sur Tim Thocker qui dormait du sommeil du juste, étendu de tout son long sur le lit de Gilles à l’auberge de l’Ormeteau :

— Allons ! Réveille-toi ! Debout !… Vite ! Nous partons. J’ai besoin de toi… Mais réveille-toi donc, bon sang ! s’écria-t-il en le secouant si vigoureusement que Tim ouvrit un œil et lui sourit.

— Oh ! C’est toi !…

— Oui, c’est moi ! Je t’en prie, lève-toi vite ! il faut que nous partions tout de suite !

Le jeune Américain, qui avait peut-être arrosé un peu trop copieusement son repas, ne comprit pas grand-chose aux explications quelque peu embrouillées de son ami mais il venait de dire qu’il avait besoin de lui et cela suffisait. Tandis que Gilles bouclait ses sacoches et allait régler l’aubergiste, il se plongeait la tête dans un seau d’eau froide puis, encore tout trempé, se déclarait prêt à reprendre la route.

Comme il n’y avait plus qu’un cheval pour deux, on le chargea simplement des bagages et l’on alla prendre le bac pour traverser la Seine, car la seule chance pour Gilles de trouver une nouvelle monture était le maître de poste de Saint-Fargeau où, en effet, il put se remonter avec un soulagement intense.

— Où allons-nous, dit paisiblement Tim que son ami avait mis approximativement au courant de la situation durant le court voyage et qui ne s’en montrait pas autrement troublé.

— J’ignore quelle route aura choisie l’escorte. Cela peut être Juvisy ou Villeneuve-Saint-Georges. Allons toujours jusqu’à Corbeil et nous verrons bien…

Mais, à Corbeil, personne n’avait vu passer la voiture rouge de la prisonnière. Alors ils repartirent, empruntant le vieux pont pour repasser la Seine, plongèrent dans les épaisseurs de la forêt de Sénart, lancés comme deux limiers sur la trace d’une harde.

Ils la retrouvèrent, cette trace, à la croix de Villeroy où un forestier les renseigna ; oui il avait vu passer, environ une heure plus tôt, un carrosse fermé, gardé par une forte escorte. La calvacade s’était même arrêtée un moment à cause d’un des chevaux qui s’était déferré. Il avait prêté la main pour aider et, comme cette voiture si bien protégée l’intriguait, il avait demandé, histoire de plaisanter, s’il y avait là un trésor.

— Joli trésor ! oui, lui avait répondu l’un des soldats. Du gibier de potence ! Une meurtrière qu’on emmène à Vincennes…

— C’est quoi, Vincennes ? demanda Tim quand l’homme, après avoir touché son bonnet, eut regagné sa maisonnette.

— Un vieux château royal, une prison aux portes de Paris… La sœur jumelle de la Bastille ou presque… en plus redoutable peut-être…

Il répondait machinalement, réfléchissant en même temps. Une heure d’avance… c’était beaucoup… c’était trop ! La voiture et son escorte devaient atteindre Villeneuve-Saint-Georges en ce moment et eux, dont les chevaux n’avaient rien d’exceptionnel, ne les rejoindraient peut-être pas avant Vincennes, justement. Quelle chance aurait alors une attaque sous les murs même du vieux château ?

— Écoute, dit Tim, je ne connais rien aux habitudes de ce pays ni comment on s’y prend avec un roi ou une reine. On n’a pas tout ça chez nous… mais si j’ai bien compris ce que tu m’as raconté, ta reine, tu l’as sauvée, elle et ses gosses ?

— Oui, c’est à peu près ça…

— Bon. Alors, en échange de ce beau service, on va te tuer ta femme parce qu’elle lui a crié des injures en promenant une chandelle contre le bois de son bateau ?

— … avec l’intention de faire exploser ce bateau parce qu’elle ignorait qu’il était désamorcé. Dans un cas pareil, c’est l’intention qui compte. Judith voulait tuer… en outre, la reine ignore qu’elle est ma femme.

— Eh bien, il faut aller le lui dire, tout simplement ! conclut Tim avec tranquillité et il ajouta : Ta femme te croit mort et mort à cause de cette reine. Si ça ne lui paraît pas des excuses suffisantes, c’est qu’à ce service-là tu perds ton temps, ta santé, tes forces et ton intelligence. C’est trop ! Alors ? On y va ?

Comme tout paraissait tout à coup simple, et clair, en passant par la saine logique de Tim. C’était cela bien sûr, la solution : la reine principale intéressée pouvait, devait pardonner. Elle seule, en tout cas, avait le pouvoir de libérer Judith.

— Aujourd’hui, ce n’est pas possible, dit-il enfin. Elle n’arrivera à Fontainebleau que demain soir. Mais, en attendant, nous allons nous mettre à la recherche de quelqu’un qui saura, mieux que quiconque, la disposer à m’entendre…

Il haïssait l’idée de réclamer un paiement, quel qu’il soit, en contrepartie d’un service rendu, d’autant que ce service n’était rien d’autre, à ses yeux, qu’un simple devoir. Mais il n’avait pas le choix et, pour sauver Judith, il se savait prêt à toutes les exigences, à tous les chantages… Aussi la première chose à faire était-elle de retrouver Axel de Fersen. Il aurait même dû commencer par là s’il n’avait eu ce coup de folie, cette fureur aveugle du mâle dont la femelle est en danger et qui ne raisonne plus.

Que le Suédois ne fît pas partie de la suite de la reine ne faisait aucun doute. Peut-être même se cachait-il plus ou moins car, lorsqu’ils s’étaient quittés, à l’aube sur le chemin de halage, il avait désigné au chevalier les toits d’une petite maison derrière les arbres et il était très possible qu’il y soit encore… Si tout cela, ce voyage incroyablement paresseux, cette gondole d’un autre âge, et jusqu’à ce retour inattendu de Fersen1, n’avait été voulu qu’en vue de cette seule nuit… et si elle avait été, cette nuit, ce qu’il en avait espéré, il y avait une chance pour que le romantique Suédois, tel que Tournemine le connaissait, eût préféré revenir en revivre chaque instant dans la maison du bord de l’eau plutôt que se mêler au tohu-bohu des fêtes qui attendaient la reine à Melun.

En conclusion de quoi, Gilles et Tim reprirent, en gens pressés, le chemin de Corbeil.

La nuit était tombée quand ils atteignirent le faubourg de Saint-Germain… et se séparèrent. Tim s’en alla préparer leur logement à l’auberge du Pont tandis que Gilles se dirigeait seul vers le chemin de halage. Ce qu’il serait peut-être amené à faire entendre à Fersen ne pouvait l’être devant aucun témoin, ce témoin fût-il le bon Tim Thocker qui parlait mal le français mais le comprenait assez bien… et qui était tout de même un agent du gouvernement américain. D’ailleurs, puisqu’il ne s’agissait que de causer, celui-ci ne voyait que des avantages à s’en aller préparer pour eux deux le souper et le coucher.

Gilles n’eut aucune peine à retrouver la maison, bien que la nuit fût noire et la lune pas encore levée, grâce à certain bouquet de trois ormes qu’il avait repéré au lever du jour. C’était, sous un grand toit en pente, une construction à un seul étage avec des fenêtres assez hautes présentement habillées de leurs volets de bois. Mais on pouvait apercevoir un peu de lumière filtrant par les fentes de ces volets. Il y avait donc quelqu’un. Restait seulement à savoir si ce quelqu’un était bien Fersen.

Afin de s’en assurer sans déranger personne, Gilles choisit d’escalader le mur grâce au lierre, certainement centenaire, qui le couvrait d’un épais manteau. De là-haut il découvrit un jardin plein d’herbes folles au milieu desquelles il se laissa tomber sans autre bruit qu’un léger froissement. Un instant il y demeura accroupi, guettant si sa chute avait attiré l’attention de quelqu’un mais rien ne vint, que le cri désagréable d’un engoulevent qui devait nicher dans l’un des grands arbres auxquels s’adossait la maison.

À grandes enjambées, il marcha vers elle, s’approcha de l’une des fenêtres éclairées, colla son œil à la fente d’un volet et s’accorda un sourire de satisfaction : le Suédois était bien là. Assis à un petit bureau à la lumière de trois bougies plantées dans un chandelier d’argent, il écrivait une lettre qui devait être passionnante si l’on en jugeait l’ardeur inhabituelle qui colorait son visage pâle et le sourire plein de tendresse qu’il adressait de temps en temps à son papier tandis que la plume courait sans hésiter sur la feuille blanche.

Sans plus attendre, Gilles frappa, du poing, plusieurs coups au volet. Il put voir Fersen tressaillir, se tourner, sourcils froncés vers la fenêtre mais sans lâcher sa plume et sans quitter sa chaise. Alors, il frappa plus fort.

— Ouvre ! dit-il en s’efforçant de ne donner que juste ce qu’il fallait de voix. C’est moi, Gilles !

Cette fois le Suédois bondit et le chevalier n’eut que le temps de reculer pour ne pas recevoir le volet dans la figure. La lumière de l’intérieur l’éclaira presque entièrement.

— Excuse-moi ! dit-il. Tu m’avais dit, ce matin, que cette maison était la tienne et comme il fallait à tout prix que je te parle, je me suis permis de venir frapper à ta fenêtre.

— Tu as bien fait, mais pourquoi pas à la porte ?

— Je n’étais pas certain que c’était la bonne maison et je ne me voyais pas venant réclamer le comte de Fersen chez n’importe qui. Puis-je entrer ?

— Je t’en prie…

Tournemine enjamba l’appui de la fenêtre et se trouva dans un petit salon tendu d’indienne à fleurs blanches et bleues. Les sièges et les rideaux étaient faits du même tissu candide et un énorme bouquet de roses d’automne avait abandonné quelques-uns de ses pétales sur la marquetterie d’un petit clavecin, auprès d’une écharpe de soie bleu Nattier. Près d’une porte entrouverte que Fersen, après avoir soigneusement clos volets et fenêtre, se hâta d’aller refermer, il y avait une petite bibliothèque pleine de livres reliés en bleu. En résumé cette pièce, dans sa grâce un peu campagnarde, ne ressemblait en rien au salon d’un colonel suédois… à moins qu’elle n’ait été arrangée en vue d’une visite féminine.

Revenant vers son bureau, Fersen, d’un geste qu’il s’efforça de rendre aussi naturel que possible, sabla sa lettre, la plia et la glissa dans un petit sous-main avant de se retourner vers son ami qui l’observait sans rien dire.

— Où étais-tu, à midi ? demanda-t-il. Je t’ai cherché partout mais je ne t’ai vu nulle part. Il est vrai qu’il y avait tellement de monde… bien plus que je ne l’aurais imaginé.

— Je suis arrivé en retard, juste à temps pour voir s’éloigner la gondole : la fête était finie.

— Alors tu n’as rien vu ? Mon cher, notre piège a fonctionné à merveille et nous avons fait une capture des plus intéressantes. Imagines-tu qui était chargé de mettre le feu à la mèche ? Une femme, mon ami ! Une femme ravissante d’ailleurs ! Que dis-je ? Une jeune fille ! Et qui non seulement ne s’est pas cachée mais s’est désignée elle-même en interpellant Sa Majesté d’une façon… abominable. Elle lui a dit…

— Ne te fatigue pas ! interrompit Gilles. Je sais tout ça. Je suis arrivé juste à temps pour la voir partir, couverte de liens dans une voiture encadrée d’une douzaine de soldats. C’est d’elle que je viens te parler.

— En voilà une idée ! Pourquoi ?

— Parce que c’est ma femme !

Le silence qui suit les grandes catastrophes s’abattit sur le paisible salon. Fersen avait eu un haut-le-corps et, à présent, il regardait son ami comme s’il était fou ou pris de boisson.

— Qu’as-tu dit ?

— Tu as très bien entendu. J’ai dit que cette jeune femme est la mienne, qu’elle se nomme, devant Dieu et les hommes, Judith de Tournemine. Ma femme, tu entends, qui me croit mort à cause de la reine, ma femme qui sous le nom de Julie de Latour a été pendant une longue période lectrice de la comtesse de Provence, ma femme, que sa haine et son désespoir ont faite le docile instrument des ambitions criminelles de Monsieur. Ma femme que j’aime… et que tu vas sauver !

La stupeur, un instant, amena le silence de Fersen, mais il réagit vite :

— La sauver ? C’est impossible ! Tu n’as pas vu le visage épouvanté de la reine tandis qu’elle contemplait cette folle qui la couvrait d’insultes. Tu n’as pas entendu son cri d’horreur ?

— Non, mais j’ai vu le visage blessé de Judith que des brutes ont malmenée, j’ai vu son regard morne, fixe, presque halluciné…

— Que peut espérer d’autre une régicide ? Des sourires, des fleurs, des caresses ?

— Où as-tu pris quelle fût régicide ? Elle l’eût été sans doute si je ne t’avais permis de sauver, cette nuit, la reine de France. Sans moi, à cette heure, Louis XVI n’aurait plus ni femme ni enfants et dans plus d’une famille on pleurerait des morts. Ceci me donne, je crois, le droit d’exiger…

— Exiger ? Quel mot !

— Je le répète : exiger que l’on ne me tue pas la femme que j’aime, qui se croit ma veuve et qui porte mon nom. J’ai le droit d’exiger que l’on ne me déshonore pas ! Demain, tu iras à Fontainebleau et tu verras la reine !…

Fersen, l’air accablé, se laissa tomber dans un fauteuil et passa sur son front une main qui tremblait.

— Cela aussi c’est impossible ! Je ne peux pas aller à Fontainebleau. Essaie de comprendre. On m’a défendu d’y paraître et je ne suis même pas censé me trouver dans la région.

— Vraiment ? Comment as-tu fait, alors, ce matin, quand tu es monté sur ce damné bateau ?

— Je n’ai vu que Mme Campan. Elle est de celles qui savent se taire.

— Eh bien, va revoir Mme Campan ! Ou bien préfères-tu que j’y aille moi-même et que je m’adresse directement à la dame allemande qui t’accompagnait cette nuit ?

Fersen haussa les épaules mais il avait pâli.

— Tu ne la connais pas !

— Crois-tu ? Ne serait-ce pas celle dont certaine lettre était tombée si malencontreusement entre les mains de Monsieur, voici plus d’un an, lettre que j’ai récupérée en assommant à moitié ce bon prince… et dont tu m’as remercié en m’insultant et en m’obligeant à t’assommer à ton tour2 ?

Une flamme de colère brilla dans les yeux du Suédois.

— Jamais je ne t’aurais cru capable d’employer de pareils moyens. Cela s’appelle…

— Du chantage ? Pourquoi pas ? Écoute-moi bien, Axel : tant qu’il ne s’agit que de moi, de ma vie, de ma sécurité, de mon avenir, je suis prêt à tous les dévouements sans contrepartie, à tous les abandons de ma propre volonté. Mais quand il s’agit de Judith, tu n’imagines sûrement pas de quoi je peux être capable. Et, sur mon honneur, sur celui de tous ceux qui ont porté mon nom, je te jure que je ne la laisserai pas sacrifier en me croisant les bras et, dussé-je susciter un scandale plus affreux encore que celui de ce maudit collier…

— Arrête ! cria Fersen.

Les deux hommes se regardèrent un instant avec les yeux égarés de ceux qui ne savent plus très bien ni ce qu’ils vont dire ni ce qu’ils vont faire. Ceux de Gilles flambaient comme des torches. Le comte, alors, baissa les siens, hocha la tête, puis s’approchant de son ami posa sa main sur son épaule.

— Calme-toi ! Tu souffres, n’est-ce pas ?… Je ne peux pas t’en vouloir. C’est moi, au contraire, qui te demande pardon. Après ce que tu as fait, tu as tous les droits… et je sais que tu n’en abuseras pas…

— N’en sois pas trop sûr !

— Si. Demain soir, je m’arrangerai pour voir la reine.

— Merci ! dit Gilles seulement. Je n’en demande pas davantage…

Mais, emporté par sa bonne volonté, Axel de Fersen avait fait preuve d’une assurance excessive en promettant de voir Marie-Antoinette dès le lendemain soir. Cela tenait à son ignorance totale de ce que pouvait être la vie à Fontainebleau lorsque le roi, la reine et toute la Cour y venaient pour les chasses d’automne.

La petite ville de quelques centaines d’habitants autochtones, élevée dans une plaine sablonneuse sertie dans la grande forêt rocheuse auprès d’un château trois fois plus gros qu’elle, devait s’étirer suffisamment pour accueillir une énorme foule lorsque le tout-Versailles se déversait sur elle. Évidemment, les princes et les grands du royaume y possédaient presque tous une maison ou un hôtel.

Tout cela avait été construit à la suite du grand incendie qui, au début du siècle, avait ravagé la majeure partie de la cité qui n’était alors qu’une sorte de faubourg de sa voisine, Avon. Mais, depuis un an, le roi Louis XVI qui aimait beaucoup Fontainebleau en avait fait une ville à part entière en la dotant d’une administration municipale.

Reconnaissants, les gens de Fontainebleau se donnaient beaucoup de mal pour loger convenablement toute la suite d’un si bon roi et il n’était pas de maison qui n’accueillît un ou plusieurs courtisans dont le nom, d’ailleurs, était écrit à la craie sur la porte. Les appartements du château, en effet, en dépit du bâtiment édifié par Louis XVI le long de la galerie François Ier, étaient notoirement insuffisants et comme, en outre, ils étaient totalement vides de meubles, chacun de ceux qui avaient l’honneur de se les voir attribuer avait aussi l’obligation de se procurer le mobilier, ce qui faisait le bonheur de quelques tapissiers parisiens, pratiquant la location et qui avaient eu le bon esprit d’ouvrir une succursale dans la ville.

Tout cela créait une agitation telle que personne ne fit pratiquement attention aux trois cavaliers – Gilles, Tim et Fersen – qui pénétrèrent dans la ville vers le milieu de l’après-midi, environ une heure après l’arrivée de la reine elle-même. Ce n’était partout qu’allées et venues de chevaux, de voitures, de charrettes, de valets et de servantes, sans compter tous ceux qui, dans l’espoir d’approcher la Cour, avaient pris d’assaut hôtels et auberges dans lesquels il était devenu impossible de trouver la moindre chambre.

— Quel maudit entêtement vous a poussés à vouloir m’accompagner à tout prix ! grogna le Suédois en jetant un regard mécontent à ses deux compagnons. Moi, je peux toujours trouver à me loger. Il y a ici cent personnes qui m’accueilleront. Mais vous ?

— Ni Tim ni moi ne craignons une nuit passée à la belle étoile, fit Tournemine calmement. Dis-nous seulement où tu désires que nous t’attendions et où tu nous rejoindras après l’entrevue…

— Mais essaie donc de comprendre qu’en te promettant de voir qui tu sais ce soir, je crains à présent de t’avoir fait une promesse de Gascon. Je n’aurais pas imaginé qu’un séjour « à la campagne » puisse se traduire par cette indescriptible foire. Pourquoi ne pas retourner m’attendre à Melun ?…

— Ne revenons pas là-dessus. Je veux n’attendre que le moins possible, je veux être fixé tout de suite. Rien ne s’opposait à ce que nous venions ici ensemble puisque, tu l’as dit toi-même, je suis méconnaissable.

Le Suédois lança à son ami un regard à la fois inquiet et vaguement rancunier. En quittant l’auberge de Saint-Germain, Gilles avait, en effet, repris le visage et l’allure de John Vaughan, avec une facilité qui l’avait étonné lui-même et confondu Tim. Quelques gestes précis lui avaient suffi pour disparaître derrière le masque composé par Préville. Cela avait été l’affaire de très peu d’instants. Mais, à ce nouveau visage, Fersen, apparemment, avait du mal à se faire.

— Tu ferais mieux d’avouer que tu n’as pas confiance en moi, maugréa-t-il. Tu crains que je ne t’aie fait cette promesse que pour me débarrasser de toi, n’est-ce pas ?

Le chevalier haussa les épaules.

— Tu ne devrais même pas avoir eu cette idée, Axel. Sur mon honneur, elle ne m’a pas effleuré car j’ai confiance en toi. Simplement je ne vis plus… et Melun me semble le bout du monde…

— Et un village nommé Thomery ? dit soudain Tim, est-ce que c’est loin ?

— Environ trois quarts de lieue quand on est au fond du parc du château, dit Axel. C’est un village de vignerons, au bord de la Seine. Pourquoi ?

— Hier soir, à l’auberge, le vin était bon. Le patron m’a dit qu’il venait de chez un cousin à lui qui a une vigne et une toute petite auberge dans ce village. On pourrait attendre là…

— Ça s’appelle ?

— Le Grand Pressoir, je crois.

— Eh bien allez m’attendre au Grand Pressoir. L’hôtelier vous trouvera au moins une botte de paille… mais pour l’amour du ciel, Tournemine, ne mets pas la région à feu et à sang si tu ne me revois pas cette nuit. Je ne suis pas sûr de pouvoir être admis dès ce soir…

— Ne t’inquiète pas. Je saurai attendre. Où vas-tu à présent ?

— Oh ! j’ai le choix. Je peux demander l’hospitalité à Monseigneur le comte d’Artois ou à la duchesse de Fitz-James, la dame d’honneur de la reine, qui est une vieille amie. Tenez, prenez cette route, ajouta-t-il. Elle traverse Avon de bout en bout et, un peu plus loin, vous trouverez Thomery.

Et, se dirigeant vers le centre de la ville, il les laissa continuer seuls le chemin qu’il leur avait indiqué. Ils le suivirent à une allure tranquille, trouvant plaisir à traverser ce morceau de forêt que l’automne habillait d’or et de pourpre. Le soleil allait vers son déclin et habillait toute la campagne d’une gloire incandescente. Cette lumière faisait les couleurs irréelles et moirait de tons mauves l’eau tranquille de la Seine qui apparaissait au bout du long tunnel de branches et de feuilles. L’air était doux et Gilles, laissant la bride sur le cou de son cheval, trouva une sorte d’apaisement à son angoisse à se laisser porter ainsi au cœur même d’une nature qui se voulait suprêmement belle. Son cœur de paysan lui permettait de demeurer sensible aux splendeurs de la Création…

Tim Thocker, pour sa part, regardait moins le doux paysage d’Ile-de-France que son ami, redevenu l’homme aperçu dans la foule trois jours plus tôt. En fait, il n’avait rien fait d’autre que l’observer depuis le matin mais, jusqu’à ce que l’on fût à Fontainebleau, Gilles, absorbé dans ses propres pensées, ne s’était pas aperçu de ce silencieux examen. Il en prit brusquement conscience lorsque Fersen eut disparu, emportant ses espoirs.

— Pourquoi me regardes-tu comme cela ? dit-il soudain. Est-ce que, toi non plus tu n’arrives pas à te faire à ma nouvelle tête ?

— Que si, my boy ! Je m’y fais très bien a ta nouvelle tête, tellement bien même que je m’en étonne moi-même et que je cherche à comprendre.

— J’ai donc vraiment l’air d’un Américain ?

— D’un Américain, je ne sais trop car, au fond, je n’ai jamais vu grande différence entre nous autres et tous ces braves jeunes hommes qui sont venus d’Europe pour nous donner un coup de main. Il y a des Américains bruns, blonds, roux, certains avec la peau foncée, d’autres avec la peau claire. D’ailleurs, au fond, les seuls vrais Américains, ce sont nos frères indiens. Tous les autres, moi y compris, nous ne sommes que des descendants de Hollandais, d’Anglais, d’Irlandais, de Français, etc. Non, ce qui me frappe, c’est que tu aies tellement l’air d’un marin et que tu sois entré si aisément dans la peau de ce vieux John Vaughan. Parole d’homme, tu n’aurais aucune peine, si tu revenais comme ça au pays, à te faire passer pour un fils à lui qu’il aurait eu quelque part dans le vaste monde.

— Le vieux John Vaughan ? Tu le connaissais ?

Tim secoua ses vastes épaules qui privées de leur tunique de daim culotté semblaient singulièrement à l’étroit dans les limites bien coupées d’un habit citadin.

— Il était de Providence, moi je suis de Stillborough, ce n’est pas tellement loin et puis mon père, le pasteur, était je crois bien le seul être au monde que le captain Vaughan consentît à voir quand il était à terre, ce qui n’était pas souvent. Il avait une vieille bâtisse pleine de courants d’air et de bouteilles vides sur l’estuaire de la Pawtucket River et il y venait de temps en temps quand la Susquehanna avait besoin d’un coup de radoub. Mon père m’y a emmené un jour et c’est là que je l’ai vu : un grand type maigre, avec une barbe en collier, d’énormes sourcils sous lesquels il était à peu près impossible de voir la couleur de ses yeux, l’air teigneux comme c’est pas permis et à peu près aussi bavard qu’un saumon. Comme, quand il était à terre, il passait son temps à pinter, il ne disait pas dix paroles par heure et comme, en général, il les empruntait à la Bible, il n’y avait jamais personne pour lui porter la contradiction.

— Pourtant, avec ton père il parlait bien de quelque chose ? dit Gilles intéressé malgré lui par cette histoire de l’homme qu’on l’avait chargé de ressusciter.

— Justement, de la Bible ! Le vieux la connaissait aussi bien que mon père et, quand il était bien luné et à jeun, le captain pouvait passer des heures à commenter un simple verset. À dix paroles par heure, tu vois ce que ça pouvait donner, conclut Tim en riant.

— Curieux que tu l’aies connu ! dit Gilles. Mais alors, est-ce que cela ne te gêne pas un peu de voir que j’ai pris son identité ?

— Me choquer ? Pourquoi donc ? Un fils comme toi, ça aurait été la plus belle chose qui aurait pu lui arriver et je suis sûr que là où il est, il est content. Et même, je vais te dire : de te voir comme ça, ça m’a donné une idée, j’y pense depuis ce matin.

— Laquelle ?

— Dans quinze jours, trois semaines, je vais repartir pour le Congrès avec les dépêches de M. Jefferson. Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ? Pourquoi ne deviendrais-tu pas réellement John Vaughan junior ? Si j’ai bien compris, ça ne va pas tellement bien pour toi, ici ? Quant à ta femme, si tu arrives à la tirer du fichu pétrin où elle s’est fourrée, j’ai comme une idée que la largeur de l’Atlantique ne serait pas de trop pour la mettre définitivement à l’abri. Qu’est-ce que tu en penses ?

— C’est drôle…, fit Gilles songeur. C’est drôle surtout que tu me dises ça à propos de cette tête qu’on m’a faite. Parce que la première fois que je me suis trouvé en face d’elle, devant une glace à l’hôtel White, j’ai été pris d’une terrible envie de tout laisser en plan ici, de repartir là-bas pour tout recommencer, pour tout oublier.

— Tu vois ? triompha Tim. C’était ce que ma sainte mère appellerait une prémonition. Elle disait aussi qu’il fallait toujours en tenir compte. Alors, tu viens ?

— Je ne sais pas. Ça, c’était quand je croyais que Judith ne voulait plus de moi et m’oubliait. C’était, au fond, une attitude de commande, d’autant que les vieux souvenirs revenaient… À toi qui es mon plus vieil ami, je peux bien le dire : quand ce désir m’est venu, ce n’était pas à Judith que je pensais. C’était… à Sitapanoki ! Je voulais la revoir. Tu ne peux pas savoir à quel point j’ai eu envie de la rejoindre, à cette minute-là…

Le pas paisible des chevaux froissant les feuilles mortes troubla seul le silence qui s’établit alors. Une flèche de soleil caressant les branches encore garnies d’un grand peuplier tout doré y fit vibrer la nuance exacte des yeux de la princesse indienne. Tim toussa et, très vite, comme quelqu’un qui se décide après une mûre réflexion, il dit :

— Tu ne pourrais plus la rejoindre. Sitapanoki est morte… il y a longtemps déjà mais je ne l’ai su qu’il y a six mois environ.

— Morte !

Même après l’avoir prononcé, Gilles ne parvenait pas à donner sa pleine signification à ce mot terrible. Accolé au nom de Sitapanoki, il semblait absurde, incongru, presque inconvenant. Elle était peut-être la plus belle créature jamais née de la femme, si radieusement belle que son éclat n’appartenait peut-être pas tout à fait à la terre et que, pour qui ne l’avait pas approchée dans la réalité vivante et chaude de sa chair, elle devait apparaître semblable à quelque fille des dieux, égarée un instant parmi les mortels. À présent, la légende l’avait réclamée tout entière… mais morte, non ! Le même mot ne pouvait pas être appliqué à la pauvre charogne de n’importe quel être humain fait de chair et de sang et à la divinité qui avait dû surgir un matin de l’écume d’un torrent fécondée par le soleil…

Non sans surprise, Gilles découvrait qu’il n’éprouvait pas vraiment de chagrin mais quelque chose qui ressemblait assez à un égoïste soulagement. Le souvenir, parfois torturant, de celle qui s’était détournée de lui pour s’en aller vers la couche de l’ennemi ne viendrait plus troubler certaines de ses nuits, s’interposer avec arrogance entre lui et Judith… La belle aventure indienne allait entrer définitivement dans les limbes brumeuses des amours passées…

Pourquoi fallut-il, alors, qu’il posât à Tim une question de trop ?

— De quoi est-elle morte ? Le sais-tu ?…

Tim fit signe que oui puis, détournant la tête :

— Elle est morte d’une fièvre de lait, environ neuf mois après avoir rejoint le camp de Cornplanter. Elle venait de mettre au monde un enfant… un garçon qui avait la peau brune mais les cheveux blonds et les yeux bleus.

En dépit de sa maîtrise de lui-même, Gilles eut un mouvement si brusque que son cheval fit un écart et manqua le jeter au fossé. Il le ramena, machinalement, dans le droit chemin puis tourna vers le profil immobile de son ami un visage brusquement décoloré :

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?

— Je n’ai rien dit. Tu m’as demandé comment est morte la fille du dernier sagamore des Algonquins et je t’ai répondu.

— Mais l’enfant… Qu’est devenu l’enfant ? Vit-il ?

— Celui qui ma raconté l’histoire m’a dit que c’était un bel enfant, déjà vigoureux et que Cornplanter le traitait mieux que ses autres fils car il voit en lui un cadeau du Grand Esprit, le fils du Soleil et de la Lune en quelque sorte et il pense que les dieux le lui ont envoyé pour régner un jour, non seulement sur les Six Nations iroquoises mais aussi sur les autres races indiennes, sur les derniers Algonquins enfin ralliés, et pourquoi pas sur les Blancs… Peut-être a-t-il raison, d’ailleurs… peut-être que cet enfant est promis à un grand destin ?

— Un fils…, murmura Gilles bouleversé, j’ai un fils.

Le mot, si nouveau pour lui, si lourd d’orgueil et de joie profonde, le grisait. Jamais encore il n’avait éprouvé chose semblable. Il se sentait un peu ivre tout à coup mais sans pour autant perdre complètement le sens des réalités. En lui-même il calculait que l’enfant devait avoir trois ans, que c’était déjà un homme en réduction… et que l’idée lui était insupportable de le savoir aux mains du Planteur de Maïs. Non sans un brin de perfidie, d’ailleurs, Tim corrigeait déjà les mots de son triomphe.

— Cornplanter a un fils, dit-il placidement, … à moins qu’un autre guerrier ne vienne le réclamer pour sien. Viendras-tu ? Quand les neiges de l’hiver auront recouvert la vallée du Mohawk, il sera difficile d’approcher des feux de cuisine du sachem. Sa puissance est grande et ses guerriers nombreux.

Le regard dont Gilles l’enveloppa était lourd de reproches.

— Tu n’aurais pas dû me dire tout cela, Tim… pas encore car j’ai besoin de garder l’esprit clair et le cœur libre. Si rien ne s’y opposait, je te jure, sur l’honneur de mon père et sur mon âme, qu’aucune force, aucune loi humaine ne pourrait m’empêcher de partir avec toi. Mais je ne m’appartiens pas… tout au moins tant que je n’aurai pas repris celle que Dieu m’a donnée. Jusque-là, je te demande, sur notre amitié, de ne jamais me parler du fils de Sitapanoki…

— Pourquoi parlerais-je encore ? Je ne sais rien de plus…

Ils avaient rejoint la Seine. Rousse et violette, elle baignait un village aux maisons blanches, aux toits bruns, aux murs garnis de somptueuses treilles en espaliers. Après l’agitation de Fontainebleau, ce village paraissait étonnamment paisible, étendu dans la douceur de cette fin de journée, sous l’égrénement des premiers tintements de l’Angélus. De sa houssine, Gilles désigna une grande enseigne hardiment peinturlurée qui grinçait dans le vent du soir au-dessus d’une porte basse.

— Voilà le Grand Pressoir, dit-il d’une voix qu’il s’efforçait de rendre naturelle et calme en dépit du bouleversement secret de son cœur où s’abritaient à la fois l’Enfer et le Paradis. Espérons que l’attente ne sera pas trop longue…

Ce n’est que le lendemain soir, alors qu’il était déjà assez tard, que la longue silhouette de Fersen s’encadra au seuil de la chambre où Gilles, de plus en plus nerveux, faisait les cent pas tandis que Tim, accroupi près de la cheminée, grillait des châtaignes. Soudain immobile, le chevalier chercha des yeux le regard du Suédois.

— Alors ? demanda-t-il seulement.

Fersen rejeta en arrière son manteau de cheval, ôta ses gants et vint tendre à la flamme ses longues mains blanches dont il prenait le plus grand soin.

— Je ne peux rien te dire. La reine veut te voir.

Gilles fronça le sourcil.

— Pourquoi ? Ne lui as-tu pas dit…

— J’ai dit tout ce que je pouvais dire. Elle ne m’a donné aucune autre réponse que ce que je viens de dire : elle veut te voir.

— Je n’aime guère cela… Elle a trop d’amitié pour toi sans doute, pour te charger d’une mauvaise commission. Qu’importe, je verrai donc Sa Majesté puisqu’elle l’ordonne. Dis-moi seulement où et quand ?

— Il y a bal ce soir, au palais. Je dois te conduire vers minuit dans le Parterre. C’est là que tu la rencontreras. Et comme cela nous laisse plus de deux heures, je ne serais pas fâché de goûter le vin de la maison que Tim trouve si bon accompagné de quelque nourriture car je meurs de faim. Si tu veux tout savoir, je n’ai rien mangé depuis hier soir.

— Comment cela ? fit Tim en lui offrant gracieusement une châtaigne brûlante piquée sur une fourchette. Ton prince et ta duchesse ne t’ont pas nourri ?

— Monseigneur d’Artois qui me loge gracieusement dans une mansarde sous ses toits m’a nourri hier soir mais aujourd’hui je n’ai décroché aucune invitation. Le prince chassait avec le roi, toute la Cour était en forêt et les auberges beaucoup trop pleines. N’oublie pas que moi aussi je suis ici en contrebande.

— Tu n’avais pas besoin d’en dire tant pour que je t’invite à souper, dit Gilles. Je dois tous les égards à mon messager. Descendons. Je crois que tu ne seras pas mécontent de la maison…

Il était un peu plus de onze heures et demie quand Tournemine et Fersen, après avoir traversé Ablon endormie, pénétrèrent dans le parc du château par la Porte Rouge et laissèrent leurs chevaux au corps de garde. On leur avait ouvert sans difficulté quand le Suédois eut donné le mot de passe de la nuit. D’un pas rapide, car il s’en fallait d’un bon quart de lieue qu’ils n’atteignent le Parterre, ils suivirent le long canal étiré à travers le parc jusqu’à la héronnière du roi François Ier et jusqu’aux Cascades dont les eaux moussaient dans un large bassin. Personne ne croisa leur chemin qu’ils accomplirent dans le plus grand silence, simplement parce qu’ils n’avaient pas envie de parler. Tout en marchant ils se contentaient de regarder le palais grandir devant eux avec ses fenêtres brillantes et ses grands toits pentus dont les ardoises fines luisaient doucement sous la lumière timide d’un croissant de lune accroché au plus haut d’entre eux.

Près des Cascades, un escalier les conduisit à la terrasse entourant le Parterre, vaste jardin carré de trois hectares ordonné et brodé comme un tapis précieux par les jardiniers du Grand Siècle. Des arbres bien taillés cernaient cette terrasse qu’une large avenue plantée d’une double rangée de grands tilleuls séparait de l’étang des Carpes.

Cette nuit, le Parterre offrait un spectacle féerique grâce aux flots de lumière déversée par les hautes fenêtres de la salle de bal qui dominaient l’un de ses angles, grâce aussi aux cordons de petites lampes qui jouaient les lucioles parmi ses festons et ses astragales de verdure. La musique affaiblie d’un menuet accompagnait à merveille la chanson grêle de la fontaine centrale, représentant un Tibre de bronze divinisé par le ciseau génial de Primatice.

Toujours sans un mot, Fersen conduisit son ami jusqu’à l’épaisse frange de tilleuls qui étalait son ombre entre la féerie du Parterre et les reflets argentés de l’étang. Ils atteignirent cette zone obscure au moment précis où minuit sonnait simultanément à l’horloge du palais et à l’église voisine.

— Nous sommes exacts, chuchota Fersen, mais peut-être aurons-nous à patienter un moment. Bien sûr, la reine m’a dit qu’elle se retirerait avant minuit mais on ne peut…

Il se tut soudain, tendant l’oreille. Comme pour lui donner un démenti un bruit léger de pas et de soies froissées arrivait sous l’ombre des arbres. Deux femmes approchaient, couvertes toutes deux de grandes mantes de soie ouatée destinées à les défendre de la fraîcheur de la nuit et des eaux plus qu’à les dissimuler car celle qui marchait en avant, plus grande et plus majestueuse que sa compagne, érigeait au-dessus des plis sombres du vêtement une tête fière dont la haute coiffure blanche scintillait de diamants et irradiait sa propre lumière. D’autres diamants cousus au tissu neigeux de la robe jetaient leurs feux par instants lorsque le mouvement de la marche écartait davantage les pans de la mante déjà étalés par la largeur des paniers.

Derrière cette lumineuse apparition une autre venait, sacrifiée… car les deux hommes ne virent que la reine.

Lorsqu’elle approcha d’eux, Gilles, lentement, ôta son chapeau et mit un genou en terre tandis que Fersen se pliait en deux et balayait de son tricorne noir le sable de l’allée. Ce fut à lui que Marie-Antoinette s’adressa en premier : lui désignant du bout de son éventail sa compagne restée respectueusement en arrière, elle ordonna :

— Monsieur de Fersen, voilà Mme de Polignac qui meurt d’envie de faire quelques pas le long de ce bel étang que nous aimons autant l’une que l’autre. Voulez-vous l’accompagner ?… Sans toutefois vous éloigner par trop. Ce ne sera pas très long.

Avec un nouveau salut, Fersen s’éloigna et rejoignit l’amie de la reine. Leur double silhouette disparut instantanément derrière les arbres. La reine, qui les avait regardés s’éloigner, se tourna alors vers Tournemine toujours à demi agenouillé.

— Relevez-vous, chevalier ! Cette pose de suppliant ne saurait convenir à l’homme qui a sauvé le bonheur de son roi et l’espoir du royaume.

— Madame, murmura-t-il sans obéir, le crime de celle dont je viens implorer la grâce est de ceux qui ne permettent d’approcher la reine qu’à genoux. M’y voici donc !

— Votre délicatesse vous honore mais je vous prie cependant de vous relever afin que nous puissions faire quelques pas. Outre l’inconfort de cette posture, comme dirait mon beau-frère d’Artois qui se pique d’anglomanie, elle pourrait éveiller des curiosités intempestives si d’aventure on nous voyait. Allons jusqu’à cette charmille, voulez-vous ?

Elle y alla, suivie à trois pas par Gilles qui ne savait trop comment augurer de la suite. La reine semblait infiniment gracieuse mais cela ne signifiait nullement qu’elle se laisserait fléchir. Parvenue à destination, elle s’assit sur un banc de pierre disposé non loin des grands bassins qui fermaient le Parterre vers le sud.

— Si je ne me suis pas contentée de ce que m’a dit le comte de Fersen et si j’ai voulu vous voir, chevalier, dit-elle en relevant vers le jeune homme sa tête scintillante, c’est afin que vous éclairiez pour moi certains points fort obscurs de cette triste affaire, points que le comte était parfaitement incapable d’expliquer.

— Que la reine daigne interroger ! Je ferai de mon mieux pour lui répondre.

Elle approuva d’un hochement de tête qui alluma plusieurs étoiles dans ses cheveux.

— Je n’en doute pas. Eh bien, dites-moi donc, pour commencer, comment il se fait que vous soyez là, devant moi, bien vivant alors que l’on vous croit mort ? J’ai su que l’on vous avait arrêté… pour complicité avec ce misérable prélat traître et félon à ses souverains ce qui, je ne vous le cache pas, m’a beaucoup surprise et un peu peinée car je croyais à votre dévouement. Non ! laissez-moi parler ! On vous arrête donc, on vous jette à la Bastille d’où vous tentez de vous évader. Malheureusement pour vous, tandis que vous descendez le long d’une tour, une sentinelle vous surprend, tire sur vous et vous abat. On retrouve dans le fossé votre cadavre assez défiguré d’ailleurs, que l’on renvoie en Bretagne afin que vous y dormiez dans la terre de vos ancêtres… et brusquement, quelques semaines plus tard vous surgissez de la mort pour révéler à M. de Fersen, qui d’ailleurs ne rêvait que de vous tuer, le plus noir complot jamais ourdi contre une femme et ses enfants. Il y a là quelque chose d’inexplicable, vous en conviendrez… un secret sans doute ?

— Un secret, oui, madame, et qui ne m’appartient pas.

— À qui donc alors ? On peut tout dire à la reine.

— Certes, madame… Sauf peut-être ce qui est au roi ! La reine sait, depuis longtemps, que je lui suis dévoué corps et âme, que…

— Que vous l’aimez beaucoup, je sais… bien plus que vous n’aimez la reine, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec une pointe de mélancolie.

— Comment pourrait-on ne pas aimer la reine ? dit Gilles doucement. Votre Majesté se trompe et mon dévouement est aussi grand envers elle…

— Vous venez de le prouver amplement, ne fût-ce qu’en sortant de votre cachette ce qui a mis vraisemblablement vos jours en péril, j’imagine…

— Plus ou moins… mais bien moins que ceux de ma femme. Si je demeurais vivant, c’était elle qui devait mourir. Voilà pourquoi j’ai accepté de passer pour mort.

— Et qui donc la menaçait ?…

— Celui qui menace tous ceux qui se dévouent pour que vivent le roi et la reine…

— Monsieur !… Tenez, chevalier, vous disiez à l’instant comment peut-on ne pas aimer la reine ? Vous devriez demander à Monsieur. C’est une chose qu’il fait en perfection. Bien, soupira-t-elle. Voilà un premier point éclairci. À présent… j’ai une autre question à vous poser : On ma dit que cette malheureuse folle, cette femme qui s’est dressée devant moi l’autre matin, l’insulte à la bouche et qui devait faire sauter mon bateau était votre épouse…

— En effet !

— Mais… en êtes-vous bien certain ? Êtes-vous sûr de ne pas être victime d’une ressemblance ?…

— C’est à mon tour de ne plus comprendre. La reine veut-elle me faire la grâce de s’expliquer ?

— Je vais essayer. Écoutez… je me suis crue, à cette minute, l’objet d’une hallucination. La femme que j’ai vue était jeune, belle, élégante. Elle avait de magnifiques cheveux roux mais son visage… ah ! son visage était celui d’une autre femme, d’une femme dont vous êtes venu un jour, à Trianon, me dire qu’il fallait me défier.

— Je comprends à présent pourquoi, en la voyant, Votre Majesté a crié, dit Gilles tristement. C’est vrai, Mme de Tournemine ressemble un peu à Mme de La Motte et, la première fois que j’ai vu cette dernière dans le parc de Versailles, je m’y suis trompé un moment. J’avoue à la reine que j’avais oublié cette circonstance et j’imagine, avec chagrin, que cette ressemblance constitue une charge de plus ?

— J’ai cru un instant… Dieu sait quoi ! Que la comtesse s’était enfuie de la Bastille… ou même que j’étais en train de perdre la raison. Je crois que, d’une pareille femme, on peut attendre n’importe quel méfait, n’importe quelle diablerie… Ainsi donc, sur votre honneur, vous m’assurez que vous ne vous trompez pas, qu’il s’agit bien de votre femme ?

— Sur mon honneur, oui, madame, fit le chevalier avec une lourde tristesse… sur cet honneur dont il ne restera rien lorsque la hache du bourreau sera passée si la reine refuse de faire grâce. Je serai, pour jamais, l’époux d’une régicide.

— Non pas. Cette femme, quand on l’a arrêtée, a refusé de dire son nom, elle mourrait peut-être sans le dire… mais, à présent, j’ai une troisième question à vous poser : ce sera la dernière : l’aimez-vous ?

— Si je l’aime ? Oh, madame ! Est-ce que Votre Majesté ne le devine pas à mon angoisse, à mon chagrin ? Si Judith meurt, je disparaîtrai…

Mais la reine ne l’écoutait que distraitement, préférant suivre le cheminement capricieux de sa propre pensée.

— Judith ?… Ainsi, c’est là son nom ? Il lui va bien. C’est celui de la vengeance, celui d’une héroïne sans pitié, sans faiblesse et, en l’occurrence, d’une femme qui me hait. Pourquoi donc me hait-elle à ce point ?

Gilles bénit le faible éclairage qui cacha la brusque rougeur qui était montée à son visage.

— Parce qu’elle me croit mort à cause de Votre Majesté… et aussi parce qu’elle croit que j’aime trop la reine…

Il y eut un petit silence puis Marie-Antoinette murmura tristement :

— En d’autres termes, elle vous croit mon amant, n’est-ce pas ? Pourquoi pas, après tout ? On m’en prête déjà tellement !… Coigny, Vaudreuil, Lauzun, Dillon, Liancourt, l’ambassadeur anglais Dorset, le russe Romantzoff, lord Seymour, le duc de Guines ; d’autres encore ! Pourquoi donc pas vous ? Vous êtes beau et vaillant : tout ce qu’il faut pour séduire une reine, n’est-il pas vrai ?

— Madame, madame ! supplia Gilles inquiet de la voir s’aigrir mais qui n’avait pu s’empêcher de constater tout de même qu’un seul nom n’était pas venu et que c’était justement celui de Fersen, j’implore la reine de ne pas ajouter à ma confusion…

— Je le veux bien. À une condition pourtant ! Vous me direz très franchement d’où cette folle a tiré une telle certitude. Ne me cachez rien, je veux tout savoir…

— Mais… l’histoire peut être longue !

— J’ai tout mon temps. Allons, chevalier, parlez ! Je le veux.

Il fallut bien s’exécuter. Le plus rapidement qu’il put, Gilles retraça l’histoire de son amour pour Judith, raconta le cauchemar vécu par la malheureuse dans la nuit de Trécesson, comment ils s’étaient retrouvés, puis reperdus, puis à nouveau retrouvés, le grand bonheur qu’avait été leur mariage et tous les espoirs qu’ils avaient fondés sur leurs espérances de vie commune, leur désir de gagner les terres vierges d’Amérique pour arracher définitivement Judith à ses terribles souvenirs, à l’influence étrange que Cagliostro avait prise sur son esprit, à celle plus dangereuse encore du comte de Provence, enfin ce qui s’était passé au soir de ce jour si joyeux et le désastre qui avait suivi…

Il se borna seulement à taire, courtoisement, le nom de celle qui avait causé ce désastre. Outre qu’un galant homme ne se vante pas de ses amours, Anne de Balbi s’était rachetée quelque peu en trahissant Provence. Mais naturellement, ce mutisme appelait une question qui vint aussitôt.

— Qui avez-vous trouvé dans ce moulin ?

— La reine ne sait-elle pas qu’un nom de femme ne se doit jamais prononcer quand il s’agit d’amour ?

La fameuse lèvre autrichienne se fit si dédaigneuse que Marie-Antoinette s’en trouva soudain enlaidie.

— Je pourrais exiger, monsieur. Un bon serviteur ne doit pas avoir de secrets pour son maître.

— Un valet, peut-être, madame… encore qu’un valet soit homme et ait droit à sa dignité. Mais le cœur d’un gentilhomme doit pouvoir garder non seulement ses propres secrets… mais aussi ceux des autres.

Peut-être n’y mit-il pas d’intention, peut-être fut-ce simple maladresse mais la reine rougit, détourna la tête et ne répondit rien, songeant sans doute que ce garçon connaissait son secret à elle, depuis longtemps déjà, qu’il ne s’en était jamais prévalu… et qu’au moins cela lui donnait le droit de conserver les siens propres.

Comme le silence s’éternisait, risquait de devenir gênant, Gilles osa reprendre, le premier, la parole, au mépris de toute étiquette.

— Madame, pria-t-il d’une voix basse et ardente, la reine veut-elle bien mettre fin à mon supplice et me dire si elle consent à pardonner, à me rendre cette malheureuse enfant coupable de s’être faite l’instrument d’une culpabilité plus haute ? Ce n’est pas elle qui voulait tuer, pas vraiment tout au moins. On a exploité habilement sa souffrance, son orgueil blessé, sa…

— Sa sottise, chevalier ! Pourquoi ne pas voir les choses telles qu’elles sont ? Dans tout ce que vous m’avez raconté, je cherche vainement une preuve d’amour, d’amour réel de la part de cette Judith. Elle avait promis de vous attendre lorsque vous êtes parti pour l’Amérique, elle ne l’a pas fait. Qu’elle en ait été abominablement punie, je ne le nie pas mais c’est un fait : elle s’était mariée. Quand vous l’avez retrouvée, alors au pouvoir de ce charlatan de Cagliostro, est-elle venue vers vous ? Non… elle a menacé de lâcher des chiens sur vous et, quand enfin elle a cherché refuge dans votre maison, c’est parce qu’elle ne savait plus où aller, quand son maître bien-aimé a été arrêté…

— Elle est venue aussi… du moins, je le crois, parce quelle m’aimait. Nous nous sommes mariés d’ailleurs…

— Soit, vous vous êtes mariés mais vous m’accorderez qu’elle n’a pas mieux supporté l’épreuve suivante que les précédentes. Elle vous aime, dites-vous ? Et cependant elle n’a pas hésité à croire la lettre mensongère touchant vos relations avec moi, elle n’a pas eu la patience d’attendre quelques jours pour avoir avec vous une franche explication. Non ! Elle n’était même pas certaine que vous soyez encore vivant et pourtant elle est partie, elle s’est enfuie et pour aller où ? Pour courir se réfugier chez l’homme dont elle savait bien qu’il est votre pire ennemi. Elle n’a pas mis en doute une seule seconde votre culpabilité… et vous dites qu’elle vous aime ?

— Madame, madame ! gémit Gilles bouleversé par l’implacable logique de la souveraine. Comment douter de son amour après ce qu’elle a voulu faire : tuer parce qu’elle me croyait mort…

— Non : tuer sa rivale pour qu’au moins la victoire finale lui appartienne jusque par-delà la mort ! Monsieur de Tournemine, cette femme-là ne vous mérite pas.

— Peut-être… Oui, peut-être Votre Majesté a-t-elle raison, peut-être ne m’a-t-elle jamais aimé vraiment. Mais il n’empêche, madame, que je l’aime et que je ne peux pas supporter l’idée de sa mort prochaine.

— Aussi ne mourra-t-elle point.

— Vrai ? Ah, madame !… Ah, majesté ! Quelle joie ! Quel merveilleux soulagement ! Comme la reine est bonne !…

Un élan venait de le rejeter à genoux auprès du banc où était assise la reine, prêt à baiser l’ourlet de la fastueuse robe blanche mais elle l’en empêcha.

— Attendez, chevalier ! Je n’ai pas fini. Elle ne mourra pas et même, demain j’obtiendrai du roi qu’on lui fasse quitter Vincennes… mais pas pour vous la rendre. Vous êtes vous-même en danger et plus encore à présent que l’attentat a échoué. Vous devez vivre caché. Si elle vous sait vivant, elle vous mettra tôt ou tard en péril car, de femmes qui savent se taire, je n’en connais pas.

— Mais nous pouvons partir très loin, nous expatrier…

— En effet. Mais alors, chevalier, vous sacrifierez peut-être votre roi, votre roi sur lequel vous avez juré de veiller, à une femme qui, je le répète, ne vous mérite pas et en qui, moi, je n’ai pas confiance. Elle devra donc continuer de vous croire mort et vous, vous devrez me donner votre parole de ne pas chercher à la revoir jusqu’à ce que je vous en donne permission…

La condition était rude mais c’était déjà un magnifique résultat qu’avoir obtenu vie sauve et libération pour la régicide en puissance. Gilles s’inclina sans oser protester davantage.

— Je rends grâce pour ce généreux pardon, madame, … mais la reine consent-elle à me dire quel sort elle réserve à Mme de Tournemine ?

— Aucun à Mme de Tournemine que je ne connais pas, qui n’est pas encore née. Quant à cette jeune femme que vous nommez Judith, elle quittera la prison pour un couvent de mon choix… rassurez-vous : un excellent couvent, peut-être un chapitre de chanoinesses où elle mènera une vie convenable. Je veux voir comment elle supportera son veuvage… et si, enfin, elle se décidera à devenir digne de l’amour d’un homme tel que vous. Car elle sera surveillée de près. Alors, peut-être vous rendrai-je un jour, de ma main, celle qui sera vraiment Mme de Tournemine… Ah ! mon Dieu que vous m’avez fait peur…

Ces derniers mots s’adressaient à un homme qui venait de sortir de derrière l’arbre auquel s’appuyait le banc de la reine, un homme qu’elle avait reconnu instantanément et qui n’était autre que le roi.

— Ma foi, ma chère Antoinette, je vous en demande bien pardon, dit Louis XVI en faisant entendre ce gros rire qui lui était particulier quand il était gêné ou qu’il ne savait quoi dire. Mais j’étais là depuis un moment et j’ai pensé qu’il était temps que je me mêle de cet entretien plein d’intérêt. Le bonsoir, monsieur de Tournemine ! Je suis charmé de vous revoir en si bonne forme après tant d’aventures… et de vous dire l’extrême gratitude du roi, du père et de l’époux…

— Mais, s’écria la reine scandalisée, vous espionniez ?

— Mon Dieu… oui ! Ce n’est pas d’hier que je sais tout le profit que l’on peut tirer à écouter les conversations qui ne vous sont pas particulièrement destinées. Demandez plutôt à Monsieur mon frère. Il fait cela à merveille… Mais revenons à vous, ma chère amie, qui me regardez comme si je passais mon temps l’oreille collée à vos serrures. Voyez-vous, quand on veut tenir ses audiences secrètes, on les donne au fond d’un bois parfaitement obscur, non dans un jardin où il y a quelque lumière et surtout pas en grand habit de cour avec le Sancy dans les cheveux et une douzaine de Mazarins autour du cou. Je vous ai aperçue d’assez loin et j’ai voulu savoir qui vous retenait ainsi au fond du jardin.

— Bien ! fit la reine avec un mouvement d’épaules agacé. Voilà l’explication. À présent, sire, me direz-vous pour quelle raison vous avez jugé utile, à cet instant, d’intervenir ? Le jugement que je viens de rendre n’aurait-il pas votre agrément ? Je vous préviens…

— Là, là, là ! Ne montez pas sur vos grands chevaux ! Votre jugement est parfait et je ne demanderais pas mieux qu’y souscrire… si seulement c’était possible.

— Et pourquoi ne le serait-ce pas ? fit Marie-Antoinette avec hauteur.

— Pour une raison qu’il me faut bien vous apprendre à présent : la prisonnière n’est jamais arrivée à Vincennes. Lorsque les soldats en garnison à Melun sont arrivés à Sainte-Assise avec la voiture fermée commandée par le comte de Castellane qui ne pouvait détacher alors aucun des gardes du corps, ils ont appris que d’autres soldats et une autre voiture étaient déjà venus prendre livraison de la coupable. À présent, quels soldats, quelle voiture ? Voilà ce qu’il faudrait savoir…

— Moi, je les ai vus, sire, intervint Gilles. Une voiture peinte en rouge sombre, des soldats bleus et rouges montés et armés de carabines. Je me suis lancé à leur poursuite et l’un d’eux m’a tiré dessus. Mon cheval a été abattu sous moi et j’ai dû cesser toute poursuite…

— Quelle route ont-ils prise ?

— Celle qui va vers Nandy et rejoint, à Lieusaint, la grande route menant de Melun à Paris… celle qui va vers Vincennes le plus directement…

Louis XVI haussa les épaules avec un petit rire totalement dépourvu de gaieté.

— … et qui longe le parc de Brunoy ! dit-il en conclusion. Allons, nous sommes des enfants et la stratégie de Monsieur est sans défaut ! Il n’a sans doute rien voulu laisser au hasard et, voyant le coup manqué, il s’est arrangé pour empêcher son envoyée de parler. La tuer au milieu de ses gardes c’était proclamer que quelqu’un pouvait en avoir peur, donc que ce quelqu’un était derrière elle. L’enlever était plus simple, moins dangereux car il ne reste plus de trace, très certainement, à l’heure qu’il est…

Un terrible silence tomba sur les trois personnages. Assommé par ce que sous-entendaient les dernières paroles du roi, Gilles, oubliant tout ce qui l’entourait, venait de se laisser tomber sur le banc occupé précédemment par la reine et, la tête dans ses mains, essayait désespérément de retrouver un semblant de sang-froid, une once de lucidité car il se sentait devenir fou. La vérité, à présent, lui apparaissait dans toute son horreur aveuglante : les hommes qui avaient enlevé Judith devant ses yeux, à la barbe d’un prince du sang, d’une foule et entre les murs mêmes d’un château appartenant aux Orléans n’étaient pas de ceux qui reculent devant un crime. N’avaient-ils pas tiré sur lui sans une hésitation ? Il n’y avait plus aucun doute possible : à cette heure, Judith était morte…

Une main appuyée sur son épaule le rappela à la réalité. Ce fut en relevant sur le roi son visage inondé de larmes qu’il s’aperçut qu’il pleurait.

— Mon ami, dit Louis XVI avec bonté, ne vous désolez pas ainsi. J’ai dit qu’à cette heure sans doute il ne restait plus de trace mais j’entendais parler du carrosse et des soldats que l’on a dû escamoter. Je n’ai jamais dit que la jeune femme eût été abattue et, croyez-le, je ne le pense pas… À présent qu’elle est de nouveau en son pouvoir, Monsieur n’a plus à craindre qu’elle parle. En outre, c’est une arme précieuse qu’une femme à ce point déterminée. On ne se sépare pas d’une collaboratrice de cette valeur quand on a les ambitions… et la froide détermination de mon frère…

— Votre frère ! coupa la reine avec indignation. Vous continuez à lui donner ce titre ? Enfin, sire, ce misérable continue de tendre sous nos pieds des chausse-trapes telles qu’on pourrait douter de votre commune origine ! Vous êtes la bonté même tandis qu’il ne rêve qu’asseoir son règne dans votre sang et celui de vos enfants. En vérité, si l’on ne savait quelle sainte créature était votre auguste mère…

— Là… là ! Madame ! Tout beau ! Dans un instant vous allez mettre en doute la pureté de sa naissance et m’offenser à travers mes parents. Non, croyez-moi, il n’y a aucun doute, Monsieur est bien mon frère.

— Alors qu’il se comporte comme tel ! Et puisqu’il s’y refuse, c’est à vous d’agir, non plus comme un frère, mais comme le maître que vous devriez être ! Frappez, que diable ! Envoyez à Brunoy votre capitaine des gardes avec ses quatre compagnies, vos cent-suisses, vos gendarmes, vos chevau-légers, vos grenadiers, vos gardes-françaises et la garnison de Paris tout entière s’il le faut, mais faites nettoyer ce nid de conspirateurs ! Et ce soir Monsieur, dûment enfermé à la Bastille en compagnie de ses âmes damnées, la Balbi, le Modène et l’odieux comte d’Antraigues, pourra y consulter les étoiles à loisir pour savoir quand tombera sur lui la hache du bourreau. Et nous, nous pourrons enfin dormir tranquilles.

— Madame, riposta froidement Louis XVI, je vous rappelle que la Bastille est pleine de gens dont certains ont cru pouvoir se dire de vos amis. Allons, ma chère Antoinette ! ajouta-t-il plus doucement en voyant des larmes perler aux yeux bleus de sa femme, vous savez bien que ce rêve-là est impossible à réaliser. Outre que pour prendre Brunoy il faudrait verser beaucoup de sang, nous n’avons aucune preuve tangible à fournir à la Haute Cour d’exception qu’il faudrait susciter pour juger un prince du sang.

— Mais votre preuve, elle existe : c’est cette jeune femme. C’est elle qu’il faut reprendre… ne fût-ce que pour l’empêcher de nuire encore.

Le roi haussa les épaules.

— Je gagerais ma couronne contre une poignée de châtaignes qu’on lui a trouvé, à cette heure, un refuge bien plus secret…

— Dites que vous ne voulez rien faire !

— Je ne peux rien faire. Cela a toujours été le sort des rois de devoir laisser se développer auprès d’eux les pires complots voilés sous le masque de l’affection fraternelle sans jamais frapper sous peine de soulever de graves troubles. Car, hélas, Monsieur a de nombreux partisans et je n’ignore pas que l’on pense, en maints lieux où l’on cultive l’esprit, qu’il ferait un roi bien meilleur que moi parce qu’il est beaucoup plus intelligent. Ne prolongeons pas davantage cette discussion, madame, car, croyez-moi, elle ne peut mener à rien.

« Quant à vous, chevalier, ajouta-t-il en revenant à Gilles, sachez que le roi partage votre angoisse et vous supplie de vous reprendre. Ceci n’est, vous le comprenez, qu’un épisode dans une lutte sournoise qui ne finira qu’avec Monsieur lui-même et qui devient chaque jour un peu plus dangereuse car Provence s’exaspère à voir que la couronne s’éloigne de lui davantage chaque fois qu’il naît un prince à la France. La famille royale a besoin que ses meilleurs serviteurs demeurent debout… et en vie. C’est pourquoi je vais exiger de vous une promesse. »

Au prix d’un violent effort, Gilles réussit à s’incliner.

— Le roi peut exiger, en effet…

— Non. Le terme a dépassé ma pensée, le roi vous demande de renoncer au projet insensé qu’il sent germer dans votre esprit. Vous allez me promettre, monsieur de Tournemine, de ne rien tenter contre le château de Brunoy car vous n’y trouveriez rien, vous y perdriez sans doute la vie et moi un serviteur dévoué. Promettez-vous ?…

Comprenant que le combat était inutile, le jeune homme baissa la tête.

— Je promets, sire… Quels sont mes ordres pour le moment ?

— Aucun. Rentrez seulement dans le silence… Ah ! pendant que j’y pense : comptez-vous conserver votre logement à l’hôtel White ?

— Le roi sait cela ? fit Gilles surpris.

— Le roi sait bien des choses qui vous surprendraient. Il faut que vous trouviez un logis indépendant, un appartement, une maison où il vous serait plus facile de vous défendre au cas où votre incognito serait percé… ce qui ne saurait manquer d’arriver si vous continuez à vous promener ainsi à visage découvert. Vous m’en ferez savoir l’adresse par qui vous savez. À présent, madame, ajouta-t-il en se tournant vers la reine, je vous donne le bonsoir et je vais me coucher. Rappelez donc M. de Fersen qui s’ennuie à mourir, près de l’étang, avec votre amie Polignac et dites-lui qu’il ramène son camarade à Paris avec le plus de discrétion possible.

— Sire ! s’écria Marie-Antoinette devenue très rouge sous ses cheveux poudrés à frimas, vous me semblez ce soir avoir de bien bons yeux. C’est en effet M. de Fersen qui a conduit ici le chevalier…

Le roi se mit à rire.

— Pourquoi tenez-vous tellement à m’expliquer ce que je sais ? Voyez-vous, ma chère Antoinette, je suis comme beaucoup de myopes : habitué à vivre dans le brouillard, je distingue fort bien les silhouettes et, tout compte fait, j’y vois plus clair qu’il n’y paraît. À bientôt, chevalier, je ne vous oublierai pas…

Un instant plus tard, il n’y avait plus, près de la charmille, que Tournemine et Fersen. Le roi avait disparu aussi subitement qu’il était apparu et, sous l’ombre des tilleuls, les silhouettes gracieuses de la reine et de son amie étaient en train de se fondre. Quand elles eurent tout à fait disparu Gilles alla vers le bassin voisin et, s’agenouillant sur la margelle, y trempa plusieurs fois son visage.

L’eau froide lui fit du bien. La lueur d’espoir que Louis XVI avait allumée en lui après sa crise de désespoir lui avait mis l’esprit en déroute. Après trois immersions, il retrouva des idées plus claires.

— Que vas-tu faire à présent ? demanda le Suédois en lui tendant un grand mouchoir pour éponger l’eau qui ruisselait sur son visage, ce que Gilles fit avec vigueur.

Après quoi, découvrant des yeux redevenus clairs et pleins de détermination :

— Ce que je vais faire ? Mais obéir au roi, ricana-t-il, rentrer à Paris, m’y trouver un logis et y faire venir Pongo dont je vais avoir le plus grand besoin. Ensuite, je chercherai Judith, je fouillerai, s’il le faut, chacun des repaires de ce maudit comte de Provence. Et si j’obtiens la certitude que Judith a été sacrifiée…

— Eh bien ?

— Je tuerai Monsieur ! dit froidement le chevalier. Ce sera encore le meilleur service que je pourrai jamais rendre au roi… et à la France. Je me demande même, ajouta-t-il, si je ne devrais pas commencer par là…



1. Stationné à Landrecies avec le Royal-Suédois, Fersen était rentré à Paris le 30 septembre précédent.

2. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.

CHAPITRE VIII UNE LOGE POUR « LE MARIAGE DE FIGARO »























« Madame, il est charmant votre projet. Je viens d’y réfléchir. Il rapproche tout, termine tout, embrasse tout, et quelque chose qui arrive, mon mariage est maintenant certain. »

Suzanne se penchait pour baiser la main de la comtesse au milieu d’un tonnerre d’applaudissements tandis que le rideau se baissait sur le second acte du Mariage de Figaro.

Il se releva presque aussitôt sur les révérences des deux jeunes femmes qui jouaient les principaux rôles féminins de la célèbre comédie de Beaumarchais et l’enthousiasme de la salle grandit encore de quelques degrés tant elles avaient de grâce. Peut-être Louise Contat qui jouait Suzanne avait-elle plus d’éclat et de piquant avec son casaquin à basquine et son ample jupe à volants, mais Marie-Blanche Sainval, sous l’ample lévite1 de soie blanche de la comtesse et sans autre coiffure que ses beaux cheveux avait, elle, tout le charme sensible de son rôle.

— Bravo ! Très, très joli ! criait Tim qui s’était dressé d’un bond dès la première salve d’applaudissements au risque de jeter par-dessus bord Gilles assis devant lui, et qui manifestait un enthousiasme d’autant plus chaleureux qu’il avait consciencieusement dormi depuis le début de l’acte.

— Vous appréciez à ce point la comédie de Pierre-Augustin, dit, en se tournant vers lui, Thérèse de Willermaulaz qui n’avait rien remarqué.

L’Américain devint rouge brique.

— Je… je ne pense pas très bien comprendre, dit-il dans son français hésitant, mais je trouver demoiselles très jolies… indeed !

— Eh bien, à la fin de la représentation, vous n’aurez qu’à demander à leur être présenté. Regardez : vous avez presque autant de succès qu’elles !

C’était vrai. Installés auprès de Thérèse, dans la loge que la Comédie-Française réservait toujours à l’auteur, les deux Américains faisaient incontestablement recette depuis leur entrée. Tim, gigantesque et hilare, toujours très homme des bois en dépit de ses vêtements occidentaux, et « John Vaughan », athlétique et sombre dans un habit de fin drap noir à la mode anglaise dont l’austérité n’était corrigée que par des boutons d’or guilloché et la mousse neigeuse d’une cravate sur laquelle s’élevait vigoureusement son visage au teint bronzé cerné d’une courte barbe brune, tous deux attiraient souvent les regards des femmes élégantes et parées qui emplissaient la belle salle neuve élevée sur l’ancien hôtel de Condé et que l’on avait inaugurée trois ans plus tôt2.

Une salle pleine à craquer, comme chaque fois que l’on jouait le Mariage mais où l’on ne voyait guère de gens appartenant à la Cour, à la seule exception du comte d’Artois qui, pour rien au monde, n’aurait laissé passer une occasion de voir la belle Contat, sa maîtresse, jouer ce rôle charmant de Suzanne. La Cour, en ce début de novembre, était encore à Fontainebleau où l’Autriche et la Hollande étaient en train de signer, sous la médiation de la France, un traité qui était l’œuvre à peu près exclusive de Marie-Antoinette, et qui terminait la désastreuse aventure des bouches de l’Escaut vieille d’un an déjà et n’arrangeait pas la popularité de la souveraine. On savait depuis six mois déjà que la Hollande serait contrainte d’offrir des excuses à l’Autriche pour une sombre histoire de brigantin canonné dans l’Escaut, des excuses et de l’argent parce que la reine de France, manœuvrée depuis Vienne, avait obligé son époux à retirer ses propres troupes et à payer une partie de l’indemnité afin que les Hollandais mortifiés ne crient pas trop fort. Depuis six mois déjà, Marie-Antoinette était devenue l’Autrichienne pour Paris où, dans les salons, grondait la colère des esprits éclairés.

C’est pourquoi, ce soir, la salle de la Comédie-Française débordait presque et, si Versailles était absent, Paris, lui était là au grand complet avec, aux premiers rangs de l’orchestre, les « anciens d’Amérique », La Fayette, Lauzun, Noailles, Berthier, Lameth, tous ceux dont la coterie de la reine ne voulait pas entendre parler et qui, déjà, s’emparaient petit à petit de l’esprit de la capitale. Et, aux entractes, les commentaires allaient bon train sur ce que l’on appelait déjà « l’infâme traité de Fontainebleau ».

Tous avaient regardé les Américains et si quelques saluts joyeux étaient montés vers Tim Thocker, aucun signe de reconnaissance ne s’était adressé à Gilles bien que tous ces hommes eussent combattu avec lui et qu’il en connût intimement quelques-uns.

— Je crois que l’épreuve est concluante, lui chuchota Thérèse sous l’abri de son éventail d’ivoire peint. Personne ne vous reconnaît…

C’était Pierre-Augustin qui avait eu l’idée de cette soirée au théâtre afin d’assurer plus solidement Gilles dans son nouveau personnage.

— Tant que l’on n’a pas affronté le double feu des chandelles et des regards d’une foule, on ne peut être sûr de son rôle, lui avait-il dit.

À son retour de Fontainebleau, c’était lui que le chevalier avait vu apparaître, dès le lendemain matin, à l’hôtel White où il était retourné pour obéir aux ordres du roi comme il l’avait annoncé à Fersen. Beaumarchais apportait le signe tangible de la reconnaissance royale : un bon de caisse de vingt-cinq mille livres3 sur la banque Thélusson qui allait permettre au pseudo-capitaine Vaughan de vivre convenablement et de tenir même un certain rang dans la société parisienne.

— Vous voilà riche, ou presque, avait dit Pierre-Augustin en souriant. Le roi désire, en outre, que des recherches soient effectuées auprès des Lloyd’s de Londres pour savoir si la Susquehanna était cotée chez eux. Auquel cas il n’y aurait aucune raison pour que le nouveau capitaine Vaughan, héritier du bateau et de la charge de son père, n’obtienne pas dédommagement du naufrage. Ce n’est pas certain, évidemment, mais c’est une éventualité assez agréable à considérer. Qu’allez-vous faire de tout cet argent ?

— M’installer d’abord, comme le roi l’ordonne, et tenter d’obtenir une certitude sur le sort de mon épouse… et puis profiter d’une aussi royale générosité pour essayer d’alléger un peu ma dette envers vous…

— Mais vous ne me devez rien, voyons ! protesta Beaumarchais.

— Allons donc ! Outre les risques courus, vous nous avez hébergés durant un grand mois, Pongo et moi. Vous nous avez nourris, vêtus, réconfortés, sauvés enfin ! Sans vous, rien de ce qui vient d’être fait n’eût été possible. Je serais encore à la Bastille, la reine et ses enfants seraient peut-être morts. Vous voyez bien qu’en vous offrant de partager avec vous je ne fais que vous rendre justice, bien petitement encore… car ce secours que vous avez dispensé si largement, vous l’avez donné à un moment où vous deviez faire face à de graves difficultés financières. Alors, je vous en prie, Beaumarchais : acceptez ! Ne fût-ce que pour ne pas me couvrir de honte !

— Mais non ! Mais je ne veux pas ! Mais jamais de la vie ! Mettez-vous bien dans la tête, Tournemine, que le roi m’a défrayé de tout ce que j’ai pu dépenser pour vous, que vous ne me devez rien… qu’un peu d’amitié si vous le jugez bon.

— Cela va de soi, mais enfin…

— Pas un mot de plus là-dessus, vous m’offenseriez ! Voyez-vous, mes dettes montent à un tel chiffre que votre offre généreuse s’y noierait… mais je vous sais gré infini de l’avoir faite. Je ne l’oublierai pas. Rassurez-vous d’ailleurs, se hâta-t-il d’ajouter en arrêtant le geste de protestation du chevalier, je viens d’en écrire à M. de Calonne et, en outre, mon ami le banquier Baudard de Saint James pense pouvoir venir à mon secours. Ainsi, installez-vous sans remords et forgez-vous des armes. Monsieur est un gibier coriace : la lutte sera longue, peut-être mortelle.

Sans plus tarder, Gilles s’était mis à la recherche du logis souhaité. Il l’avait trouvé très vite, grâce à Tim qui habitait la pension de la veuve Saint-Hilaire rue du Bac, dans une dépendance de l’ancien hôtel du financier Samuel Bernard où un bel appartement, donnant sur jardin, et des écuries lui avaient été loués pour trois cents livres par semestre.

Ceci fait, il s’était hâté de courir à Senlis afin d’en ramener Pongo dont l’absence lui pesait étrangement. Tout le long du chemin il s’était demandé ce que Préville avait bien pu en faire mais le résultat dépassa ses espérances quand il vit s’avancer vers lui et s’incliner silencieusement, bras croisés sur sa poitrine, un personnage enturbanné de blanc, vêtu d’une sorte de redingote de soie vert sombre brodée ton sur ton et arborant, à la manière des Sikhs musulmans, une arrogante moustache et une barbe épaisse roulée autour du visage dans un petit filet.

— Vous m’avez laissé un Indien des Indes occidentales, expliqua Préville qui jouissait visiblement de sa surprise, je vous rends un Indien des Grandes Indes orientales. Personne ne s’étonnera de voir un navigateur américain habitué à bourlinguer aussi bien en Atlantique qu’en océan Indien, flanqué d’un serviteur récupéré quelque part sur les côtes de Malabar ou de Coromandel. Il est étonnant d’ailleurs de constater combien les vêtements de l’homme du Levant conviennent à celui de l’Occident…

Préville avait raison. En s’installant rue du Bac, Gilles constata que la curiosité soulevée par Pongo était somme toute assez discrète. Dans ce quartier aristocratique où les serviteurs noirs ou café au lait étaient nombreux et déambulaient dans des costumes empruntés directement au répertoire de l’Opéra ou de la Comédie-Française, le lévite sombre et le turban blanc de l’Indien se révélaient plutôt discrets auprès de certains fantastiques accoutrements. Pongo s’était d’ailleurs introduit dans son nouveau personnage avec une autorité remarquable et, sans ses longues incisives que le sourire découvrait largement lorsqu’il était seul avec son maître, celui-ci aurait eu parfois quelque peine à le reconnaître.

— Pongo très content, déclara-t-il dès leur réunion. Costume beaucoup plus joli et confortable que triste équipement européen, et ridicule perruque qui gratte…

La maison fut vite montée. Promu au rang de maître d’hôtel à tout faire, Pongo s’empara de la cuisine, tolérant de justesse deux femmes du quartier pour le ménage, le travail de l’écurie et du jardin étant assuré par le personnel du fermier-général de Boulongne, propriétaire de l’hôtel Bernard et avec lequel John Vaughan avait conclu un arrangement. Mais une écurie ne se concevant qu’habitée par un ou plusieurs chevaux, Gilles s’en alla au marché aux chevaux acheter une monture pour Pongo et lui confia une première mission : aller droit à Versailles, nanti de deux lettres : l’une pour l’excellente Marguerite Marjon, l’autre destinée à Winkleried qui la trouverait à son retour de Fontainebleau, et en revenir avec Merlin, le bel alezan doré, dont la privation avait été presque aussi cruelle au chevalier que celle de sa liberté depuis son arrestation. Pour lui, Merlin était un ami fidèle, doué d’une personnalité bien à lui et, durant les quelques heures pendant lesquelles Pongo mena à bien son ambassade, Gilles arpenta fébrilement son vestibule avec des impatiences d’amant attendant une maîtresse adorée.

La réunion fut émouvante. Le nouvel aspect de son maître ne trompa pas l’intelligent animal qui hennit de joie en l’apercevant et vint, tout naturellement, offrir sa belle tête soyeuse aux caresses dont il avait été privé pendant de si longues semaines.

— Peut-être dangereux faire venir cheval ici ? remarqua Pongo qui contemplait la scène avec son habituelle impassibilité. Quelqu’un peut reconnaître…

— Tant pis ! coupa Gilles farouche. Déjà je suis privé de ma femme et je ne sais si je la reverrai vivante alors je veux au moins avoir auprès de moi ceux qui me sont le plus cher et le plus fidèle. Avec toi et lui, je me sens suffisamment fort pour attaquer tous les princes de la terre…

Le soir même, il s’en allait errer aux environs du Luxembourg près du magnifique hôtel que Monsieur avait fait construire, au bout de son jardin, par l’architecte Chalgrin pour sa bien-aimée comtesse de Balbi. Sa meilleure chance d’apprendre ce qu’il avait pu advenir de Judith, c’était la belle Anne qui la détenait puisque Monsieur ne lui cachait pas grand-chose des menées sournoises de sa politique bien personnelle. Le chevalier en était même tellement persuadé qu’en quittant Fontainebleau, il était repassé par le rendez-vous de chasse de la forêt de Rougeau dans l’espoir que peut-être, elle s’y serait attardée mais le pavillon était vide, désert et rien n’indiquait où il était possible de retrouver celle qui en avait fait, si cavalièrement, son refuge d’amour… un de ses refuges d’amour tout au moins car c’était au moins le troisième que Gilles lui connaissait.

Le grand hôtel parisien était tout aussi sombre et muet derrière son vaste jardin qu’une grille séparait seule du jardin de Monsieur. Les hautes fenêtres étaient noires et vides comme si elles ouvraient sur un monde mort. Seul le logis du concierge avait de la lumière et Gilles, sans hésiter, était allé frapper à ce logis.

L’homme déjà âgé qui était venu lui ouvrir, coiffé d’un bonnet de police et chaussé de gros chaussons de lisière, lui avait appris que Mme la comtesse n’était pas chez elle et même n’était pas à Paris car elle avait dû se rendre en province auprès de sa mère malade. On ne savait quand elle rentrerait…

Déçu car cette absence imprévue lui ôtait momentanément son meilleur moyen d’information, Gilles n’osa pas laisser le billet dont lui et Anne étaient convenus pour se rejoindre. Le concierge était peut-être dévoué à sa maîtresse… mais peut-être pas et il était toujours dangereux de laisser traîner une lettre.

À tout hasard il fit aussi un saut jusqu’à une certaine petite maison, nichée dans les bois de Satory et où plus d’une fois il avait retrouvé Mme de Balbi. Mais, comme la maison des bords de Seine, comme l’hôtel de Paris, celle-là était également déserte et vide. Il n’y avait aucun doute à garder : Anne avait bien quitté Paris. Restait à savoir si cette absence serait longue.

Alors, comme un chien perdu qui cherche son maître, Gilles était allé errer plusieurs fois, au risque de se faire remarquer, autour du Luxembourg, du château de Grosbois aussi dont il savait par expérience qu’il appartenait à Monsieur et qu’il n’était pas difficile d’y cacher quelqu’un, interrogeant quand il le pouvait un domestique, ou un jardinier. Les réponses étaient toujours les mêmes : il n’y avait personne ; le prince et sa maisonnée se trouvaient à Brunoy… ce Brunoy dont on avait exigé sa parole qu’il ne s’approcherait pas et qui l’attirait cependant comme l’aimant attire la limaille de fer. Il lui apparaissait comme une forteresse inexpugnable détentrice de tous les secrets ressorts qui commandaient sa propre vie. Bientôt, il n’y tint plus.

En dépit de l’ordre royal il n’avait pu s’empêcher de retourner à Seine-Port pour y refaire la route suivie par la berline rouge et son escorte armée, questionnant les maisons de postes, les aubergistes, tous ceux qui avaient pu remarquer l’attelage et les soldats. Quelques pièces de monnaie l’aidèrent à délier les langues et il put reconstituer assez exactement le trajet. Il s’arrêtait, en effet, à Brunoy où un paysan qui rentrait tard après avoir recherché sa vache égarée lui affirma avoir vu la voiture rouge et ses gardes franchir les limites du parc et se diriger vers les deux châteaux, le grand et le petit, qui étaient tous deux la propriété du frère du roi.

Alors il avait fait le tour de ce parc, constatant seulement avec rage que Monsieur était sans doute le prince le mieux gardé d’Europe. Des bruits de bottes résonnaient un peu partout le long du grand mur d’enceinte hérissé de tessons de bouteilles et, lorsque l’on trouvait un endroit susceptible d’être escaladé, on découvrait aussitôt, du sommet, les pointes des baïonnettes errant régulièrement au rythme de la marche des factionnaires.

— Faudrait canon ou gros bataillon pour entrer là-dedans, commenta Pongo. Roi lui-même pas si bien gardé.

— Je suis de ton avis. Le prince ne doit pas jouir d’une grande popularité auprès de ses paysans et des gens de la région pour protéger sa maison de la sorte…

C’était le moins que l’on pût dire. Quelques questions habiles jointes à un peu d’argent renseignèrent Tournemine : non seulement les gens de Brunoy n’aimaient pas Monsieur mais encore ils le détestaient carrément. Cela tenait surtout à la manière dont le prince était entré en possession de cette terre, au mois d’août 1774. Brunoy appartenait alors au jeune marquis de Brunoy, Armand Paris de Montmartel, fils du célèbre financier, et qui adorait d’un même cœur son domaine et ceux qui le peuplaient.

— Je ne suis pas seigneur, avait-il coutume de dire, je suis un croquant déguisé en seigneur, le petit-fils d’un aubergiste de village. Nous sommes tous frères.

Ce curieux maître qui avait la passion du jardinage couvrit de ses bienfaits ses jardiniers avec lesquels il maniait souvent la bêche ou le râteau mais les étendit aussi à tous ses paysans avec lesquels il buvait volontiers le coup et qu’il invitait à sa table. Ceux-ci n’étaient guère troublés alors par l’élégance de leur maître car Armand-Louis, dédaignant les artifices vestimentaires, ne changeait jamais de chemise, se contentant de la brûler quand elle était raide de crasse. En revanche il aimait que son monde fût bien vêtu. Ainsi, les jardiniers reçurent de superbes habits galonnés d’or fin et il dota la compagnie d’arquebusiers du village d’une tenue verte et or d’une si grande élégance que le comte d’Artois s’en inspira pour habiller ses gardes. Le château lui aussi fut superbement orné, agrandi, et embelli… dans le seul but d’y accueillir tous les miséreux et les vagabonds des environs.

Une fois mis sur le chapitre de leur ancien et bien-aimé maître, les gens de Brunoy n’en finissaient plus de s’attendrir et de regretter. Bien sûr, Armand-Louis n’avait peut-être pas la tête bien solide, bien sûr il faisait des choses un peu bizarres comme le deuil insensé ordonné pour la mort de son père où les vaches même avaient été peintes en noir… mais il était bon comme du bon pain, généreux comme un roi qui serait généreux et jamais, tant qu’il avait été là, personne n’avait souffert misère, faim ou froid sur ses terres. Monsieur, lui, s’était contenté pour l’obliger à lui vendre ce domaine qu’il convoitait depuis longtemps, de faire pression sur une famille déjà suffisamment inquiète de voir la fortune d’Armand-Louis passer en grande partie dans les poches des croquants.

Il avait obtenu des Paris de tout poil que le jeune marquis fût interdit et que le domaine lui fût vendu. Et comme le spolié appelait tout le pays à la révolte, comme cette révolte était déjà en marche, on avait tout simplement arrêté le « pauvre fou » qu’on avait d’abord interné au prieuré d’Elmont, près de Saint-Germain-en-Laye avant de l’envoyer mourir à l’abbaye de Villers-Bocage, en Normandie.

— Avec le prince les choses sont bien différentes, dit à Gilles le bourrelier Maréchal qui avait longtemps occupé le poste incongru mais rentable de « secrétaire de M. le marquis ». Il nous met à la ration congrue sous prétexte qu’on a assez touché comme ça et il nous surveille comme si on était tous fous. L’ose quand même pas nous faire tous enfermer mais c’est pas l’envie qui lui en manque…

L’amertume régnait sans doute au village, mais aussi la peur car le chevalier ne put obtenir sur la berline rouge d’autre renseignement que ce qu’il savait déjà : elle était entrée dans le parc. Un point, c’est tout. Il ne sut même pas si elle en était ressortie. Tout ce qu’il réussit à se faire dire encore, ce fut « qu’il s’en passait de drôles au château où ne venait guère Madame mais où venaient beaucoup, en revanche, de danseuses, de chanteuses et de femmes de mauvaise vie en général pour animer les orgies secrètes dont Monsieur, en parfait impuissant, avait grand besoin pour pimenter quelque peu ses nuits quand il ne les passait pas à dévorer des livres ou à taquiner sa muse ».

Quant à obtenir l’indication d’un moyen permettant d’entrer dans la place, il n’y fallait même pas songer. S’il y en avait un, personne ne se risquerait à le lui indiquer. Seul un long séjour sur place permettant une observation quotidienne et attentive des habitudes du château permettrait peut-être de le découvrir ; encore n’était-ce pas absolument certain.

Après réflexion, Gilles et Pongo en vinrent à l’unique conclusion possible : seule Mme de Balbi pouvait servir de fil conducteur dans ce sombre labyrinthe et il fallait la retrouver coûte que coûte… Et le chevalier songeait déjà à la rejoindre sur les bords de la Dordogne, au domaine paternel quand, pour lui changer les idées, Pierre-Augustin vint l’inviter à assister dans sa loge, à la douzième représentation de son Mariage de Figaro en assurant qu’il était temps pour lui d’affronter, sous son masque, la bonne société parisienne…

Une société qui valait bien celle de Versailles pour l’élégance et le faste. Les jolies femmes y étaient même beaucoup plus nombreuses car, à la Cour, en dehors du petit groupe de la reine qui s’entendait à choisir des visages agréables, on ne voyait plus guère que les titulaires des grandes charges dont les épouses n’étaient pas toujours de la première jeunesse tandis que les salles de spectacles parisiennes faisaient se coudoyer joyeusement la noblesse de robe, la haute bourgeoisie, les salons littéraires ou politiques, les beaux esprits, les artistes, les étrangers de qualité et le monde scintillant, froufroutant, parfumé et sensuel des courtisanes de haut vol et des gloires de la scène, ce qui était souvent la même chose.

Durant l’entracte qui vida le parterre et remplit les petits salons qui prolongeaient chaque loge, Gilles, laissant Thérèse bavarder avec Tim, examina à son tour cette salle qui l’avait si fort dévisagé avant le lever du rideau, constatant qu’il pouvait déjà mettre des noms sur bien des visages, peut-être parce qu’ils se rapprochaient d’autres qui lui étaient familiers. Ainsi en voyant Lauzun baiser plus longuement qu’il n’était naturel la main d’une très jolie femme blonde dont la carnation éclatante et les yeux couleur de mer s’entendaient à merveille avec le velours vert amande qui la vêtait, il devina en elle la marquise de Coigny, maîtresse de son ancien compagnon d’armes, celle que Marie-Antoinette, qui ne l’aimait pas, surnommait amèrement « la reine de Paris ». Elle était si belle que le voisinage de sa très jeune nièce, l’adorable Aimée de Franquetot qui allait prochainement épouser le duc de Fleury, ne lui portait aucune ombre… Quant à cette charmante créature à laquelle La Fayette parlait tout bas à l’abri de l’éventail déployé et qui ressemblait à une rose dans ses satins couleur d’aurore, ce ne pouvait être que la belle Mme de Simiane…

Il vit aussi de vieilles connaissances : le duc de Chartres dont on disait qu’il serait bientôt duc d’Orléans car le gros Louis-Philippe se mourait, auprès duquel il reconnut sa belle Provençale, la charmante Aglaé d’Hunolstein4 dont il avait été l’hôte durant des semaines et qui l’avait arraché à la mort. Elle aussi l’avait regardé tout à l’heure et, s’il avait pu lire sur son visage un intérêt certain, il n’y avait vu, en revanche, aucun signe de surprise ou de reconnaissance. Pourtant, Aglaé n’avait pas caché jadis le « penchant » qu’elle avait pour lui… Mais il valait infiniment mieux qu’il en soit ainsi…

Dans la loge voisine, il reconnut Fersen en grande conversation avec le nouvel ambassadeur de Suède, le jeune baron de Staël, beau garçon qui semblait traîner après lui toutes les glaces de son pays mais dont le mariage prochain, avec la richissime héritière de l’ancien contrôleur des Finances exilé Necker, défrayait les chroniques. D’autres têtes encore, d’autres visages laids ou séduisants, célèbres ou anonymes attiraient un instant son attention…

— À quoi pensez-vous ? murmura à son oreille la voix affectueuse de Thérèse. Vous voilà bien songeur… Cette première sortie semble pourtant se passer à merveille.

— C’est justement ce qui me rend songeur. Un nouveau visage ouvre bien des possibilités… Et je vais peut-être trouver intéressant ce Paris qu’au fond je ne connais pas.

— Vous avez pourtant beaucoup d’amis ici… même s’ils ne vous ont pas reconnu ?

— Quelques-uns mais il y en a beaucoup plus que je ne connais pas. Tenez, prenez cette grande loge, presque en face de celle du duc de Chartres. Il semble qu’il y ait beaucoup de monde autour de ce grave personnage. Vêtu de façon à la fois austère et somptueuse. Eh bien, je ne le connais pas…

— Vous avez pourtant bien failli le connaître, fit Beaumarchais qui venait d’entrer et qui avait entendu ce que venait de dire le chevalier. C’est le président d’Aligre, premier président au Parlement. C’est lui qui doit présider le tribunal extraordinaire formé de la Grand-Chambre et de la Tournelle réunies qui seront chargées de juger l’affaire du Collier. Et tenez, ce long bonhomme qui se penche pour lui parler et qui a l’air d’un aimable imbécile, c’est le procureur Joly de Fleury… De là vient que ces messieurs soient si entourés : ce sont les héros du jour. Mais nous parlerons plus tard ; voilà l’orchestre qui vient reprendre ses places. Le troisième acte va commencer…

Quelques instants plus tard, le rideau se relevait sur le comte Almaviva et son courrier Pedrille… mais Gilles n’entendit rien de ce qu’ils se disaient et ne s’aperçut même pas de leur présence en scène car, au moment précis où Molé, qui jouait le comte, ouvrait la bouche, les portes d’une des meilleures loges, la seule qui fût encore vide, venaient de s’ouvrir et, précédée d’un valet portant un chandelier dont les flammes arrachèrent des éclairs à la fabuleuse parure de diamants et de saphirs qu’elle portait, une femme entra, toute vêtue de velours bleu sombre avec des étoiles de diamants dans ses cheveux blonds et se tint un instant debout sur le devant de la loge pour examiner la salle avec ce superbe dédain des grandes dames qui sont chez elles partout…

Quand elle s’assit, son immense robe sembla remplir toute la loge, cependant qu’un frisson de joie glissait le long du dos de Gilles. Le Ciel, ce soir, lui faisait un beau cadeau, puisque cette femme c’était celle dont il avait tellement besoin, c’était Anne de Balbi.

L’entrée de la favorite de Monsieur n’était pas, tant s’en faut, passée inaperçue. Thérèse, qui ne savait rien de ses relations avec Gilles, l’avait constaté avec une inquiétude grandissante.

— Mon Dieu que vient-elle faire ici ce soir ? chuchota-t-elle. C’est l’âme damnée de Monsieur. Elle a le plus méchant esprit qui soit et les yeux les plus malins, les plus perçants du monde. Et tenez, elle regarde par ici… Elle a pris son face-à-main pour mieux voir. Il n’y a pas une minute qu’elle est là et elle vous a déjà remarqué…

— Qui donc ? fit Gilles tranquillement, Mme de Balbi ? C’est elle qui vous tourmente à ce point, chère Thérèse ?

Au-dessus de la ligne brillante de l’éventail d’ivoire, les yeux de la jeune femme s’effarèrent.

— Vous la connaissez ?… C’est encore pis ! Peut-être devrions-nous partir…

— Pourquoi donc ? D’abord moi, Vaughan, je ne la connais pas. C’est mon double qui a cet honneur… mais j’ai bien l’intention d’aller la saluer et rendre hommage au charme d’une jolie femme.

— Pour le coup vous êtes fou ! Je vous dis que cette femme est le Diable en personne. Ce serait jouer avec le feu.

La main de Gilles se posa, apaisante, sur celle de la jeune femme qui s’était brusquement glacée.

— Allons, chère Thérèse, cessez donc de vous tourmenter de la sorte ! Vous voyez bien qu’aucun de ceux qui me connaissent ici ne m’a reconnu. Pourquoi voulez-vous que cette femme soit plus clairvoyante que d’anciens frères d’armes ?… Et puis, voyez-vous, j’ai justement besoin de m’assurer une aide puissante et tant mieux si le Diable et Mme de Balbi ne sont qu’un. Je ne pourrais pas trouver mieux…

Il se tut car, autour d’eux, des « chut ! » énergiques se faisaient entendre. Le comte après avoir monologué un moment venait d’être rejoint par Figaro, que jouait le beau Dazincourt et personne ne voulait perdre une miette du dialogue. Gilles s’installa plus commodément sur sa chaise pour laisser aux acteurs tout le temps d’accaparer l’attention des spectateurs.

Un léger ronflement, aussi doux qu’un soupir, fusa derrière lui et lui arracha un sourire : toujours aussi hermétiquement fermé à la prose étincelante de Pierre-Augustin, Tim venait de se rendormir…

Sans attendre plus longtemps, Gilles se leva. C’était le moment.

Avec un sourire rassurant à l’adresse de Thérèse qui levait sur lui un regard chargé d’angoisse, il sortit sans bruit de la loge, compta les portes qui la séparaient de celle de la comtesse et, quand il l’eut atteinte, ouvrit doucement le battant et vit Anne qui lui tournait le dos. Accoudée au rebord de velours rouge, la tête légèrement penchée, elle écoutait la grande scène opposant Figaro au comte. Mais son attention était peut-être un peu flottante car le léger grincement de la porte suffit à la faire retourner.

— Qu’est-ce donc ? fit-elle un peu nerveusement en cherchant à distinguer le visage posé sur cette haute silhouette qui lui apparaissait, à contre-jour sur le fond éclairé du petit salon.

— Chut ! murmura Tournemine. Ne vous effrayez pas, continua-t-il en anglais. Je suis un ami envoyé par un autre ami.

— Voilà bien des amis, il me semble ! Un nom serait mieux venu…

— Mon ami n’en a plus. Peut-être, en outre, n’a-t-il plus toute sa tête car il se prend pour un arbre… un petit sapin. C’est comme cela qu’il signe ses lettres.

— Mon Dieu ! Restez où vous êtes !

Avec un rapide coup d’œil à la salle, Mme de Balbi se leva doucement, s’efforçant de maîtriser le froissement, cependant léger, des larges paniers qui gonflaient sa robe, et rejoignit son visiteur dans le petit salon tendu de velours rouge dont, d’un geste vif, elle fit retomber la draperie, l’isolant du reste de la salle.

Un instant, avec une stupeur amusée, elle considéra le personnage inattendu qui lui faisait face.

— Je ne crois pas vous connaître, monsieur, dit-elle en souriant. Me ferez-vous la grâce de m’apprendre, enfin, votre nom ?

— Volontiers, madame. Mon nom est John Vaughan. Je suis un marin américain qui a eu le malheur de perdre son père et son navire quelque part dans le canal Saint-Georges et qui, vous apercevant tout à l’heure, n’a pu se retenir de venir vous saluer et vous dire… qu’il vous trouvait fort belle, ce soir.

— Hummmm ! Je ne savais pas les marins américains aussi galants…

Brusquement, elle se mit à rire, de ce rire de gorge bas et doux, un peu roucoulant qu’elle avait lorsqu’elle voulait vraiment plaire puis, tout à coup, se jeta dans les bras de Gilles et se pendit à son cou.

— Mon amour ! Quel bonheur de te retrouver dès ce soir ! Je ne savais que faire, je me sentais triste comme une femme qui vient de découvrir sa première ride et je ne suis venue ici que parce que cet endroit-là en valait bien un autre. J’ai compris que j’avais eu raison, qu’un instinct plus fort que tout m’avait poussée lorsque je t’ai reconnu…

— Reconnu ? s’insurgea-t-il indigné. Voilà un mensonge, ma belle amie, car vous seriez bien la seule. Je connais beaucoup de monde dans cette salle et aucun de ces gens n’en a été capable.

— Parce qu’aucun n’est amoureux de toi. Moi, je le suis ! Je reconnais même volontiers que je suis folle de toi, que je vais l’être sans doute davantage encore car je me demande si tu ne me plais pas plus qu’avant, avec cette figure de pirate qui te fait plus viril encore. Embrasse-moi !

Il s’exécuta non sans plaisir. Anne était fraîche comme les roses qui embaumaient ses vêtements et ses belles épaules nues, ainsi que ses baisers d’ailleurs étaient, à leur manière, de petits chefs-d’œuvre hautement savoureux. Tellement même qu’il voulut prolonger celui-là. Ce fut elle qui se déroba mais pour lui mordiller l’oreille en roucoulant.

— Aide-moi à me débarrasser de cette ridicule cage à poule.

— De cette quoi ?…

— De mes paniers, mon cœur, ils me tiennent à une lieue de toi…

Du coup il l’écarta de lui, la maintenant à distance de toute la longueur de son bras.

— Ah ça, mais que veux-tu faire ?…

Elle lui offrit un sourire à damner un saint.

— Mais… l’amour, mon cœur ! Tu sais très bien que je ne peux pas être une minute auprès de toi sans en avoir envie. Je pensais à toi, le Ciel… ou quelque bon diable t’a envoyé à moi, tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes : aimons-nous !

— Ici ? Dans cette loge avec six ou sept cents personnes à peine séparées de nous par un rideau ?

Le regard qu’elle levait sur lui fut d’une désarmante candeur.

— Pourquoi donc pas ? Cela se fait beaucoup, tu sais ? Es-tu donc devenu à ce point américain pour ignorer à quoi servent, plus souvent qu’à leur tour, ces confortables petits salons dans lesquels un bienfaiteur de l’humanité a eu le bon esprit de disposer un canapé et des coussins ?… Je peux te citer des précédents illustres. Tiens ! par exemple, c’est dans sa loge à l’Opéra que Julie de Lespinasse s’est donnée pour la première fois au comte de Guibert. Je me sens très Julie, ce soir et l’amour, surtout avec toi, est encore plus amusant que le Mariage de ce cher Beaumarchais.

— Amusant ! grogna Gilles indigné. Vous avez de ces mots !

— Ils ne te plaisent pas ? Alors passons aux actes…

Elle y passait déjà. Prestement dénoués, les encombrants paniers de baleines légères habillées de volants de mousseline tombèrent sur le tapis tandis que l’immense robe retombait comme un rideau découragé.

— Anne ! dit-il sévèrement. Cessez ce jeu ! J’ai à vous parler sérieusement. Ce que j’ai à dire est même très grave.

Sans l’écouter elle alla s’allonger sur le canapé relevant coquettement le velours bleu de sa robe pour découvrir ses longues jambes gainées de soie de même nuance.

— Tu as toujours une foule de choses sérieuses ou même graves à débattre avec moi, mon chéri. Et moi je pense que, plus les choses sont graves et plus on a besoin de les aborder avec un corps dispos et des idées claires. Les miennes ne le sont jamais quand j’ai envie de faire l’amour mais, après, elles deviennent étonnamment lumineuses. Allons, cesse de bouder et viens ! Ou alors dis-moi que tu n’en as pas envie… mais je te préviens tout de suite que je ne te croirai pas.

Cette diablesse avait raison. Elle possédait une sorte de génie pour éveiller le désir. Cela tenait peut-être à son impudeur et à cette espèce de nymphomanie qui l’habitait mais avec elle le plaisir était une affaire d’autant plus sûre qu’elle éprouvait pour l’amour une vraie passion qu’elle ne cherchait nullement à dissimuler.

Un instant plus tard Gilles nageant dans une mer de velours bleu et de linon blanc s’enfonçait avec délices dans la chair fondante de la jeune femme, ironiquement encouragé par les applaudissements frénétiques d’une salle qui saluait à cette minute l’entrée de Préville dans le rôle du juge Brid’oison…

— Est-ce que, vraiment, nous n’aurions pas pu nous rejoindre ailleurs qu’ici ? bougonna-t-il tout en se battant, un peu plus tard, avec les lacets des paniers qu’il s’agissait de remettre à leur place. Chez toi, par exemple, après le théâtre ?

Occupée à replacer les étoiles de diamant dans sa coiffure un peu dérangée, Anne lui sourit dans la glace.

— Chez moi ? Impossible ! Satory est trop loin, la petite maison de Versailles aussi et ne parlons pas de notre cher rendez-vous de chasse…

— Je pensais à ta maison de Paris.

Elle lui dédia un coup d’œil mi-malicieux, mi-admiratif.

— À deux pas du Luxembourg ? Peste !… tu es courageux ! Cela n’aurait rien d’impossible, d’ailleurs, en d’autres temps, mais, pour celui-ci il me faut garder, au moins vis-à-vis de mes gens, une certaine retenue, un certain décorum. Je suis veuve, mon cher…

Sidéré, il considéra cette veuve couverte de diamants et de saphirs qui s’abandonnait si joyeusement aux plaisirs de l’amour dans une loge de théâtre.

— Veuve ? souffla-t-il sans rien trouver d’autre.

— Ou presque ! La maladie de ma mère n’était qu’un prétexte, fit-elle redevenue soudain sérieuse. En réalité, j’ai dû me rendre à Valenciennes pour en ramener mon mari. Voilà quelque temps qu’il avait disparu et l’on ne savait trop où il était quand, il y a une dizaine de jours, j’ai appris qu’on l’avait retrouvé là-bas dans une auberge, dépenaillé, sans un sou, servant de risée aux badauds de l’endroit qui l’ont livré à la police. Il n’avait plus qu’une vieille malle à peu près vide au fond de laquelle on a retrouvé quelques papiers qui ont servi à l’identifier et ses épaulettes d’argent de colonel, sa seule fortune… alors qu’il est riche à millions. Je l’ai ramené avec moi… Il est dans un état à faire pitié, il divague à longueur de journée parlant sans cesse de Dieu et des importantes communications qu’il a quotidiennement avec Lui ou ses saints… Il ne cesse de prêcher tous nos laquais et nos servantes pour qu’ils entrent en religion… Dans huit jours, le conseil de famille doit se réunir pour décider de son sort. C’est… c’est une pitié ! Il n’a pas trente-trois ans…

Sous son carcan de pierreries, la gorge délicate de la jeune femme laissa échapper un sanglot et, dans le miroir, Gilles vit des larmes perler à ses cils. Ému, il emprisonna doucement entre ses mains ses épaules rondes.

— Tu l’aimais ? demanda-t-il contre son oreille.

— Je crois que je l’ai aimé un temps. J’avais quinze ans quand je l’ai épousé, il en avait vingt-quatre. Il était colonel de Bourbon-Infanterie et il était très beau dans son uniforme. Je crois… oui… je crois que je l’ai aimé… peut-être parce que je n’en connaissais pas d’autres. Et puis, nous sommes allés chacun vers son destin. Je ne l’intéressais guère, je crois. D’autres hommes sont venus… et puis Monsieur…

Il y eut un silence, très court : Anne de Balbi n’était pas de celles qui laissent longtemps peser sur elle l’emprise des souvenirs quels qu’ils puissent être. Elle redressa soudain la tête, s’écarta de Gilles et alla jusqu’à une petite console dorée sur laquelle étaient disposés des verres, des gâteaux et un flacon de vin d’Espagne. Elle s’en versa un verre qu’elle avala d’un trait…

— Tu en veux ?

— Non, merci…

Il hésitait, à présent, à entamer l’interrogatoire qu’il avait préparé. Habitué à voir, en cette jeune femme, un être pervers, sensuel, égoïste et passablement dépravé, il s’étonnait de découvrir, sous cette ravissante carapace, quelque chose qui ressemblait à une souffrance. C’était la seconde fois qu’elle lui laissait sentir qu’elle pouvait être humaine, autant que n’importe quelle autre femme, autant que Judith dont, en dépit des apparences, elle était à peine l’aînée. Elle aurait pu, peut-être, être heureuse : riche, belle, jeune, de grande famille, mariée à un homme dont elle disait elle-même qu’elle l’avait aimé. Qu’est-ce donc qui était venu jeter le sable mortel dans les rouages d’or de cette existence… sinon l’homme qui, dans l’ombre, s’essayait à pourrir un royaume ? Était-il donc écrit que derrière tous les drames, toutes les détresses il retrouverait toujours le comte de Provence ?

La voix d’Anne le tira de son amère méditation.

— À présent, dit-elle de son ton habituel, si tu me disais ces choses graves dont tu désirais parler. Nous voilà en plein roman conjugal et je pense que nous allons y rester. C’est de ta femme, n’est-ce pas, que tu voulais me parler ?

— Comment l’as-tu deviné ?

Elle eut un mouvement d’épaules désenchanté et lui sourit, d’un curieux sourire triste qu’il ne lui connaissait pas.

— Pour que tu me cherches avec cette insistance, il fallait que tu sois en peine d’elle une fois encore. Je me trompe ?

— Non, je la cherche et…

— Laisse-moi parler, car je ne veux plus qu’il y ait d’ambiguïtés entre nous, plus jamais ! Et, en repassant par Brunoy, après t’avoir quitté, j’ai appris ce qui s’était passé à Sainte-Assise, j’ai appris… qui avait été chargé de l’attentat. Je me suis doutée alors que, tôt ou tard, tu m’en demanderais compte, sans que je puisse, hélas ! te le reprocher. Mais, vois-tu, c’est la raison profonde pour laquelle j’ai tenu à commencer notre conversation… comme nous venons de le faire. Non, non, ne dis rien encore…, ajouta-t-elle en posant vivement sa main sur les lèvres du jeune homme, tu es venu me demander de parler, je parlerai donc autant que j’en aurai envie. T’appartenir ici, sur l’heure, avant même que tu aies pu ouvrir la bouche, c’était pour moi comme un défi à la fois à moi-même et à toi. Il fallait que je me prouve que je gardais quelque puissance sur toi et que je te prouve, à toi, que nos deux corps pouvaient, toujours et en n’importe quelle circonstance, se retrouver d’accord. À présent, j’ai à te dire ceci : sur le salut de mon âme, je te jure que j’ignorais tout de cette partie du complot, j’ignorais tout du rôle que ta Judith devait jouer et je te supplie de croire que, l’eussé-je appris, j’aurais tout fait pour empêcher cela. Tout, tu entends ?… même lui apprendre que tu étais vivant ! Vois-tu, je croyais bien connaître Louis-Xavier mais je m’aperçois qu’il s’en faut de beaucoup que j’aie pu le sonder jusqu’au fond de son insondable perfidie. Selon le zodiaque, il est Scorpion, et scorpion de la pire espèce, celle de la boue, des visqueuses ténèbres des profondeurs inconnues d’un monde dont l’Enfer est la lumière… mais je ne l’aurais tout de même pas cru capable de sacrifier froidement une innocente…

— Moi, je le crois capable de tout et de pis encore ! coupa Gilles, impatienté. Au surplus, que tu l’aies su ou non ne m’importe plus. Ce qui compte, à présent, c’est ce que tu sais de la suite. Qu’as-tu vu à Brunoy ? Qu’est devenue Judith ? Vit-elle encore ou ce démon l’a-t-il supprimée ?

Les yeux sombres d’Anne reflétèrent une sincère surprise.

— Pourquoi l’aurait-il supprimée ?

— Cela coule de source : pour l’empêcher de parler…

— À qui ? Si cela était, Monsieur ne se serait pas donné tant de mal pour la faire enlever et la soustraire à la justice. Il suffisait de la faire abattre sur place… car crois-moi il y avait à Sainte-Assise du monde à lui. Mais, voyant le coup manqué, il a préféré la récupérer pour une circonstance meilleure. Avec sa haine et son désespoir, elle vaut son pesant de poudre à canon, ta Judith ! Elle fait songer à ces jeunes fanatiques, bourrés de haschisch, que le Vieux de la Montagne envoyait, jadis, jusqu’aux limites du monde connu pour y frapper ceux que son obscure justice avait condamnés. Elle est, pour la reine au moins, un danger permanent…

— Alors, elle vit ?

— Elle vit.

— Tu l’as vue ?

— Je l’ai vue quand on l’a ramenée. Ceux qui l’avaient arrêtée l’avaient un peu malmenée mais elle était toujours aussi droite, aussi froide, aussi insensible en apparence. En arrivant au château elle est montée droit dans sa chambre, sans voir personne, sans dire un seul mot, sans même paraître entendre ceux qui lui parlaient. Monsieur, alors, a ordonné qu’on la laisse reposer un moment.

— Elle est toujours là-bas ?

— À Brunoy ? Tu n’y penses pas ? La garder au château, si bien défendu qu’il soit, représenterait tout de même un trop grand risque. Tu as bien su retracer l’itinéraire de sa voiture, n’est-ce pas ? D’autres pouvaient le faire aussi et rien ne dit que Monsieur ne recevra pas, de la part de son royal frère, une visite domiciliaire, d’autant que la Montesson a fait remettre le fameux filet au lieutenant de police, avec mission d’en rechercher l’expéditeur… Non, le soir même, elle a quitté le domaine, dans une voiture discrète et bien fermée. Le comte de Modène l’accompagnait pour la conduire en lieu sûr.

— Ce charlatan…

— Eh oui, ce charlatan ! Même si cela ne te fait pas plaisir à entendre, tu dois savoir qu’il a, sur elle, une grande influence… très semblable à celle qu’avait naguère Cagliostro. Ta chère Judith montre décidément un goût prononcé pour les sorciers…

— Où l’a-t-il emmenée ? Le sais-tu ?

— Là où personne, hormis Madame quand son époux le lui ordonnera, ne pourra aller la chercher, ni même la voir : dans le couvent le mieux gardé de France : au carmel de Saint-Denis.

Le carmel ! Le plus austère, le plus sévère de tous les monastères de femmes, celui dont les portes arrêtaient la justice du roi et les désirs des hommes, celui dont le voile noir, une fois les vœux prononcés, ensevelissait aussi sûrement que le tombeau ! L’image de Judith enfermée dans cette forteresse de la Foi serra le cœur du jeune homme.

— Il n’est pas de couvent qui puisse garder une femme contre la volonté de son époux, dit-il. Judith est ma femme et je possède toutes les preuves de notre mariage… Il faudra bien qu’on me la rende.

Mme de Balbi haussa ses jolies épaules dont le mouvement arracha des éclairs bleus à son collier.

— On ne t’entendra même pas ! Celle que l’on y a accueillie, c’est Mlle de Latour, lectrice de Mme la comtesse de Provence, une pauvre enfant à l’esprit troublé, qui a le plus grand besoin de la paix divine… N’oublie pas que la prieure, mère Thérèse de Saint-Augustin, s’appelait dans le monde Son Altesse Royale Madame Louise de France et quelle aime bien ses neveux. Ce serait la parole d’un prince du sang… contre celle d’un défunt ! Crois-moi, ne tente rien pour le moment. Ce serait inutilement dangereux et, somme toute, assez stupide. Là où elle est, ta Judith ne craint rien. Il faut laisser le temps éteindre un peu les braises. Monsieur est trop rusé pour se servir d’elle avant un grand moment… Il faut lui laisser le temps de tendre un nouveau piège…

Gilles ne répondit rien. La tête baissée, il réfléchissait, soulagé, au fond, de cette certitude qui lui était donnée et qui était de toutes choses la principale : Judith vivait et ne courait plus aucun danger. Quant à la laisser au carmel le temps qu’il plairait à Monsieur, c’était une autre affaire. Après tout, le prince n’avait fait que prévenir les intentions de la reine touchant la jeune femme. Et pour la tirer définitivement des griffes de Provence, ne suffirait-il pas de faire savoir à Marie-Antoinette le lieu de sa retraite ? Que la souveraine étendît sa main sur elle et fît savoir quelle interdisait à quiconque de lui faire quitter le couvent sans sa volonté expresse et Madame Louise, toute princesse qu’elle fût, ne pourrait que s’incliner et défendre sa pensionnaire contre tous les Provence de la terre…

La main d’Anne, se glissant dans la sienne, tiède et caressante, le tira de sa rêverie.

— Le cinquième acte est commencé, murmura-t-elle. Ne crois-tu pas qu’il serait temps pour nous de regagner chacun notre place ? Donne-moi seulement ton adresse que je sache où te trouver et séparons-nous…

À travers le rideau que la jeune femme s’apprêtait à relever, la voix de Dazincourt leur parvint, entamant ce qui était le déjà célèbre monologue de Figaro.

« Oh femme ! femme ! femme ! Créature faible et décevante !… nul animal créé ne peut manquer à son instinct ; le tien est-il donc de tromper ?… »

Anne eut un petit rire doux et, offrant sa main à baiser au jeune homme, elle murmura :

— M. de Beaumarchais a beaucoup de talent… mais il ne faut tout de même pas prendre ce qu’il dit pour parole d’Évangile. Sa connaissance des femmes me paraît bien superficielle.

— Croyez-vous ? S’il ne leur disait pas leurs vérités, comme à nous tous, aurait-il tant de succès ?…

Quand il reprit, silencieusement, sa place auprès de Thérèse, Tim dormait toujours mais la jeune femme glissa vers lui un coup d’œil où se mêlaient effarement et soulagement.

— Doux Jésus ! Vous voilà enfin ! Je me demandais où vous étiez passé ? chuchota-t-elle. Pierre-Augustin vous cherche partout !

— Croyez-vous ? Cela m’étonnerait de sa finesse d’esprit. Mais… écoutons plutôt ce que dit maître Figaro : ceci me paraît fort beau.

« O bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis ; encore je dis ma gaieté sans savoir si elle est à moi plus que le reste ni même quel est ce moi dont je m’occupe… »

Attentif pour la première fois, Gilles laissait les mots de Beaumarchais-Figaro tracer leur chemin dans son esprit et y éveiller des échos inattendus. Lui non plus n’avait pas choisi sa route, lui non plus ne savait plus très bien quel était son moi véritable mais pour la première fois depuis longtemps, il se sentait jeune, détendu et plein d’énergie à la fois, décidé à parcourir hardiment le chemin proposé en forçant le destin à lui donner son dû mais sans dédaigner les roses qui fleurissaient sur ses bords, des roses comme celles qui embaumaient la gorge de Mme de Balbi…

Et ce fut avec enthousiasme qu’il joignit ses applaudissements à ceux de la salle quand la tirade prit fin…



1. Robe d’intérieur ample en soie légère que portaient alors les élégantes.

2. C’est actuellement l’Odéon.

3. Environ 130 000 de nos francs.

4. Voir le Gerfaut des brumes, tome II : Un collier pour le diable.

Загрузка...