Chapitre 71


Dans sa basse maison de pierre, sur la côte nord de l'île d'Orléans, la mère du « donné » Pacifique Jusserant regardait son fils.

La vieille femme délaissa son rouet et vint jusqu'à la porte. Sur le banc où l'on posait, renversés, les seaux, elle prit une lanterne de fer aux parois de corne, bien affinée, qui pouvait garder la lumière d'une chandelle sans noircir. Par le haut percé de trous la chaleur s'évadait. Elle voulut l'allumer, mais son fils s'y opposa.

– Il fait assez clair. Je ne veux pas qu'ils me voient sortir.

– Qui peut te voir ? Personne ne s'occupe de nous. Personne ne sait même que tu es ici. Tu n'as pas cessé d'avoir peur depuis que tu es ici.

– Ils me guettent... Je sais qu'ils me guettent. Ils veulent m'empêcher de parvenir à l'Évêque.

– C'est ce long voyage qui t'a rendu fou. Tu vois des ennemis partout.

– Et toi, tu ne sais rien. Tu files ta laine, tu ranges tes pommes, tu fabriques ton fromage...

– Un fromage que tu es bien content de manger.

Pacifique Jusserant haussa les épaules. Son existence aux côtés du Père d'Orgeval, qui avait le don de voir à distance et de lire dans la pensée, avait aiguisé son sens de perception du danger. Le contact étroit avec les Indiens, grands pourvoyeurs d'annonces prémonitoires et d'interprétations de signes, l'avait doté d'un flair animal, que possédait tout coureur de bois digne de ce nom. Il se savait guetté.

– ... Un fromage que tu es bien content de manger quand tu reviens d'avoir traversé des lieues, sans autre chose à te mettre sous la dent que ta ceinture de cuir, continuait la vieille, fâchée.

Il lui tapota l'épaule pour la calmer. Il valait mieux qu'elle ne sache rien. Alors, il avait trouvé, à s'asseoir près de cette femme tranquille et laborieuse, un repos qu'il n'avait pas goûté depuis longtemps. Les femmes sont dangereuses et entraînent au mal. Il n'y a que les mères près desquelles on peut se sentir en paix.

Elle le trouvait maigre et malade. Elle était tentée de le lui reprocher comme une faute. C'était le seul fils qui lui restait et elle aurait voulu qu'il revienne au Canada soit pour l'aider à la ferme, soit pour exploiter sa concession de Lévis. Alors elle se souvenait que Dieu les avait tous deux sauvés d'être scalpés et brûlés vifs par les Iroquois, et, baisant la croix de son chapelet, elle se résignait.

Il lui avait demandé si elle savait où était le Père d'Orgeval. Se trouvait-il à Québec ? Elle avait répondu qu'elle ne s'occupait pas de ce qui se passait sur le « continent ». C'était une femme de l'île d'Orléans.

Sur son bonnet blanc de paysanne bretonne, elle jeta une ample couverture de traite, de celles qu'on vendait aux Indiens, rouge à bordure noire, et elle s'en enveloppa à la façon des femmes indiennes l'hiver. Elle avait perdu toutes ses hardes lorsque les Iroquois étaient venus il y a quinze ans et il avait fallu tout rebâtir, refaire la terre, racheter du bétail, rembourser les emprunts et les charités. Les voisins aidaient. Mais, au début, il n'y avait plus de voisins, à part la sorcière et les enfants qui avaient été sauvés, parce qu'ils cueillaient du serpolet dans les hauts de l'île.

Elle s'apprêtait à suivre son fils dehors, mais il refusa. Il ne voulait pas qu'on le reconnût sur le seuil éclairé. Il quitterait la demeure par la cave, un trou qui donnait dans les granges. Il se glisserait de là, à plat ventre, dans le sillon du chemin, et pourrait très vite se dissimuler dans l'érablière qui descendait vers les grèves. Il hésita à prendre son mousquet, y renonça.

Il ficela ses raquettes sur ses épaules, s'assura que sa hachette et son tomahawk étaient retenus à sa ceinture, puis, comme il se serait harnaché d'une armure pour partir au combat, il repassa par-dessus son épaule la courroie du sac où il avait rangé le paquet remis par un matelot hollandais, sur un rivage désert, un soir cinglant de pluie. Besace qui lui semblait chaque fois devenir plus lourde et habitée de malédiction.

*****

La lune était à son zénith lorsque la grosse barque avait touché la pointe de l'île du côté de chez Guillemette.

La sorcière était là rôdant au bord des glaces avec toute sa maisonnée : la fille aux cheveux de lin, les enfants, les Indiens et la belle Éléonore de Saint-Damien, son fils de son premier lit et son troisième époux. Mais elle n'irait pas sauter sur les glaces comme Guillemette, elle. Fini de ces jeux-là !

Guillemette regardait la grande plaine chaotique et craquante du Saint-Laurent avec convoitise.

– Tant que les nuits gèlent, on peut encore passer.

Elle avait revêtu ses jupes courtes à mi-mollet et elle avait frotté ses bottes sauvages de résine. Elle irait courir sur les glaces s'il le fallait.

– S'il me voit, il aura peur. Il a toujours eu peur de moi.

Un habitant des hauts de l'île qu'elle avait mis à faire le guet envoya son fils avertir que Pacifique Jusserant s'apprêtait à quitter la maison de sa mère.

– J'irai lui parler, dit Piksarett. Nous avons combattu ensemble derrière la bannière du Père d'Orgeval. Il m'écoutera.

Ils se parlèrent dans l'érablière qui descendait à flanc de coteau. À part la blancheur de la neige, il faisait sombre, l'on apercevait entre les troncs des arbres, sur l'autre rive du Saint-Laurent, la côte de Beaupré tout éclairée par la lune montante.

Le silence de cette nuit était si complet que l'on pouvait entendre résonner le clop-clop léger de la sève d'érable s'écoulant par sa goulotte de sureau dans le gobelet de bois fiché au tronc de l'arbre.

*****

– Traître ! chuchota le « donné » lorsqu'il eut reconnu la silhouette du Narrangasett dans la pénombre. Je sais que tu es sur mes pas pour m'empêcher de parvenir jusqu'à l'Évêque comme il me l'a été ordonné par notre père très saint. Pourquoi entraves-tu ma mission, Piksarett, toi le Grand Baptisé ?

– Parce que tu ne défends pas une cause juste. Tu apportes le malheur. Ce que contient ta carnassière pue comme une bête crevée. Je le sens jusqu'ici et le « jongleur » m'a averti. Passe-moi ta besace et ce qu'elle contient et tu pourras ensuite te rendre chez l'Évêque.

– Je n'ai rien d'autre à faire chez l'Évêque que de lui remettre ce que je porte là et je ne laisserai personne s'en emparer. Non, tu ne me feras pas trahir celui qui guide ma conscience comme tu l'as trahi, toi, le chef des Patsuikett, à Newchewanick, l'abandonnant dans la bataille pour suivre la femme blanche.

– N'essaye pas de m'embrouiller, Orignal-Têtu, ni de m'humilier. Le grand Narrangasett sait ce qu'il doit faire. Il est seul juge du chemin qu'il veut suivre. Il sait reconnaître les signes. Il n'est pas comme les Blancs, il n'est pas un enfant qui doit se suspendre à une main paternelle pour décider de ses actes. Les Fils de l'Aurore sont libres.

Pacifique Jusserant sentit la colère du sauvage. Il se félicita de l'avoir atteint. Il avait toujours été jaloux de l'estime que le jésuite Sébastien d'Orgeval portait au Grand Baptisé.

– J'ai toujours su que tu le trahirais, gronda-t-il avec haine. Où est-il maintenant ? Si Québec lui demeurait fidèle, il devait m'en avertir en plantant un signal à Lévis, près de mon habitation. Or, je n'ai point vu le signal. J'ai senti les pièges... J'ai senti son absence. Qu'a-t-on fait de lui ? Qu'a-t-on fait de mon père ?

– Il est parti aux missions iroquoises porter la parole de Dieu...

– Damnation ! Ses ennemis l'ont envoyé à la mort et ses frères y ont prêté la main... Et maintenant en la cité sainte règne la femme aux funestes perversions et tu y as succombé, toi aussi, Piksarett, toi le Grand Baptisé ?

– Tu oublies que cette femme a soigné tes yeux aveugles.

– Elle a aussi soigné Outtaké, l'Iroquois, ton ennemi le plus cruel et celui des Français.

– Et cela a épargné beaucoup de vies de Français pour l'été.

– Tu parles comme une femme. Toi, le grand Abénakis. Pouah ! Le salut éternel ne se gagne que par la destruction des ennemis du Bien.

– Ta cervelle s'est dérangée, Orignal-Têtu, ta raison tourne à l'envers. Il n'est pas bon que le Bien combatte le Bien, et lorsque le Bien répond aux bienfaits par la vengeance, il devient le Mal.

– Voudrais-tu dire que notre Père très saint a commis le Mal ?

– J'ignore quel est le démon qui s'est emparé de l'esprit de notre Père très saint, mais je souhaite, ami, que tu ne sois pas victime aussi de sa folie.

– Tu blasphèmes, murmura Pacifique Jusserant horrifié. Comment peux-tu parler ainsi de LUI ? N'as-tu pas été toi-même témoin de ses prodiges et de sa haute vertu ?

– L'être le plus sage et le plus vertueux peut, un jour, être la proie des démons. Parce qu'il est écrit : Veillez ! Car vous ne savez ni le jour ni l'heure. Peut-être n'a-t-il pas veillé sur son cœur et sur ses pensées avec assez de vigilance ?

– Malédiction ! s'écria le « donné ». Tu l'abandonnes. Il est abandonné de tous... Écarte-toi de moi, Satan !

Il lança son tomahawk dans la direction de Piksarett. Mais celui-ci sauta de côté. Il ne voulait pas engager le combat avec cet homme fou.

D'un bond, le serviteur du Père d'Orgeval s'élança, dévalant entre les troncs de l'érablière, puis arrivé au bord de la saillie rocheuse, il sauta sur la grève et toujours courant gagna les balises du fleuve. Piksarett ne le suivrait pas sur les glaces. C'était un Narrangasett du Sud, des pays de forêts. Pour traverser le Saint-Laurent en son dégel, il fallait être né comme lui, Pacifique Jusserant, sous Québec.

Il était seul. Seul et faible car il avait perdu son père. S'avançant maintenant à travers les monticules aux aspérités coupantes des glaces, il regardait avec espoir vers la côte de Beaupré. Bien qu'il n'ignorât pas le danger de la traversée du fleuve rongé par la violence du courant, la plaine blanche ne l'effrayait pas. Il la connaissait. Il passerait.

Soudain, il lui sembla distinguer débordant la pointe de l'île, celle qui regardait vers Québec, des silhouettes légères et comme auréolées de lumière qui couraient sur la glace et tout de suite il sut : les mauvais anges !

La peur le poigna. Ne lui avait-on pas dit que des mauvais anges l'attendraient à Québec ?

Son jésuite, le Saint portant la Croix et le mousquet pour la gloire du Très-Haut, lui, le Voyant, l'avait prévenu avant de le quitter à Noridgewook.

« Peut-être rencontreras-tu des mauvais anges à Québec. Crains-les, fuis-les ! La beauté est trompeuse, elle est celle de Lucifer. Je vois ces mauvais anges essayer de te barrer le chemin. Échappe-leur. Si tu peux parvenir jusqu'à l'Évêque et lui remettre l'enveloppe en main, tu auras accompli ta mission, et moi je pourrai reprendre mon combat. »

Dissimulé derrière un ressaut de glace, il les voyait agir et sauter de bloc en bloc, de jeunes hommes souples, aux visages frais et imberbes, la taille à peine épaissie par leurs capots de laine ou de peaux passées que serrait la ceinture indienne aux mille couleurs. Les mauvais anges, trop beaux, tout gâtés de péchés. N'en avait-il pas rencontré un déjà au poste de traite de Saint-François ? Et tout de suite, il avait senti le mal en ce trop beau jeune homme, qui avait de plus la hardiesse de traverser les déserts sans crainte. Il le connaissait, Alexandre de Rosny, il l'avait vu à Québec et avait craché sur son passage. Ange luxurieux, appartenant à cette espèce indocile qui ne respecte aucune loi, ni celles de la piété, ni celles de la vertu. On lisait la concupiscence sur ses lèvres. Pacifique Jusserant avait ourdi le projet de se l'attacher comme compagnon pour la fin du voyage. À une étape, dans son sommeil, il lui aurait brisé le crâne avec son tomahawk à l'épine d'ivoire, car moins ne demeurent en vie les exemples de la débauche, mieux est servi le Très-Haut. Le jeune homme lui avait donné son accord, mais le lendemain matin il avait disparu, comme un esprit.

Se trouvait-il parmi ceux-là qui là-bas couraient, puis s'arrêtaient examinant la plaine nue du fleuve ? Si c'était lui, Pacifique, qu'ils cherchaient ou attendaient, il saurait leur échapper. Au lieu de marcher vers Québec, il allait se diriger vers le Cap Tourmente. Il n'y avait plus de balise mais c'était encore le chemin le plus solide et le plus continu.

Il quitta l'ombre de la grève et s'engagea sur le fleuve. Un premier chenal se présenta. D'un saut il allait le franchir lorsqu'une masse sombre et luisante se gonfla hors des eaux et avec la souplesse de ce serpent dont on dit qu'il dort au fond des abysses obscurs du Saint-Laurent, un animal se hissa sur la glace devant lui.

Pacifique Jusserant recula, épouvanté. Les yeux brillants de la bête et l'éclat de ses dents aiguës lui donnaient envie de crier au diable. Il se signa. Puis la lune d'or, dépassant la crête de l'île, parut se mirer dans le flanc de l'animal, soulignant un croissant mordoré dans son pelage. Un glouton. Un Karkajou... Il n'en fut pas moins épouvanté pour cela. Un Karkajou ! La bête possédée par l'esprit des bois ! La bête dont le combat fait perdre la raison !

Le « donné » se retirait avec prudence. L'animal le guettait de ses prunelles pareilles à deux chandelles allumées, se tenant en arrêt sur la glace et fouettant de la queue qui dispersait des gouttelettes d'eau. Sans ce bruit d'aspersion et de fouettement, l'homme aurait cru être la proie d'un rêve. Il s'immobilisa encore, craignant de voir la grosse loutre dangereuse se propulser vers lui.

Levant les yeux, il contempla le flanc nord de l'île qui se dressait au-dessus comme une forteresse massive et noire, étendant sur lui son ombre protectrice. On entendait les sucres gouttant dans l'érablière. Peut-être, entre les troncs le Narrangasett l'observait-il, amusé de ses incertitudes ? Plus haut, dans la direction de sa ferme natale, il crut voir clignoter un œil roux, la lanterne de corne que sa vieille mère tenait à bout de bras. Elle avait entendu des cris, deviné un remue-ménage insolite, pressenti que son fils en faisait l'objet. Il ne lui avait pas caché que des malintentionnés, des ennemis de Dieu, essaieraient de l'empêcher d'atteindre Québec. Elle avait quitté son rouet et, la lanterne à la main, elle s'était avancée jusqu'au rebord du champ en surplomb.

Il fut saisi de la nostalgie de retourner s'asseoir dans cet asile sûr. Pourtant, il reprit sa marche en avant. Le glouton avait disparu. Les ombres lumineuses là-bas des jeunes gens s'arrêtaient, indécises. On le cherchait. Ils longeaient le rivage. Alors il fallait partir en courant comme courent les Indiens.

« Il faut que tu parviennes à l'Évêque », l'adjurait une voix intérieure. « Et si l'Évêque lui-même t'avait trahi ? » répondait-il. « Que dois-je faire si tous se détournent de moi ? Quand le Bien s'attaque au Bien, il devient le Mal... Pourquoi ? Pourquoi suis-je condamné ainsi ? Je vous ai juré obéissance mon très saint Père. Mais pourquoi, pourquoi voulez-vous la mort de la femme qui a soigné mes yeux ? »

La poigne fanatique qui avait oppressé sa vie serra sa gorge à l'étouffer. Il la sentait comme une main fantomale qui l'étranglait et la voix pressante le menaçait. Il ne devait jamais douter. Jamais... Sinon il irait en enfer. Aussitôt le dilemme qui torturait son cerveau simple s'évapora. Il avait failli succomber à la tentation la plus grave : douter. Seule l'obéissance aveugle permettait d'accéder au paradis. Ce n'était pas aux pauvres esprits incultes de choisir.

« Père, pardonnez-moi, je remplirai ma mission. »

Et il allait les prendre de vitesse, les mauvais anges.

À l'instant où il s'apprêtait à repartir il vit assez loin vers le nord, du côté de la paroisse de la Sainte-Famille, une barque qu'on mettait à l'eau. Peu après, ceux qui la montaient durent sauter par-dessus le bord et pousser l'esquif sur les glaces. Puis ayant trouvé un nouveau chenal, ils rembarquèrent et pagayèrent. Il comprit que cette manœuvre avait pour but de l'encercler.

S'il voulait atteindre Château-Richier, il ne lui fallait pas perdre une seconde. Il s'engagea sur le pont de glace dont il avait repéré l'amorce.

Mais, doublant un promontoire hérissé d'arbres morts, le terrible Basile se montra. Il était lourd, mais il savait diablement bien marcher sur les glaces, ce Basile, dont le jésuite disait qu'il était mauvais parce que plein d'idées « subversives ». Il ne courait pas, mais on aurait dit, quand il s'avançait à pas comptés, comme marchant sur des coquilles d'œuf, qu'il était fait de baudruche gonflée d'air chaud.

– Pacifique, lança-t-il. Renonce, mon gars. À Château-Richier et à Notre-Dame-des-Anges on t'attend aussi. Tu ne passeras pas et tu ne parviendras pas jusqu'à l'Évêque. L'Évêque ne veut pas te voir. Donne ta sacoche et rentre chez toi.

Figé, l'homme traqué regarda autour de lui, cherchant une issue. Se sentant perdu, il cria vers sa mère, la vieille, qui au sommet de la côte abrupte tenait haut sa lanterne de corne pour le guider. Sans comprendre, elle pouvait tout suivre de la chasse qui se déroulait à travers l'espace lunaire où les hommes, bondissant à la poursuite de son fils, étaient comme des ombres noires de loups silencieux. Elle ne pouvait rien pour lui.

Pacifique Jusserant regarda vers le Cap Tourmente. Là-bas, les bois... Ceux qui venaient sur sa droite avançaient péniblement en traînant leur grosse pirogue, tantôt la portant en trébuchant d'un trou à l'autre, tantôt la remettant à l'eau mais pour se faire entraîner à contre-courant car la marée se renversait. De la pointe sud de l'île, les autres qui convergeaient vers lui à pied ne pouvaient le faire rapidement car les abords étaient très chaotiques comme si le fleuve s'était figé en pleine tempête.

Au cours de l'hiver, s'y étaient ajoutées des masses de neige soufflée, des congères molles qui, dans les creux, dissimulaient parfois le péril mortel d'un trou d'eau.

Mais lui aussi, le « donné » du Père d'Orgeval, possédait la force spirituelle et connaissait le fleuve... Il lança vers Basile sa hachette indienne au tranchant aiguisé. Puis il se jeta en avant progressant par bonds. Une voix juvénile héla dans le lointain.

– Pacifique Jusserant ! Pacifique Jusserant !

La voix se rapprochait et il ne savait plus de laquelle des silhouettes légères émanait l'appel.

– Rendez-vous ! Remettez-nous le courrier dont vous êtes chargé, Pacifique Jusserant ! Et vous aurez la vie sauve.

Il ricana. Il ne se laisserait pas convaincre car ils voulaient sa damnation, les mauvais anges. Quand il aurait franchi la crête de glace érigée devant lui, vague immobile, toute frangée d'une écume brillante, il trouverait un chemin plus sûr et pourrait courir sans discontinuer. Il en avait repéré le tracé le matin, des hauts de l'île, et le froid de la nuit avait dû ressouder les points fragiles.

Mais voici qu'il se figeait de nouveau, muet d'horreur...

S'élevant de derrière la cime étincelante de la vague, il voyait se dresser la sorcière avec tous ses cheveux blancs comme une auréole d'argent dans le clair de lune.

Elle se tenait devant lui, immense.

– Maudit ! Jette le malheur que tu portes avec toi ! Jette ta sacoche ou tu vas périr !

Terrifié, il commença d'arracher la courroie de la besace qui s'embarrassait dans les revers de son col. Le courrier chargé de condamnations et d'anathèmes avait le poids du plomb. L'homme voulait s'en délivrer comme d'un fardeau. Sous l'à-coup de ses gestes affolés, le sol instable, sur lequel il prenait appui, vacillait. L'eau clapotait et recouvrait par ondes de grandes surfaces planes autour de lui. Il allait la leur jeter cette damnée gibecière comme on jette une charogne à dépecer à une meute affamée, ou un tison enflammé pour suspendre l'élan des fauves.

De toutes ses forces, il lança le sac en direction de Guillemette, se rattrapa de justesse sous le balancement de la dalle qui le portait, bondit sur un autre radeau translucide plus vaste, qui dérivait. Il avait obtenu ce qu'il voulait. Les poursuivants s'arrêtaient, rompaient l'encerclement, et ceux qui progressaient sur sa gauche changeaient de direction et se précipitaient afin d'aller ramasser le sac avant que la glace où il avait chu ne fût entraînée par le courant ou qu'il ne glissât à l'eau.

Pacifique Jusserant, le « donné » du Père d'Orgeval, s'élança par la brèche ouverte. Il abandonnait Château-Richier. Il obliquait vers la droite. Là-bas, au loin sur l'autre rive, l'ombre du Cap Tourmente.

Au-delà, les bois. Les bois ! Le salut ! Ils ne le rattraperaient jamais. Il courait comme un fou, se répétant pour soutenir sa résolution :

– Les mauvais anges... Les mauvais anges...

Il les sentait volant vers lui, beaux et séduisants comme Lucifer, l'ange de la lumière, pour le faire périr et l'attirer dans les enfers. Il courait et sautait. La glace volait en éclats acérés, craquait et se fendait et il franchissait, comme en délire, les fissures béantes au fur et à mesure qu'elles s'ouvraient sous ses pas.

Le bruit grondant des courants nocturnes, charriant leur moisson de diamants, emplissait ses oreilles.

Vers le milieu du fleuve, il atterrit trop lourdement sur une dalle ovale, polie comme un miroir. Tel un piège mécanique bien huilé, la dalle bascula. L'homme poussa un cri terrible et disparut, englouti par les eaux.

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