Chapitre 74
De son expédition sur les glaces Paul-le-Follet avait ramené une bronchite qui mit ses jours en danger. Angélique alla le voir à l'Hôtel-Dieu et trouva à son chevet Basile.
Ils sortirent ensemble et Angélique parla de l'amitié qui unissait le grave marchand avec ce joyeux drille.
– C'est à cause du renfermement des pauvres, dit Basile.
– Je vous croyais le fils d'un magistrat au Parlement, s'étonna Angélique.
– Si fait. Et je me destinais étudiant à suivre ses traces quand survint le renfermement des pauvres.
Il raconta comment, au sortir de la Fronde, Paris était la ville des crimes, de la mendicité et de la truanderie.
Le Grand Coësre, le Roi de Thunes, prince des bandits y régnait aussi sûrement et plus sûrement que le jeune roi de France Louis XIV avec ses Égyptiens, ses cagoux, ses mercadiers, ses mercantisses polissons et autres coupe-bourses.
Pour assainir la capitale de ses miséreux qui représentaient le cinquième de sa population, il n'y avait d'autre solution que de les ramasser tous et de les enfermer hors de la vue des honnêtes gens.
Les hauts murs des cinq établissements de l'hôpital général avaient été dressés pour cela.
La Salpêtrière pour les femmes, Bicêtre pour les hommes et les jeunes garçons dangereux. La maison de Scipion pour les femmes grosses. À la Pitié, les jeunes filles de sept à seize ans et les vieilles que l'on occupait à filer. À la Savonnerie, les petits garçons à qui l'on apprenait à fabriquer des tapis de Turquie et de Perse. Les escouades de militaires appelés « archers des pauvres » furent créées. De jour et de nuit, ils parcouraient la ville ramassant tout ce qu'ils trouvaient, coursant les récalcitrants et certains de ces gens d'armes étaient fort habiles à lancer un lourd filet pour ramener d'un seul coup une bonne pêche de mendiants et d'orphelins à charger dans leurs charrettes.
Un soir que l'étudiant Basile revenait de la Sorbonne, il prit fait et cause pour un pauvre hère qu'on poursuivait.
Il se retrouva avec son protégé, enchaîné à un anneau scellé, dans les caves de Bicêtre réservées aux fous. On l'avait mis là pour le calmer car, très vigoureux, il avait assommé un archer et blessé un autre.
Son compagnon, surnommé Popaul-le-fou, avait dans ces cachots sa place désignée. Basile conversa avec lui, le trouva fort intelligent, apte à apprendre le calcul, la lecture.
Pendant ce temps M. le magistrat cherchait son fils.
Il finit par le trouver et par le faire sortir d'une enceinte qu'on franchissait rarement dans ce sens-là. Mais de son séjour en enfer Basile avait gardé une solide haine des murs et de tout horizon borné.
Il ne pouvait supporter de laisser derrière lui ce jeune homme, enfermé comme une bête innocente, et qui n'avait d'autre perspective que de dépérir ou de devenir enragé. Il obtint l'élargissement de son pauvre et avec lui sauta sur le premier navire en partance pour le Canada. Son père, avec lequel il n'avait cessé d'avoir d'excellentes relations d'affaires, lui avait trouvé un poste dans la Compagnie des cent associés, dont il était actionnaire et au cours des ans, il était devenu M. Basile de Québec avec son commis, frère de geôle, sauvé du renfermement ou de la corde, Paul-le-Follet.
– J'ai toutes sortes d'ennuis avec lui. Il vole les autres, il s'attire des remontrances du clergé... mais il est libre et il m'est précieux. Il range la maison dont il connaît chaque objet, veille sur mes filles comme un frère et sait l'avoir et les comptes de chacun dans toute la ville.
– J'aime votre histoire, dit Angélique.
– Ne vous y trompez pas ! Je suis un marchand retors.