Chapitre 87
Tout au long de ces trois jours qui virent le passage des Iroquois, Angélique, par moments, quand elle refaisait surface, suffoquait, se rappelant que, quelque part dans un coin de son âme, elle souffrait beaucoup. Mieux valait que Joffrey fût au loin, car la douleur venait de lui.
En s'apercevant qu'elle se félicitait de son absence, elle fut désespérée. Fallait-il comprendre que leur amour était mort ? On répétait qu'elle avait sauvé Québec et tout le monde l'encensait. Mais en elle, un ressort allait se casser.
La ville épargnée, le jeune Anne-François hors de danger, les petits garçons de Saint-Joachim ayant fait honneur à leur gâteau, les grandes oies blanches revenues, Angélique se plongea dans ses larmes.
– Mais pourquoi a-t-il fait cela ? s'écria-t-elle à voix haute dans le silence de sa petite chambre.
Pourquoi ne l'aurait-il pas fait ? Il l'avait toujours fascinée par la liberté de ses actes. Il n'y avait pas d'homme plus libre au monde...
Mais les raisonnements ne pouvaient rien contre l'amertume qui l'envahissait lorsqu'elle repensait aux circonstances dans lesquelles l'homme qui lui était le plus cher s'était détourné d'elle, ne serait-ce qu'une heure. Elle n'avait pu renoncer à se torturer en recherchant avec exactitude où et quand cela s'était passé. En fait, elle le savait, puisque Anne-François n'en avait pas fait mystère. C'était au château de Montigny, le jour déjà lointain où elle était allée à l'île d'Orléans visiter Guillemette la sorcière. Et précisément elle s'y était rendue pour demander à Guillemette des conseils ou une médecine afin de calmer les nerfs de Mme de Castel-Morgeat. C'était le comble ! Tandis qu'elle se dévouait, préoccupée de l'état proche de la folie dans lequel se trouvait la femme du gouverneur militaire, elle... il...
Angélique se jetait sur son lit et enfonçait son visage dans son oreiller pour ne pas crier, hurler. Tout le monde s'était moqué d'elle.
Ce jour-là, elle était à l'île d'Orléans et Guillemette la sorcière qui savait, qui, voyante, ne pouvait pas ne pas savoir, avait eu le front de lui dire :
« Tu es une femme heureuse ! »
Car elle savait sans nul doute. Parlant de Sabine de Castel-Morgeat, ne lui avait-elle pas dit avec un sourire dont elle comprenait maintenant l'ironie :
« Ne t'inquiète pas pour elle, elle va être sauvée. »
Et, pour détourner ses soupçons, dissiper les ondes de son instinct à elle, Angélique qui, même de loin, pourrait être avertie de la félonie qui se consommait, la sorcière, hypocrite, avait retenu son attention par toutes sortes d'artifices, la captivant de récits et de confidences, comme on raconte des histoires à un enfant pour lui faire avaler une médecine. Et sur le point de la quitter elle lui jeta n'importe quelle sottise pour nourrir à faux son imagination, afin que, intriguée par l'énigme, Angélique ne s'aperçoive pas de ce qui se passait sous son nez :
« Il ne faut pas qu'il aille à Prague. »
Prague ! La capitale de la Bohême qui venait là comme « un cheveu sur la soupe » pour brouiller son entendement. Ah ! Ils s'étaient bien gaussés d'elle, tous, derrière leurs amabilités. Jusqu'à Mme de Mercouville qui l'avait encouragée à s'éloigner en lui donnant le scapulaire de Sabine, feignant d'être préoccupée pour celle-ci.
Et les allusions de cette vipère d'Euphrosine qui avait dû se réjouir, car elle avait su, presque vu... Et Angélique lui avait soigné son nez gelé, comme une sotte qu'elle était, contente de rendre service, de soulager alors qu'on exploitait sa bonté, tous ces jaloux et ces envieux ne lui sachant aucun gré des soins qu'elle dispensait.
Angélique, le visage dans son oreiller, se voyait entourée de traîtres et de traîtresses qui s'étaient gaussés d'elle tout en lui prodiguant des amabilités afin de profiter des avantages de son amitié. Ulcérée, elle repassa tous leurs actes par le crible d'un machiavélisme raffiné où elle voyait Joffrey et Sabine aidés par la ville entière la tromper, jusqu'au moment où sa loyauté l'obligea à se rappeler qu'elle était partie pour l'île d'Orléans sur un coup de tête, sans avertir personne, et que s'il y avait eu machiavélisme on ne pouvait en accuser que le hasard, grand maître en l'art de la farce.
Elle se releva en titubant. Elle ne pouvait plus soulever les paupières, tellement elles étaient gonflées mais se sentait un peu calmée.
En découvrant le reflet de son visage tuméfié par les larmes, elle se dit qu'il y en aurait au moins pour une bonne heure de soins avec compresses, crèmes et cataplasmes, avant de pouvoir retrouver une figure convenable.
Comme elle recommençait à pleurer, elle comprit que masques et compresses ne serviraient de rien si elle ne parvenait pas à retenir les pensées déplorables qu'elle se forgeait comme à plaisir. Avait-elle le droit de retenir prisonnier un homme comme Joffrey de Peyrac ?
Mais ses appels à la résignation demeurèrent sans effet. Elle ne pouvait empêcher ses larmes de couler et elle se disait qu'il y avait quelque chose de brisé en elle.
*****
– Pourquoi pleures-tu ? dit la Polak.
– Je ne pleure pas.
– Tu crois que je ne vois rien. Tiens assieds-toi. Bois ! Mange ! Je t'ai préparé du veau. On en tue rarement. Mais au printemps, faut manger de la viande de printemps.
La pensée du veau rendit Angélique plus triste encore et elle secoua la tête.
– ... Marquise, pas un homme ne mérite qu'on se prive d'un bon plat. Tous les mêmes, les hommes. Tu devrais le savoir.
Angélique n'avait pas envie d'entendre la Polak philosopher sur les hommes et mélanger Joffrey avec les voyous qu'elle avait aimés dans sa vie dont cette canaille de Calembredaine ou, si brave fût-il, son Gonfarel d'aujourd'hui.
Elle se leva pour s'en aller.
– Marquise, prends garde... Réfléchis un peu avant d'enfourcher ton destrier des grands jours et de partir au galop sans savoir où ça te mène... Des fois que tu verrais un peu trop la paille qui est dans l'œil de l'homme qui t'aime et pas la poutre qui est dans le tien.
– Que sais-tu ?
– Rien ! Mais j'me doute !
Il fallait reconnaître que ce n'était qu'incidemment que l'effleurait la pensée de Bardagne. Le souvenir de la nuit qu'elle avait passée dans ses bras avait été emporté comme par un raz de marée. Elle n'y pensait pas ou peu. Et chaque fois c'était toujours avec sérénité ou satisfaction. Incapable de le regretter. Cet acte avait été important pour elle. Mais elle ne concevait pas qu'il puisse avoir sur sa vie aucune incidence grave.
La jalousie de Joffrey ? Dieu ferait qu'il ne sache rien car cela n'en valait pas la peine. Bardagne n'était pas Colin. Lui seul, Joffrey, comptait pour elle.
À la réflexion, passée la première blessure d'amour-propre à la pensée des mauvaises langues et des sourires, ce qui restait et qui la torturait c'était le doute. N'avait-elle pas commencé de craindre auparavant que son amour pour elle s'attiédisse ? Elle se souvenait d'une fois où ils s'étaient aimés. C'était un après-midi au château de Montigny. Au cours de cette étreinte, elle avait éprouvé un plaisir indicible. Quand elle y songeait, elle devait s'avouer qu'elle avait cru un instant voir s'entrouvrir le ciel. Et c'était au sein d'une telle félicité qu'elle avait commencé de craindre qu'il ne se détachât d'elle. N'avait-elle pas senti comme une subite absence en lui, comme s'il refusait de la suivre dans son extase ?
La vie est naturellement injuste et se plaît à jouer avec les cœurs comme avec un bilboquet. N'est-ce pas au moment où l'amour atteint son paroxysme qu'il est sur le point de mourir ?
À ressasser ce souvenir, s'établit sa conviction pleine et entière que si Joffrey l'avait trompée ce n'était pas parce qu'il aimait Sabine, mais parce qu'il ne l'aimait plus, elle.
Certains mots d'Anne-François parlant de son amour pour elle lui revenaient en mémoire. Le jeune homme avait usé des mêmes termes que Bardagne, déchirants.
« On aime... et l'amour va ailleurs ! »
Elle comprenait maintenant leur douleur. Sous vos yeux l'être qu'on aime regarde dans une autre direction et s'irradie d'une autre présence. À la pensée que Joffrey pourrait aimer ailleurs, Angélique partageait la douleur de ses amoureux et les prenait en pitié, contraints d'accepter de brûler d'un amour qui ne serait jamais payé de retour et qu'on ne pouvait arracher de son cœur qu'en le coupant par le tranchant de la hache et qui demeurait toujours comme un moignon pantelant et sensible.
– Je ne survivrai pas. J'en mourrai ! J'en mourrai !
Pour elle, il n'y avait que Joffrey. Il était là, son souvenir, sa présence, son être entier, tout lui, en elle, avait été ainsi dès la première fois. Les amours passagères ne signifiaient rien. La pointe de la flèche ne pouvait pas être arrachée...
« Il n'y a que toi. »
Une estafette arriva apportant des nouvelles de l'armée. Le messager racontait sa terreur quand il s'était vu entouré d'Iroquois qui remontaient la Chaudière. Outtaké l'avait fait comparaître devant lui :
– Je vais rejoindre Ticonderoga, je te laisse la vie.
Dans les nouvelles qu'il apportait, M. de Frontenac confirmait qu'ils étaient aux alentours du Lac Bleu mais aucuns pourparlers n'étaient encore engagés.
Il y avait un pli de Joffrey de Peyrac pour Angélique mais elle le déchira avec rage en menus morceaux, sans le lire, puis le regretta aussitôt.
*****
La semaine qui suivit fut pour Angélique celle des larmes intarissables.
Cependant, le printemps éclatait. Et l'on comprenait l'exclamation de la Polak : « De quoi se saouler ! »
De Beauport à Saint-Joachim, trois mille pommiers en fleur qui explosaient au flanc de la côte de Beaupré. Du rose, du blanc, une odeur à mourir de suavité...
Partout dans les jardins, une neige d'aurore. Les joues de l'île d'Orléans étaient roses et blanches comme celles d'une jeune fille, d'une jeune fille normande.
Angélique expliquait par l'effet des senteurs capiteuses qui s'exhalaient dans l'air tiède ses paupières rougies et le mouchoir qu'elle portait trop souvent à son visage. On la plaignit. Beaucoup de personnes souffrent au printemps d'affections diverses : rhumes, dit des foins, furoncles, fièvres...
*****
Ville d'Avray apparut un après-midi. C'était sa première promenade depuis son accident. Il boitillait, son visage était défait et son élocution embarrassée.
– On boit trop dans cette ville. La chaleur est venue s'ajouter à mon chagrin pour me pousser à boire afin d'étancher ma soif et oublier ma douleur. Mais je suis en train de me rendre malade et vous m'abandonnez.
– Je vais vous faire une soupe à l'oignon. On l'appelle « soupe de l'ivrogne » comme vous le savez car l'oignon a la propriété de dissiper les vapeurs de l'alcool et de clarifier les humeurs.
Au moins pendant qu'elle éplucherait les oignons, elle pourrait s'essuyer les yeux, sans qu'il s'interrogeât sur ses paupières gonflées. Il était d'ailleurs inattentif, ne pensant qu'à Alexandre et il comprenait qu'elle le pleurât avec lui.
– C'était un ange, un vrai ange. Je le sais. Je l'ai compris maintenant. Il a vécu le destin des anges qui sont envoyés en mission sur cette Terre. Les anges qui s'incarnent, aiment leur corps. Ils ont tant souhaité de l'avoir. Ils sont beaux. Ils ont toujours un comportement ailé. Et ils meurent souvent de mort violente, jeunes, en accomplissant l'acte héroïque et miraculeux pour lequel ils sont venus.
Après avoir ainsi beaucoup parlé, il conclut.
– ... Je pars. Je quitterai la Nouvelle-France par le premier navire. Et tant pis si le Roi y trouve à redire... Comment a-t-il osé imposer un tel exil à un être de ma sensibilité ? Tout ça pour une potiche de Chine. Il n'a pas d'entrailles. J'irai à Saint-Cloud. Monsieur me protégera et plaidera ma cause. On ne peut subsister dans ces contrées sauvages sans devenir aussi sauvage. Ils auront des racines de sang ceux qui garderont le pays. Il leur a fallu sacrifier les chevelures de leurs enfants les plus chers... Moi, l'un me suffit... J'emmènerai mon fils, mon petit Chérubin. J'ai besoin de me retremper dans un pays civilisé... Peut-être nous retrouverons-nous à Versailles, chère Angélique ?
*****
Durant cette période, elle n'envisagea pas d'aller demander conseil au Père de Maubeuge. Il l'aurait regardée avec une lueur moqueuse dans ses yeux bridés et lui aurait rappelé que les femmes très belles ont un destin singulier, ce qui ne les empêchait pas d'être trompées comme les autres, et qu'elle était le cœur du cyclone, ce qui ne lui évitait pas les tempêtes intérieures.
Et pourtant c'était très douloureux. Sa vie, cette vie qu'elle s'était donné tant de peine à rebâtir, lui était arrachée par lambeaux, mettant sa chair à vif.
« Il faut que je reste belle, se disait-elle en sanglotant devant son miroir. J'étais si heureuse ! Si heureuse ! »
Elle regrettait les derniers mois vécus.
Il y avait eu des disputes entre eux, mais qui ne semblaient surgir que pour leur donner l'occasion de s'expliquer, de se connaître mieux et de découvrir en des réconciliations exquises la force sans cesse renouvelée de leur désir. N'était-ce pas en un des plus beaux moments d'extase qu'elle avait cru apercevoir en lui une réticence, un recul... Alors qu'ils... s'envolaient. Ensemble, tous deux ! Le sommet est proche du précipice. La roche Tarpéienne où l'on peut se briser les reins, est proche du Capitole où les citoyens de Rome parvenus à la gloire risquaient de voir prononcer la sentence qui les condamnerait.
– J'te comprends pas, disait la Polak. J't'aurais pas crue si compliquée, Marquise... C'est d'être à l'aise qui t'a gâtée. Pour quelques miettes qu'on a enlevé de la table, toutes ces pleurnicheries ! Que crains-tu ? Tu crois que ça se quitte facilement une créature comme toi ? Vingt dieux ! Ça me ferait bien plaisir, mais ça m'arrivera pas. Tu séduiras, toujours !... Ça émane de toi par les yeux, par les lèvres, par la peau... La peau, c'est par là que ça passe l'amour... Et ça ne meurt qu'avec nous. Tu crois que ça s'oublie la peau des anges ? Tu crois qu'un homme quand il est habitué à cette peau il peut s'en passer ? Même s'il le veut ? Et il ne le veut pas, ton homme !
Elle faisait claquer son pouce contre l'index.
– ... Y'a rien, j' te dis ! Pas ça ! C'est toi qui creuses ta tombe avec tes simagrées !