Chapitre 81


Angélique était rentrée chez elle par l'arrière de la maison et traversait la grande salle. La matinée devait être déjà fort avancée car Suzanne était là, qui, manches retroussées, avait entrepris d'astiquer les cuivres au blanc d'Espagne, en chantonnant parce qu'il y avait du soleil.

Angélique répondit du bout des lèvres au salut de la gentille Canadienne, grimpant quatre à quatre les marches du petit escalier, elle se jeta dans sa chambre comme dans un refuge où elle allait enfin pouvoir reprendre conscience.

« Bien fait pour toi ! Ça t'apprendra ! »

Appuyée au mur, elle se répétait cette phrase avec une amère ironie.

« Bien fait pour toi ! Ça t'apprendra ! »

Elle ne savait pas exactement pourquoi le coup terrible qu'elle avait reçu lui paraissait fatal et mérité. Non, ce n'était pas cela qui lui faisait marmonner « Bien fait pour toi !... » mais l'immensité de sa sottise qui n'avait rien vu. Maintenant, elle était trahie. Elle avait tout perdu.

En envisageant d'un coup d'œil la chambre exiguë, le grand lit où elle avait connu avec lui tant de nuits éblouissantes, elle fut frappée en plein cœur. La vue du petit réchaud de faïence sur lequel, tant de soirs ou de matins glacés, ils avaient réchauffé en riant du rhum ou du vin à la cannelle et aux épices lui fut insoutenable. La douleur montait qu'elle jugula d'un accès de rage folle. Attrapant le fragile réchaud, elle leva haut le bras et le fracassa au sol en mille morceaux.

– Madame ! crie Suzanne d'en bas, que se passe-t-il ?

Angélique se contint.

– Ce n'est rien ! répondit-elle avec calme. Ce n'est qu'un objet qui s'est brisé.

Et très doucement, en maîtrisant la violence qui la faisait trembler, elle réussit à fermer la porte sans bruit.

« Oui, songeait-elle, un objet qui s'est brisé. Mon cœur qui s'est brisé. »

Elle alla appuyer son front contre la vitre. La main sur sa bouche entrouverte, elle retenait un cri, un gémissement qui ne pouvait encore se transformer en sanglot.

« Joffrey et Sabine... Non ce n'est pas possible ! Ce n'est pas vrai ! Si, c'est vrai ! C'est vrai ! »

La transformation de Sabine, soudain belle et apaisée, lui criait la vérité. Et chez elle, au château Saint-Louis, il y avait désormais la petite coupe d'or et d'émeraude qu'elle y avait remarquée. Ce présent réservé à Mme de Castel-Morgeat qu'il n'avait pas jugé opportun de lui remettre après le fâcheux coup de canon et que, soudain, il lui avait fait porter sans raison. Sans raison ? Maintenant, elle savait la raison. Quand était-ce ? Vers ce moment-là, alors qu'elle était à l'île d'Orléans. Quand elle eut bien retourné dans sa tête ce détail de la petite coupe d'or et compris que la remise qui en avait été faite et sans bruit à Sabine de Castel-Morgeat signait une réconciliation fort complète entre Gascons et ne lui permettait plus de douter, Angélique crut qu'elle allait mourir.

Jamais ! Non, jamais elle ne supporterait l'idée, l'image de Joffrey penchant vers Sabine le même sourire que vers elle ! Non ! Pas le même sourire !

« Oh ! mon Dieu ! Que vais-je devenir ? »

L'idée qu'elle avait été cette nuit même entre les bras de Bardagne l'effleura, mais Bardagne, pour elle, ce n'était pas grand-chose. Cela n'avait aucune importance. Rien ne serait arrivé si ces cloportes immondes ne l'avaient mise à bout de nerfs en essayant de l'assassiner bassement.

Tandis que Joffrey ne faisait jamais rien par mégarde.

Elle eut un sanglot, et appuya son front contre la vitre froide. Elle regardait ce paysage qui lui avait inspiré si souvent tant d'allégresse et elle le trouvait détestable. Lui aussi l'avait trahie. Il lui avait laissé croire que la vie était belle, que l'on pouvait ressusciter de tout. Maintenant elle le trouvait effrayant dans sa morne et impavide immensité. Le brouillard qui s'élevait en nappes traînantes et grises au long de la côte de Beaupré lui apparut lugubre, triste haleine d'une terre malsaine promise à la mort et qui lutterait en vain.

« Je savais qu'il allait arriver quelque chose. »

La douleur qu'elle ne voulait pas laisser parvenir jusqu'aux rives de sa conscience lui causa un malaise qui l'étourdit. Des vibrations intérieures l'envahissaient. Son atterrement se muait en angoisse.

« Je savais qu'il allait arriver quelque chose ! Quelque chose de terrible ! »

Luttant pour ne pas s'évanouir, elle se détourna de la fenêtre, voulant gagner son lit pour s'y étendre.

Alors elle vit Outtaké sur le seuil de la porte. Outtaké, l'Iroquois, le chef des Cinq-Nations.

Ce ne fut qu'une vision. Il disparut presque aussitôt. La porte restait close et ne s'était pas ouverte. Mais elle l'avait vu comme présent avec son haut cimier de mèches encollées de résine, et à ses oreilles ses pendentifs de vessie de chevreuil gonflées et peintes en rouge. Et sa face jaune-brun pâle, sa poitrine puissante, matachiée de peintures de guerre. C'était lui.

« Outtaké ! C'était Outtaké l'Iroquois ! Je l'ai vu ! »

Son cœur s'était mis à battre irrégulièrement, mais d'une peur nouvelle. Pourquoi était-elle soudain victime d'une si précise évocation ? Tout ce qui était arrivé depuis la veille au soir lui avait brouillé l'esprit. À moins que...

Ses yeux revinrent vers la fenêtre, examinant ces brumes lointaines qui, au lieu de monter lentement et d'envahir le ciel, s'étalaient et s'épaississaient à ras de la terre et des eaux. Ce qu'elle avait pressenti tout à l'heure d'anormal et de sinistre dans ce paysage transformé pouvait-il se révéler exact ? Les écharpes de brumes grises qu'elle avait jugées horribles, cachaient-elles en réalité l'horreur ?

Elle les scrutait avec attention, paralysée par un pressentiment, mais ne voulant pas encore y accorder foi. Çà et là, pourtant, elle discerna des lueurs de brasiers.

Les établissements de la côte de Beaupré flambaient.

Elle comprit.

Tandis que l'armée les cherchait au sud, les Iroquois arrivaient par le nord. Et si elle avait vu Outtaké sur le seuil de la porte, c'est qu'il était aux portes de la ville.

Elle se jeta sur le palier, hors de la chambre.

– Suzanne ! hurla-t-elle, cours ! Cours vite ! Cours jusque chez toi ! Ta mère ! Tes enfants ! Les Iroqouis ! Les IROQUOIS !

Suzanne à son visage ne prit pas la peine de prononcer un mot et s'élança dehors.

Angélique la vit remonter le champ en pente derrière la maison. Angélique regardait autour d'elle. Il fallait penser vite. N'entendait-on pas déjà s'élever la rumeur du cri de guerre des Iroquois ? Elle rentra dans sa chambre et ouvrit le coffre qui se trouvait au pied du lit. Fébrilement, elle écarta les vêtements et y trouva rangé le collier de Wampum que lui avait fait parvenir l'hiver dernier, par l'intermédiaire de Tahountaquéte, le conseil des Mères des Cinq-Nations. Elle l'examina ; large et long, sa mosaïque blanche et bleu sombre, ses franges de cuir. L'on ne cessait de dire qu'elle possédait là l'un des plus beaux traités d'alliance.

« Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies ! Comme je t'ai donné la tienne ! »

Elle roula le bandeau de coquillages et le mit sous son bras. Le silence de la maison lui parut trop serein, lourd d'une tragédie qui allait éclater.

Elle descendit dans la grande salle, ouvrit des portes. Les enfants avaient été conduits aux ursulines, mais où était Adhémar ? Et Yolande ? Peut-être en bas à traire la chèvre ? Elle prit un mousquet dans le râtelier dressé pour les armes près de la porte d'entrée et descendit à la cave à la recherche de quelqu'un de la domesticité. Elle trouva Yolande et Adhémar tous les deux enlacés sur le tas de paille et plongés dans une active séance de réconciliation.

En l'apercevant, ils poussèrent un cri de terreur. Terreur bien vaine car elle n'enregistrait de la scène que la bonne fortune de les avoir trouvés.

– Vite ! Vite ! leur dit-elle, levez-vous, les Iroquois arrivent... Vous allez vous charger de la défense de la maison. Fermez toutes les issues. Et les trappes du grenier. Mettez les vantaux. Retirez les échelles. Toi, Yolande, tu te posteras à la fenêtre du premier étage sur la rue afin de couvrir la maison de Mademoiselle d'Hourredanne s'ils débouchent par le chemin de la Closerie. Toi, Adhémar, tu surveilleras de mon cabinet de médecine s'ils viennent par les hauts de Montigny...

– Oui... Ma... me... Madame, répondit Adhémar qui reboutonnait son uniforme en claquant des dents.

En sortant elle s'avisa qu'elle n'avait pas pensé aux deux hommes qui tenaient sentinelle dans le petit fortin construit à l'emplacement de la maison des Banistère. Sortis sur la plate-forme, ils s'interrogeaient sur les raisons qui avaient fait jaillir de la maison, comme un diable d'une boîte, la servante de Mme de Peyrac et l'avaient lancée à la remontée du champ plus vite qu'une poule d'eau pourchassée par le renard.

Angélique les avertit, que l'un restât à son poste, que l'autre allât donner l'alarme, après avoir toutefois prévenu en premier lieu les gens de la maison de M. de Bardagne. Que ceux-ci prissent le guet armés derrière la haie de la Closerie, prêts à toute éventualité.

Elle courait maintenant sur les traces de Suzanne. Elle traversa le terre-plein devant le manoir de Montigny et trouva les hommes qui l'occupaient en état d'alerte.

– Votre servante vient de passer en nous avertissant qu'un parti d'Iroquois montait vers Québec, dit le quartier-maître qui les commandait.

En toutes circonstances, il chiquait son tabac avec calme. À tout hasard, il avait envoyé deux hommes alerter les autres postes qui dépendaient de lui. Le restant des hommes s'occupait à hisser sur une planche montée de quatre roues une petite bombarde venant d'un des navires désarmés de Peyrac.

– Nous allons nous porter au-devant d'eux.

Ils tinrent un rapide conciliabule. Angélique préconisait de suivre le rebord du plateau pour les attendre sur les hauteurs. S'ils n'étaient pas encore parvenus jusque-là, les défenseurs pourraient se retrancher dans la métairie de Suzanne, une fois les enfants et la famille ramenés sur Québec, en lieu sûr. Elle avait vu de sa fenêtre flamber Château-Richier, mais l'ennemi n'avait peut-être pas encore atteint Beauport.

– Il faut les empêcher de gravir la côte qui mène vers la ville.

– Où allez-vous, Madame ? cria le quartier-maître en la voyant s'élancer pour les précéder.

– Je vais au-devant d'Outtaké ! Il faut que je le trouve. Il faut que je lui parle !

– Comment une femme n'a-t-elle pas peur de ce terrible sauvage ? demanda l'un des jeunes mousses, qui était assez effrayé à l'avance de la première rencontre qui s'apprêtait pour lui avec les Iroquois, ces Indiens tant redoutés.

– Elle l'a soigné, blessé et mourant à Katarunk, l'an dernier. Une femme n'a jamais peur d'un homme dont elle a pansé les blessures et dont elle a tenu la vie entre ses mains. Allons, maintenant, dit-il.

Et ils s'engagèrent sur la route assez bien tracée qui menait vers la campagne. Un peu plus loin, ils aperçurent un attroupement au milieu duquel se trouvaient Angélique et Suzanne arrêtées.

– Les Berrichons ! leur cria-t-on comme ils approchaient. C'est un p'tit gars de chez eux qu'est arrivé !

L'enfant, hagard, tremblait de tous ses membres, racontait en phrases grelottantes comment une bande de démons panachés avait surgi en silence, encerclé la maison, fracassé les montants des fenêtres à coups de hache car un « engagé » avait mis à temps la barre à la porte. Lui, l'enfant, se trouvait dans la petite cabane à l'écart : le lieu d'aisances. De sa cachette, il avait vu scalper son père, sa mère, son oncle, les « engagés », il avait vu ses jeunes frères et sœurs jetés vivants dans les flammes de leur propre maison. Suzanne eut un cri d'agonie.

– Mes enfants !

Arriverait-elle à temps pour leur épargner ce sort ? Elle reprit sa course, courant comme seule peut courir une fille canadienne qui a dans son hérédité une mère et peut-être une grand-mère qui, elles aussi, ont dû gagner de vitesse sur l'Iroquois soudain surgi le tomahawk levé, alors qu'elles travaillaient aux champs.

Les hommes des demeures avoisinantes commençaient d'accourir portant fusils ou haches. On entendit enfin du côté de Québec sonner le tocsin et des roulements de tambour. Et des coups de mousquet dans le lointain claquaient en direction des récollets.

Angélique, sans égaler Suzanne, courait à en perdre le souffle. Talonnée par la crainte d'arriver trop tard pour sauver la famille Legagne. Si les Iroquois avaient atteint la concession des Berrichons, c'est qu'ils avaient déjà coupé le promontoire, marchant sur Sainte-Foy et Lorette où ils massacreraient les familles huronnes. À Cap Rouge, Barssempuy les recevrait dans son fort bien défendu. Mais la ville serait encerclée.

En approchant de la lisière du plateau, Angélique entendit crier une femme, c'était Suzanne. Des amis la retenaient, la suppliant de demeurer à l'abri sous le couvert des arbres. De là se découvrait un grand champ en pente au revers duquel on pouvait apercevoir les toits de l'habitation des Legagne. Une acre fumée montait déjà en tourbillons.

– Mes enfants ! Mes enfants ! criait Suzanne en se tordant les bras de désespoir.

Elle voulait s'élancer, traverser le champ en direction de sa ferme qui flambait. Mais les hommes la retenaient.

– Tu n'auras pas plutôt sauté hors des fourrés qu'ils te planteront une flèche en plein cœur. Ils sont là. Ils sont partout.

On ne voyait rien encore. Des mouvements furtifs parmi les broussailles ne trahissaient qu'un jeu d'ombres ou de vent et pourtant le bois en face de l'autre côté de la pente se peuplait de présences. Ce n'était pas le moindre des prodiges de la forêt canadienne que ce rassemblement de bouleaux, d'ormes, de hêtres et de sapins aux troncs parfois minces, pût dissimuler derrière chacun d'eux un sauvage aux aguets.

Ils étaient là.

Les hommes avaient mis en position le petit canon et préparaient la mèche.

– On peut leur lâcher deux ou trois bordées dans le bois en face, cela fera de la viande hachée au passage et leur donnera peut-être envie de se retirer. Nous courrons alors jusqu'à la ferme.

– Et s'ils s'élancent au contraire sur nous ? Nous allons être submergés... Combien sont-ils ? Nous l'ignorons ?

– Non ! Attendez ! Ne tirez pas ! dit Angélique.

Elle s'était donné le temps de reprendre son souffle.

Les habitants et soldats qui se trouvaient assemblés à l'abri des arbres ignoraient ce qu'elle avait l'intention de faire. Ils n'en crurent pas leurs yeux en la voyant s'élancer à découvert, les bras levés, présentant l'écharpe de Wampum.

– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies !

Elle se trouva seule dans l'espace dénudé. Exposée, vulnérable, le soleil faisant miroiter ses cheveux et les reflets de sa robe verte.

– Une vraie cible ! s'écria quelqu'un. Elle est perdue !

– Non, pas avec ce Wampum entre les mains. Nul n'oserait.

Angélique courait. Malgré la terre durcie et encore glissante, elle se déplaçait avec rapidité pour parvenir de l'autre côté du champ.

– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies !

Tout en courant et criant ainsi, ce qu'elle enregistrait, elle s'en souviendrait plus tard, c'était que l'herbe devant elle perçait la boue de petits brins verts d'une fraîcheur arrogante. Elle courait, en criant et en découvrant, sans la voir, la première herbe de printemps. Elle parvint de l'autre côté. Elle se retrouva au bord du talus abrupt, ne pouvant le franchir. Des volutes de fumée roulèrent vers elle. Derrière le rideau épais où se glissaient en soubresauts des flammes sourdes encore indécises, on voyait s'agiter les silhouettes emplumées des sauvages se livrant au pillage.

« Les Iroquois ! Ils sont déjà là ! » se dit-elle.

Mais elle avait eu le temps d'entr'apercevoir les enfants de Suzanne vivants qui se tenaient au milieu de la cour entourés de guerriers et la vieille grand-mère dans son fauteuil qui agitait sa canne.

Elle revint, toujours courant, vers le milieu du champ.

– Outtaké ! Outtaké ! Donne-moi leurs vies !

Elle se tournait dans toutes les directions pour lancer son appel car elle était certaine qu'il était là, proche.

Le mousse posa vivement la main sur la manche du quartier-maître. Il tremblait.

– Regarde ! Là-haut, frère ! En lisière du bois...

*****

Angélique revenait vers eux, elle voulait avertir Suzanne que ses enfants étaient encore vivants. De l'abri des halliers, ils lui adressèrent des signes véhéments, lui désignant le sommet du champ : là-bas ! là-haut !

Elle se retourna et elle le vit.

Outtaké, le chef des Cinq-Nations. C'était lui. Sa silhouette, plus courte que celle de Piksarett mais qui donnait pourtant une impression de puissance, se détachait parmi les arbres comme s'il eût été de la même essence. Son immobilité lui conférait une apparence d'idole tutélaire.

C'est ainsi qu'elle l'avait aperçu la première fois à la lisière de la forêt, le soir de Katarunk.

En s'avançant, elle reconnut le haut cimier de sa mèche de scalp mêlée de pointes de porc-épic et de queues de moufettes noires et blanches, dressé sur son crâne d'un jaune-brun rasé de près. Il avait, comme à Katarunk, son collier de dents d'ours, ses pendants d'oreilles peints en vermillon. Sous le bariolage des peintures de guerre, on devinait sa face lisse, impassible, que ne déformait jamais aucun rictus de haine, aucune crispation dans l'effort. Il laissait aux tracés noirs, bleus et rouges dont il se matachiait, le soin d'exprimer à l'ennemi les effrayants sentiments de colère et de détestation dont son âme était remplie. Impassible visage. Impérieuse volonté.

En s'avançant, elle reconnaissait surtout le regard, seule vie noire et brillante qui imposait et transperçait, mais lentement, par sa fixité.

« Quelle cruauté dans ce regard ! »

Était-ce de la cruauté ? Sa marche vers lui, le collier de Wampum sur ses mains tendues, la ramenait vers ses premiers jours au Nouveau Monde où ils étaient seuls, elle et Joffrey, face à face avec la forêt, face à face avec les Indiens. Sa vue rendait proche le drame dont il avait été le principal héros par la suite.

Tout cela, à s'en souvenir sous le regard fixe du chef mohawk qui la regardait monter vers lui, l'emplit de courage.

Arrivée à quelques pas, elle commença par déposer le bandeau de porcelaine devant lui à ses pieds, puis se relevant, elle s'interrogea sur ce qu'elle devait faire pour lui témoigner son respect.

« Elle lui a fait la révérence, écrivit plus tard Mlle d'Hourredanne, c'est ce qu'on m'a dit... À ce barbare ! Comme à la Cour ! »

Il ne bougeait toujours pas. Angélique décida de parler la première.

– C'est une bonne chose de te revoir, Outtaké !

– Parles-tu sincèrement ? fit la voix rauque qui paraissait sortir des arbres.

– Tu le sais.

Un éclair plus meurtrier que celui qui jaillit de la lame d'un couteau traversa le regard d'idole impassible.

– Je voulais TE voir, s'écria Outtaké frémissant de colère, et voici que ce puant renard de Narrangasett, Piksarett, se trouve sur ma route, il casse la tête de mon meilleur guerrier sakahese. Ensuite, chaque nuit, il pénètre dans notre camp pour lever la chevelure d'un guerrier. Ainsi, il exaspère notre colère et nous promîmes d'aller nous venger de ces crimes à Québec.

– Tu savais pourtant que Ticonderoga s'y trouvait et moi-même.

– Je voulais te voir. Mais cela ne m'empêcherait pas de rappeler au passage qu'on ne provoque pas impunément le chef des Cinq-Nations.

Elle se demandait en le retrouvant si farouche, s'il n'était pas devenu encore plus sauvage que l'an dernier. Elle vit à sa ceinture des scalps dont le sang coulait le long de ses jambières de peau.

Outtaké lui lança un bref regard acéré.

– Voici des Français qui ne me tromperont plus, dit-il.

Puis après un silence.

– ... Qui sont-ils ceux-là dont tu veux que je te donne la vie ? s'informa-t-il rogue.

Angélique désigna la ferme au revers du coteau,

– Des femmes, des enfants dans cette habitation.

L'ombre d'un autre sauvage se dessina entre les arbres aux côtés du chef, qui, presque sans remuer les lèvres, dut lui transmettre un ordre.

Peu après, les enfants de Suzanne apparurent en bas, à l'autre bout du champ.

Outtaké regarda s'avancer avec un mépris amer les quatre garçonnets que quelques Iroquois escortaient en riant et en ébauchant une danse du scalp et en lançant des insultes et des moqueries en direction du bois où ils savaient que se tenaient cachés les Français.

Effarés, mais courageux, les petits Canadiens s'avançaient bravement et montaient la prairie pieds nus pour aller plus vite, mais tenant à la main, en enfants dociles, leur paire de sabots. L'aîné, Pacôme, âgé de dix ans, portait sur son bras le bébé d'un an. Ses deux frères plus jeunes se cramponnaient à son sarrau.

– Graine de guerriers, murmura le chef iroquois. Devenus grands, oublieux de ma miséricorde, ils viendront nous poursuivre jusque dans nos vallées pour nous faire la chevelure. Je connais les serpents de fourberie qui dorment en ces cœurs de Normands !

Lorsque les enfants furent proches de l'orée du bois, Suzanne n'y put tenir. Elle se précipita, les attrapa, les arracha en grappe dans ses bras et les traîna tous ensemble pour les mettre à l'abri de la ramée.

Après quoi, une palabre se présenta à propos de la grand-mère. Elle était impotente, ne pouvait marcher, et il était hors de question qu'on pût demander aux Iroquois de la porter vers les siens dans son fauteuil. Angélique eut quelque peine à décider deux volontaires parmi les Français qui s'abritaient sous les arbres.

– Ces coyotes vont nous faire la chevelure...

Enfin le quartier-maître et un vieil homme qui avait été coureur de bois, ce Marivoine qui poussait le cri de guerre des Iroquois lorsqu'il était saoul, s'avancèrent. Ils eurent droit, tandis qu'ils revenaient portant le fauteuil où se débattait la vieille très agitée, à un cortège de cabrioles et de quolibets plus fournis encore. Les Iroquois trouvaient ce spectacle d'hommes portant une femme du plus haut comique. Au milieu de la sarabande, les deux volontaires n'en menaient pas large, mais la grand-mère continuait à insulter et à menacer les sauvages de son bâton, ce qui les enchantait. La grand-mère et ses insultes leur plaisaient beaucoup.

Pendant ce temps, la ferme flambait. Suzanne était trop heureuse de serrer contre elle ses quatre enfants vivants pour se plaindre d'avoir perdu la maison bâtie par son père. On reconstruirait... Sa tante et les valets de ferme avaient été tués et scalpés. Mais les petits étaient vivants.

– Mène-les vite à la maison...

Angélique revint vers Outtaké. Et lui-même reculait dans le bois. Il y avait de nouveau le silence à part quelques coups de mousquets lointains. Avait-il déjà donné des ordres ? Les Iroquois s'éloignaient insensiblement, comme reflue la marée.

Au loin les coups de feu s'espaçaient et cessèrent peu à peu.

– Je voulais te voir, dit Outtaké. Je me suis approché de Québec et je t'ai appelée.

– Je sais. Mais tu m'as appelée trop tôt. La ville aurait pu t'appartenir si tu n'avais pas projeté vers moi ton image.

– Qui te dit que je voulais entrer dans cette ville ? Je ne veux pas frapper les Français au cœur. Seulement les avertir de ma ruse et de ma puissance. Pourquoi font-ils alliance avec un putois comme ce Piksarett ? Pourquoi n'ont-ils voulu commercer les peaux de castors qu'avec les Hurons ? Et pourquoi nous ont-ils méprisés ? Peut-être sans la traîtrise de Piksarett n'y aurait-il pas eu de sang versé aujourd'hui.

– Peut-être !

On voyait que l'idée de pénétrer dans Québec lui répugnait. La crainte de l'homme blanc aux morsures venimeuses et toujours renouvelées avait fini par avoir raison de sa foi en eux-mêmes. Leurs ruses ancestrales les plus secrètes, il arrivait que les Français les déjouassent. Aussi se serait-il gardé, affirma-t-il, de pénétrer dans cette ville piège. Le but de l'expédition : TE VOIR.

– Je voulais te voir et tu étais à Québec avec ton époux Ticonderoga. Québec... il faut parfois se prouver que l'on connaît encore tous les chemins. Il y a des lunes et des lunes, j'étais jeune. Les Français sont venus porter la guerre jusque dans les vallées des Mohawks près de Niagara. Nos bourgs des Longues Maisons ont flambé. C'est de cette campagne avec Monsieur de Tracy qu'ils m'ont ramené prisonnier. J'ai vu Québec. Et puis ils m'ont fait traverser l'océan.

Il resta pensif quelques instants comme recherchant les souvenirs de ce qu'il avait connu de l'autre côté de l'océan.

– Ce n'était rien de courir le cerf dans leur bois de Boulogne, dit-il. Ils ont vu que les fils de la vallée des Mohawks avaient les jambes les plus rapides de l'univers et ils disaient « c'est de valeur ! » tous ces Français parmi leurs hautes maisons de pierres où ils se perdent. Mais ensuite ils m'ont envoyé aux galères. Ils m'ont envoyé aux galères, moi Outtaké, fils d'un capitaine des Mohawks, nation des Cinq-Nations de la vallée des trois dieux. Est-ce que tu sais ce que fut ma vie aux galères ? Tout le jour à pousser sur une pagaie géante. L'eau de cette mer était salée comme un acide pour brûler les plaies des hommes... J'étais plongé dans un univers de démons qui sans me voir ni me connaître me harcelaient de leur importune agitation. Leurs barbes étaient immondes. Ils étaient impudiques, hurleurs et sans cesse la proie d'une colère abjecte. L'Oranda, le Grand Esprit, n'existait pas pour eux. Ils étaient incapables d'en concevoir même l'idée. Le Grand Esprit les avait rejetés comme la propre ordure de l'enfer.

Voilà ce que le grand chef lui confia sous les ramures du petit bois dans son français choisi à la tonalité monocorde et jacassante.

– Je te comprends, Quttaké.

Angélique avait de la difficulté à imaginer Outtaké, cet être libre des forêts américaines, plongé dans la fosse puante de la chiourme, parmi ces rebuts d'humanité qu'étaient les galériens et dont l'horrible compagnie semblait l'avoir plus impressionné que les coups de fouet des comités, les chaînes aux pieds, la nourriture immonde, et le labeur pénible de la rame.

Elle se demanda quel pouvait être le fonctionnaire imbécile qui avait perpétré, en envoyant aux galères cet ennemi des Français, une erreur aussi aberrante et lourde de conséquences.

*****

– Mais que fait-elle ? Que fait-elle ? grommelait, en s'impatientant sous les arbres, un capitaine de la milice qui était accouru avec six bons citoyens armés et que l'on avait retenu de force.

Il fallait attendre, lui disait-on, que Mme de Peyrac ait fini de dialoguer là-bas avec le chef des Iroquois, Outtaké.

– Outtaké ? Au bout de mon fusil et je ne le tirerais pas !

– Tiens-toi tranquille ! Ils sont nombreux et peuvent nous submerger. Madame de Peyrac tient conseil, tu sais que les conseils des Indiens ça peut durer des lunes.

Le milicien soupirait. Il en avait assez de rester là avec les autres, accroupis comme des squaws autour d'une bombarde inutile, alors qu'on abandonnait le sort de la guerre à une femme.

– Mais que fait-elle ? Que fait-elle ? De quoi parlent-ils ? Peut-on imaginer une aussi fine dame conversant avec un aussi farouche et si crasseux barbare, comme sur le seuil d'un salon ? Comment ne lui a-t-il pas encore cassé la tête d'un coup de tomahawk ?

– À Katarunk, elle l'a porté dans ses bras, blessé, et a sauvé sa vie. C'est le pouvoir des femmes sur l'homme le plus farouche.

*****

– Monsieur le gouverneur d'Arreboust est venu me délivrer, reprenait Outtaké, continuant pour Angélique la chronique de ses voyages et de ses vicissitudes en ces étranges contrées du Royaume de France. Mais ayant vu où il m'a trouvé, il doit comprendre lui-même que je ne peux être désormais qu'un ennemi des gens de sa race.

Il ne demandait pas d'approbation. Il voulait faire entendre combien était inéluctable la lutte qui l'opposait aux Français.

– Pourquoi ont-ils la force ? C'est-à-dire celle de Satan ?

– Outtaké, je crois entendre dans le son de ta voix comme un regret brûlant. Je sais le conflit qui s'est partagé vos cœurs. Et j'en vois l'expression en ceci : que si tu es l'ennemi des Français, tu n'es pas pour autant l'allié des Anglais. Tu n'aimes pas les Anglais. Tu n'as pas de goût pour soutenir leurs entreprises, ni même leur commerce. Tu n'échanges les fourrures avec eux qu'avec répugnance. Tandis que les Français, c'est autre chose. Tu ne les haïrais pas tant ces Français, Outtaké, si tu ne savais à quel point vous êtes frères et combien aurait pu être bonne l'alliance entre les Iroquois et les Français. Les Nouveaux-Anglais jalousent les Français pour cela. Je les ai entendus se plaindre : « C'est presque incroyable à quel point les Iroquois sont enclins à s'allier aux Français », disaient-ils. Ils déplorent souvent que « la nature semble avoir implanté dans le cœur des Français et des Indiens une affection réciproque... »

– Cela est de valeur, reconnut gravement Outtaké. Il est vrai que si je cherche l'hospitalité, je préfère encore cabaner dans la demeure d'un colon français, fumer avec lui le calumet devant son feu, que d'entrer chez le plus riche propriétaire anglais ou flamand, d'Orange ou de Manhatte. Mais ce sont ces fauves de Hurons qui ont tout emmêlé. Bien avant que les Français n'arrivent, ils avaient décidé de se les garder quand ils viendraient afin de les entraîner contre nous avec leurs bâtons à feu. Ils ont réussi à convaincre Champlain et nous avons été ennemis à jamais. C'est pourquoi nous exterminerons les Hurons jusqu'au dernier. Et pour les Français je dirai volontiers : il est trop tard. Le cours du fleuve ne peut remonter de lui-même à sa source. Mais vous êtes venus, Ticonderoga et toi, Kawa, vous qui êtes Français d'une autre espèce, vous êtes venus sans adopter les rancunes des vôtres. C'est pourquoi vous qui êtes venus les mains pures du sang de nos frères et qui avez essayé d'éviter le sang entre nous et nos frères d'âme les Français, vous nous apportez l'espoir. Je ne trahirai pas ta confiance et je ne rendrai pas vains vos efforts qui, à Katarunk, vous ont fait tenir tête à l'armée iroquoise assoiffée de vengeance avec votre seul courage, craignant moins la mort que de voir trahie l'alliance. Oui, tu as raison, Kawa. Je sais où se trouve la racine du feu qui nous consume. Nous sommes trop proches avec les Français, trop semblables, dans le courage comme dans la ruse. Nous ne cessons dans nos guerres de rivaliser de cruauté et de traîtrise. À qui trompera l'autre. À qui se montrera le plus audacieux, et le plus habile. Que dis-tu de ma surprise d'aujourd'hui ? On annonce les Iroquois dans le sud, Tahountaquéte, chef des Ouneïouts, envoie des émissaires. L'armée d'Onontio va au-devant du grand Outtaké. Mais, pendant ce temps, le grand Outtaké a franchi avec mille guerriers le Saint-Laurent, là où il saute comme un petit torrent à peine différencié des rivières, et par le pays des Missiquois, il a gagné la rivière des Outaouais... Il passe sans déprédation et épargne ces Outaouais primitifs et sots, afin que l'alarme de ce passage ne soit point portée aux Français. Les canots sur la tête ou portés par dix ou douze braves selon la taille, ils vont, franchissant les saults, de rivières en lacs, et malgré les fondrières de l'hiver, les glaces encore présentes, Outtaké gagne les sources de la rivière du Gouffre, découvre le Saint-Laurent à la Baie Saint-Paul, y jette ses canots enfin libres de suivre les courants, et arrive sous Québec PAR LE NORD... Est-ce bien ainsi que les choses se sont passées ?

– C'est bien ainsi que les choses se sont passées, acquiesça-t-elle.

– Nul n'y a songé ?

– Nul n'y a songé

– Même pas toi ?

– Même pas moi.

– Ni Ticonderoga ?

Elle eut une hésitation.

– Je ne peux savoir ce qu'il a songé... Mais il est parti vers le sud avec Onontio. S'il soupçonna que tu devais venir par le nord, il ne parla pas.

Outtaké affecta une expression condescendante.

– Ne soyez pas humiliés, Blancs, de voir vos dons de divination et de prescience mis en défaut par un Indien comme Outtaké. Il n'est pas un Indien comme les autres. Il est le dieu des nuages, qui converse avec l'Oranda. Il y a d'excellents devins, jongleurs et visionnaires, parmi vous, qui voient et devinent, flairent le vent, et comptent avec l'invisible. Mais Outtaké est le plus fort pour brouiller les esprits à distance, les endormir, les égarer, et Dieu sait que l'esprit des Français se laisse facilement égarer.

Il eut un rire indulgent et dédaigneux comme s'il avait parlé à des enfants étourdis.

– ... Je vins donc, et je fus aux portes de Québec avec mon armée, comme l'eau se répand dans les roseaux au temps des pluies et que la rivière est soudain au seuil des cabanes sans qu'on l'ait vue s'avancer. Et je dis : Québec se souviendra de ce jour où j'ai tenu sa vie dans mes mains.

– Québec se souviendra de ce jour, répéta-t-elle.

Anxieuse, elle pensait aux colons de la côte de Beaupré et de l'île d'Orléans qui avaient reçu le premier choc et se demandait avec angoisse à quelles têtes appartenaient les chevelures sanglantes qu'il portait à sa ceinture. Guillemette ? Les enfants de Saint-Joachim ?

– Ne t'attriste pas, Kawa, fit-il ayant suivi son regard. L'homme ne prouve qui il est qu'en ayant le courage d'affronter et de donner la mort... Et, ce qui est pis, d'affronter de tout perdre de son œuvre, de ses titres et de ses richesses. Il donne la mort mais il commence par se la donner à lui-même, en la prévoyant comme possible. Il porte des blessures à son ennemi, mais il a commencé par se porter des blessures à lui-même, par la perte anticipée de tout ce qui lui est cher et qu'il met dans la balance de son combat. Tel est le destin de l'homme depuis qu'il naît au monde.

Il étendit ses bras musclés, oints de graisse d'ours et cerclés de petits bracelets de plumes.

– Vois ! Nos corps et nos cœurs sont couverts de cicatrices, c'est le destin de notre chair.

Suivant du regard son mouvement, elle leva les yeux, et en même temps, elle aperçut aux branches arides des arbres de l'hiver, une multitude de gouttes vertes qui perlaient. Les premiers bourgeons.

Un vent d'une douceur de zéphir passait. Le silence était trop complet. Les guerriers du chef iroquois s'étaient éloignés et, en le voyant seul près d'elle, elle fut saisie d'une crainte.

– Prends garde qu'on ne te capture ! dit-elle en regardant de tous côtés.

La face d'Outtaké se fonça et il reprit son apparence terrifiante, ses yeux lançaient des éclairs.

– Veux-tu dire qu'on oserait porter la main sur moi alors que je suis en train de débattre de la paix avec toi et avec une écharpe de Wampum d'une telle valeur entre nous ?

Il frémissait d'indignation.

– ... Vois à quel degré de félonie peuvent atteindre tes frères les Français, puisque toi-même tu peux les croire capables de commettre un tel déshonneur !

Il gronda et, avançant le bras, il posa sur l'épaule d'Angélique sa main graisseuse, maculée du sang des scalps qu'il avait le matin même « levés » sur des crânes de Français, ces frères maudits, trop aimés, trop redoutables, trop décevants...

– ... Qu'ils prennent garde eux aussi ! Je peux t'emmener en otage.

– Non ! protesta-t-elle. J'ai parlé ainsi parce que j'ai craint pour toi, mais j'ai parlé comme une femme... sans réfléchir.

– Tu as craint pour moi ? répéta-t-il en s'adoucissant.

– Oui ! Parce que je me suis aperçue que tes guerriers s'étaient éloignés et que tu te trouvais seul. Mais je connais ta force. J'ai mal jugé de mes frères et me suis mal conduite en doutant de leur loyauté. Personne ne prépare de piège à ton endroit, Outtaké, j'en fais le serment. Ce jour n'est pas celui de la ruse et de la trahison. La population de Québec est sans défense car beaucoup de soldats sont partis avec le Gouverneur. Les femmes et les enfants de Québec te béniront pour ta générosité si tu renonces à accomplir sur eux ta vengeance.

– Je n'irai pas plus loin que la lisière de ce champ, affirma-t-il avec force. Telle est ma volonté pour te complaire.

*****

Dans le bois en face, ils avaient tressailli en voyant la main du sauvage se poser sur l'épaule d'Angélique.

– Il a porté la main sur elle !

– Il va l'emmener en captivité !

Mais le quartier-maître du Gouldsboro continuait à mâcher sa chique de tabac et à prêcher le sang-froid.

– Ne compliquez pas la mission de Madame de Peyrac. C'est une personne qui sait ce qu'elle fait, comme son époux notre amiral.

Et Jacques Vignot, le charpentier qui se trouvait parmi eux, ricana.

– Elle en a vu d'autres, l'an dernier à Katarunk. J'y étais...

Il tira sur ses cheveux.

– ...J'ai donné moins cher alors de cette tignasse-là, qu'aujourd'hui, et pourtant nous en sommes tous sortis.

Outtaké avait retiré sa main de l'épaule d'Angélique.

*****

– Telles sont mes intentions, je t'en informe. Je vais rejoindre Ticonderoga et Onontio. Mes deux grands frères français sauront-ils retenir ces bâtards de Hurons et d'Abénakis, acharnés à vouloir détruire notre peuple, le Peuple de la Longue Maison ?

– Ils les retiendront. Abénakis et Hurons leur obéiront. Outtaké, tu es resté trop longtemps éloigné du côté de ton fief de Niagara, à garder le grand sault qui protège votre vallée secrète... Tu ne vois plus comment se distribuent les forces des nations indiennes. Les Hurons, par vos coups, peut-être, mais c'est ainsi, ne sont plus qu'un peuple décimé et ne peuvent subsister qu'à l'ombre des Français. Les Abénakis sont des baptisés pour la plupart. Ils sont moins ennemis de l'Iroquois qu'alliés des Français.

– Hon ! grogna-t-il. Je me méfie des Abénakis que la Robe Noire a dressés contre nous. Ils sont nombreux, grands guerriers sans parole... Vois Piksarett, cette belette sournoise...

– Ne le nomme pas... Tu sais, toi-même, qu'il est en dehors des traités. Ne fais pas porter un trop lourd fardeau à ton peuple, par la manœuvre d'un seul. Tu connais Piksarett ? Il est comme le glouton, le diable des bois. Il est seul et ne poursuit qu'un but, le sien, et nul ne sait quel est ce but...

Les yeux du Mohawk se plissèrent jusqu'à n'être qu'une mince fente brillante et mouvante comme le mercure. C'était sa façon de sourire ou de marquer sa gaieté.

– Je vois que tu nous connais bien, tous tant que nous sommes, Indiens, peuple des forêts. Soit, je me rends à tes raisons. Je n'en veux pas à Piksarett.

– Et tu lui es même reconnaissant de t'avoir donné une raison pour venir sous Québec, manifester ta force et l'habileté de tes campagnes.

– Tu nous connais bien ! approuva encore l'Iroquois avec satisfaction.

Ses traits continuaient de s'éclairer de cette onde de sourire amusé.

– Ce fut ainsi, je n'en disconviens pas.

Il resta silencieux.

Puis il désigna le collier de Wampum à leurs pieds.

– Reprends ce collier et continue à garder par lui la parole des Mères des Cinq-Nations. On saura désormais qu'il est bon d'être de vos alliés. Et la paix pourra régner encore aux rives de la Mohawk. Et maintenant, je vais aller vers Onontio et Ticonderoga. Je vais réclamer les « rassades » et les « branches » des traités par lesquels ils doivent m'assurer de leur parole.

– Je sais qu'ils ont emporté de nombreux Wampums et plus encore de cadeaux à te remettre.

– J'aime à l'entendre. Et toi, femme, reprends ce collier. Garde-le comme un signe entre nous. Au moins, tant que tu vivras et qu'il y aura ce collier entre nous, il y aura de l'espérance. J'ai dit !

Angélique se pencha pour ramasser l'écharpe de coquillages dont le dessin sur fond blanc représentait les Mères du Conseil iroquois, rangées autour de leur présidente, envoyant une pluie de haricots destinés à nourrir les Blancs de Wapassou qui allaient mourir de faim dans leur fort de bois, isolé par l'hiver.

Lorsqu'elle se releva, Outtaké avait disparu. Il s'était effacé comme une ombre sans qu'elle ait surpris un frôlement de son pied sur le sol, ni le craquement d'une ramille écartée.

Et l'on aurait cru avoir rêvé le passage des Iroquois sans cette odeur de fumée et de chair brûlée qui montait du ravin.

*****

Son Wampum roulé sous le bras, Angélique redescendit le champ en pente. Elle se sentait légèrement abasourdie.

« Ce ne sont que de pauvres sauvages, se dit-elle, de pauvres sauvages déconcertés, inquiets, cherchant l'Étoile de leur univers bouleversé. »

Elle marchait les yeux baissés et, cette fois, elle voyait nettement, elle voyait partout devant elle ces petits brins d'herbe froissés qui pointaient entre des morceaux de glaise dure que leur force frêle avait repoussés.

– Et maintenant, la voilà qui s'en revient comme si elle était allée cueillir la primevère, chuchota le milicien confondu.

On leur avait bien dit que la Dame du Lac d'Argent n'était pas comme les autres.

« Oui ! Certain ! Elle n'était pas comme les autres ! »

Angélique découvrit le sous-bois rempli de têtes avides, de faces stupéfaites, car tandis qu'elle palabrait là-haut avec Outtaké, le contingent des défenseurs s'était grossi de tous ceux qui, pouvant porter armes, avaient couru vers les points menacés pour défendre les arrières de la ville.

– Outtaké m'a donné sa parole, leur dit-elle. Il se retire. Il épargne Québec. Il ne reviendra pas.

Comme elle revenait vers la ville, entourée de ceux qui avaient assisté à sa rencontre avec le chef des Iroquois, une femme sortit d'une maison pour se jeter à ses genoux.

– Vous êtes allée au-devant de ce barbare, comme sainte Geneviève au-devant d'Attila. Vous avez sauvé la ville comme elle sauva Paris... Dieu vous bénisse !

C'est ainsi que Mlle d'Hourredanne présenta les choses dans un courrier qui se révéla une véritable chronique heure par heure.

*****

La Haute-Ville était dans l'agitation. Il arrivait sans cesse des nouvelles de différents points de la bataille vers lesquels s'étaient portés spontanément, et sans avoir le temps de requérir des ordres, tous ceux qui, dans un instant de leur vie quotidienne, avaient été saisis, avertis, de ce qui se tramait. Certains par un pressentiment, d'autres par une odeur, une rumeur lointaine, un aspect du ciel. Avec l'Iroquois comme avec l'incendie, c'était une question de rapidité. Il fallait courir sus sans attendre...

La Basse-Ville sur son front de mer et la Mi-Ville à mi-côte demeurèrent presque à l'écart du drame malgré le tocsin. Le temps de monter s'informer et déjà les défenseurs refluaient, ramenant leurs blessés, entourant les rescapés des massacres environnants qui, par miracle, s'étaient cachés ou s'étaient enfuis à temps.

Suzanne vint au-devant d'Angélique en criant de loin :

– Il est sauvé ! Il est sauvé !

– Qui ?

– Notre Cantor !

C'est ainsi qu'Angélique apprenait en même temps qu'une escouade composée des jeunes gens de la Haute-Ville s'était portée en courant à la rencontre des Iroquois, qu'elle avait été décimée dans un combat corps à corps à coups de hachettes et de tomahawks, mais que Cantor qui en faisait partie revenait sain et sauf.

Elle défaillit de peur rétrospective et de soulagement.

– Madame, venez vite vous asseoir dans la maison.

Le jeune Alexandre de Rosny avait été tué et aussi un fils de seize ans de M. Haubourg de Longchamp.

Le but des jeunes gens qu'entraînait Cantor avait été de se porter au secours d'une bastide, construite aux avancées de Québec par M. de Peyrac, et où trois de ses hommes luttaient, interdisant le passage à coups de mousquets. Ils allaient être submergés lorsque les jeunes arrivèrent. Leur intervention avait permis de tenir en respect plus de deux cents Iroquois, sauvant ainsi les campements des Hurons de Lorette et de Sainte-Foy qui avaient eu le temps de se retrancher sous les directives des pères jésuites qui desservaient leurs paroisses.

Soudain, les Iroquois s'étaient retirés dans les bois et avaient disparu.

Angélique s'informa des ursulines et de leurs enfants. Dès la première alarme, le monastère avait été aussitôt entouré de soldats et de défenseurs, mais l'ennemi n'ayant pu avancer au-delà de la bastide des gens de Peyrac, du côté de Sainte-Foy toute la ville en fait était restée calme. Pour l'heure aux Ursulines, les religieuses s'y livraient à l'action de grâces, tandis que les enfants mangeaient leurs tartines de mélasse comme d'habitude.

Dans la maison, il y avait beaucoup de monde, les enfants de Suzanne qu'on réconfortait, le voisinage qui s'informait. Angélique monta et s'enferma dans sa chambre, comme elle l'avait fait quelques heures auparavant, dans un moment qui paraissait incroyablement lointain.

Cantor était sauvé. La ville était sauvée. Outtaké s'était retiré.

Elle jeta le collier de Wampum sur son lit et le contempla de loin comme dans un rêve :

« Merci ! Merci aux Mères des Cinq-Nations », dit-elle, une bonne fois comme pour en finir. « J'irai un jour dans la vallée des cinq lacs pour les remercier. »

Elle était épuisée. Comme dédoublée. C'était arrivé et le pire danger était passé. Mais elle n'était pas heureuse. Ses yeux tombèrent sur les débris du petit réchaud de faïence qu'elle avait brisé dans un accès de colère impuissante et le souvenir lui revint de la catastrophe qui n'avait cessé de la ronger en sourdine et de lui mordre le cœur, tandis qu'elle courait au-devant d'Outtaké pour l'arrêter, comme sainte Geneviève au-devant d'Attila. Mais sainte Geneviève, elle, n'avait pas au cœur une peine si cuisante. La douleur se réveillait comme celle d'une blessure engourdie par le choc.

La vie allait reprendre et avec elle il lui faudrait faire face à une vision corrosive. Joffrey la trahissant. Joffrey penchant vers Sabine de Castel-Morgeat ce même sourire qui la bouleversait. Lui... Lui, qui était son tout. Sans lequel elle ne pouvait vivre, il ne l'aimait plus, elle l'avait lassé...

Là, sa pensée s'arrêta, car elle trouvait à ce qu'elle imaginait un ton faux. Déclarer qu'il ne l'aimait plus et qu'elle l'avait lassé, c'était de la mauvaise tragédie qui rendait un son creux. Cela ne valait pas plus que si on avait voulu la convaincre que Nicolas de Bardagne avait pour elle plus d'importance que Joffrey. Or, elle l'aurait volontiers rayé d'un trait de plume, effacé d'un souffle si elle l'avait pu, le pauvre Bardagne.

Mais Lui ! Lui ! C'était différent. Il n'était pas comme une femme étourdie... Elle fut exaspérée à l'idée qu'il eût pu éprouver du désir pour Sabine de Castel-Morgeat, d'autant plus qu'elle avait été la première à remarquer la beauté originale de la grande dame toulousaine. Elle était parvenue à ses fins, l'hypocrite ! Alors qu'elle-même chaque jour se croyait plus assurée de l'amour de son mari et s'épanouissait dans son rayonnement, la belle dame toulousaine s'occupait de le détacher d'elle.

« Bien fait pour toi ! Ça t'apprendra ! »

La catastrophe forait son trou brûlant dans son cœur. Jamais plus... jamais plus rien ne serait comme avant. Elle ne pouvait détacher les yeux de ces débris de son rêve à ses pieds, signe d'une réalité que le jeune Anne-François vindicatif lui avait jetée au visage dans une aurore si belle. Quand cela ? Il y avait très longtemps dans une autre vie... Une autre vie si belle ! Si belle ! Et qu'elle avait perdue...

Une voix l'appelait au-dehors, avec des accents déchirants.

– Angélique ! Angélique !

Une voix détestée.

– Angélique ! Angélique ! Par pitié !

La voix se rapprochait montant de la rue. La voix de Sabine de Castel-Morgeat.

Angélique redressa la tête, ne pouvant en croire ses oreilles. Comment osait-elle, la misérable !

L'appel maintenant ne venait plus de la rue mais de l'intérieur même de la maison. De grands cris mêlés de sanglots qui s'élevaient au sein d'une rumeur de voix apitoyées, prodiguant des adjurations au calme et à l'espérance, des mots de conseil et de consolation, de grands cris mêlés de sanglots.

– Angélique ! Angélique ! Au secours !

Angélique sortit lentement de sa chambre et vint sur le palier d'un pas tremblant qui se posait comme sur un sol cotonneux. Elle aperçut, en bas, dans la grande salle, parmi les bonnets blancs des commères, de Suzanne et de Yolande, parmi les soldats et les voisins tenant encore leurs mousquets en main, les enfants et les rescapés enveloppés dans des couvertures devant le feu et que l'on réconfortait à coups de bols de cidre, de soupe et de vin chaud, elle aperçut Sabine de Castel-Morgeat qui tendait les bras vers elle.

– Angélique ! Venez ! Venez vite ! Je vous en supplie ! Anne-François ! Mon fils ! Mon enfant ! Il est terriblement blessé ! Il se meurt ! Nul chirurgien n'ose approcher ses plaies... Vous seule ! Vous seule pouvez le sauver !

Angélique penchée au-dessus de la balustrade de l'escalier se cramponnait des deux mains à la rampe et fixait sur Mme de Castel-Morgeat des regards fulgurants. Elle n'avait rien entendu.

– Comment osez-vous franchir le seuil de ma maison ? Et m'adresser la parole après ce que vous m'avez fait ? dit-elle d'une voix étouffée. Comment avez-vous seulement le front de vous présenter devant moi sans rougir ?

Sabine déjà pâle devint livide. Ses prunelles dilatées s'attachèrent à la physionomie d'Angélique comme si elle était la proie d'une apparition effrayante. Et elle comprit qu'il était arrivé ce qu'elle n'avait cessé de craindre : qu'Angélique n'apprît un jour cet unique moment de faiblesse hors du temps et de la vie qu'elle avait connu dans les bras de Joffrey de Peyrac. Ce moment qui n'appartenait pas à la vie, à leurs vies, et qui ne changeait rien ou si peu au cours des choses. Sauf qu'elle, Sabine, avait été sauvée.

Trop bouleversée par le danger mortel dans lequel se trouvait son fils, elle n'eut pas le temps de feindre comme l'autre fois, de se redresser en protestant contre l'accusation.

Et Angélique, voyant se peindre sur ses traits tous les symptômes de la culpabilité, sentit son cœur s'arrêter, se figer comme serré dans une poigne de glace.

Elle n'entendait plus rien. Un grondement de torrent ronflait à ses oreilles, emplissait sa tête. Elle se cramponnait à la rampe pour ne pas tomber.

Les paroles suppliantes de Sabine ne lui parvenaient plus.

– Angélique, ne refusez pas de sauver mon fils... Ne condamnez pas mon enfant à cause de moi ! Mon seul fils, mon amour, ma vie !

Elle n'entendait que cette voix honnie qui disait des mots effrayés, parmi lesquels se glissait celui d'amour.

– Taisez-vous !

Sentant la partie perdue et folle de crainte pour son fils, Sabine se laissa glisser à genoux sur le dallage, levant vers Angélique ses mains jointes si serrées que ses doigts blanchissaient, translucides.

– Pardon ! Pardon !

Et Angélique lui en voulut à mort. Par son abaissement qui était un aveu, Sabine ne lui laissait même plus l'espoir d'un doute. Elle avait toujours su que c'était vrai. Pourtant, à cet instant qui la condamnait sans rémission, elle crut mourir de douleur.

– Vous m'avez pris mon mari ! hurla-t-elle.

« Imbécile ! songeait-elle, tu sais bien qu'elle ne t'a rien pris du tout. »

Mais elle ne se possédait plus. Il fallait qu'elle trouvât quelque chose à crier sinon elle allait étouffer de rage et de chagrin.

– Taisez-vous ! Relevez-vous ! Et quittez ma demeure ! Vous me répugnez !

Sabine continuait à lever vers elle ses deux mains jointes tremblantes.

– Venez ! Venez ! répéta-t-elle d'une voix brisée qui avait de la peine à franchir ses lèvres.

– Non !

– Mon fils ! Mon enfant ! Ma fierté !

– Non !

– Il va mourir...

– Eh bien qu'il meure, ce petit crétin !

Madame de Castel-Morgeat demeura sans voix. Frappée au cœur, elle se vit au sein d'un cauchemar où s'effondrait son instable univers, malgré tout tant aimé. Elle vit dans cette femme qui se penchait vers elle une inconnue cruelle, ce n'était pas Angélique. Angélique avait disparu. Peut-être n'avait-elle jamais existé ? Bientôt Anne-François aussi ne serait plus qu'une ombre loin d'elle.

Elle laissa retomber ses mains. Elle se releva péniblement. Debout au milieu du cercle muet des assistants médusés, elle cherchait des yeux le moyen de rompre l'emprisonnement de ces regards et de fuir.

Quelqu'un se précipita pour lui ouvrir la porte sur la rue.

Il lui fallait retourner vers Anne-François, le retrouver avant qu'il ne la quitte. Il avait besoin d'elle. Il l'appelait peut-être.

Elle traversa la salle, descendit les marches qui menaient au petit vestibule et sortit. On s'écartait devant elle comme devant le symbole du deuil, du désespoir et de la malédiction.

Lorsqu'elle eut quitté la maison le voile qui brouillait la vue d'Angélique parut se dissiper. Elle se retrouva au sommet de son escalier dominant l'assemblée qui ne soufflait mot.

Il lui apparut qu'elle n'avait jamais tant dit et tant fait de sottises dans un si court instant. Et devant l'expression de stupeur des personnes présentes, l'idée lui vint que son infortune n'avait jamais été soupçonnée de quiconque, en dehors des protagonistes, de la Delpech et du fils jaloux, et que c'était elle qui venait – en chaire, pour ainsi dire – d'en informer Québec.

Tant pis. D'avoir crié lui avait fait du bien. Soudain elle prenait conscience des regards levés vers elle, emplis d'ahurissement, d'incompréhension. Des visages simples et candides.

Sa colère l'abandonnait, la laissant vidée de rancœur, ne sachant même plus pourquoi elle avait eu si mal. Il n'y avait vraiment pas de quoi. Elle était lasse.

Elle avait dit des choses horribles :

« Qu'il meure, ce petit crétin ! »

Elle imagina Florimond mourant, perdant la vie qu'il aimait tant. Son regard chercha celui de Suzanne, la femme courageuse si franche, si jeune, si « nature », une sœur de cœur à son image.

– Suzanne, que dois-je faire ?

– Madame, vous ne pouvez laisser mourir ce bel enfant.

Angélique haussa les épaules. C'était bien là une protestation de mère. Les mères, elles étaient toutes les mêmes. Comme elle ! Elles aimaient la beauté. Tout être jeune était beau, le prolongement de la vie qu'elles avaient donnée, défendue. La mort d'un homme les frappait dans la continuité de leur œuvre et le sens de leur combat. Souvent avec le fils qui disparaît c'est l'échec d'une vie de femme, le non-sens de tant de soins et de rêves.

– Je vais le faire, dit-elle, mais que c'est dur, Suzanne, que c'est dur !

– Madame, vous le pouvez.

– Donne-moi ton Pacôme pour me porter mon sac...

Elle entra dans son cabinet aux plantes, choisit ce qui lui était nécessaire.

Suzanne lui mit son manteau sur les épaules.

Dans la rue, Angélique fut surprise d'apercevoir Sabine de Castel-Morgeat ayant à peine dépassé la maison de Mlle d'Hourredanne. Écrasée par la douleur, elle n'avançait qu'à pas défaillants, courbée en deux comme une vieille femme, et devant s'appuyer au mur.

Angélique la rejoignit et lui prit le bras en disant :

– Dépêchez-vous !

Avec le petit Pacôme, chargé du sac de médecine, courant sur leurs talons, la Haute-Ville les vit ainsi passer, ce qui infirmerait plus tard les ragots faisant état d'une terrible querelle qui aurait éclaté entre elles.

En chemin, Angélique s'informa des blessures d'Anne-François.

– Il est blessé au ventre. Et comme vous avez recousu...

– Toutes les blessures ne sont pas les mêmes... Rien ne dit que je pourrai, cette fois, quelque chose...

Dans la grande salle du conseil du château Saint-Louis on avait posé des paillasses à terre et on y avait amené les premiers blessés dont le jeune Castel-Morgeat. Les dames de la Sainte-Famille, Mme de Mercouville à leur tête, avaient apporté tout ce qu'il fallait pour les premiers soins.

Elles rapprochèrent tables et escabeaux de l'endroit où gisait le blessé, déposèrent cuvettes et linges, tandis que l'on apportait des cuisines des chaudrons remplis d'eau.

Il était difficile de comparer le cas du jeune homme à celui d'Aristide. Ses blessures étaient multiples et il avait reçu des coups à la tête. Il n'était pas imbibé d'alcool comme le vieux pirate, ce qui n'avait pas nui à celui-ci et semblait avoir aidé à sa guérison. Mais il n'avait pas attendu aussi longtemps les tripes à l'air que le frère de la côte. En agissant vite, on pouvait espérer que sa jeunesse saine et robuste ferait le reste.

– Qu'attendez-vous ? Qu'attendez-vous ? gémissait Sabine de Castel-Morgeat en se tordant les mains.

Angélique eut envie de la faire enfermer à double tour en quelque chambre éloignée. Elle bouleversait les courants bénéfiques qu'elle essayait d'établir autour du blessé par sa pensée confiante. Elle fit signe à Mme de Mercouville et lui murmura que si quelqu'un pouvait s'occuper de Mme de Castel-Morgeat, ce serait charité.

– J'y vais.

– Non ! J'ai besoin de vous.

– Je m'en charge, dit la douce Mme de Beaumont.

– Je vous accompagne, renchérit Bérengère-Aimée de La Vaudière.

C'était méritoire de sa part. Elle n'aimait pas se sacrifier, ni manquer le premier rôle. Mais toutes ces horreurs, ce sang, ces plaies la faisaient défaillir.

Une seule personne n'aurait pu venir à bout de Mme de Castel-Morgeat rivée au chevet de son fils. Mais elle ne put résister à deux. Bérengère eut aussi l'idée d'envoyer chercher Mme Le Bachoys. Toutes trois elles entraînèrent Mme de Castel-Morgeat à l'église, prièrent une bonne heure avec elle, mais comme on amenait les morts pour l'absoute au milieu des sanglots et que le glas commençait de sonner à notes lugubres, elles l'emmenèrent aider à l'installation des réfugiés, puis à l'Hôtel-Dieu où elles aidèrent à préparer les marmites de soupe qui s'imposaient.

Angélique s'était mise au travail. Tandis qu'elle faisait bouillir les plantes et trempait ses instruments de chirurgie dans son bocal d'Aqua Vitae, Mme de Mercouville la remercia intensément à mi-voix de lui avoir sauvé la vie ainsi qu'à plusieurs de ses enfants.

– J'ai fait de mon mieux, dit Angélique. Le chef iroquois m'avait des obligations. Je pouvais espérer qu'il m'écouterait.

– Ce n'est pas cela !

Mme de Mercouville parlait d'une intervention plus directe, plus personnelle : la rencontre qu'ils avaient faite d'elle alors qu'ils descendaient au port avec les pièces du tabernacle de sainte Anne et qui avait déterminé ce petit furet d'Ermeline à se précipiter à sa suite leur avait fait manquer le premier bateau. Deux de ses enfants qui étaient déjà montés à bord étaient redescendus à quai, pour attendre leur mère et la nourrice. Or, le bruit courait que la grande barque en question avait été assaillie au large de l'île d'Orléans par une nuée d'Iroquois dont les canots avaient soudain surgi de derrière un promontoire et que tous ses occupants avaient péri.

Deo gratias !

La main de Dieu était sur les survivants épargnés par le hasard d'une rencontre bénéfique, la sienne.

*****

Elle devait passer plusieurs heures au chevet du jeune Castel-Morgeat. Des nouvelles arrivaient, qui bourdonnaient autour d'elle et de son aide compétente, Mme de Mercouville.

On racontait que les barbares avaient dû contourner le couvent des récollets solidement défendu par ses moines dont Loménie avait pris le commandement. Cette résistance avait retardé l'avance de l'ennemi et lui avait causé beaucoup de dommages. Ville d'Avray pleurait son bel Alexandre.

– Mon enfant ! Mon enfant ! répétait-il.

On avait évité de lui montrer le corps, car le courageux adolescent avait été scalpé, mais le marquis s'en doutait, et sa douleur redoublait à la pensée de cette chevelure blonde pendue à la ceinture d'un sauvage.

Les mères ursulines avaient fait dire qu'elles gardaient à dormir les petites élèves de la ville, afin de leur éviter de rentrer dans des maisons bouleversées par des deuils et la triste vue des blessés et des morts.

Honorine devait être enchantée de cette diversion à la vie quotidienne. On saurait plus tard qu'elle avait solidement attendu l'Iroquois avec son arc et ses flèches.

Les hommes de Peyrac qui avaient pris part à la défense de la ville furent acclamés dans les cabarets où on les entraîna pour leur payer des tournées sans nombre. Le pieux Marivoine ne cessait de faire le récit de la rencontre de Mme de Peyrac et de l'effrayant chef des Cinq-Nations.

– Si vous l'aviez vue avec son collier de Wampum, courant partout comme une hirondelle verte...

– Tu as connu des hirondelles vertes, toi ?

Angélique parvenait enfin au bout de son labeur. Il lui avait fallu réduire chaque blessure l'une après l'autre, prévenir leur évolution, soutenir les forces du jeune homme inconscient. Le jour tomba alors qu'elle coupait à la lueur des premiers flambeaux le dernier fil qu'elle avait passé pour rapprocher les bords béants d'une plaie ouverte à la cuisse par un coup de hache. Puis elle barda d'emplâtres de mille-feuilles et de consoudre, cataplasmes à la fois émollients et cicatrisants.

Sabine de Castel-Morgeat était venue se rasseoir auprès de son fils. Elle était calme, voyant qu'il respirait encore et paraissait moins souffrir.

Mme de Mercouville partit voir sa maisonnée.

Bérengère proposa d'aider au rangement.

M. d'Avrensson, le major commandant Québec en l'absence de M. de Frontenac, vint s'informer de l'état du blessé.

Angélique se lavait les mains. Elle était épuisée. Elle but coup sur coup deux grands verres d'eau fraîche et se sentit mieux.

Puis un jeune soldat entra d'un air affolé en disant que les Iroquois, poussant leur cri de guerre, et remontant le fleuve dans leurs canots, s'avançaient sur la ville.

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