Chapitre 98


– Restons en Amérique, dit-elle, nous y avons des amis, des gens qui ont besoin de nous, qui ont besoin de votre science, et de votre bon vouloir. Lorsque j'aurai par trop la nostalgie de la France, je viendrai à Québec et Mademoiselle d'Hourredanne me lira les derniers potins de Versailles. Et nous devons aussi aller à Salem, et à La Nouvelle York et à Orange. Car Outtaké m'attend aux Cinq-Nations. Je sais qu'il m'attend pour me montrer un jour la vallée des Cinq Lacs. Comment ai-je pu oublier un instant l'espérance de ce pauvre sauvage ?

– Nous irons.

– Et puis je voudrais aussi que nous ayons encore un enfant.

– Nous l'aurons !

Comprenant alors que ce qu'elle venait de dire scellait leur sort de ce côté de l'océan, Angélique ferma les yeux et s'abandonna dans ses bras, prête à défaillir sans qu'elle pût comprendre si la vague qui la soulevait et l'emportait venait d'une sensation cruelle ou délicieuse. À nouveau l'Europe s'éloignait comme un gros radeau pesant, dans des brumes lourdes et qu'elle éprouvait malsaines, hostiles.

Elle pensa avec un sentiment de victoire :

« Ainsi, il n'ira pas à Prague ! »

Et peu à peu lui apparut la signification de ce qui venait de se passer.

L'homme qu'elle serrait dans ses bras avait jeté dans la balance avec désinvolture tout ce qui faisait sa vie, tout ce qui pouvait le tenter, lui apparaître dans un sens ou l'autre désirable, prometteur pour lui.

Il ne se désintéressait pas de ses œuvres, il était prêt à les poursuivre où qu'il fût, mais il proclamait que la seule chose qui comptait pour décider de sa voie, c'était ce qu'elle déciderait, elle, Angélique, parce que pour lui c'était elle seule qui comptait.

Elle s'entendit rire, d'un rire en cascade, si gai, si spontané, qu'elle en fut comme surprise.

– Je suis folle de rire ainsi. Que m'arrive-t-il ?

– C'est le rire du bonheur, fit-il.

Il se pencha et l'examina avec une tendresse infinie.

– ... J'aime tant vous entendre rire... Longtemps ce ne fut que trop rare... Puis, c'est plus souvent ici que je vous ai vue joyeuse... Mais ce rire-là, c'est la première fois que je vous l'entends... C'est le rire de la joie d'aimer, de la joie d'être. Il fuse irrésistible et presque malgré soi. Il signifie que quelqu'un en vous, presque inconnu, vient de recevoir une réponse d'amour qu'il attendait sans l'espérer, une assurance dont il doutait, et qu'il en ressent... une délivrance.

– Oui, c'est vrai. Je dois me retenir pour ne pas rire à perdre haleine.

– C'est le rire des femmes quand elles s'envolent.

– Ah ! Vous êtes trop savant sur les femmes.

– C'est que je les possède toutes en une seule : VOUS !

Une délivrance... Oh ! Merveille ! Mais que pouvaient comprendre, seuls, lui et elle.

– Oh ! Joffrey, nous sommes fous. Nous rions et pourtant ne venons-nous pas de déchaîner sur nous la colère du ciel ?

– La colère de l'Olympe, voulez-vous dire, comme ces amants trop charnels et trop absorbés l'un par l'autre qui oublient, dans leur adoration mutuelle, celle qu'ils doivent aux dieux, délaissés là-haut dans leurs nuages, amants imprudents qui attirent sur eux les foudres vengeresses.

– Joffrey, j'ai peur. C'est vrai, je me sens éperdue de bonheur et comme grisée, mais je ne peux m'empêcher de mesurer les conséquences de notre geste. C'est facile de dire : Nous renonçons, nous ne reverrons pas le royaume de France, nous ne retournerons pas au pays de notre enfance et de notre jeunesse, nous ne rebâtirons pas nos demeures ruinées et nous serons heureux de notre bonheur à nous. Mais le Roi nous attend. Il nous a comblés de faveurs. Pouvons-nous, après avoir été l'objet d'une aussi éclatante réhabilitation, nous dérober ? Il ne met pas un instant en doute que nous n'accourrions à son appel, au moins pour le remercier et lui manifester notre reconnaissance. J'ai noté qu'aucune cérémonie de vassalité ne semble exigée de votre part... ni de la mienne, mais il attend que le comte de Peyrac vienne reprendre possession de ses biens et moi de mon douaire. Pour nous rétablir dans nos droits, quantité de pièces ont dû être exhumées, examinées, signées, contresignées, quantité de lois avancées, contournées, et elles le furent car le Roi l'exigeait. Comment va-t-il supporter notre désaffection ? Je retourne en vain ce dilemme dans ma tête, depuis ce matin. Plus encore peut-être que de ne pas nous voir nous présenter lui sera sensible l'affront que nous lui infligeons en faisant fi de ses bontés et de sa clémence. Et comment échapper, ne serait-ce que pour conserver viables ici, en Amérique, nos alliances, et le fruit de nos travaux, aux manifestations incalculables de sa rancœur ?

Cette fois, Joffrey ne semblait pas prendre ses remarques à la légère.

Il la laissa aller et elle prit place dans un des grands fauteuils, tandis qu'il réfléchissait tout en marchant de long en large.

– En effet ! acquiesça-t-il, on ne refuse pas le pardon d'un Roi, on ne fait pas fi de sa magnanimité, on ne considère pas comme négligeable le temps et les soins qu'il a apportés à l'examen de vos affaires, sans l'offenser gravement. J'y ai songé, moi aussi. Comment, me suis-je demandé, ne pas répondre à son invite, et ne point le blesser par le refus de ses faveurs, ajoutant à cela un débat inextricable, car en dédaignant ce qu'il nous rend, nous laisserons des biens à l'abandon, des charges non remplies, un désordre auquel on ne peut remédier rapidement et dont le Roi sera tenu responsable... Sa colère est inévitable... À moins que...

Il alla jusqu'à la fenêtre, se pencha comme s'il guettait quelqu'un. Puis revint.

– J'y ai songé et je crois avoir conçu un plan qui, tout en réservant notre liberté, ménagera son amour-propre de souverain, quelqu'un peut m'apporter la solution.

Retournant se pencher à la fenêtre, il eut une exclamation satisfaite.

– Le voici !

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