Chapitre 10
Piksarett accepta le tabac de Virginie, refusa la bière et avec encore plus d'indignation l'eau-de-vie.
– Le démon de l'ivrognerie est le pire de tous ; il nous ôte la vie ; il cause des meurtres, nous fait perdre l'esprit.
– Tu parles comme Mopountook, le chef des Métallaks, sur le Haut-Kennebec. Il m'a enseigné l'eau des sources.
– L'eau des sources nous transmet la force de nos ancêtres ensevelis dans la terre qu'elle traverse.
Angélique envoya quérir l'eau la plus fraîche qu'il se pût trouver.
Or, tout à coup, Piksarett paraissait songeur.
L'établissement de Gouldsboro intimidait-il le grand Abénakis, allié des Français et de leurs guides spirituels, les Jésuites ? Malgré son indépendance personnelle se sentait-il coupable de se fourvoyer dans un établissement presque anglais pour y toucher la rançon d'une captive qu'il ne pourrait même pas faire baptiser dans la religion catholique puisqu'elle l'était déjà ?
Angélique crut lui complaire en lui assurant qu'il trouverait ici du fer de la meilleure qualité pour sa hache et celles de ses guerriers, et que s'il désirait des perles, pour lui, grand chef, M. de Peyrac avait en réserve des perles bleues et vertes qu'il faisait venir de Perse. De même les coquillages qu'il proposerait pour les traités ne seraient pas, pour un aussi important sagamore, de vulgaires coquillages, ramassés sur les plages, mais des cauris, de l'océan Indien. Bien que fort rare en Amérique, cette monnaie d'échange avait été depuis des siècles apportée par les caravelles des compagnies des Indes. Ils composaient les plus beaux bijoux, et jusqu'au delà des mers douces on parlait de certaines parures de chefs sioux, qui, sans avoir jamais eu aucun contact avec l'homme blanc, faisaient leur fierté d'arborer de multiples rangées de ces cauris venus de mers dont ils ne soupçonnaient même pas l'existence. Jérôme et Michel se passionnèrent pour le sujet. Leurs yeux brillaient de convoitise, mais Piksarett trancha tout à coup, disant qu'il ne seyait pas à une femme captive de discuter de sa propre rançon, qu'aussi bien il en traiterait lui-même avec Tekonderoga, l'Homme-du-Tonnerre.
– Veux-tu que je te conduise à lui ? proposa Angélique acceptant son humeur.
– Non, je saurai bien le trouver, affirma Piksarett péremptoire.
Qu'avait-il soudain ? C'était trop peu dire que d'affirmer que Piksarett, le joyeux, le badin, se montrait subitement soucieux. La gravité et l'expression d'intense réflexion qui faisait briller son regard de mûre noire rendaient peu rassurant ce masque bariolé, soudain figé et durci sous son réseau d'entrelacs vermillons. Il se prit à regarder autour de lui, mais cette fois sans curiosité, d'un air soupçonneux, parut flairer on ne sait quoi. Puis il toucha du bout de ses doigts le front d'Angélique.
– Un danger est sur toi, murmura-t-il, je le sais, je le sens.
Cette déclaration réveilla en Angélique un sentiment d'alarme.
Elle n'aimait pas voir les sauvages, comme aussi Adhémar, ce simple d'esprit, étaler au jour leurs avertissements secrets. Ils risquaient trop de tomber juste.
– Quel danger, Piksarett, dis-moi ? interrogea-t-elle.
– Je ne sais pas.
Il secoua ses tresses enfilées dans des pattes de renard.
– Es-tu baptisée ? interrogea-t-il en dardant sur elle un œil de confesseur jésuite, tout à fait incongru dans son grotesque bariolage.
– Mais oui, je le suis. Je te l'ai déjà dit !
– Alors prie la Sainte Vierge et les Saints. C'est tout ce que tu peux faire. Prie ! Prie ! Prie ! l'adjura-t-il solennellement.
Il porta les mains à son chignon huilé, y chercha quelque chose et en détacha un de ses multiples ornements, un chapelet de capucin à gros grains, terminé par une croix de bois, et le passa au cou d'Angélique. Puis il la bénit trois fois en prononçant la formule consacrée :
In nomine Pater, Filius et Spiritus Sanctus...
– L'eau des sources nous transmet la force de nos ancêtres ensevelis dans la terre qu'elle traverse.
Angélique envoya quérir l'eau la plus fraîche qu'il se pût trouver.
Or, tout à coup, Piksarett paraissait songeur.
L'établissement de Gouldsboro intimidait-il le grand Abénakis, allié des Français et de leurs guides spirituels, les Jésuites ? Malgré son indépendance personnelle se sentait-il coupable de se fourvoyer dans un établissement presque anglais pour y toucher la rançon d'une captive qu'il ne pourrait même pas faire baptiser dans la religion catholique puisqu'elle l'était déjà ?
Angélique crut lui complaire en lui assurant qu'il trouverait ici du fer de la meilleure qualité pour sa hache et celles de ses guerriers, et que s'il désirait des perles, pour lui, grand chef, M. de Peyrac avait en réserve des perles bleues et vertes qu'il faisait venir de Perse. De même les coquillages qu'il proposerait pour les traités ne seraient pas, pour un aussi important sagamore, de vulgaires coquillages, ramassés sur les plages, mais des cauris, de l'océan Indien. Bien que fort rare en Amérique, cette monnaie d'échange avait été depuis des siècles apportée par les caravelles des compagnies des Indes. Ils composaient les plus beaux bijoux, et jusqu'au delà des mers douces on parlait de certaines parures de chefs sioux, qui, sans avoir jamais eu aucun contact avec l'homme blanc, faisaient leur fierté d'arborer de multiples rangées de ces cauris venus de mers dont ils ne soupçonnaient même pas l'existence. Jérôme et Michel se passionnèrent pour le sujet. Leurs yeux brillaient de convoitise, mais Piksarett trancha tout à coup, disant qu'il ne seyait pas à une femme captive de discuter de sa propre rançon, qu'aussi bien il en traiterait lui-même avec Tekonderoga, l'Homme-du-Tonnerre.
– Veux-tu que je te conduise à lui ? proposa Angélique acceptant son humeur.
– Non, je saurai bien le trouver, affirma Piksarett péremptoire.
Qu'avait-il soudain ? C'était trop peu dire que d'affirmer que Piksarett, le joyeux, le badin, se montrait subitement soucieux. La gravité et l'expression d'intense réflexion qui faisait briller son regard de mûre noire rendaient peu rassurant ce masque bariolé, soudain figé et durci sous son réseau d'entrelacs vermillons. Il se prit à regarder autour de lui, mais cette fois sans curiosité, d'un air soupçonneux, parut flairer on ne sait quoi. Puis il toucha du bout de ses doigts le front d'Angélique.
– Un danger est sur toi, murmura-t-il, je le sais, je le sens.
Cette déclaration réveilla en Angélique un sentiment d'alarme.
Elle n'aimait pas voir les sauvages, comme aussi Adhémar, ce simple d'esprit, étaler au jour leurs avertissements secrets. Ils risquaient trop de tomber juste.
– Quel danger, Piksarett, dis-moi ? interrogea-t-elle.
– Je ne sais pas.
Il secoua ses tresses enfilées dans des pattes de renard.
– Es-tu baptisée ? interrogea-t-il en dardant sur elle un œil de confesseur jésuite, tout à fait incongru dans son grotesque bariolage.
– Mais oui, je le suis. Je te l'ai déjà dit !
– Alors prie la Sainte Vierge et les Saints. C'est tout ce que tu peux faire. Prie ! Prie ! Prie ! l'adjura-t-il solennellement.
Il porta les mains à son chignon huilé, y chercha quelque chose et en détacha un de ses multiples ornements, un chapelet de capucin à gros grains, terminé par une croix de bois, et le passa au cou d'Angélique. Puis il la bénit trois fois en prononçant la formule consacrée :
In nomine Pater, Filius et Spiritus Sanctus...
Enfin il bondit sur ses pieds, et attrapa sa lance.
– Faisons vite, objurgua-t-il à ses deux fidèles. Il faut que je me mette en route avant que les Iroquois se répandent dans nos forêts. L'été fait sortir ces coyotes de leurs tanières puantes.
« Maintenant que nous en avons fini avec les Anglais, achevons l'œuvre de justice pour contenter nos Frères en Dieu, les Français, et satisfaire nos pères bien-aimés, les Robes Noires. Sinon les démons qui rôdent nous gagneront de vitesse.
« Ma sœur, prends courage, je dois te quitter. Mais souviens-toi. Prie ! Prie ! Prie !
Sur ces paroles solennelles, il s'éclipsa en quelques enjambées. Ses deux acolytes bondirent sur ses traces. Le relent fauve de leurs présences flotta quelques instants encore dans le fort.
Angélique demeura interdite, s'interrogeant avec inquiétude sur la versatilité de Piksarett.
Quelque chose lui avait-il déplu à Gouldsboro ?
Subitement il avait réaffirmé son amitié aux Français et aux Robes Noires. Et son allusion aux Anglais avait réveillé en Angélique le souvenir aigu des massacres dont elle venait d'être si récemment le témoin.
La tempête personnelle qui les avait secoués, elle et Joffrey, la lutte contre les pirates et son dénouement, l'arrivée inopinée d'un contingent de Filles du roi et d'une grande dame française avec tous les embarras que cela comportait, ne pouvaient lui faire oublier qu'à quelques milles vers l'ouest, au delà de l'horizon bleu violacé de la mer et des mamelons roses du mont Désert, se jouait toujours une tragédie sanglante. Des vagues de tribus indiennes déferlant de la Forêt s'abattaient sur les établissements de colons blancs, tuant, pillant, brûlant, scalpant.
Elle pensa aux fuyards des établissements anglais de la côte, qu'elle avait rencontrés, réfugiés dans les multiples îles de la baie de Casco, et qui organisaient hâtivement leur défense, tandis que les petits enfants se baignaient dans les criques, parmi les loups-marins, sous la garde des aînés.
Les flottilles indiennes les avaient-elles rejoints jusque-là ? Étaient-ils encore en vie ?...
En contraste avec les horreurs qui se déroulaient peut-être là-bas, au même moment, la liberté et la relative quiétude dans laquelle se trouvaient Gouldsboro et sa région environnante, avaient quelque chose de miraculeux.
Ce miracle était dû à la seule force de l'autorité du comte de Peyrac, jouant de ses alliances avec le baron de Saint-Castine, les tribus indiennes voisines, de son entente avec les colons acadiens français ou commerçants des comptoirs anglais.
En arrivant à Gouldsboro, on passait d'un monde à l'autre. On s'y sentait, malgré les démêlés intérieurs entre les habitants ou avec les pirates de passage, dans une sorte de sécurité, en dehors des conflits, protégé par d'invisibles frontières qu'élevait, désormais, sur plusieurs milliers de milles à la ronde, le seul renom du comte français, Peyrac, hier inconnu, aujourd'hui riche, indépendant des rois, libéral. À Gouldsboro, malgré la guerre proche et menaçante, on pouvait encore élire un gouverneur, faire commerce, recevoir un jour les théologiens de Boston et le lendemain les représentants de Québec.
L'effervescence qui régnait dans le fort était celle de la vie. On rangeait les marchandises nouvellement arrivées, le butin du Cœur-de-Marie, on parlait de mariages prochains, de la construction d'une église, de lois nouvelles communales et municipales.
De par la volonté et l'intelligence d'un seul homme, servi malgré tout fidèlement par une communauté d'humains disparates mais résolus à tout, s'édifiait ici le cœur d'un petit État libre, détaché des contraintes vis-à-vis de lointains et tyranniques royaumes de France et d'Angleterre, uniquement préoccupé de créer, de faire fructifier la terre, de planter dans une terre nouvelle des racines pour les générations futures.
N'était pour s'en convaincre que de constater la façon dont s'abattaient dans ce port franc, pour demander secours ou justice, tous ceux qui se jugeaient désormais menacés dans leur vie ou dans leur droit.
Mais précisément, de ce côté insolite et miraculeux d'une telle situation n'en accusait-il pas la fragilité ? Cette réalité subitement surgie de leurs efforts et de leur ténacité demeurait précaire.
L'été qu'il leur fallait vivre, court et ardent, marquerait-il l'heure de vérité pour tous ? Défaite ou victoire ?
Angélique remonta chez elle.
Elle se sentait vacante, un peu comme avant une bataille. Tout est en ordre, chaque détail a été réglé. Il faut attendre. Qu'allait-il se passer ?