Chapitre 14

Angélique trouva la duchesse de Maudribourg récitant le Rosaire avec toutes ses ouailles, y compris Julienne, et le secrétaire Armand Dacaux, courageusement agenouillé, dans son coin.

Il faisait très chaud mais personne ne paraissait souffrir de sa posture incommode, à genoux sur le sol de terre battue de la modeste maison où la bienfaitrice avait emménagé. Par la suite, Angélique constaterait que de telles pieuses séances étaient fréquentes chez les Filles du roi. La délicate et ravissante duchesse était la plus constante et tenait sa compagnie bien en main. La prière semblait son climat d'élection. Elle s'y plongeait comme avec délices. Son regard levé vers le ciel brillait d'une joie extatique, et son teint devenait plus blanc et lilial encore, comme éclairé d'une lumière intérieure. Elle était très belle ainsi, mais si sa ferveur n'eût été sincère, il semble qu'elle n'eût pu soutenir l'effort physique que réclamaient ces longues séances de dévotion.

Seul des rescapés du naufrage de La Licorne, Job Simon, le grand capitaine à la tache de vin, ne participait pas à cet exercice de piété. Il était assis mélancoliquement sur le sable, au-dehors, près de sa licorne de bois sculpté, et semblait veiller, gardien hirsute et inquiétant flanqué de son animal mythique, sur toutes ces vestales rassemblées.

– Réjouissez-vous ! lui dit Angélique en passant, vous aurez vos feuilles d'or. J'ai parlé pour vous à M. de Peyrac.

Tombant en plein bourdonnement d'Ave Maria, Angélique fut un instant décontenancée car elle ne s'y attendait pas. Mais, l'apercevant, Mme de Maudribourg aussitôt se signa, baisa la croix de son chapelet et le mit dans sa poche. Puis se relevant elle alla au-devant de la visiteuse.

– Il me tardait de vous revoir, chère amie. Comme vous le voyez, bien que modestement installées, nous nous sentons déjà chez nous. Un lieu où pouvoir nous réunir et prier en communauté, c'est ce qui nous est le plus indispensable afin de retrouver nos forces et affronter les événements avec courage.

– Parfait ! dit Angélique ; je me réjouis que vous soyez en état de faire face à celui que je viens vous annoncer.

– Je suis prête, dit la duchesse en se redressant et en la regardant fixement.

– Il y a collation sur la plage en l'honneur de M. le gouverneur d'Acadie, le marquis de Villedavray qui est notre hôte aujourd'hui, et je viens vous convier ainsi que vos filles.

Angélique avait débité son invitation sur un ton grave, mais elle sourit aux derniers mots. La duchesse comprit l'intention, pâlit, puis une onde rose monta à son front.

– Vous vous moquez de moi, je crois, murmura-t-elle d'un ton d'excuse. Je dois vous sembler trop dévote, n'est-ce pas ? Pardonnez-moi si je vous choque. Mais voyez-vous la prière m'est une chose terriblement nécessaire !

– Ce n'est pas un mal. Pardonnez-moi à votre tour, dit Angélique qui regrettait sa taquinerie devant l'expression de panique enfantine qui avait traversé le regard de la duchesse. Prier est une bonne chose.

– Et se réjouir, également, conclut la duchesse avec gaieté. Une collation sur la plage, quel bonheur ! On se croirait à Versailles, au bord du grand canal... Le marquis de Villedavray, dites-vous ? Ce nom ne m'est pas inconnu. Est-ce qu'il ne possède pas un pavillon de chasse précisément entre Versailles et Paris où le roi aime à se rendre ?...

– Je ne sais pas. Vous l'interrogerez. Mon mari désire également vous présenter quelques personnalités de notre colonie.

– Villedavray ! Si je comprends bien, il est représentant de la Nouvelle-France et du roi dans cette région. Et il vous visite ?

– Nous sommes bons amis. Cette occasion va vous permettre d'examiner votre situation et les possibilités qui s'offrent à vous d'en sortir avec avantage.

Angélique tâtait le terrain prudemment. Aucune des Filles du roi ne semblait avoir parlé à la « bienfaitrice » des propositions qui leur avaient été faites par le gouverneur du lieu de s'établir ici même. Mme de Maudribourg serait-elle d'accord de détourner sa recrue de la mission sacrée qui leur était dévolue de se rendre à Québec afin de peupler la Nouvelle-France ?

Pour l'instant elle n'en paraissait pas préoccupée. Elle se recoiffait en hâte, laissant flotter ses cheveux sombres sur ses épaules, rectifiait le col de dentelle de la robe de velours noir et suivait Angélique avec empressement.

À l'habitude qui s'était établie d'elle-même de se réunir devant l'Auberge sous le fort, pour ces assemblées qui tenaient un peu du conseil, un peu de la kermesse joyeuse, on avait dressé plusieurs tréteaux, chargés de rafraîchissements divers, boissons, fruits, des mets à base de poissons et de venaison, et chacun pouvait y puiser à son gré.

Les groupes se formaient déjà, chacun s'assemblant selon d'instinctives connivences. Les plus anciens pérorant volontiers autour de Joffrey de Peyrac, du comte d'Urville et de Colin Paturel, de Manigault et de Berne, les Anglais réfugiés, au contraire, nouvellement arrivés, se tenant timidement à l'écart mais aux abords des Huguenots de La Rochelle, par instinct de religion commune, malgré la différence de nationalité.

En vis-à-vis les matelots du Cœur-de-Marie, colons de fraîche date que leurs compatriotes français de La Rochelle avaient quelque raison de ne pas aimer, se rassemblaient, relativement cois et corrects, sous l'œil intraitable de Colin Paturel qui, tout en recevant les uns et les autres à titre de gouverneur de Gouldsboro, ne perdait pas de vue son équipage d'hier. Son lieutenant, François de Barssempuy, l'assistait dans cette tâche.

Quelques sauvages se mêlaient aux officiels, grands chefs sagamores, mais Angélique chercha en vain la silhouette hautaine et écarlate de Piksarett. En revanche, elle aperçut Jérôme et Michel qui se promenaient glorieusement tout en échangeant des moqueries à propos du Caraïbe olivâtre, de l'homme aux épices.

Cette race des îles chaudes, vivant sous le signe de I ananas et du coton, leur était plus étrangère à eux, fils de la graisse d'ours et du maïs, qu'à un Français de Paris, un Russe des steppes sibériennes.

Il se trouvait à Gouldsboro du fait que son maître, un pirate des Antilles, avait voulu y demeurer après le départ de son navire, le Sans-Peur. Sans intention avouée. Lassitude des voyages, amitié pour Aristide qui y demeurait aussi, désir de renouveler avec d'autres produits locaux sa provision d'herbes et d'épices à trafiquer.

Comme Angélique et la duchesse de Maudribourg approchaient de la foule, un personnage chamarré s en détacha, et s'élança vers elles et, plus particulièrement vers Ambroisine qui marchait un peu en avant. Avec de vifs mouvements d'accueil et de saluts prononcés, balayant à plusieurs reprises le sol de la plume de son couvre-chef, il s'inclina profondément devant la duchesse. Il était de petite taille, un peu corpulent, mais paraissait fort aimable et enthousiaste.

– Enfin ! s'exclama-t-il. Enfin, voici qu'apparaît celle d'une beauté sans pareille qui défraye la chronique en Nouvelle-France, avant même qu'on ne la connaisse. Permettez-moi de me présenter. Je suis le marquis de Villedavray, représentant de Sa Majesté le roi de France en Acadie.

Ambroisine de Maudribourg, un peu surprise, répondit d'une inclinaison de tête. Le marquis continuait avec volubilité.

– Ainsi c'est donc vous qui avez fait tourner la tête de ce grave d'Arreboust et damner ce saint de Loménie-Chambord. Savez-vous qu'on vous accuse d'avoir causé la mort de Pont-Briand ?

– Monsieur, vous vous méprenez, se hâta de protester la duchesse. Je n'ai pas l'heur de connaître ces messieurs, ni d'avoir sur la conscience la mort de quiconque.

– Alors, vous êtes une ingrate.

– Mais non. Vous vous méprenez, vous dis-je. Je ne suis pas...

– N'êtes-vous pas la plus belle femme de la terre !...

Sur ce, la duchesse rit franchement.

– Mille grâces, monsieur. Mais une fois encore je ne suis pas... celle à qui doivent s'adresser vos propos. Je gage qu'il s'agit plutôt de la comtesse de Peyrac, maîtresse de ces lieux, et qui en effet pourrait bien être responsable par son charme des calamités que vous évoquez... Faire tourner la tête des gens rassis et damner tous les saints... c'est de son ressort. La voici...

Le marquis se tourna vers Angélique qu'Ambroisine lui désignait. Il pâlit, rougit, balbutia.

– Quelle confusion ! Pardonnez-moi. Je suis très myope...

Il fouillait dans les poches de son gilet, rebrodé de petites fleurs roses et vertes, très long à la mode de Versailles, et qui juponnait sous les basques de sa redingote.

– Où sont mes bésicles ? Tu n'as pas vu mes bésicles, Alexandre ?

Il se tournait vers un adolescent qui l'accompagnait et qui malgré son jeune âge paraissait aussi renfrogné que le marquis se montrait jovial et exubérant.

– Des bésicles ! répondit le garçon d'un air rogue. Pourquoi faire des bésicles ?

– Mais pour voir, bon Dieu ! Tu sais bien que je suis quasiment aveugle sans mes verres. Je viens de commettre un impair irréparable. Ah ! Mesdames, que d'excuses ! Mais oui, en effet, chère comtesse, vous êtes blonde ! La description me semble plus exacte. Ainsi c'est donc vous la dame du Lac d'Argent, dont tout Québec raconte la légende.

Il se ressaisissait, retrouvait sa faconde, son sourire spontané et son regard allait avec un plaisir évident de l'une à l'autre des deux femmes.

– Qu'importe ? décréta-t-il, la blonde vaut la brune. J'aurais tort de regretter. Plus il y a de jolies femmes, plus l'on est heureux ! Décidément, la vie est belle !

Il leur prit à toutes deux péremptoirement le bras.

– Vous ne m'en voulez pas ? demanda-t-il à Angélique.

– Mais non, réussit-elle à dire tandis qu'il enchaînait aussitôt, tourné vers Ambroisine.

– Et vous non plus, j'espère. Je suis comme ça. Franc, direct, je dis ce que je pense, et lorsque quelqu'un m'inspire de l'admiration, je suis absolument incapable de me contrôler. J'ai pour la beauté, toutes les formes de beauté, une passion, un culte, et il faut que je l'exprime.

– C'est un travers que je suppose, on vous pardonne volontiers.

La duchesse de Maudribourg paraissait s'égayer. Son beau visage qui semblait habituellement triste s'était transformé. Elle riait avec indulgence. Elle riait et regardait le marquis au visage avec une hardiesse qui ne lui semblait pas coutumière.

– Monsieur, dit-elle, m'est-il permis de vous poser une question ?

– Mais oui. À une femme aussi gracieuse tout est permis !...

– Pourquoi avez-vous le visage barbouillé de noir ?

– Que me dites-vous là ? s'écria-t-il très agité. Ah ! Je sais, j'ai apporté des échantillons de charbon de terre, qui provient de la baie de Chignecto, à M. de Peyrac...

Il cherchait son mouchoir avec fébrilité.

– Je sais qu'il goûte ce genre de cadeau. Nous avons, ce tantôt, examiné et apprécié ensemble la beauté et la qualité de ce minéral qui remplace si avantageusement le bois par les dures journées d'hiver. J'en ramène une cargaison à Québec. Mais c'est assez salissant.

Il s'essuyait et s'époussetait et retrouvait vite son élan.

– En échange, il m'a offert un poêle de Hollande de toute beauté ! Que dites-vous de cette délicate attention ! Quel homme charmant ! Ma maison de Québec va être la plus belle de tout le Nouveau Continent.

« Comte, dit-il à Joffrey de Peyrac qui s'approchait, décidément, c'est intolérable ! Vous thésaurisez les merveilles les plus rares dans votre sacré Gouldsboro. Vous voici nanti des deux plus belles femmes du monde.

– Avez-vous fait connaissance avec la duchesse de Maudribourg ? demanda Peyrac en désignant celle-ci.

– Nous venons de faire connaissance.

Il baisa à plusieurs reprises le bout des doigts d'Ambroisine.

– Elle est charmante.

– Mme de Maudribourg est notre hôte depuis quelques jours. Son navire a fait naufrage dans nos parages.

– Naufrage ! Quelle horreur ! Me feriez-vous croire que ce magnifique pays, cette mer si belle sont dangereux ! ...

– Ne faites pas l'innocent, dit Peyrac en riant. Vous êtes payé pour le savoir après l'exploit sans pareil que vous venez d'accomplir, de franchir les chutes réversibles de l'estuaire Saint-Jean avec votre trois-mâts.

– Ce n'est pas moi qui l'ai accompli, c'est Alexandre, dit le marquis en se rengorgeant.

Joffrey de Peyrac présentait à la duchesse Colin Paturel, gouverneur de Gouldsboro, le lieutenant de celui-ci, Barssempuy, le chef de la flotte Roland d'Urville, Don Juan Alvarez, capitaine de ses gardes espagnols, et les principales notabilités parmi les Huguenots de La Rochelle, enfin le baron de Saint-Castine dont Angélique découvrit la présence, puis le futur beau-père de celui-ci, Mateconando, le sagamore des Souriquois du Pénobscot qui se présenta coiffé, sur ses longs cheveux tressés, du béret noir florentin donné par Yerruzano.

La duchesse sourit à tous avec grâce.

– Décidément, comte, vous aviez raison. Il semble qu'il y ait sur ces plages plus de gentilshommes bien nés que dans l'antichambre du roi.

Elle se souvenait de la réflexion qu'il lui avait faite a son arrivée.

– Nous sommes tous gentilshommes d'aventures ! s'écria le lieutenant de Barssempuy. Nous portons haut les bannières de nos pères, tandis que dans l'antichambre du roi il n'y a plus que des bourgeois ou des couards.

Il cherchait à se faire valoir, car il aimait Marie-la-Douce, et craignait que la duchesse ne fût pas favorable à sa candidature. Pour plus de sûreté, il lui répéta son nom que le comte avait déjà énoncé, et cita les titres de ses pairs dans la région de Nantes dont il était originaire.

La duchesse regarda avec intérêt ce visage tanné de jeune corsaire, qui respirait la franchise et l'entrain du guerrier accoutumé aux combats. En effet, ce n'était ni dans l'antichambre du roi ni dans les parloirs des couvents que la duchesse de Maudribourg avait pu rencontrer ce type de gentilhomme. Il était nouveau pour elle. Une certaine curiosité contenue brillait dans les yeux d'Ambroisine, et ses regards allaient de l'un à l'autre des visages qui l'entouraient. Elle se contrôlait beaucoup et il était difficile de savoir ce qu'elle pensait, mais Angélique avait l'intuition qu'elle éprouvait un certain plaisir à se trouver dans cette société inhabituelle.

Barssempuy essayait d'attirer l'attention de Marie-la-Douce par quelques signes, imité en cela, avec beaucoup moins de discrétion, par Aristide Beaumarchand qui voulait accaparer Julienne.

Mais les Filles du roi se tenaient sagement groupées sous l'égide de leur bienfaitrice et de Pétronille Damourt, le secrétaire Armand Dacaux fermant la marche.

Le marquis de Villedavray les découvrit.

– Mais, en voilà d'autres ! s'exclama-t-il. Oh ! Quel admirable endroit ! Venez donc, mesdames, venez vous rafraîchir.

Il rompit le cercle et entraîna tout ce monde vers les tréteaux. Angélique l'entendit dire à Ambroisine de Maudribourg :

– Un naufrage ! Mais c'est affreux ! Contez-moi cela, ma pauvre petite !

Elle alla renouer connaissance avec le baron de Saint-Castine, qui lui présenta sa fiancée, Mathilde, la jeune princesse indienne qu'il aimait. Elle était belle et fine avec ses lourdes tresses noires encadrant l'ovale de son visage doré.

– Pouvez-vous me donner des nouvelles de notre marinier anglais Jack Merwin ? s'enquit Angélique auprès du baron.

– Le père de Vernon ? Il a repris la route. Je pense qu'il a dû essayer de joindre le père d'Orgeval sur le Kennebec pour lui rendre compte de sa mission.

– Où en est la guerre indienne ?

– Mes populations se tiennent coites, mais les nouvelles qui nous parviennent les émeuvent, et je les contiens difficilement. Les Abénakis de l'ouest du Kennebec continuent à moissonner scalps et prisonniers. On dit qu'ils ont mis à l'eau leurs flottilles afin d'assaillir les îles de la baie de Casco et traquer l'Anglais jusque dans les derniers repaires. Si les îles tombent, la Nouvelle-Angleterre se relèvera mal de ce coup.

– Bonne affaire ! cria Villedavray qui, non loin, tout en dégustant une préparation au crabe, avait surpris ces paroles.

– L'affaire sera moins bonne si le corsaire Phipps capture votre intendant de la Nouvelle-France, rétorqua Saint-Castine, et si, par représailles, tous ces navires anglais qui pèchent en ce moment dans la Baie viennent mettre le siège devant mon fort de Pentagoët.

– Ne craignez rien, mon bon. M. de Peyrac se charge des Anglais, affirma le gouverneur de l'Acadie, la bouche pleine. Avez-vous goûté de ce crabe, baron ? C'est exquis. Il a un arrière-goût d'une finesse. Qu'est-ce donc ? Ah ! De la muscade, je gage. N'est-ce pas ? fit-il pointant l'index vers Angélique, comme tout excité d'avoir découvert un secret d'une extrême importance.

Elle reconnut qu'il était tombé juste. « Pas de bon crabe sans muscade », dit un vieux dicton gastronomique des côtes saintongeaises. L'homme aux épices et son esclave caraïbe étaient restés à Gouldsboro, l'on ne sait pourquoi, lors du départ du Sans-Peur.

Simultanément, deux arrivées attirèrent l'attention dans deux directions différentes. Au même instant, la moitié des têtes de l'assemblée se tournèrent vers l'orée des bois d'où venait de surgir un religieux en bure brune, portant son canoë indien sur la tête, l'autre moitié vers la rade où pénétrait une lourde chaloupe d'une trentaine de tonneaux.

– Le frère Marc, le capucin de Saint-Aubin sur la Sainte-Croix, s'écria Villedavray en désignant le religieux, et voici Grand Fontaine, acheva-t-il en pointant un doigt vers la mer.

Le surnom de Grand Fontaine était Grand Bois à cause de la chênerie splendide et apparemment sans limites qui entourait sa censive et où il passait le plus clair de sa vie. C'était un géant qui vivotait chichement d'un peu de pelleterie, mais surtout chasseur et pêcheur impénitent, ce qui n'arrangeait guère ses affaires.

Voici que, donnant du coude et bousculant sans ambages les groupes de personnes qui débordaient de la chaloupe, il mettait pied à terre et criait de loin, reconnaissant Peyrac.

– Les chutes de l'estuaire de Saint-Jean ont été vaincues et par des Français, en dentelles encore, ces beaux messieurs de Québec. Mais ces c...-là se sont fait prendre à revers par les Anglais qui les poursuivaient. Les Anglais bloquent maintenant l'entrée. Je ne peux plus rentrer chez moi. Je suis venu vous demander un coup de main.

Il s'avançait, suivi de la troupe hétéroclite qui avait débarqué de la chaloupe. Quelques Acadiens fortement bâtis, un groupe de femmes et d'enfants manifestement anglais ou hollandais, des Indiens Malécites ou Mic-Macs, coiffés de leurs bonnets pointus surbrodés et, tranchant sur le tout, le kilt et le tartan de l'Écossais Cromley que le comte avait envoyé naguère porter un message d'avertissement aux établissements étrangers de la Baie Française.

– Oui, répéta Grand Bois en se rapprochant, ce c.. de gouverneur a réussi un exploit qui mérite le coup de chapeau, mais il nous met tous dans le pétrin...

– De qui parlez-vous, monsieur ? demanda le marquis de Villedavray, en se redressant de toute sa hauteur pour bien se faire voir.

– Ah ! Vous êtes là, vous ! dit Grand Bois, l'apercevant. Vous avez réussi à passer... de Jemseg ? Et vous êtes allé à pied par la forêt ?

– Je réussis toujours à passer où je veux passer, cria le gouverneur d'une voix de fausset dans sa colère, et vous apprendrez que je réussis toujours à rattraper les insolents de votre espèce...

– Ne vous fâchez pas, dit Grand Bois, malgré tout un peu ennuyé, j'ai dit que vous méritiez un coup de chapeau pour la remontée des chutes de l'estuaire.

Il renifla et passa sa manche de buflletin sous son nez humide.

– Après tout, c'est vrai que nous sommes tous dans l'embarras à cause de vous, par là-bas, avec ces Anglais qui s'agitent comme des guêpes. Vous auriez mieux fait d'échapper aux Anglais en louvoyant dans la Baie plutôt que d'entrer ainsi dans la rivière.

– C'était le seul moyen de sauver toute ma cargaison précieuse.

– Oui-da, ricana l'un des nouveaux arrivants. L'on s'en doute. Précieuse, avec toutes les fourrures que vous avez razziées chez nous, nous dépouillant jusqu'au trognon.

– Je n'ai rien razzié chez vous, comme vous dites, monsieur Defour, hurla le gouverneur, pour la bonne raison que lorsque je me suis présenté à votre cursive je n'y ai pas trouvé un chat...

– Si fait, vous y avez trouvé notre chat.

– Mais que lui ! rugit Villedavray qui écumait. Les quatre messieurs Defour s'étaient égaillés dans la nature au lieu de se conduire en loyaux sujets de Sa Majesté et de recevoir honorablement son représentant, c'est-à-dire MOI ! Et l'un d'eux, en fuyant, trouve encore le moyen de débaucher les six soldats du fort

Sainte-Marie, afin de se mettre à la disposition de M. de Peyrac7.

– Eh bien ! Vous voici content, puisque M. de Peyrac doit vous servir. En les amenant ici, on est allé droit au-devant de vos désirs. Et au heu de nous remercier...

Les deux frères Defour se ressemblaient, sauf que le cadet qui venait de débarquer était encore plus grand et plus large d'épaules que son aîné. Villedavray les considéra d'un air sombre.

– Bon ! Eh bien ! Espérons que d'ici peu les quatre coquins vont se trouver réunis ici même afin que je puisse les faire charger de chaînes et conduire sous bonne garde à Québec.

Les deux frères et Grand Bois éclatèrent d'un rire bruyant et insolent, imité avec fracas par tous leurs Mic-Macs, parents ou frères de sang.

Grand Bois tira de sa poche un énorme mouchoir paysan pour s'essuyer les yeux embués par des larmes de rire.

– Vous n'êtes pas ici en territoire français, monsieur le gouverneur. Gouldsboro, c'est un royaume neutre et nous aussi nous en sommes.

– Un royaume neutre ! répéta le gouverneur les yeux exorbités. Qu'entends-je ? Mais alors c'est la rébellion ! ... La révolte contre la Fleur de Lys !...

Joffrey de Peyrac s'était désintéressé de la querelle. Les démêlés du gouverneur de l'Acadie avec ses administrés étaient célèbres et se renouvelaient à peu près dans ces termes à chacune de ses visites annuelles.

Le comte était allé brièvement s'entretenir avec l'Écossais et les quelques réfugiés des comptoirs anglais et hollandais ramenés par lui, plutôt par mesure de prudence préventive que devant une menace précise de guerre indienne. Finalement, il se révélait que les colons étrangers de la Baie Française s'inquiétaient plus des agissements de leur compatriote bostonien Phipps que de ceux des Français, et qu'ils avaient sauté sur l'occasion de venir visiter Gouldsboro en attendant que les choses se tassassent à l'entrée de la rivière Saint-Jean. Une barque d'Acadiens passant par là les avait pris volontiers à son bord.

– Restaurez-vous, leur dit Peyrac après les avoir présentés au révérend Patridge, à Miss Pidgeon et aux rescapés anglais de la baie du Massachusetts. Dans quelques jours vous pourrez rentrer chez vous. Le vieux chef Skoudoun tient ses Indiens en main et je vais aller lui rendre visite moi-même pour le tranquilliser.

– C'est en son nom que je viens vous apporter cette branche de porcelaine ! informa le religieux en bure brune qui s'était approché.

Il tendit à Peyrac un brin de cuir sur lequel étaient enfilés des coquillages.

– Skoudoun m'a fait venir spécialement à son village de Metudic pour m'envoyer vers vous. De Jemseg, ces messieurs de Québec lui demandent d'amener ses guerriers contre les Anglais. Il n'a pas encore pris de décision et vous envoie ceci.

– Un seul brin !...

Peyrac fit repasser la branche de coquillages dans sa paume, en réfléchissant. L'envoi était mince. Il pouvait aussi bien signifier : « Que dois-je faire ? Je suis dans l'expectative » que « C'est un geste de déférence que je vous dois avant d'entrer en campagne, mais j'agirai à mon gré ».

– Qu'en pensez-vous, mon père, vous qui l'avez vu ? interrogea Peyrac tourné vers le capucin.

– Il ne bougera pas avant de connaître votre opinion. Mais il fait quand même préparer quelques chaudières de guerre afin de complaire à ces messieurs dont les navires sont sous la menace anglaise.

Le capucin s'exprimait avec indifférence. On sentait que l'issue de ces pourparlers lui importait peu. Jeune, avec un visage énergique et avenant, fortement hâlé, ne portant pas la barbe, les cheveux châtains ébouriffés par le vent, la bure haut troussée dans sa ceinture de corde, chaussé de mocassins, il y avait en lui quelque chose – bien qu'il eût reçu les ordres et pût célébrer la messe —qui faisait qu'on l'appelait le frère Marc, comme s'il en était novice ou convers.

– Bonne aubaine pour vous que Skoudoun vous ait envoyé courir les bois, lui lança Villedavray d'un ton acerbe, vous préférez cela aux patenôtres ! Hein ! Et vous avez pu faire le fou dans tous les rapides du Saint-Jean, de la Sainte-Croix, voire de la Meduxnakeag. Combien de fois vous êtes-vous retourné votre canot sur la tête ? Combien de bouillons avez-vous bus dans les remous et les rochers ?... Cette jeunesse ne pense qu'à des exploits fougueux contre les eaux, ce pays les rend fous, commenta-t-il tourné vers Angélique. Voyez ce religieux. Il stupéfie les Indiens eux-mêmes par sa hardiesse à descendre tous les cours d'eau réputés infranchissables et dangereux. Croyez-vous qu'il pense au service de Dieu pour lequel il a été envoyé ici ? Que nenni ?... Et mon Alexandre ? Ses parents me l'ont confié pour en faire un gentilhomme accompli, et non pas un sauvage qui ne rêve que de remonter le cours d'une rivière à la vitesse de dix chevaux galopant, comme il fit l'an dernier au Petit Condiac. Cette année, il lui fallait l'estuaire de la rivière Saint-Jean...

– Ainsi vous avouez que c'est bien pour complaire à votre mignon que vous nous avez tous mis dans le bain, cria Bertrand Defour.

– Je n'avais pas convoqué Phipps, hurla Villedavray hors de lui.

– N'empêche, l'exploit demeure, dit le frère Marc conciliant. Voyez qu'on n'en tire pas que des désavantages. C'est le souvenir de cette remontée de l'an dernier et de celle de ces jours-ci, qui rend Skoudoun si admiratif qu'il se demande s'il ne doit pas prêter main-forte aux Français et, en fait, se montrer par la fin un allié sincère.

Le visage du marquis s'illumina et il eut ce sourire juvénile qui le rajeunissait de vingt ans.

– Quand je vous le disais ! s'exclama-t-il. Ce n'est pas en vain qu'Alexandre a risqué sa vie... et la mienne. C'est un jeune homme exceptionnel. Voyez, comte, sans mon Alexandre nous étions tous perdus.

– Attention, nous ne sommes pas encore sauvés, rectifia Peyrac en riant. Et précisément je ne voudrais pas que Skoudoun se montre trop fidèle aux Français. Je préfère en l'occurrence sa mentalité hautaine. Il va falloir que je trouve à mon tour quelque chose pour l'impressionner.

Il regarda autour de lui et alla vers le groupe des Anglais dont la plupart s'étaient assis sur le sable à la lisière des varechs, mangeant modestement et buvant de la bière.

– Mr Kempton, le colporteur, est-il parmi vous ? s'informa-t-il.

Il y était, prenant activement les mesures de tous les pieds qui se proposaient et promettant pour le lendemain, au plus tard pour la semaine suivante, des paires de chaussures d'une élégance toute londonienne et d'une solidité à toute épreuve. Avait-il du cuir pour tant de commandes ? Bien sûr, qu'il en avait, et de la plus belle qualité. À la rigueur, il s'en procurerait dans les deux jours. Il connaissait une île qui...

À la demande de Peyrac, le petit colporteur du Connecticut se présenta, levant haut son nez pointu vers le grand personnage, le cou entouré de plusieurs aunes de ruban comme un charmeur de serpents.

– Mr Kempton, lui dit le comte, j'aurais besoin de votre ours.

– Mon ours ! Que lui voulez-vous ? protesta Élie Kempton, méfiant.

– En faire mon allié. Ou plutôt lui confier une mission de la plus haute importance. Un ours aussi intelligent se doit d'entrer dans la diplomatie au service de l'Angleterre. Je veux l'emmener avec moi à Métoudic afin de séduire le chef des Malécites Skoudoun dont j'attends des services importants, entre autres de ne pas s'allier aux Français pour la guerre.

Élie Kempton secoua la tête.

– Impossible. Mr Willoagby ne peut être mêlé à d'aussi dangereuses entreprises. De toute façon, je ne peux pas me séparer de mon ours.

– Mais vous pouvez l'accompagner.

– Aoh ! Yes. Y a-t-il des femmes européennes là-bas ? interrogea le colporteur soupçonneux.

– Certes ! Et des plus délaissées. Elles vous accueilleront avec joie.

– Aoh ! I see. Cela change tout, s'enchanta Élie Kempton, l'œil émerveillé.

– Ces Anglais sont d'une concupiscence ! fit remarquer avec dégoût Villedavray qui dégustait à petites bouchées une tarte aux airelles, et savait assez d'anglais pour avoir suivi le dialogue.

– Mais non, ce n'est pas ce que vous croyez, rectifia Angélique en riant, ce brave homme est un colporteur de la Nouvelle-Angleterre qui cherche clientèle. Sa besace est inépuisable. Il a toujours quelque chose à vendre. Avec lui le miracle auquel on a assisté sur ces plages c'est celui de la multiplication de la manchette de dentelle et de la ganse de satin. Et naturellement toutes les femmes sont heureuses de sa venue.

Kempton avait pris sa décision.

– C'est bon. J'informerai Mr Willoagby et je vous donnerai sa réponse demain, conclut-il pressé de retourner à ses affaire (Il repartit en criant :) Aux belles chaussures ! Aux belles chaussures neuves...

– Mais quel personnage extraordinaire, fit la duchesse de Maudribourg, et comme tous ces gens sont vivants et drôles... Jamais je ne me suis tant amusée, s'exclama-t-elle en regardant Angélique avec l'enthousiasme d'une enfant assistant à son premier bal.

Elle paraissait fascinée. Elle en oubliait ses responsabilités de « bienfaitrice », et ceux qui, parmi les nouveaux colons, se considéraient comme les « promis » des Filles du roi en profitaient pour tenter leur chance près de ces demoiselles, les entraînant près des tréteaux pour, sous prétexte de leur passer mets et boissons, gagner un aparté avec la belle de leur choix. Barssempuy s'efforçait de désarmer, avec gentillesse, la modestie de Marie-la-Douce, le quartier-maître Vanneau avait entrepris de raconter à Delphine Barbier du Rosoy ses campagnes à travers le monde. Naturellement Aristide Beaumarchand se mettait en frais pour Julienne qui, de temps en temps, ne pouvait retenir un bruyant éclat de rire, qu'elle maîtrisait aussitôt la main sur la bouche, jetant un regard inquiet du côté de la duchesse et de Pétronille Damourt. Mais, même la corpulente duègne avait relâché sa garde. L'arrivée de Cromley avait tout à fait bouleversé les conceptions de la brave femme sur l'espèce masculine. Ce spécimen, qui portait jupe et des favoris roux et hérissés comme des balais au milieu tes joues, l'intriguait visiblement et, voyant l'intérêt qu'il inspirait, l'Écossais avait commencé avec son assurance habituelle à lui raconter toutes sortes d'histoires terrifiantes sur les apparitions qu'on avait dans la Baie, de bateaux fantômes, et de monstres marins.

Angélique remarqua que seule la Mauresque, pourtant fort aimable et jolie, semblait un peu délaissée. Les matelots de Colin Paturel, en veine d'honorabilité, ne voulaient point, en faisant la cour à une métisse, rappeler le goût un peu trop prononcé qu'ils avaient eu au cours de leurs voyages pour les filles des îles.

Angélique se proposait d'aller vers elle afin de la distraire et de la confier à des jeunes filles de Gouldsboro, mais, à ce moment, la devançant, Yann Le Couennec, qui avait remarqué l'esseulée, l'abordait.

– Savez-vous parler français, mademoiselle ?

– Mais comment donc ! s'exclama-t-elle. J'ai été élevée au couvent des Ursulines de Neuilly près de Paris, et je sais lire et parler en société.

– Vous m'en voyez ravi, affirma le brave garçon. Voulez-vous boire de la bière d'épinette, de la limonade de sumac blanc, ou un peu de vin d'Espagne pour avoir le cœur content ?

– Du vin d'Espagne, dit la jeune fille qui retrouva son sourire.

La duchesse aux côtés d'Angélique avait suivi le manège.

– Ce jeune homme est bien bon de s'occuper de cette enfant, fit-elle remarquer avec un soupir. Ma pauvre Mauresque ! Je ne voulais pas m'en charger, mais c'est mon amie, la marquise de Roquencourt, qui a tant insisté pour que je m'occupe d'elle. Je ne sais si elle trouvera preneur à Québec. Et je le regrette car je me suis attachée à elle. Enfin, elle pourra toujours prendre le voile comme converse. Elle est très accomplie.

Dans un éclair, Angélique songeait aux enfants bâtards que les grandes dames dépravées concevaient avec leur Maure et qu'elles cachaient ensuite au fond d'un couvent ou que leurs valets venaient vendre, dans un panier, à la Cour des Miracles.

– À quoi songez-vous ? demanda la duchesse en lui posant la main sur le poignet.

– À rien de précis, fit Angélique en secouant la tête pour chasser ses réminiscences.

Paris et ses perversions étaient loin. Ambroisine la considérait, avec attention, de ses immenses yeux d'ambre.

– Il y a parfois quelque chose qui passe sur votre visage, dit-elle, et qui vous rend d'une beauté surprenante... Vous devez avoir une vie intérieure intense ?

– Je ne sais pas, fit Angélique en souriant. Je n'ai guère le temps de méditer.

Elle s'interrogeait sur l'opportunité de parler dès maintenant à la duchesse du projet de l'établissement de ses Filles du roi à Gouldsboro, car le moment semblait bien choisi.

Mais Joffrey de Peyrac revint vers elles.

– Ne m'avez-vous pas informé que le Sagamore Piksarett s'était présenté ce matin à Gouldsboro ?

– En effet. Il venait pour réclamer ma rançon, m'a-t-il dit, et il voulait vous rencontrer de toute urgence. Mais je ne le vois pas ici.

– Qu'est-ce que c'est que cette histoire de rançon ? interrogea la duchesse en ouvrant de grands yeux. Vous y avez déjà fait allusion ce matin.

Angélique expliqua rapidement que dans un combat en Nouvelle-Angleterre elle avait été capturée par le fameux Piksarett. Il la laissait libre mais, selon les lois de la guerre indienne, M. de Peyrac lui devait une rançon, ainsi qu'aux deux autres guerriers abénakis, pour les Anglais capturés par eux et dont on avait obtenu la libération.

– Tout cela est extraordinaire, dit Mme de Maudribourg en la regardant avec étonnement. Pourquoi ne vous débarrassez-vous pas de ces Indiens insolents ?

– Il faut respecter leurs coutumes...

On avait fait appeler les deux guerriers, Jérôme et Michel, qui mangeaient des cuisses de chevreuil près d'un feu. Après s'être essuyé les mains à leurs mocassins et à leurs cheveux, ils se présentèrent.

– Où est Piksarett ? leur demanda Angélique en abénakis.

Les deux guerriers Patsuikett s'entreregardèrent et parurent hésiter.

– Il s'est enfui, répondit Jérôme.

Le mot paraissait étrange, surtout concernant Piksarett, l'intraitable. Peyrac le leur fit répéter, puis il demanda son avis à Castine. Mais il n'y avait guère d'autre traduction à donner à la phrase de l'Abénakis. Piksarett s'était « enfui ». Pourquoi ? Devant quel danger ? Nul ne paraissait le savoir. Angélique et le comte se dévisagèrent.

– Je regrette son absence, dit Peyrac. J'aurais voulu lui demander de m'accompagner dans notre expédition. Skoudoun est très soucieux de ses alliances avec les autres tribus abénakis, et la visite du Grand Baptisé, dont la célébrité est considérable et dont il me parlait avec intérêt, l'aurait certainement enchanté au plus haut point. Ils auraient discuté religion, auraient fumé de mon meilleur tabac de Virginie et j'aurais eu le temps de désamorcer la bombe.

– Prenez Mateconando, mon futur beau-père, proposa le jeune baron gascon. Lui aussi est très disert sur la religion.

Sur ce, Jérôme et Michel commencèrent à discourir à propos de leurs captifs anglais qu'ils avaient pris à Brunschwick-Falls et derrière lesquels ils couraient depuis pas mal de temps. Le moment était venu de savoir s'ils pouvaient les emmener avec eux ou si l'on consentirait à leur donner une rançon. Il fallut traiter de la question, car les deux compères avaient fait montre jusqu'ici d'une certaine patience.

– Ces sauvages sont splendides, n'est-ce pas ? dit le marquis de Villedavray tandis que l'on faisait venir le jeune Samuel Corwin, les deux engagés, le révérend Patridge et Miss Pidgeon que les Abénakis prétendaient avoir capturés.

– Regardez cette musculature. Pas une once de graisse. À chacun de leurs mouvements leur peau brille comme de l'or. Mais ils sentent bien mauvais.

Dommage ! Savez-vous qu'ils peuvent courir à la vitesse d'un cerf ? J'ai vu cela au Bois de Boulogne, lorsque j'avais ramené quelques spécimens en France avec M. de Romagny, pour amuser le roi. On a fait courir ce jeune Iroquois Outtaké contre un cerf et il l'a rattrapé et saisi aux cornes. Le roi n'en revenait pas. Outtaké est maintenant chef des Cinq Nations et le pire ennemi de la Nouvelle-France. Ce n'était pas la peine de lui faire faire un si beau voyage. Allez comprendre ces animaux-là !

– J'ai reçu de lui un collier de wampum, dit Angélique qui était très fière de ce présent du chef Iroquois.

– Ma chère, vous, vous êtes capable de tout, trancha le marquis en attaquant une assiette de petites friandises fabriquées avec des noix de carryer pilées et de la cassonade. Mais, conclut-il la bouche pleine, les Iroquois sont des monstres, et la Nouvelle-France ne respirera que lorsqu'ils seront tous exterminés.

« Oh ! Mais j'y songe, s'écria-t-il, sautant du coq-à-l'âne, Peyrac, mon cher, si vous voulez impressionner le chef Malécite emmenez donc mon Alexandre. Vous avez entendu ce que disait tout à l'heure le frère Marc. Il ne faut pas manquer de mettre ce jeune héros à l'honneur après ce qu'il a fait.

– N'empêche que c'était une connerie, réitéra lourdement Grand Bois. Encore s'il ne s'agissait que du mascaret du Petit Codiac, ça peut se comprendre, ça a son utilité. À condition de ne pas y laisser sa peau, on parcourt en une heure une distance qu'on mettrait une journée à remonter dans le cours habituel de la rivière. Mais les chutes folles de l'estuaire de la Saint-Jean...

– Mais l'honneur de l'exploit... De grossiers personnages de votre espèce ne peuvent pas comprendre...

Ils recommencèrent tous à discuter âprement, et le frère Marc était le plus animé. On l'écoutait avec une certaine attention car il était très expérimenté, et l'on disait que pas un sauvage ne connaissait comme lui le moindre « saut » des multiples rivières, ru, fleuve depuis la rivière du Loup sur le Saint-Laurent jusqu'au Kennebec, en passant par la Saint-Jean, la Sainte-Croix et le Pénobscot.

– Le sujet a vraiment l'air de leur tenir à cœur, fit remarquer Angélique au comte d'Urville qui se trouvait près d'elle.

– Si vous connaissiez le pays, vous comprendriez, dit le jeune seigneur normand. Toute la vie semble conditionnée là-bas par ce mouvement des eaux, ça vous entoure, ça vous bouillonne de partout. La forêt n'est qu'un bruit de cascades...

– Si au moins il n'y avait pas des marées de près de onze toises..., disait Defour...

– Mais il y a des marées de onze toises, rétorquait Villedavray triomphalement, voire de douze, m'a-t-on dit. Alors qu'en Méditerranée les marées n'atteignent pas une toise. Qu'en déduire sinon que nous sommes dans une région de phénomènes surprenants, ce qui oblige à avoir une conduite, dans l' ensemble, différente des normes.

– La Bretagne à sa pointe occidentale connaît des marées de huit toises. Les Bretons ne sont pas fous pour ça.

– Ils sont pires. Tout le monde est d'accord pour reconnaître que ce ne sont pas des gens comme les autres, de toute façon c'est une race à part. Mais revenons à notre Baie Française. Qu'est-ce qui peut bien causer ici des marées aussi amples ?

– Moi, je sais, dit un des matelots du Cœur-de-Marie qui était précisément Breton. Ce sont des Malouins qui me l'ont expliqué. Ils viennent pêcher là chaque saison depuis toujours, leurs pères avant eux y venaient depuis des siècles, bien avant que Colomb y vînt à son tour. C'est dire qu'ils connaissent tous les secrets de cette côte.

– Et alors ?

– Ils disent qu'avant-avant il n'y avait pas de marées comme ça, mais un monstre marin est venu, énorme et long de plusieurs milles, et qui s'est bloqué dans la faille de la plate-forme sous-marine. Il est resté là et depuis chaque fois qu'il se retourne, la mer déborde.

– Tais-toi, grand bourdin ! s'écria Colin, tandis que des rires s'élevaient. Ce ne sont plus des choses qu'on raconte de nos jours.

– Et pourquoi pas ? protesta le matelot vexé. Même que les Malouins m'ont dit que, des fois, du côté des cinq îles, en face du Parsboro, on voit les yeux du monstre qui brillent sous les eaux. Il aurait le museau partie dans la baie Verte, partie dans la baie de Chignecto, juste à l'entrée du Petit Codiac, ça explique pourquoi ça s'agite tellement par là quand il essaye de refermer sa gueule.

– Tais-toi ! Tais-toi, mon bon, insista Villedavray avec indulgence, si M. de Peyrac t'entendait, lui qui est un scientifique, il te chanterait pouilles.

Mais les marins, en général, étaient impressionnés par l'explication du Breton.

– Et pourquoi ça ne serait pas une explication, même si elle n'est pas scientifique comme vous dites, monsieur le marquis, lança un autre Breton qui voulait défendre son compatriote. Après tout, il n'y a pas si longtemps, chez nous en Bretagne, la terre bougeait du côté de Pont-Brieuc. L'enchanteur Merlin fit creuser et l'on trouva deux dragons géants, un blanc et un rouge... Ici, c'est un pays qui ressemble à chez nous. Et ces Malouins qui viennent depuis toujours dans la Baie Française, forcément ils savent pas mal de choses sur le coin. C'est pas normal après tout que la mer se mette à monter tout à coup comme ça, puis à le retirer, comme si quelque chose la poussait de l'intérieur, puis la rappelait ensuite. Nous autres, hommes de mer, qui sommes nés sur les rivages, on est habitués, on n'y réfléchit plus, mais quand même il doit y avoir une raison.

Villedavray dut avouer que pour lui aussi la chose demeurait mystérieuse.

– Est-ce que ce ne serait pas à cause des masses de poissons qui se déplacent ou doublent quand ils frayent ? émit le frère Marc. Pour la Baie Française, cela expliquerait la différence avec les autres, il y en a tellement, il y a aussi des loups-marins, des baleines...

Colin hocha la tête, dubitatif, et le marquis fit la moue.

– Votre suggestion ne me satisfait point... Ah ! Voici le comte qui revient, qui sait, lui, peut-être, pourra nous départager.

L'affaire des captifs anglais paraissait s'être réglée assez rapidement ou, tout au moins, les bases de ce règlement avaient été énoncées à la satisfaction des Abénakis lésés. Il n'y avait pas d'enfants blancs en jeu, ce qui simplifiait le problème, et Ouaouénouroué-Jérôme n'avait pas trop insisté pour emmener avec lui comme esclave son irascible capture, le révérend Patridge, se contentant d'accepter, comme le lui proposait Peyrac, un lot de couvertures de Limbourg bleues et écarlates, donnant, pliées l'une sur l'autre, la hauteur dudit captif, ce qui faisait un assez bon lot.

Ces marchandages avaient mis le pasteur hors de lui et on l'entendait tonitruer, en maudissant les Indiens à coups de versets bibliques, tandis que ceux-ci s'esclaffaient.

Ténouïenant-Michel regrettait, lui, de ne pouvoir emmener Miss Pidgeon à la mission de Saint-François sous Québec. Elle était un peu vieille, mais bonne, active, et vaillante. Les Français l'auraient rachetée volontiers pour la faire baptiser. Mais pour une poignée de coquillages des mers du Sud, il la laissa volontiers à ses coreligionnaires.

– Comte, départagez-nous, dit Villedavray très excité. J'ai le soupçon que vous, vous pourrez peut-être répondre à la question, ou plutôt aux questions que nous nous posons. Par ordre, primo, quel est le phénomène qui cause le mouvement des marées en général, secundo, pourquoi particulièrement dans notre Baie Française, ces marées géantes qui font qu'en quelques heures le paysage se transforme et devient presque méconnaissable ? Vous abordez un rivage en lisière d'une forêt, six heures après, au même endroit, vous êtes au pied d'une falaise. Il y a de quoi s'interroger ?

Joffrey de Peyrac posa sur l'assemblée un regard amical et sourit.

Il portait ce jour-là le simple pourpoint de velours vert foncé qu'Angélique aimait, car il en était revêtu quand elle l'avait retrouvé à La Rochelle. Il l'arborait plus volontiers quand il était détendu, qu'il ne se sentait pas contraint de tenir en main une situation difficile et d'en imposer. Aujourd'hui, Angélique sentait qu'il était comme tranquillisé et qu'il goûtait sans arrière-pensée l'intérêt de ce rassemblement avec des gens divers mais qui lui étaient tous soit dévoués, soit favorables, reconnaissant implicitement sa présence et la nécessité de cette présence parmi eux. C'était là une atmosphère nouvelle et Angélique en le regardant à quelques pas d'elle, avec son expression affable, l'humanité de son regard, dont parfois il fallait affronter l'intensité brûlante, mais dont aussi elle connaissait la passion et la gaieté, se sentait elle-même apaisée.

Il lui parut qu'aux tempes de son mari, la touche argentée s'était accentuée et son cœur se serra de tendresse.

Quelque chose d'ineffaçable entre eux naîtrait de ces jours tourmentés. Ils étaient encore comme brisés :out au fond, elle le sentait. Mais il y avait trop à faire en ces jours de l'été. Qu'importe, ce qui était positif se dégagerait peu à peu et plus tard, ils en goûteraient mieux la saveur et la richesse que dans cette bousculade. Ils étaient obligés de se maintenir fermes et debout, portant des responsabilités trop sévères pour pouvoir se permettre la retraite dont ils auraient eu besoin. Mais encore quelque temps et ils rentreraient à Wapassou, « chez eux », se dit-elle pour se donner du courage. Pourvu qu'il renonçât à cette idée d'aller à Québec, qui lui paraissait dangereuse.

– Je répondrais volontiers à la première question, dit Peyrac, mais il m'intéresserait de voir quelqu'un d'entre vous le faire à ma place. Je donne un présent à celui qui dégagera la vérité par le raisonnement et le fruit de ses observations. Allons, messieurs, vous êtes des gens de mer, et vous n'avez pas été sans glaner bien des renseignements au cours de vos campagnes. Rappelez vos souvenirs et faites la synthèse de vos expériences. Vous ne tarderez pas, j'en suis certain, à vous approcher fort près de la réponse scientifique et mathématique démontrée, de ce qui provoque le mouvement des marées sur notre globe terrestre.

Les uns et les autres commencèrent à se dévisager, à chuchoter en aparté, à froncer les sourcils, à se plonger dans de profondes méditations.

– Je vois Yann lever les yeux au ciel, dit le comte. Tu brûles, mon garçon.

– Faudrait-il chercher le secret des marées dans les étoiles ? demanda Yann.

– Mais oui. Tout au moins dans les astres, affirma une voix. Puisque les marées sont dues à l'attraction de la lune...

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