Chapitre 17
– Oui, vraiment, commentait-il un peu plus tard encore, quel spectacle hors du commun ! Votre blondeur et votre grâce auprès de ce monstre velu ! Vous n'avez peur de rien, en vérité. Vous êtes bien semblable à la réputation qu'on vous a faite à Québec... Non, n'enlevez pas cela, ma bonne dame, intervint-il, retenant Mme Carrère qui commençait à rassembler les plats sur les tables, il y a encore un peu de ce crabe délicieux dans cette assiette. Passez-la-moi ! Humph ! C'est absolument divin !... Que disais-je ? Oui, chère Angélique, vous êtes bien semblable à ce portrait que taisaient de vous vos enthousiastes partisans de Québec. Quand je pense que ce grave d'Arreboust a fait scandale en prenant votre défense au retour de son voyage au Kennebec. Auparavant, nous ne nous entendions pas. Il me jugeait trop libertin. Mais son courage à votre égard m'a plu, et cela nous a rapprochés. Il est manifestement amoureux de vous. À Montréal, déjà sa femme se répand en prières pour le salut de son âme. Mais aussi pourquoi ne couche-t-elle pas avec lui ? Elle n'a que ce qu'elle mérite !
Angélique n'écoutait que d'une oreille. Les gens se dispersaient. On rangeait les écuelles, les gobelets et les brocs. Les garçons vigoureux se chargeaient de démonter les tréteaux. L'ombre lilas envahissait la plage et les appels de ceux qui commençaient à ne plus s'apercevoir montaient avec une sonorité particulière car le crépuscule était limpide et le vent s'apaisait.
Angélique cherchait des yeux son mari et ne le découvrait pas.
– À Québec, au moment de la grande faim, alors que l'on disait que vous étiez tous morts au fond des bois, le chevalier de Malte Loménie-Chambord a commandé une neuvaine pour vous. Cela a paru excessif. Moi, j'y suis allé. J'ai toujours aimé faire quelque chose pour les jolies femmes, même prier pour elles. Il y a eu une émeute à ce sujet. Janine Gonfarel menait les femmes contre vous. Elle agissait ainsi pour complaire aux Jésuites. C'est sa façon d'obtenir qu'ils la laissent en paix avec son bordel de la Basse-Ville. Il y a toutes sortes de personnes intéressantes à Québec, vous verrez. J'adore cette ville. Il s'y passe sans cesse des événements hors du commun. J'y étais déjà en 1662, lorsqu'une comète est passée, signe de guerre, et des canots en flammes portant tous ceux qui étaient morts martyrs aux Iroquois... Vous avez tué Pont-Briand, dit-on ?
– Moi ? Je n'ai tué personne...
– Enfin, il est mort à cause de vous. C'était un très bon ami à moi, mais aimant trop le beau sexe. Il se croyait irrésistible. Une proie facile pour ce Jésuite habile.
– De qui parlez-vous ? demanda Angélique d'une voix altérée.
Elle venait tout à coup d'apercevoir Joffrey. Il était debout auprès de la porte de l'Auberge du fort et s'entretenait avec la duchesse de Maudribourg. Celle-ci était assise sur l'un des bancs de bois encadrant la porte.
– Mais de Sébastien d'Orgeval, pardi, rétorquait Villedavray. Un grand bonhomme ! Je l'aime beaucoup. Au début nous avons commencé par nous heurter. Mais je ne crains pas les jésuites. Ce sont des êtres qui ont leur charme. Oui, mon carrosse l'a heurté dans la rue montante. Après il prétendait m'en raire interdire l'usage disant que les rues de Québec ne sont pas faites pour les carrosses. Il a raison. Mais j'ai fait venir ce carrosse à grands frais d'Europe et je dois l'utiliser...
Ambroisine de Maudribourg, les mains jointes sur les genoux, levait vers le comte de Peyrac son blanc visage. La silhouette du comte se détachait à contre-jour, longue, déliée, imposante, sur le fond embrasé de la Baie. De temps à autre des personnes entrant ou sortant de l'Auberge le masquaient aux yeux d'Angélique.
– Prenez cela, mon ami, dit Villedavray tendant son assiette vide à l'un des fils Carrère qui passait. Avez-vous encore quelques-unes de ces confiseries exquises, aux noix, je crois ?...
– Non, monseigneur, les enfants ont tout mangé.
– Dommage !
Il s'essuya la bouche de sa pochette de dentelle, et s'étira avec satisfaction.
– Angélique, la vie est belle ! N'est-ce pas ?... Vous ne répondez pas ? Pourquoi ? Le temps n'est-il pas délicieux ? Et n'avons-nous pas connu un moment exceptionnel à écouter cette jolie duchesse nous instruire ?... Ah ! J'ai bien fait de quitter Québec quelque temps. Après l'hiver, on devient tous nerveux là-haut. Ma servante me cherchait querelle. Elle voulait aller visiter sa famille en l'île d'Orléans. Histoire de bouger un peu comme tous les Canadiens au sortir de l'hiver. « Bien, lui ai-je dit, va, je ne suis pas un nouveau-né que je ne puisse me passer de toi ! » Mais il n'y a qu'elle qui sache préparer mon chocolat du matin. Je l'aime très épicé à la façon espagnole. Le petit Maudreuil aussi était pris de bougeotte. Il voulait partir collecter les fourrures au Pays-Haut comme tous ces jeunes gens à tête chaude. « Bien, lui ai-je dit, pars, Éliacin ! » Lui aussi reviendra. Il avait peur qu'on le marie de force, les nouveaux décrets sont sévères. Pourtant je serais intervenu. Mais il n'a pas confiance en moi. Il a été élevé par les Iroquois, le savez-vous ? Quant à Alexandre, il réclamait des exploits nautiques.
Maintenant il faisait sombre sur le rivage. Pourtant l'on n'allumait pas encore les lanternes et les lampes. La température était si douce que les gens hésitaient à se séparer et à rentrer chez eux. Ils s'attardaient, devisant paresseusement, par groupes.
– Oui, la vie est belle, répéta le marquis de Villedavray. J'aime l'atmosphère de la Baie Française. Sentez-vous ces courants qui passent dans l'air ? C'est pourquoi tout le monde ici est un peu au bord de la folie. Sauf votre époux, qui poursuit méthodiquement ses buts et se contente d'édifier sans folie des choses folles.
– Quelles choses folles ? interrogea Angélique en se tournant vers lui avec nervosité.
– Eh bien ! Par exemple la création de cet établissement. Catholiques et calvinistes côte à côte... Ça n'est pas viable ! Quand les enfants deviendront grands, ils s'aimeront, voudront s'épouser... Mais pasteurs ou prêtres refuseront de les unir, les pères maudiront, les mères pleureront...
– Ah ! Taisez-vous, vous me ruinez le moral, s'écria Angélique à bout.
– Mais qu'avez-vous ? Je n'ai pas voulu vous peiner ! Au contraire, ne vous disais-je pas combien j'aime ces lieux que vous animez de votre présence ? Quelle originalité, quelle variété parmi tant de types humains venus de tous les coins du monde !
Des oiseaux passèrent avec de grands cris déchirants.
– Quelle agitation ! Quelle animation !
– Oui, c'est la foire, fit-elle.
– Non, c'est l'été, répliqua-t-il. L'été est court. Dans ces pays du Nord il faut vivre vite, intensément, fiévreusement, tout régler en quelques mois. Mais ensuite... Venez donc à Québec, à l'automne... C'est si beau. Les navires sont partis, les Laurentides sont roses, le Saint-Laurent est comme un grand lac pâle au pied du Roc, et se laisse doucement prendre par le gel. Venez donc.
– Mais vous le dites vous-même, l'on ne peut plus repartir ensuite.
– Eh bien ! Vous y passerez l'hiver. Je mets ma maison à votre disposition et à celle de M. de Peyrac. Elle est une des plus confortables de la ville... Vous y serez fort bien. Non, non, cela ne me gênera pas, j'ai un petit pied-à-terre dans la Basse-Ville et...
– Excusez-moi ! lui jeta Angélique en le quittant brusquement.
Elle venait de distinguer la silhouette d'Ambroisine de Maudribourg, se détachant de l'ombre de l'auberge et remontant vers le haut du village.
D'un mouvement impulsif elle alla au-devant d'elle. La duchesse marchait vite, courant presque. Elles faillirent se heurter et en reconnaissant Angélique dans la demi-clarté qui tombait encore du ciel, Ambroisine eut une expression effrayée.
– Qu'avez-vous ? demanda Angélique. Vous paraissez bouleversée.
– Vous aussi.
Il y eut un silence. Les yeux de la duchesse étaient deux trous d'ombre dans son visage marmoréen. Ses prunelles s'attachaient à celui d'Angélique avec une intensité douloureuse.
– Comme vous êtes belle ! murmura-t-elle presque machinalement.
– Vous parliez avec mon mari. Qu'a-t-il pu vous dire qui vous émeuve à ce point ?
– Mais rien, vraiment. Nous parlions... (Elle hésita puis balbutia.) Nous... nous parlions mathématiques...
– Alors vous discutiez encore mathématiques avec Mme de Maudribourg ? demanda Angélique à Peyrac. Elle est décidément fort savante.
– Peut-être trop pour une jolie femme, dit le comte légèrement. Mais non, ce soir nous en avions assez appris avec cet exposé magistral sur les marées, fort intéressant, je l'avoue. Je me suis contenté de lui faire part des possibilités pour quelques-unes de ses protégées de s'établir ici.
– Et qu'a-t-elle dit ?
– Qu'elle y réfléchirait.