Chapitre 2
La duchesse de Maudribourg s'était éveillée et, appuyée sur un coude, elle observait Angélique depuis quelques instants.
Se tournant vers elle, au son de sa voix, Angélique reçut, comme naguère sur la plage, le choc du regard magnifique de la « bienfaitrice ».
« Quel charme y a-t-il dans ce regard ? » s'interrogea-t-elle en se rapprochant.
Les prunelles sombres semblaient dévorer le visage au teint filial et presque juvénile et lui conférer une sorte de maturité tragique, comme le regard de certains enfants trop graves, mûris par la souffrance.
Mais cela passa très vite.
Comme Angélique se penchait vers la duchesse de Maudribourg, l'expression de celle-ci était déjà différente. Il émanait de ses yeux une lumière douce, apaisée, et elle semblait examiner avec sympathie la comtesse de Peyrac, tandis que ses lèvres affichaient un sourire mondain de bienvenue.
– Comment vous sentez-vous, madame ? questionna Angélique, en s'asseyant au chevet de la naufragée.
Elle prit la main qui reposait sur le drap, la trouva fraîche sans fièvre aucune. Mais la pulsation du sang, au poignet fragile, demeurait agitée.
– Vous admiriez mes bas, demanda Mme de Maudribourg. N'est-ce pas qu'ils sont beaux ?
Sa voix harmonieuse paraissait un peu affectée.
– Leur soie est entremêlée de poils de chèvre des Afghans et de fils d'or, expliqua-t-elle. C'est pourquoi ils sont si doux et si brillants.
– C'est, en effet, une fort jolie chose élégante, convint Angélique. M. Bernin, que j'ai connu jadis, a gardé sa réputation.
– J'ai aussi des gants de Grenoble, compléta avec empressement la duchesse, parfumés à l'ambre. Où sont-ils ? J'aimerais vous les montrer...
Tout en parlant, son regard errait autour d'elle, et elle ne semblait pas très bien imaginer où elle se trouvait ni qui était cette femme, assise là auprès d'elle, avec sa paire de bas rouges entre les mains.
– Vos gants n'auraient-ils pas été perdus avec le reste de vos bagages ? interrogea avec précaution Angélique, voulant l'aider à prendre conscience de la vérité.
La malade la fixa vivement, puis une expression d'angoisse traversa son regard très expressif, qui s'éteignit aussitôt sous les paupières retombées. Elle se laissa aller en arrière les yeux clos. Très pâle, elle respirait précipitamment. Elle porta la main à son front et murmura :
– Oh ! Oui, c'est vrai. Cet affreux naufrage ! Maintenant, je me souviens. Pardonnez-moi, madame, je suis stupide...
Elle resta un moment silencieuse, puis reprit :
– ...Pourquoi ce capitaine nous a-t-il dit que nous arrivions à Québec ? Nous ne sommes pas à Québec, n'est-ce pas ?
– Tant s'en faut !... Par bon vent, il vous faudrait trois semaines pour y parvenir.
– Alors où sommes-nous donc ?
– À Gouldsboro, sur les côtes du Maine, un établissement de la rive septentrionale de la Baie Française.
Angélique s'apprêtait à donner des explications plus précises afin de situer Gouldsboro par rapport à Québec, mais son interlocutrice poussa un cri d'effroi :
– Que me dites-vous ? Le Maine, la Baie Française. Mais alors il faudrait croire qu'au delà de la Terre-Neuve nous nous sommes égarés, contournant toute la presqu'île d'Acadie au sud au lieu de gagner au nord le golfe du Saint-Laurent ?...
Elle, au moins, connaissait sa géographie, ou bien elle avait pris soin de consulter les cartes avant de se lancer dans l'aventure américaine. Elle paraissait atterrée.
– Si loin ! murmura-t-elle. Qu'allons-nous devenir maintenant ? Et ces pauvres filles que j'emmenais se marier en Nouvelle-France ?...
– Elles sont vivantes, madame, c'est déjà beaucoup. Pas une n'a péri, quelques-unes ont été sérieusement blessées, mais toutes se remettront de leur épreuve, je peux m'en porter garante.
– Dieu soit loué ! murmura Mme de Maudribourg avec ferveur.
Elle joignit les mains et, fermant les yeux, parut s'abîmer dans la prière.
Un rayon bas du soleil qui déclinait vers l'horizon vint éclairer son visage et lui donner une surprenante beauté. Une fois encore, Angélique eut l'impression d'avoir été le jouet des facéties du destin. Où était la lourde et vieille bienfaitrice des Filles du roi qu'elle s'était imaginée ? À sa place, cette jeune femme en prière ne semblait pas tout à fait réelle.
– Comment vous remercier, madame ? dit la duchesse revenant à elle. Je comprends que vous êtes la châtelaine de ces lieux et que, sans doute, nous vous devons la vie, à vous et à monsieur votre époux.
– C'est un devoir sacré sur ces rivages perdus que de s'entraider.
– Me voici donc en Amérique ! Ah ! Quelle découverte écrasante ! Que Dieu me soutienne !
Puis se ressaisissant :
– ... Pourtant c'est là que la Vierge qui m'est apparue m'a dit de me rendre. Alors je dois me résigner à sa Sainte Volonté ! Ne croyez-vous pas que c'est déjà un signe de protection du ciel qu'aucune d'entre les filles n'ait péri ?
– Oui, certes.
Le soleil couchant se faisait plus rose et inondait la pièce d'une lueur pourpre. Ce reflet de feu glissa sur la chevelure sombre de la duchesse. De ces cheveux très beaux, amples et fournis, émanait un parfum subtil qu'Angélique n'arrivait pas à définir. Ce parfum, dès l'instant où elle s'était penchée sur la duchesse, avait causé à Angélique la même sorte de sourde inquiétude indéfinissable. La certitude qu'il y avait en tout cela un signe et qu'elle aurait dû comprendre lequel.
– C'est le parfum de mes cheveux qui vous intrigue, interrogea la duchesse, devinant ses pensées avec une prescience toute féminine. N'est-ce pas qu'il est à nul autre pareil ? Je le fais composer spécialement pour moi. Je vous en céderai quelques gouttes afin que vous puissiez voir s'il vous convient.
Puis se souvenant des malheurs qui lui étaient advenus et que le flacon de son précieux parfum devait jouer maintenant les bouteilles à la mer, elle s'interrompit et soupira profondément.
– Désirez-vous que je fasse chercher votre dame de compagnie, Pétronille Damourt ? suggéra Angélique qui désirait partir à la recherche de son mari.
– Non, non, fit précipitamment Mme de Maudribourg. Oh ! Je vous en prie, pas elle ! Ce serait au-dessus de mes forces. Cette pauvre femme... elle est très dévouée mais tellement fatigante !... Et je me sens si lasse. Je crois que je vais dormir... un peu.
Elle s'allongea sous les draps dans une pose hiératique, les bras le long du corps, la tête rejetée en arrière, et elle parut aussitôt s'endormir.
Angélique se leva pour aller rabattre le volet de bois afin d'épargner la lumière trop vive à la malade. Elle resta un instant à regarder la grève empourprée par le crépuscule, perçut l'animation de la fin du jour qui venait à la fois du fort et du village. C'était l'heure où, dans la chaleur tombante, s'élevaient les fumées des âtres dans les maisons où se réchauffait le repas du soir, où s'allumaient les foyers des mariniers et des Indiens, au long des plages et sur les falaises.
Il lui parut qu'on avait boulangé ce jour-là à Gouldsboro, ce que l'on faisait une fois par mois, dans des fours creusés à même la terre et que l'on chauffait avec des braises et des pierres rougies. L'odeur du pain chaud, délicieuse, montait comme un encens subtil et familier, et elle aperçut des enfants qui remontaient vers les maisons en portant sur des brancards de grosses miches dorées.
Malgré les combats récents qui avaient secoué la petite colonie, la vie continuait.
« Joffrey en a voulu ainsi, se dit-elle. Quelle force dans sa volonté de survie, de maintenir la vie ! Chacun en est comme possédé à son contact. Il est terrible... terrible d'énergie... »