Chapitre 12

Angélique et Abigaël se tenaient toutes deux au centre du jardinet, parmi les hautes touffes des fleurs et des herbes. C'était un jardinet entourant la maison des Berne et clos d'une barrière à la façon de la Nouvelle-Angleterre, et comme chaque femme de colon se devait d'en avoir, pour préserver la santé de sa famille par des remèdes, en ces lieux où l'apothicaire était souvent fort éloigné, également pour relever et affiner les mets souvent fades, poissons et gibier. On y ajoutait quelques légumes, salades, poireaux, radis, carottes, et beaucoup de fleurs pour la joie du cœur.

Le printemps avait été doux. Les premières semences déjà s'épanouissaient. Du pied, Abigaël écarta une feuille ronde et velue qui s'avançait hors de la plate-bande.

– À l'automne, j'aurai des citrouilles. Je les garderai pour l'hiver. Mais j'en cueillerai quelques-unes lorsqu'elles ne seront encore que de la grosseur d'un melon. On les cuit sous la cendre, et on les mange comme des pommes, au four.

– Ma mère aimait les jardins, dit Angélique soudain. Au potager... je la revois, elle œuvrait sans cesse... Je la revois tout à coup...

Tout à coup elle revoyait sa mère. Grande et racée, elle passait, silhouette effacée, sous son chapeau de paille, des paniers au bras et parfois aussi un bouquet de fleurs qu'elle tenait serré sur son cœur comme un enfant.

– Ma mère !...

C'était une vision effacée, et qui soudain la traversait sans raison.

« Mère,protégez-moi »,songea-t-elle.

C'était la première fois qu'une telle intercession lui venait au cœur. Elle prit la main d'Abigaël à ses côtés et la tint doucement dans la sienne. Abigaël, grande, sereine, vaillante, ressemblait-elle à la mère oubliée ?

Dans l'après-midi Berne était venu convier M. et Mme de Peyrac à lui faire l'honneur de partager leur repas du soir. Cette invitation inattendue semblait vouloir prouver que l'honorable et intraitable protestant désirait, ainsi que ses coreligionnaires, faire amende honorable vis-à-vis du maître de Gouldsboro et lui témoigner leurs désirs d'effacer les propos plus que vifs échangés au moment de l'intronisation de Barbe d'Or. Conscient de cette volonté de réconciliation, le comte de Peyrac avait accepté la requête et, au crépuscule, s'était rendu avec Angélique à la demeure des Berne.

Mais les personnalités des antagonistes étaient si fortes et les souvenirs entre eux si chargés de passions et de violence que cette rencontre n'avait pas été sans créer une certaine tension émotionnelle.

Laissant les deux hommes en tête à tête, Abigaël avait entraîné Angélique au-dehors afin de lui montrer son jardin.

L'amitié des deux femmes était au delà de toutes les querelles. D'instinct, elles s'isolaient, se refusant de considérer de trop près ce qui dans les actions des hommes pouvait blesser par trop, se défendant de juger avec intransigeance, afin de préserver entre elles ce lien nécessaire de leur affection mutuelle, cette alliance de leurs deux sensibilités féminines. Si différentes qu'elles fussent, elles avaient besoin de s'aimer. C'était un refuge, une certitude, quelque chose de doux, de vivant que l'absence même ne pourrait plus rompre et que chaque épreuve traversée avait fortifié au lieu de détruire.

Des lueurs de nacre, qui mouraient sur l'horizon des îles, mettaient comme un reflet sur le fin visage d'Abigaël et accentuaient sa beauté. Les fatigues de son état n'avaient pas altéré ses traits ni brouillé son teint très pur. Elle portait toujours son sévère bonnet de La Rochelle, qui n'était pas la coiffe la plus répandue parmi les dames de la ville, mais lui venait de sa mère défunte et qui était de l'Angoumois, où l'on ne s'embarrassait pas de dentelles et de rubans. Cette coiffe au style austère lui allait mieux qu'à quiconque.

– Ainsi donc vous êtes heureuse ?... demanda Angélique.

Abigaël tressaillit et, sans l'obscurité, Angélique eût pu la voir rougir. Mais elle maîtrisa son émotivité, et Angélique devina dans l'ombre son sourire.

– C'est trop dire que de l'affirmer. Comment remercier Dieu ? Chaque jour, je découvre les trésors du cœur de mon mari, la richesse de son intelligence et de son savoir, sa sagesse, ses qualités profondes d'homme fort, dur parfois mais plein de sensibilité... Je crois qu'au fond... il est très bon. Mais c'est une vertu dangereuse en notre temps et il le sait.

Elle ajouta rêveusement :

– J'apprends à aimer un homme. C'est une étrange aventure. C'est quelque chose de grave, un homme, de différent, d'inconnu, mais de tellement important. Je me demande si, nous autres femmes, nous ne sommes pas un peu négligentes à cet égard, refusant d'accepter leur mentalité particulière. S'ils ne nous comprennent pas toujours, nous, faisons-nous l'effort de les comprendre tels que les siècles les ont façonnés, responsables du monde, ce qui est parfois une charge assez lourde, même s'ils s'en sont volontairement emparé ?

– Nous sommes les héritiers de l'esclavage et eux de la domination, dit Angélique. Voilà pourquoi cela crée parfois des étincelles. Mais c'est aussi une aventure passionnante que de chercher l'entente grâce à l'amour.

L'obscurité était presque totale. Les lumières des maisons et du port commençaient à briller, blanches comme l'opale sur tout ce bleu profond et dans les îles dispersées, des étoiles pâles, rougeâtres, surgies, révélaient des feux et des lanternes, des présences que le jour n'avait pas laissé soupçonner. Angélique dit tout à coup :

– On dirait qu'il y a quelqu'un qui nous épie... Quelque chose a bougé dans les buissons.

Elles écoutèrent. L'une et l'autre avaient l'impression que quelqu'un les observait non loin, tapi dans les buissons, et elles ressentaient ce guet comme une menace.

Abigaël passa son bras autour des épaules d'Angélique et la serra contre elle. Elle raconterait plus tard qu'elle avait éprouvé en cet instant la certitude qu'un grand danger planait sur Angélique de Peyrac.

Elles crurent surprendre une sorte de soupir protond et déchirant, mais ce n'était peut-être que le passage du vent dans les pins de la falaise.

– Rentrons, dit Abigaël en entraînant son amie.

Elles se tournèrent vers la maison et firent quelques pas dans cette direction. Mais, cette fois, ce furent des craquements de branches puis un franc grognement qui les alertèrent de nouveau.

– Oh ! s'exclama Abigaël en se retournant, c'est donc cela ! C'est encore Te porc des Mercelot qui est entré dans notre jardin. De leur côté, il n'y a qu'une haie. Et ils ne se préoccupent pas de le garder dans sa cabane, trouvant plus simple de le laisser chercher sa nourriture dans les rues du village et jardins des autres.

Elle marcha vers la lisière mitoyenne qui les séparait d'une autre propriété, une semblable maison de planches et de madriers aux toits de bardeaux, dressée au milieu d'un emplacement qui paraissait assez mal entretenu.

La porte de la maison était ouverte, et une jeune femme qui tenait un enfant de quelques mois sur le bras se profilait en ombre chinoise sur la lumière intérieure. Abigaël la héla :

– Bertille ! Votre porc est encore venu piétiner dans mon jardin.

La femme descendit le seuil et s'avança vers elles d'un pas nonchalant. Sa démarche cependant était gracieuse, et elle paraissait jeune et jolie. Lorsqu'elle fut proche, Angélique reconnut en effet Bertille Mercelot, la fille du papetier de La Rochelle. Le bébé qu'elle avait sur le bras était potelé et frisé. Il se tenait bien droit et l'on sentait qu'il devait observer avec gravité. Mais l'on distinguait mal ses traits à cause de l'obscurité.

– J'en ai déjà parlé à mon mari, dit Bertille d'une voix plaintive. Il est enfin d'accord pour que nous fassions poser une clôture, en partageant le travail du charpentier avec vous. Mais avec toutes les histoires qu'il y a eues ces jours-ci, ces batailles, ces étrangers, ce nouveau gouverneur, il n'a pas eu le temps de s'en occuper.

– Je reconnais qu'il y avait des choses plus urgentes à traiter que la pose d'une clôture, admit Abigaël, conciliante. Mais vous devriez veiller à garder votre porc dans son enclos. Il nous a déjà causé beaucoup de dommages.

Angélique, stimulant la bête du pied et de la voix, avait réussi à la faire repasser dans le domaine de ses propriétaires, d'où elle galopa dans une autre direction. Bertille, avec un soupir, et un adieu bref et tout juste poli, s éloigna à son tour.

– Bertille Mercelot est donc mariée ? s'étonna Angélique. Je l'ignorais. Et la voici déjà avec un enfant. Il n'y a pas un an que nous sommes arrivés ici, et il n'était question de rien !

– Ce n'est pas son enfant, expliqua Abigaël. C'est le petit Charles-Henri. Vous savez, le bébé de Jenny Manigault, celui qui est né presque le jour de notre débarquement ? Il aura bientôt un an, pauvre ange ! C'est vrai, vous n'êtes peut-être pas au courant de ce qui est arrivé à cette malheureuse Jenny.

– Non ! Quoi donc ?

– Elle a été enlevée par les Indiens. Vers la fin de l'automne. À peine deux mois après ses couches. Quelques-uns d'entre nous se rendaient ce jour-là, certains à pied, certains à cheval, du camp Champlain à Gouldsboro, lorsque, à ce même endroit où il y avait déjà eu une attaque, des Indiens ont surgi en poussant leurs cris de guerre. Nos hommes étaient armés et ont riposté. Les Indiens se sont retirés mais ils ont entraîné Jenny qui s'était attardée du côté de la forêt à cueillir des baies avec Sarah, sa sœur. Sarah a pu s'échapper et nous rejoindre.

« Mme Manigault était sur un des chevaux portant le bébé. Elle a vu Sarah courir vers nous, poursuivie par ces diables rouges. Gabriel, mon mari, a tiré. L'un d'eux est tombé. Mais un autre a lancé sa hache et l'un des nôtres a été atteint et a eu la tête fendue. Ce fut un grand malheur pour notre communauté car c'était un très bon charpentier. Et nous, nous avons perdu Jenny.

Angélique était atterrée.

– De quels Indiens s'agissait-il ? Des Iroquois ? On pourrait peut-être...

Elle se voyait déjà courant avec son collier de wampum, donné par Outtaké, demander la liberté de Jenny Manigault. Abigaël secoua la tête.

– Non ! Pendant quelques jours M. d'Urville a fait organiser des battues. On ne trouvait aucune piste. M. de Saint-Castine nous a aidés très obligeamment. Il a fini par déterminer qu'il s'agissait d'une petite tribu du Haut-Kennebec, qui serait venue par canots. Ils se sont rembarqués avec leur prisonnière. M. de Saint-Castine disait que ce sont des Abénakis mais sans alliance avec les autres tribus. Nomades, on ne sait où les joindre. Ils vivent par là-haut, plutôt du côté des Anglais que du Canada.

– Quelle affreuse chose ! murmura Angélique.

Elle avait froid tout à coup et la fraîcheur de la nuit la faisait frissonner.

– M. Manigault était comme fou, reprit Abigaël. Il voulait fuir cet endroit qu'il disait maudit et s'en aller à Boston. Mais la neige est venue et les tempêtes. Il fallait hiverner. On a craint beaucoup que l'enfant privé du lait de sa mère ne mourût. Mme Manigault est une maîtresse femme. Elle a entrepris de le nourrir avec le lait des quelques chèvres que nous avions ici. L'enfant a survécu. Il est vigoureux. Maintenant, il mange des légumes et du poisson comme un vrai petit homme. Nous n'avons plus à trembler pour lui. Son père s'est remarié il y a six mois avec Bertille. Elle avait toujours été amoureuse folle de lui, et elle a profité de cette occasion pour le conquérir de cent façons.

– Remarié !... Mais... Jenny n'est peut-être pas morte !

– Cela m'a peinée aussi. Mais chacun disait qu'il y avait bien peu de chances qu'elle ait échappé à la mort entre les mains de ces sauvages. Mon père a donné son accord à cette union. Le malheureux jeune homme désespéré ne pouvait continuer à vivre seul avec son enfant orphelin, et Bertille aurait fini par le pousser à vivre dans le péché. C'est le mieux qui pouvait arriver, n'est-ce pas ? Elle s'occupe de l'enfant...

Angélique fit un effort pour accepter l'annonce de ce cruel accident et sa conclusion, avec philosophie. Elle comprenait que pour ces calvinistes, isolés avec leurs propres lois, la malheureuse Jenny, en passant dans le monde des Indiens, était bien réellement passée dans l'autre monde.

Pauvre petit Charles-Henri auquel elle avait voulu donner le nom de son fils mort, égorgé par les mousquetaires du roi ! Lui aurait-elle porté malheur ?

– Rentrons ! dit Abigaël. Vous vous attristez. Je ne veux pas. Ici il faut essayer de ne pas trop penser, de ne pas trop réfléchir aux dangers qui nous entourent, aux deuils ou aux erreurs que nous n'avons pu éviter, sinon nous perdrions courage. Il faut garder toutes nos forces pour poursuivre notre tâche en avant, pour la vie, pour le mieux...

– Oui, vous avez raison.

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