Chapitre 9

Le lendemain fut un jour particulièrement chaud, le vent était tombé, la mer était languissante, la forêt et la terre suaient une brume blanchâtre à travers laquelle le soleil paraissait rayonner comme derrière une translucide porcelaine.

De bon matin, profitant de ce qu'Ambroisine de Maudribourg dormait encore, Angélique remonta jusqu'à la maison des Berne porter la tisane promise. Elle en fit boire une première tasse à son amie et posa le cruchon au bord de l'âtre, près des braises. Il faudrait en absorber deux ou trois tasses au cours de la journée. Du reste, elle reviendrait dans l'après-midi. La petite Élisabeth était un délicieux poupon qui, déjà, semblait sourire. Du moins Séverine en était persuadée.

Angélique rejoignit la duchesse, qui, debout sur le seuil de sa maison, regardait la mer.

– Venez vous promener avec moi. Je veux chercher des améthystes et des agates, afin de les ramener à Honorine, ma petite fille. On dit qu'on en trouve ici de fort belles sur les plages...

Elle tenait en main un panier dans lequel elle avait mis une bouteille de limonade et des galettes de maïs.

Elles trouvèrent quelques pierres et beaucoup de coquillages. Angélique parlait d'Honorine qui ne manquerait pas d'être ravie de toutes ces trouvailles. Lorsqu'elles s'assirent un peu plus tard, elles éprouvaient une soif ardente.

– Je fabrique cette limonade avec du sumac rouge, expliqua-t-elle. Le sumac blanc est vénéneux. Il tue même le chêne et l'if qui poussent en ses parages. Mais, par contre, les baies du sumac rouge mélangées avec du sucre d'érable fermenté donnent une boisson délicieuse.

Elle mit la bouteille à rafraîchir dans un creux de roche et elles attendirent avec patience pour s'en délecter qu'elle fût bien froide. Ambroisine poussa un soupir de satisfaction enfantine. Elle s'étendit sur le sable et posa sa tête sur les genoux d'Angélique.

– Et si c'était du sumac blanc ?... Peut-être allons-nous mourir ?

– Non, ne craignez rien.

– Le poison, dit la duchesse d'un ton rêveur et comme lointain, le poison... c'est un mot qui a hanté ma pensée pendant des années. L'empoisonner... lui, le monstre... vous comprenez, l'empoisonner !... J'aurais voulu avoir la force de le faire. Je ne songeais qu'à cela, ma seule consolation, mon seul soulagement c'était d'imaginer sa mort de ma main... Mais jamais je ne parvenais à mettre mes projets à exécution. J'avais peur de l'enfer... Finalement il est mort... de vieillesse, de débauche... Et moi, je reçois ma punition de ces pensées coupables, en traînant ma misère, en ne trouvant nulle part le repos, même dans la prière, même dans l'acte de contrition...

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas remariée ? Les demandes n'ont pas dû vous manquer et des plus flatteuses, j'en suis certaine.

Ambroisine se redressa d'un bond.

– Me remarier !... Comment pouvez-vous poser de telles questions ? Ah ! Vous êtes cruelle dans votre sérénité de femme heureuse !... Me remarier ? Être à nouveau la proie d'un homme ? Non, je ne pourrais jamais... Cette seule pensée me rend malade : supporter qu'un homme me touche !...

Elle inclina la tête, et sa chevelure coula, voilant à demi son fin profil de Tanagra que la chaleur et l'émotion empourpraient. Sur son bras nu le soleil mettait une teinte dorée. Elle y passa un doigt lentement en une caresse mélancolique.

– Et pourtant je suis belle... n'est-ce pas ? Qui pourra me guérir d'une infirmité si profonde : l'horreur de l'amour...

Le masque mondain craquait, l'attitude savamment édifiée à l'usage des relations de cour et de science s'écroulait. Le mal serait difficile à guérir. Comment aider à rassembler les morceaux de cette personnalité soudain éparse, et sans but, rassurer cette féminité mutilée ? Il aurait fallu le savoir d'un prêtre, mais, devant ce prêtre, Ambroisine, sans doute par habitude acquise, aurait encore joué la comédie et ne se serait pas montrée sincère.

Il semblait qu'elle n'eût dévoilé qu'à Angélique ces blessures profondes.

Angélique se contenta de lui parler longuement, cherchant à lui rendre goût et confiance en l'existence, à réveiller son intérêt pour les buts élevés qu'elle s'était choisis, à lui rappeler à bout d'arguments la miséricorde de Dieu et son amour pour toutes ses créatures. Ambroisine demeurait muette et paraissait insensible, mais Angélique eut enfin l'impression de l'avoir un peu réconfortée.

– Vous êtes bonne, murmura la duchesse en l'entourant de ses bras en un geste puéril et instinctif, jamais je n'ai rencontré personne d'aussi humain que vous.

Elle ferma les yeux et parut s'endormir dans une détente subite et bienfaisante. Angélique la laissa se reposer. Les confidences reçues l'attristaient. Elle regardait vers l'horizon, rêvant d'y découvrir la voile du bateau qui ramènerait Joffrey. Et elle songeait à lui avec passion : « Toi, mon amour. Toi, tu ne m'as pas déçue. Tu ne m'as pas fait de mal. Toi, tu m'as donné aussitôt les clés du royaume. »

Les souvenirs l'assaillaient de ce temps lointain de Toulouse. Elle n'avait que dix-sept ans, et les trente années du grand seigneur toulousain lui étaient apparues comme le sommet de la vieillesse et terrifiante l'expérience qui se devinait derrière ce visage sardonique et balafré. Il avait déjà approché toutes les flammes et, peut-être, pour ses anciennes maîtresses, avait-il brûlé d'un feu libertin, dénué de sentiment. Mais pour elle, qu'il aima tout de suite d'un amour de choix, il avait eu toutes les délicatesses. Elle, livrée innocente à son bon plaisir, il ne l'avait pas trompée sur l'amour. Comment remercier le Ciel d'un tel don ?

– À quoi pensez-vous ? interrogea brusquement Ambroisine d'une voix hachée, ou plutôt à qui pensez-vous ? À lui, naturellement, à lui... L'homme que vous aimez... Vous êtes heureuse et moi je n'ai rien, rien...

Elle secoua sa chevelure en tous sens avec frénésie, puis, s'apaisant soudain, s'excusa d'être si nerveuse.

Elles revinrent comme la chaleur commençait de tomber. Mais le vent ne se levait pas encore. L'air demeurait lourd, opaque, collant à la peau. Quelqu'un vint dire à Angélique que le père de Vernon l'avait demandée et l'attendait près du fort. La duchesse de Maudribourg salua de loin l'ecclésiastique et se dirigea vers la maison de tante Anna.

Le père Jésuite parut surpris et presque contrarié.

– Je croyais que Mme de Maudribourg avait quitté Gouldsboro...

Angélique donna quelques explications assez confuses.

– Et les Filles du roi, où sont-elles ?

– À Port-Royal.

– Ne reviendront-elles pas, elles aussi ? Je croyais qu'elles devaient se marier avec certains habitants de Gouldsboro ?

– N'avez-vous pas fortement déconseillé ces mariages ? demanda Angélique, étonnée.

– Moi, fit-il en fronçant les sourcils et en prenant son air hautain. Pourquoi me serais-je mêlé de cette affaire ?...

– Mais je croyais... Mme de Maudribourg m'a dit... Après tout, peut-être a-t-elle mal compris votre opinion à ce sujet ?...

– Peut-être !

Il lui jeta un regard pénétrant et parut sur le point de parler. Mais il se tut.

– Vous aviez demandé à me voir ? interrogea Angélique.

Il se secoua, comme jugeant inopportunes les pensées qui le tourmentaient.

– Oui... je voulais vous présenter mes civilités. Je quitte cette région demain à l'aube.

– Vous partez ?...

Elle s'étonnait d'en être affectée. La peur à nouveau, la peur irraisonnée dressait en elle sa tête vipérine.

– Joindrez-vous le père d'Orgeval ?

– Pas avant plusieurs semaines. Mais je dois lui faire porter plus directement un message.

– Parlerez-vous pour nous ?

Il eut un sourire légèrement ironique.

– C'est donc cela qui vous intéresse ?

Puis il redevint grave, et même sombre.

– Ne comptez pas trop sur mon intervention, fit-il franchement. Je hais ces hérétiques que vous protégez, j'exècre cette engeance orgueilleuse qui a osé altérer les paroles du Christ pour mieux écarter l'homme de son salut et l'égarer dans des chemins pervers.

– Mais nous, Merwin, vous ne nous haïssez point ?

Elle le regardait de ses prunelles ferventes qui voulaient provoquer son indulgence.

« Moi... vous ne me haïssez pas ?... », suppliait ce regard.

Il consentit à sourire de nouveau, mais secoua la tête.

– Sachez que je ne saurais soutenir, vraiment, ceux qui soutiennent les suppôts de Satan.

– Mais vous pouvez suggérer au père d'Orgeval de nous épargner.

– C'est un homme entier et qui ne connaît que des buts précis et définis.

– Vous essaierez...

Elle eût voulu qu'il faiblît. Garder au moins l'espoir d'une semi-promesse, la quasi-certitude d'avoir touché ce cœur d'airain. Mais il ne bronchait pas.

– Alors, au moins, quand vous le verrez, demandez-lui quelque chose de ma part, décida-t-elle. Cela, il ne peut me le refuser, même si je suis sa pire ennemie.

– Quoi donc ?

– Le secret de fabrication de ses bougies vertes ! Personne n'a pu encore me renseigner.

Le père de Vernon éclata de rire.

– Vous êtes désarmante, dit-il. Soit ! Je lui présentai votre requête.

Et il lui tendit la main comme pour sceller une alliance. Là, encore, il n'agit pas comme un Jésuite ordinaire. Mais en homme de mer, en franc compagnon, qui ne veut pas parler, mais traduit dans un geste un sentiment profond.

Et elle aussi serra avec ferveur cette main aristocrate, que le maniement des voiles avait rendue caisse et brune. Une pensée l'effleura « Il ne faut pas qu'il parte, s'il part, jamais... jamais je ne le reverrai... ».

Un vol d'oiseaux criards répandit une ombre sur la plage et la même ombre parut voiler le cœur d'Angélique et l'oppressait. Il lui sembla qu'il allait se passer quelque chose d'épouvantable. Le Destin était là et s'apprêtait à frapper. Le Destin ! Il lui sembla le découvrir tout à coup derrière Jack Merwin. L'effroi qu'il lut dans ses yeux le fit se retrouver vivement. Derrière lui, à quelques pas, le révérend Thomas Patridge se tenait immobile.

Il avait la pesanteur d'un monument de pierre. Seuls ses yeux injectés de sang bougeaient, roulant et jetant des éclairs.

Le père de Vernon eut une petite grimace.

– Bienvenue, pasteur, fit-il en anglais.

Le révérend ne parut pas l'entendre. Il avait dépassé de beaucoup les frontières de la hargne chronique qui formait la base de son caractère. Sa face balafrée, couleur pourpre, aubergine, trahissait une fureur telle qu'elle ne pouvait plus s'exprimer par des mots.

– Suppôt du Diable ! gronda-t-il enfin en s'approchant du Jésuite. Ainsi vous êtes arrivé à vos fins. Vous trahissez l'asile sacré, l'honneur de l'hospitalité.

– Que grommelez-vous là, vieux fou ! Suppôt du Diable vous-même !

– Hypocrite ! Ne croyez pas qu'il sera si facile de nous livrer à Québec. Je me suis battu contre les Indiens pour défendre mes ouailles. Je me battrai contre vous.

Son poing massif se détendit. Il frappa Merwin en pleine race.

– ... Meurs, Satan ! hurla-t-il.

Le sang jaillit, coula du nez sur la bouche, puis sur le rabat blanc du prêtre. Patridge le frappa encore à l'estomac. Il allait frapper une troisième fois lorsque le Jésuite réagit et, sautant en arrière, lui envoya son pied dans le menton. Les dents du furieux s'entrechoquèrent.

– Toi aussi, meurs, Satan ! cria-t-il.

Et ils s'empoignèrent avec une fureur démente.

L'un frappait des poings, l'autre évitait les coups par des prises qui risquaient de briser les os.

En un clin d'œil, un cercle se forma autour d'eux. Les spectateurs demeuraient bouche bée, pétrifiés, incapables d'intervenir, tant la violence meurtrière et la haine flambaient.

Si promptement avait éclaté leur querelle qu'Angélique comprenait à peine ce qui se passait. Les piaillements assourdissants des oiseaux qui les survolaient soudain dans un tourbillon infernal, couvrant du bruit de leurs ailes battantes et de leurs cris celui des coups et des insultes échangés, des gémissements et des souffles haletants, embrouillaient le sentiment des spectateurs accourus, donnant à cette lutte de mort ; aspect irréel d'un cauchemar.

Lorsqu'ils tombèrent, enlacés dans une étreinte infernale, quelques-uns s'approchèrent mais s'arrêtèrent frappés d'impuissance, devant cette volonté farouche de s'exterminer qui animait ces deux êtres d'une force trop hors du commun pour que quiconque pût s'interposer. Angélique enfin se jeta vers eux, les adjurant de se calmer, de se séparer. Elle faillit être renversée par un brusque soubresaut du pasteur qui, se dégageant d'une prise mortelle, envoya un terrible coup de genoux à son adversaire. Le Jésuite reçut le coup dans la région du foie et poussa un cri rauque.

Son bras, comme une tenaille, saisit aux épaules Anglais dont la face était presque noire sous l'effet de la congestion, tandis que son autre main levée s'abattait du tranchant, comme une faux, à la naissance de la nuque.

Angélique criait de toutes ses forces pour essayer de dominer le bruit infernal des oiseaux.

– Allez chercher Colin Paturel ! Lui seul peut les séparer ! Vite ! Vite ! Ils s'entretuent !

Elle se jeta au-devant de Colin Paturel qui arrivait à grands pas.

– Vite, Colin, je t'en supplie ! Ils se battent à mort !

– Qui cela ?

– Le pasteur et le Jésuite !

Colin s'élança et un peu rudement fendit le cercle des badauds. Mais un silence brutal régnait tout à coup.

Un peu plus loin la troupe bruyante des mouettes et des cormorans venait de s'abattre sur les rochers, marchant à pas comptés. Et dans ce silence, une vague languide se déploya avec un bruit de soie.

Horrifiés, les hommes contemplaient sans pouvoir souffler mot les deux corps affalés, comme des pantins brisés, sur le sable.

– Il lui a cassé la nuque, dit quelqu'un.

– Il lui a fait éclater l'intérieur, dit un autre.

Les yeux fixes et exorbités, le pasteur était mort. Son ennemi bougeait encore. Angélique se laissa tomber à genoux près du père de Vernon. Elle souleva les paupières cireuses. La voyait-il encore ? Les prunelles devenaient pâles, elles avaient un reflet métallique et aveugle.

– Père ! Mon père ! dit-elle, me voyez-vous ? M'entendez-vous ?

Il la fixa aveuglément, puis dit d'une voix éteinte :

– La lettre... pour Orgeval... Il ne faut pas qu'elle...

Un hoquet l'interrompit. Un râle s'échappa quelques instants de sa gorge et il succomba.

Un long moment s'écoula avant que Colin ne se penchât à nouveau vers les deux corps terrassés.

Angélique essayait d'expliquer d'une voix tremblante et hachée.

– Je n'ai rien compris à ce qui est arrivé. Tout à coup le pasteur était là, hors de lui, et il a frappé le père... Certes, ils ont toujours été ennemis... Sans cesse, quand nous voyagions du côté de Casco, ils étaient sur le point d'en venir aux mains...

– C'est un affreux malheur ! dit Colin.

Il sépara les deux corps, les étendit l'un près de l'autre, tous deux grands et puissants dans leurs noirs vêtements ecclésiastiques. Il leur ferma les yeux et réclama deux mouchoirs. Des femmes dénouèrent leurs foulards et il en voila les faces tuméfiées.

– Qui peut dire les prières des morts pour celui-là ? interrogea-t-il en désignant le révérend.

Le pasteur Beaucaire, très pâle, s'avança. Il récita les quelques paroles importantes de l'office des morts auxquelles les protestants présents répondirent à mi-voix.

– Et pour celui-ci ?

– Moi, balbutia le jeune père capucin, le frère Marc, qui se trouvait encore à Gouldsboro.

Fort ému, il s'embrouilla dans son latin, ses formules et ses signes de croix. Le grand Jésuite Merwin eût souri de pitié.

– Des hommes pour les porter !

Quatre hommes s'avancèrent, mais il insista.

– Plus

– Plus, ils sont lourds !...

Il fallut huit hommes aux épaules robustes pour les mener vers leur dernière demeure, au sommet de la falaise.

– Vous les mettrez dans la même tombe, dit Colin.

Elle est toujours là cette tombe, sous les pins, parmi les épilobes. On ne le sait pas. On ne le sait plus. Mais si l'on écartait la mousse on trouverait la dalle grise, à demi –brisée, où peuvent se lire encore, usés, les mots qu'y fit graver le gouverneur du lieu, en cette lointaine époque :

Ci-gisent deux hommes de Dieu qui se sont entre-tués au cri de : « Meurs Satan ! » Qu'ils reposent en paix10.

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