II Le cavalier du Prater

La vie, pour la jeune femme, devenait affreusement quotidienne quand, un après-midi de 1895, alors qu’en calèche découverte elle effectuait sa promenade habituelle en compagnie de la comtesse de Sermage, l’une des dames attachées à sa maison, elle aperçut un cavalier qui semblait en difficulté avec son cheval, un superbe étalon noir.

Le cavalier était jeune, séduisant et, bien qu’il portât un costume civil, on devinait en lui l’officier de cavalerie rien qu’à sa manière de monter. Quant au cheval, il était si beau qu’il pouvait retenir l’attention des amateurs les plus difficiles.

La princesse, comme l’Impératrice elle-même, adorait les chevaux. Elle donna l’ordre d’arrêter sa voiture pour mieux observer la scène.

— L’animal est ombrageux, confia-t-elle à sa voisine, mais le cavalier semble de taille à en venir à bout. Je parie pour un hussard !…

— Moi pour un Hongrois, dit la comtesse. Il a le type du pays. Et puis ces gens-là naissent à cheval.

En fait, le comte Geza Mattachich était croate, ainsi que devait l’apprendre peu après la princesse, mais il était bien réellement lieutenant des hussards. Son cheval dûment ramené au calme, il s’avança vers la voiture où se tenait cette femme belle, blonde et si merveilleusement élégante, qui l’avait observé avec tant d’attention. Il salua profondément ; non sans avoir laissé peser sur Louise un regard d’une troublante insistance, un regard comme personne, encore, n’avait osé lui en adresser.

Le lendemain, à la même heure, voiture et cavalier se rencontrèrent de nouveau, et le jour d’après, et le jour suivant et, chaque fois, le même cérémonial se répétait : le cavalier s’avançait vers la voiture, saluait, recueillait en échange de son salut un sourire un peu triste puis s’éloignait. Aucune parole ne s’échangeait. Et cela dura jusqu’à ce que l’hiver eût rendu les allées du Prater moins agréables.

Naturellement, Mattachich avait très vite su qui était la dame à la calèche et, le sachant, il ne pouvait se permettre de l’aborder. Quant à Louise, timide tout à coup devant le premier émoi d’un amour silencieux depuis si longtemps, épouvantée d’ailleurs devant l’impétuosité des sentiments qu’elle se découvrait, elle hésitait devant un premier geste qui pouvait être lourd de conséquences. Le hasard allait se charger d’engager le fer plus avant. Un hasard auquel, il est vrai, le beau Croate avait apporté une aide certaine.

Lorsque, le printemps revenu, il apprit que la princesse de Cobourg venait de partir rejoindre sa sœur Stéphanie, la veuve de l’archiduc Rodolphe, à Abbazia, sur l’Adriatique où celle-ci aimait se retirer, Geza Mattachich se souvint tout à coup de l’existence d’amis installés dans cette agréable station balnéaire. Il demanda donc une permission, boucla ses bagages et partit, à son tour, pour les rives de l’Adriatique.

Un bal chez un châtelain des environs fit le reste : officiellement présenté à Louise, le lieutenant valsa avec elle une partie de la nuit et osa, peut-être, laisser entrevoir les sentiments profonds qui l’agitaient depuis la première rencontre sous les arbres du Prater.

Les mots qu’ils échangèrent sont demeurés le secret de Louise et de Geza mais ils étaient, à n’en pas douter, de ceux qui enchaînent deux êtres l’un à l’autre sans possibilité de retour en arrière.

La princesse et le lieutenant se revirent les jours suivants, dans cette liberté exceptionnelle des jours de vacances et des pays de soleil. Tant et si bien qu’en regagnant Vienne chacun de son côté ils ne pouvaient même plus envisager une seule journée sans se voir.

Alors, avec l’habileté manœuvrière d’une femme amoureuse, Louise trouva un moyen : le comte Mattachich deviendrait maître des écuries des Saxe-Cobourg et, comme tel, lui donnerait des leçons d’équitation, exercice auquel, chose étrange étant donné son amour des chevaux, elle s’était toujours refusée. Peut-être, tout simplement, pour avoir quelque chose à refuser à son époux.

Dans les débuts, tout alla au mieux. Pensant que ce plaisir-là serait moins dispendieux que les visites aux couturiers et joailliers, Philippe accepta sans broncher professeur et leçons. Il pensait d’ailleurs qu’il était ridicule, pour sa femme, de ne pas savoir monter convenablement. Puis, tranquille de ce côté, il la chassa de ses pensées et retourna à ses plaisirs.

Mais, si Philippe de Cobourg ne s’occupait pas assez de sa femme, il y avait à Vienne quelqu’un qui s’en occupait trop et qui, pratiquement, ne la perdait jamais de vue. Ce quelqu’un, c’était l’archiduc Louis-Victor, frère cadet de l’Empereur, qui aimait Louise d’une passion d’autant plus dévorante qu’elle n’avait cessé de la décourager, allant même jusqu’à interdire à son adorateur l’entrée du palais Cobourg en l’absence de Philippe.

Cela ne représentait pas un mince exploit car Louis-Victor habitait un palais voisin, séparé du leur par un simple jardin et, dès que Philippe mettait le pied hors de sa maison, l’archiduc accourait sous un prétexte ou sous un autre. Il avait, en effet, poussé la surveillance jusqu’à installer chez lui un télescope destiné uniquement à observer ce qui se passait chez ses voisins. Procédé peu élégant, on en conviendra, surtout de la part d’un prince du sang mais dont notre amoureux tirait de grandes joies.

Des joies qui tournèrent rapidement à l’aigre lorsque Louis-Victor put constater, à travers ses lentilles, la présence d’un intrus dans la place (et d’un intrus séduisant, ce qui était plus grave !), l’assiduité de la princesse à ses leçons d’équitation et, surtout, la longueur des visites qu’un lieutenant de hussards insignifiant osait rendre à son idole. Une idole qu’il n’avait plus le droit d’approcher, lui, un archiduc d’Autriche !

Le télescope-espion s’affirma-t-il plus révélateur qu’il n’était salubre pour la tension artérielle d’un jaloux, toujours est-il que Louis-Victor, décidément plongé jusqu’aux oreilles dans l’indiscrétion et les procédés de basse police, se mit à clamer partout que le comte Mattachich était l’amant de Louise de Cobourg. C’était, bien sûr, la vérité mais chacun sait, depuis toujours, que toutes les vérités ne sont pas faites pour être dites, surtout avec un haut-parleur. Et surtout à Vienne.

Le résultat dépassa les espérances du vilain personnage. Ce fut un tollé général, un cri d’horreur unanime à travers les salons de la ville. Les dames de la noblesse, dont certaines cependant n’étaient pas des prix de vertu, montèrent contre l’épouse adultère un complot des mieux troussés. Le bal annuel de la Cour approchant, ces dames, qu’elles appartinssent ou non à la famille impériale, firent savoir à l’Empereur qu’aucune d’elles ne s’y montrerait si elles devaient se voir obligées d’y rencontrer une créature assez éhontée pour tromper un Saxe-Cobourg avec un hussard croate…

Le scandale prit alors son essor et plus rien n’allait réussir à l’arrêter en dépit des efforts désespérés de François-Joseph lui-même pour ramener les pécores à la raison et obtenir que l’on mît une sourdine aux cancans. Peut-être y fût-il arrivé… si Louise ne s’en était mêlée.

Selon l’Empereur, la première chose à faire était d’éloigner Mattachich et le général Bol Fras, préposé aux affaires privées du Cabinet impérial, signifia au lieutenant l’ordre de quitter Vienne dans les quinze jours.

En apprenant la nouvelle, Louise pleura à s’user les yeux durant une nuit entière. Au matin, elle commença par écrire à l’adresse de Louis-Victor une épître vengeresse qu’il devait mettre quelque temps à assimiler puis, réclamant sa voiture, elle s’en alla tout droit à la Hofburg et demanda audience à l’Empereur.

En dépit de la bienveillance qu’il lui avait toujours montrée, François-Joseph refusa l’audience. Tenace, Louise revint à la charge par l’intermédiaire de sa sœur Stéphanie qui avait pour elle toutes les indulgences étant elle-même éprise d’un beau diplomate sans grand nom ni grande fortune. En outre, il ne déplaisait pas à la veuve de Rodolphe de jouer un mauvais tour à Philippe de Cobourg qu’elle avait toujours détesté.

Là où Louise avait échoué, Stéphanie réussit et, dans les derniers jours de décembre, un chambellan introduisait enfin la princesse de Cobourg dans le cabinet de l’Empereur.

À peine l’eut-il, d’un simple signe de tête, relevée de sa profonde révérence, qu’elle attaquait sa plaidoirie :

— Je demande justice à Votre Majesté Impériale, dit-elle d’une voix contenue. Je demande la protection de l’Empereur contre la médisance et contre la calomnie qui m’outragent en même temps qu’un fidèle serviteur de l’Empire. L’homme que l’on exile est innocent autant que je le suis…

Depuis son entrée, François-Joseph n’avait pas dit un seul mot. Il ne répondit pas non plus tout de suite. Son regard lourd s’attardait sur le visage clair de la jeune femme comme s’il cherchait à y lire une vérité capable de le satisfaire. Nul, en effet, n’était plus méfiant que lui. L’usure d’un règne déjà très long, les chagrins, le deuil déchirant encore si proche l’avaient en quelque sorte déshumanisé.

Finalement, il haussa les épaules et, s’approchant de Louise, il lui tapota paternellement la joue mais, dans sa réponse, employa la troisième personne comme s’il ne s’adressait pas réellement à elle :

— Je conseille que l’on quitte Vienne prochainement, avant la date du bal de la Cour, afin de se mettre à l’abri d’un affront public. Ce sera mieux pour tout le monde…

Les yeux de la princesse s’agrandirent. Elle ouvrit la bouche pour protester mais, déjà, l’Empereur lui tournait le dos. L’audience était finie. Louise était condamnée et le savait.

La rage au cœur, elle plongea dans sa révérence mais quitta le Cabinet impérial la tête haute. Pour elle, la rupture venait de se consommer entre elle et la cour de Vienne. Quelques jours plus tard, elle quittait l’Autriche en compagnie de sa fille Dora, fiancée depuis peu au duc de Sleswig-Holstein, et de la comtesse Marie Fugger. Les trois femmes gagnèrent Paris puis Nice où elles s’installèrent dans une belle villa de la promenade des Anglais.

Philippe de Cobourg, lui, ne s’était mêlé de rien durant ce bref drame domestique. Il n’avait pas bronché, ni pour accabler sa femme ni pour la défendre. Peu imaginatif et passablement matérialiste, il pensait que moins l’on ferait de bruit, plus facilement les choses s’arrangeraient. Il avait déjà vu de pires scandales s’apaiser avec le temps.

Peut-être d’ailleurs, les choses se fussent-elles arrangées d’elles-mêmes si Louise et Geza avaient eu la sagesse de rester un long moment loin l’un de l’autre et si la princesse avait bien voulu freiner ses folles dépenses. Mais à peine fut-elle installée à Nice que Mattachich la rejoignait, déclenchant cette fois, dans cette vaste potinière cosmopolite, un scandale à l’échelle européenne.

Au point que le roi Léopold II qui versait à sa fille une pension de 300 000 francs belges par an annula brusquement cette pension et, en même temps, écrivit à son gendre pour le prier d’user de la plus grande sévérité avec une femme si peu soucieuse de sa réputation…

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