III La fausse signature

À Vienne, Philippe de Cobourg commençait à sortir de son apathie. Il se voyait confronté au chiffre toujours croissant des dettes contractées par Louise, au mécontentement du roi Léopold, son beau-père, et comble de disgrâce, le fiancé de sa fille Dora, partie à Nice avec Louise, se montrait choqué par la promiscuité déshonorante dans laquelle on faisait vivre sa future épouse contrainte de côtoyer continuellement l’amant de sa mère. Il exigeait qu’en attendant le mariage la jeune fille fût confiée à des membres de sa propre famille. Naturellement, il obtint gain de cause sans la moindre peine et Dora fut invitée à quitter Nice pour un peu séduisant château de Silésie.

Louise dut se séparer de sa fille mais la rupture fut moins cruelle qu’on aurait pu le craindre. Le regard de la jeune fille était une gêne pour la princesse et Dora, pour sa part, était enchantée d’échapper à une situation parfaitement équivoque auprès d’une mère qui ne cachait pas son intention de divorcer et vivait quasi ouvertement avec un autre homme. D’autant plus équivoque d’ailleurs que Philippe de Cobourg faisait entendre clairement qu’il ne voulait, lui, du divorce à aucun prix. Simplement parce que la coupable était la fille du roi des Belges et que ledit roi des Belges était en train de faire, au Congo, une fantastique fortune. On ne divorce pas d’une femme pourvue de telles espérances…

Un peu perdu au milieu de toutes ces contradictions, l’époux bafoué s’en alla porter ses soucis à l’Empereur qui, à lui, accorda sans peine une audience. Plus préoccupé qu’il ne le souhaitait par cette désagréable histoire, François-Joseph donna à Philippe le seul conseil qui lui parût valable : pour que tout rentre dans l’ordre, il suffirait, très certainement, de supprimer honorablement le principal obstacle. En l’espèce le malencontreux Mattachich.

C’est ainsi qu’un beau matin, Geza Mattachich vit arriver à l’hôtel de France où il résidait (non loin de la villa Paradis, domicile de Louise) deux messieurs vêtus de noir et strictement boutonnés qui venaient, de la part de l’époux offensé, lui porter une provocation. À moins d’être à jamais perdu d’honneur, le comte devait rentrer à Vienne dans les plus brefs délais afin d’y rencontrer, les armes à la main, le prince Philippe de Saxe-Cobourg.

N’étant pas homme à se le faire dire deux fois, il prit le train et, trois jours plus tard, par une grise et froide matinée de février 1898, il se retrouva en face de Cobourg, à trente pas de distance, dans l’immense salle du manège espagnol à la Hofburg. Seuls quelques officiers assistaient à la rencontre et servaient de témoins.

Au commandement du directeur du combat, les pistolets se levèrent et les spectateurs retinrent leur souffle car si Mattachich passait pour être d’une belle force au pistolet, Philippe de Cobourg était l’un des meilleurs fusils de la Cour qui en comptait quelques-uns. Les chances étaient donc sensiblement égales.

Deux coups de feu claquèrent simultanément mais personne ne tomba : Philippe avait manqué son coup et Mattachich, toujours chevaleresque, avait tiré en l’air, se refusant à tuer le mari de sa maîtresse. Pour lui, ce duel n’avait qu’une signification : c’était le prélude normal au divorce qu’après cette rencontre Cobourg ne pourrait faire autrement qu’accorder à sa femme. Aussi le beau Croate ne tenait-il nullement à tuer un adversaire appartenant à la famille impériale.

Le pistolet n’ayant rien donné, le prince réclama un nouvel affrontement : au sabre, cette fois. C’était une idée stupide car il ne tirait que fort médiocrement alors que Mattachich maniait le sabre en virtuose. Il en reçut d’ailleurs rapidement la démonstration : quelques passes et Mattachich le blessait proprement au poignet. Il aurait pu l’embrocher sans difficulté mais, encore une fois, ce n’était pas son propos.

L’apparition du premier sang ayant mis fin au combat, les deux adversaires se saluèrent froidement et se tournèrent le dos. Cobourg pour aller rendre compte à l’Empereur et se faire panser, Geza pour télégraphier à Louise qui, à Nice, se rongeait d’angoisse. Il se sentait merveilleusement heureux et même un peu ivre car il était persuadé que ce duel mettait un point final à leurs ennuis et que le divorce allait suivre à bref délai.

Louise partageait cette façon de voir les choses et, en réponse à son télégramme, Mattachich reçut celui-ci : « C’est le plus beau jour de ma vie. Je t’aime… »

Geza, triomphant, regagna Nice pour y goûter la douce récompense des vainqueurs. Mais son bonheur n’allait pas durer bien longtemps.

D’abord, contrairement à ce que les deux amants espéraient, Philippe de Cobourg ne voulait toujours pas entendre parler de divorce. Il s’était battu en duel parce que l’Empereur le voulait et pour se laver d’un certain ridicule mais il n’entendait pas se séparer, surtout aussi légalement, des gros millions lourds du Congo belge. Il se chercha des alliés dans cette attitude chrétienne, en trouva et Louise vit bientôt en face d’elle toute sa famille coalisée et fermement soudée. Autour d’un mari qui tenait absolument à la récupérer se groupaient son père, le roi des Belges, son souverain, l’empereur François-Joseph qui, bon gré mal gré, devait ménager un homme qui possédait le secret de Mayerling, et par-dessus le marché sa sœur, l’archiduchesse Stéphanie qui, finalement, abandonnait son camp pour deux raisons : d’abord elle n’avait aucune envie de se brouiller avec son beau-père et la cour de Vienne, ensuite Louise venait de se mêler à une affaire d’argent dont le moins qu’on puisse dire était qu’elle était fort désagréable.

L’argent ! Cette pierre d’achoppement de la folle Louise qui n’en avait jamais assez et qui entassait les dettes avec une belle insouciance !

Dans les derniers jours de 1897, six traites d’un montant total de 750 000 florins (environ 4 500 000 francs) se trouvaient alors en possession des créanciers de la princesse Louise. Elle les avait souscrites sans même se demander si elle pourrait les honorer car, son père lui ayant coupé les vivres, elle n’avait plus aucune source de rentrées financières. Mais cet état de choses n’avait guère inquiété lesdits financiers car les traites étaient avalisées par l’archiduchesse Stéphanie, fille elle aussi du richissime Léopold II et toujours en possession de ses crédits. Du moins les bailleurs de fonds de Louise croyaient-ils que Stéphanie les avait avalisées…

Or, quelque temps après le duel, des doutes vinrent, on ne sait trop pourquoi, à ces financiers trop confiants. Ils firent entendre ces doutes à la Hofburg et Stéphanie, convoquée par l’Empereur en personne, se vit interrogée par lui en privé.

Il faut bien l’avouer, la veuve de Rodolphe n’était ni très habile ni très intelligente. Fut-elle effrayée par la solennité de son audience ou bien ne comprit-elle pas qu’elle allait jeter sa sœur dans une suite ininterrompue de catastrophes, toujours est-il qu’elle nia formellement avoir jamais vu les traites.

— Il ne peut s’agir que de faux grossiers ! déclara-t-elle avec une assurance qui, née peut-être de son innocence, n’en allait pas moins donner des armes redoutables aux ennemis de Louise.

Et Dieu sait si la malheureuse en avait !

Philippe de Cobourg n’hésita pas à sauter sur l’aubaine et proclama à tous vents que l’auteur du faux, puisque faux il y avait, ne pouvait être qu’une seule personne : ce misérable Mattachich qui n’avait pas hésité à détruire une famille. D’ailleurs, cet homme ne possédait-il pas tous les pouvoirs de la princesse de Cobourg au nom de laquelle il agissait en toutes choses avec une totale adhésion ?

— Tant que nous n’aurons pas séparé Louise de cet homme, déclara l’époux trahi, le scandale demeurera et s’étendra. Il faut y couper court et le faire cesser.

C’était l’avis unanime de toutes les cours d’Europe. Aussi la Chancellerie impériale ne perdit-elle pas une minute pour se mettre en marche : une plainte contre inconnu pour faux et escroquerie préméditée fut déposée au Parquet de Vienne. Aussitôt saisi, le magistrat instructeur demanda, naturellement, à entendre la princesse de Cobourg et le comte Mattachich. L’invitation à se présenter devant lui leur fut signifiée à Nice. Ce fut, pour Louise, la panique.

— Il faut partir d’ici au plus vite, s’écria-t-elle. Si ces gens nous obligent à rentrer et nous prennent, ils ne nous lâcheront plus et nous sépareront à jamais…

— Pourquoi partir ? dit la fidèle comtesse Fugger qui restait toujours fermement à son poste. Vous êtes en France, Madame, un pays libre, une république où un enlèvement serait mal vu. Et je ne vois pas où vous pourriez aller : la Belgique vous est fermée ainsi que la Hollande, l’Allemagne ne serait pas sûre à cause du duc de Sleswig-Holstein, fiancé de votre fille, l’Italie craindrait de mécontenter l’Autriche…

— Il reste l’Angleterre ! La reine Victoria est ma cousine par alliance. Elle ne pourra refuser de m’entendre et peut-être me comprendra-t-elle. Elle m’aidera certainement.

Mal convaincue, Marie Frugger, qui avait des doutes sur les facultés compréhensives de l’inconsolable veuve du prince Albert (un Saxe-Cobourg lui aussi !), n’en alla pas moins retenir des places pour Londres. Pleins d’espoir, les deux amants prirent le chemin de l’Angleterre…

Ces belles espérances s’évanouirent bien vite. Victoria n’eut pas à refuser de recevoir cette cousine trop voyante car, comme par hasard, elle venait tout juste de quitter son château de Windsor pour un petit séjour… sur la Côte d’Azur. Les apparences étaient sauves mais l’intention n’en était pas moins claire : la reine était partie en toute hâte (aucun journal n’avait, comme cela se faisait d’habitude, annoncé son départ) pour ne pas être obligée de rencontrer une épouse adultère parcourant l’Europe avec son complice. Le Premier ministre fit d’ailleurs savoir, discrètement, qu’un long séjour de la princesse de Cobourg ne serait pas tellement agréable à la Couronne.

— Ces Anglais ne sont que des hypocrites ! s’écria Mattachich indigné. Quittons ce pays glacial et allons plutôt chez moi, en Croatie. Nous trouverons asile chez ma mère et mon beau-père, au château de Lobos, et là nous serons en sûreté bien qu’englobés dans l’Empire austro-hongrois, car jamais un Croate n’en a livré un autre…

La belle phrase et les beaux sentiments que voilà !

Le roman de chevalerie continuait. Emportés à la fois par leur amour et leur goût commun du romantisme, Louise et Geza s’identifiaient volontiers à la blonde Yseult et à son chevalier Tristan, considérant Philippe de Cobourg, ravalé au rôle sans gloire du roi Marc, comme une forme assez réussie du tyran sacrilège osant intervenir brutalement dans la trame délicate et pure d’un grand amour.

Pour continuer à le vivre en paix, on refit les valises et l’on décida de rejoindre l’Adriatique…

En prenant son temps ! La France n’était-elle pas une république dédaigneuse des turpitudes des monarchies d’alentour ?

Mais si l’on suivit le chemin des écoliers on finit tout de même par arriver.

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