VII Le retour à la vie

Dans le courant du mois de juillet 1904, la princesse Louise quitta donc la clinique pour effectuer une cure aux eaux selon la prescription de la faculté de Vienne. Elle partit naturellement en compagnie de Mlle Von Gebauer, des serviteurs attachés à sa personne et d’un psychiatre qui avait ordre de ne la quitter sous aucun prétexte.

Ainsi escortée, elle s’installa dans un hôtel relativement modeste où la porte de sa chambre se trouvait, commodément, au fond d’un cul-de-sac entre celle de Mlle Von Geabauer et celle du psychiatre. Des policiers en civil étaient installés dans la maison et, le soir venu, on ôtait à la princesse jusqu’à ses chaussures avant de l’enfermer dans sa chambre. Enfin un veilleur arpentait les couloirs de l’hôtel toute la nuit.

Les précautions étaient donc bien prises. C’est pourtant de ce lieu si bien gardé que Mattachich et ses amis décidèrent d’enlever la prisonnière fût-ce contre vents et marées. L’un d’entre eux prit pension à l’hôtel comme curiste et, une fois dans la place, entreprit de gagner certains membres du personnel. Ce fut plus facile qu’on ne l’avait craint.

C’est ainsi qu’un soir, au moment du dîner entre ses deux gardiens dans la salle à manger de l’hôtel, la princesse sentit que l’un des serveurs la frôlait, puis sous couleur de parfaire le couvert, passait deux fois la main sur la nappe, tout près de son assiette, comme pour la lisser.

L’esprit de Louise était trop en éveil pour qu’elle ne vît pas, dans son comportement, quelque chose d’inhabituel et, tandis que les deux autres attaquaient le potage, elle glissa doucement la main sous son assiette et trouva un petit papier qu’elle réussit à faire passer sous sa jupe et à insérer dans sa jarretière.

Le repas terminé, elle regagna, le cœur battant, son appartement et se retira dans la salle de bains pour y déchiffrer le message. Ce fut vite fait et le papier compromettant avait disparu dans les toilettes quand la princesse rejoignit ses gardiens pour leur souhaiter le bonsoir. Mais ces quelques instants avaient suffi à lui rendre tout son courage car le billet disait que la délivrance était prochaine et indiquait les noms de ceux qui étaient gagnés à sa cause. Parmi eux : le veilleur de nuit. Louise devait, dès à présent, se tenir prête à fuir.

Quelques jours plus tard, nouveau billet, parvenu de la même façon. Cette fois, on l’avertissait que c’était pour cette nuit. Aussi, quand on vint l’enfermer dans sa chambre, comme chaque soir, le cœur de la princesse battait-il à se rompre. Ses préparatifs, heureusement, étaient faits. Elle avait même réussi à cacher une paire de chaussures, ce qui lui éviterait de s’enfuir pieds nus. Et l’attente commença…

Les nerfs à vif, elle entendit sonner dix heures, puis onze, puis minuit. Rien ne venait et l’espoir s’amenuisait quand, enfin, peu avant une heure une clef tourna doucement, tout doucement, dans la serrure. Il était temps, Louise était au bord de la crise de nerfs.

La porte s’ouvrit sans un grincement et la figure du veilleur de nuit apparut dans l’entrebâillement. Il fit un signe. La princesse saisit son sac, ses chaussures et se glissa hors de sa chambre.

— Allez ! chuchota le gardien. Je vais refermer derrière vous : j’ai une fausse clef…

Sans demander son reste, elle se faufila jusqu’à l’escalier, descendit en croyant que son cœur allait s’arrêter, traversa le salon, le vestibule… et aperçut, derrière la porte vitrée, les deux préposés qui, chaque nuit, montaient la garde devant l’hôtel.

Elle eut alors si peur qu’elle faillit bien rebrousser chemin mais, après avoir jeté un coup d’œil indifférent, les deux hommes, avec un bel ensemble, tournèrent le dos et s’éloignèrent de la porte. Celle-ci s’ouvrit, libérant une bouffée d’air frais et la princesse s’élança au-dehors en prenant bien soin de rester dans l’ombre.

À l’abri d’un bosquet, elle retrouva Mattachich et sans un mot les deux amants s’embrassèrent avant même que Louise eût songé à se rechausser… Mais il eût été fou de s’attarder. Saisissant Louise par la main, Geza l’entraîna jusqu’à une haie derrière laquelle attendait une voiture. Ils trouvèrent là Marie Stoeger et l’ami dévoué qui avait pris pension à l’hôtel. Quelques instants plus tard, la voiture démarrait emportant la fugitive jusqu’à la gare de Hof où allait s’arrêter l’express de Berlin. Et l’on imagine sans peine avec quelle joie la princesse délivrée monta dans ce train qui l’emmenait enfin vers la vie.

À Berlin, Marie Stoeger avait trouvé pour ses amis un refuge chez le chef socialiste Südekum qui acceptait de les cacher quelque temps pour leur permettre de se retourner et de prendre une décision pour l’étape suivante. Mais cette décision la princesse l’avait déjà prise.

— Nous ne pouvons pas rester en Allemagne. J’y serais reprise trop facilement. N’oubliez pas que des médecins allemands ont contresigné le diagnostic de folie établi par leurs confrères autrichiens. On peut me reprendre sans difficulté et, cette fois, rien ne me sauvera…

— Peut-être, dit Marie Stoeger, mais mieux vaut tout de même laisser s’apaiser les remous de votre fuite. Les frontières risquent d’être surveillées. Ici vous ne craignez rien, qui donc irait chercher une princesse royale chez un socialiste ?

En y réfléchissant c’était la sagesse et, bien qu’elle souhaitât quitter l’Allemagne au plus vite, Louise s’inclina. On laissa passer quelque temps et, quand les journaux cessèrent leurs commentaires et leurs recherches, les deux amants décidèrent de gagner Paris où, cette fois, ils seraient totalement en sûreté. Quelques jours plus tard, ils débarquaient à la gare du Nord et s’installaient à l’hôtel Westminster…

Pourtant, ils n’étaient pas encore tout à fait libres. Restait le fameux constat médical qui exigeait que la malheureuse « folle » fût enfermée en quelque endroit où elle se trouvât. Pour qu’elle pût jouir pleinement de sa liberté il fallait un autre constat et, patiemment, la princesse se soumit à une autre série d’examens.

Cette fois aucune pression n’était plus possible sur les médecins et, le 18 décembre 1904, le docteur Valentin Magnan, médecin-chef de l’hôpital Sainte-Anne, et le docteur Paul Garnier, médecin psychiatre expert auprès du tribunal de la Seine commençaient les longs examens qui ne devaient s’achever qu’en mars 1905 (le docteur Garnier, qui mourut entre-temps, fut remplacé par le docteur Dubuisson).

Mais, au bout du compte, le verdict fut des plus nets : jamais la princesse n’avait été folle.

C’était, après tant d’années, la victoire et le droit au bonheur…

Malheureusement, le bonheur, le vrai, ne devait jamais venir et cela, il faut bien l’avouer, en grande partie par la faute de la princesse que sa longue captivité n’avait pas guérie de son insouciance en matière d’argent. Délivrée des geôliers il lui fallait à présent faire face non seulement à la haine de sa famille mais aussi à la meute de ses créanciers. À Vienne, Philippe de Cobourg allait jusqu’à faire vendre publiquement les bijoux, les robes et même la lingerie de sa femme. Il fallut un ordre assez menaçant de François-Joseph pour faire cesser ce scandale.

Du côté belge, Louise n’avait pas grand-chose à attendre, sinon peut-être la mort de son père qui, du moins l’espérait-elle, la mettrait en possession des fameux millions congolais sur lesquels tablaient toujours ses créanciers et qui avaient tant intéressés son mari et son entourage.

Retranchée à l’hôtel Westminster avec Mattachich, elle vivait petitement, mettant en gage les bijoux qu’elle possédait encore et ses robes. En cela, elle faisait preuve d’héroïsme et d’un amour digne de la légende car il lui eût suffi d’abandonner Geza pour voir se rouvrir devant elle les portes, les bras et les coffres.

Mais tout ce qu’elle voulait, c’était le divorce. Elle finit par l’obtenir en janvier 1906, achevant de dresser contre elle, non seulement son mari, mais aussi ses enfants et son gendre qui la détestaient à cause du scandale permanent qu’elle offrait en vivant publiquement avec son amant… et de cet héritage fabuleux qu’ils avaient tellement attendu.

Lorsque Léopold II mourut, en 1907, sa fille poussa un long, un immense soupir de soulagement, vite changé en grimace de déception : le roi des Belges laissait à la Belgique l’énorme fortune qu’il avait tirée du Congo, non sans avoir grassement pourvu sa maîtresse, la baronne de Vaughan.

Pour les trois filles du roi qui, à l’enterrement, se retrouvèrent réunies depuis bien longtemps, ce fut un vif désappointement, sauf pour la princesse Clémentine qui n’espérait rien d’autre que la liberté d’épouser enfin le prince Victor-Napoléon qu’elle aimait. Mais, pour Louise en particulier, c’était une catastrophe.

Les six millions qu’elle retira tout de même furent rapidement engloutis par les créanciers… auxquels se joignirent les obligeants amis, tels Marie Stoeger, qui l’avaient aidée à fuir et sur le désintéressement desquels il lui fallut bien perdre ses illusions.

Alors, elle commit la faute d’intenter un procès à la Belgique, procès à la Belgique, procès qui lui fit perdre sa popularité. On sut, en effet, qu’invitée par le nouveau roi Albert Ier et la reine Elisabeth à leur couronnement, elle avait reçu d’eux le plus charmant accueil et l’offre de vivre désormais, exempte de soucis, en paix et dignité, dans son pays natal. Mais elle ne voulait pas se séparer de Mattachich et refusa.

Quand survint la guerre de 1914-1918, les Belges, bien qu’elle eût repris son nom de princesse Louise de Belgique, la renièrent.

Dès lors, toujours suivie de Mattachich, sans argent, sans patrie, elle erra interminablement à travers l’Europe des années folles, vivant d’expédients mais imperturbablement fidèle à cet amour hors du commun auquel elle avait voué sa vie et qu’elle ne regretta jamais.

Et cela dura jusqu’à ce jour de 1924 où mourut enfin, à Wiesbaden, la princesse Louise de Belgique, reniée par tous sauf par le seul homme qu’elle ait aimée au monde…

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