V La machine à broyer

Le séjour de la princesse et de sa dame d’honneur dans l’horrible maison de fous de Döbling ne fut pas de longue durée. Quelques jours plus tard, Louise et la fidèle Marie étaient transférées à Purkersdorf, autre banlieue de Vienne, dans une « maison de repos » où la pseudo-malade fut soumise aux examens incessants de tout un aréopage de « savants » autrichiens et hongrois dont le principal talent résidait en une aveugle obéissance aux ordres et « diagnostics » qui pouvaient leur venir de la Hofburg. Tels qu’ils étaient, leur tâche consistait à la scruter à la loupe afin d’en venir à statuer sur son cas.

Cela dura des mois tant ces gens eurent du mal à se faire une opinion précise. Des mois durant lesquels la malheureuse reçut quotidiennement la visite d’un ou deux psychiatres qui s’installaient à son chevet pour la harceler de questions, parfois saugrenues mais le plus souvent indiscrètes. Elle le supporta avec une extraordinaire patience, bien persuadée qu’un mouvement de révolte apporterait de l’eau au moulin de ses ennemis, indifférente à son propre sort tant qu’elle serait séparée de l’homme qu’elle aimait par-dessus tout.

Ce fut dans cette maison qu’on vint lui apprendre le mariage de sa fille Dora avec le duc de Sleswig-Holstein. Sachant pertinemment qu’on ne lui permettrait jamais d’y assister elle s’abstint de le demander. Ce qui devait lui être reproché par la suite comme preuve de dérèglement mental.

Au début de 1899, le conseil des psychiatres se prononça enfin et l’on croit rêver devant leurs conclusions : la princesse Louise était reconnue « atteinte de débilité mentale » pourvue, de ce fait, d’un conseil judiciaire et l’on décréta qu’elle devait être enfermée, en conséquence, dans une maison pour aliénés jusqu’à ce que son état se décidât à s’améliorer. Entendez par là : jusqu’à ce qu’elle acceptât de reprendre la vie commune avec Philippe de Cobourg et de renoncer solennellement à Mattachich, sa « folie » amoureuse.

Le coup fut rude pour la malheureuse qui ne s’attendait pas à un verdict aussi infâme. Elle crut être parvenue au fond du gouffre parce qu’il ne restait vraiment plus rien à lui prendre. Pourtant ses bourreaux trouvèrent le moyen de la dépouiller encore un peu plus : la chère, la fidèle Marie Fugger lui fut enlevée. On la remplaça par une certaine Mlle Von Gebauer, une gardienne déguisée en dame d’honneur et c’est en sa compagnie que la princesse fut dirigée sur Dresde et sur la « maison de repos » du célèbre docteur Pierson.

On ne tenait pas, en effet, à garder en Autriche ce témoignage vivant d’une intolérable oppression. En outre, Louise ne devait pas être détenue dans le même pays que son amant.

Qu’était-il advenu, pendant tout ce temps, de Geza Mattachich ?… Eh bien, il gravissait lentement un calvaire d’une autre sorte.

Transféré à Vienne et gardé au secret, il avait été jugé sur de simples présomptions, avec une totale absence de preuves. « Convaincu » de faux et usage de faux, ainsi que du crime de lèse-majesté (?) il avait été condamné à la dégradation, à la perte de ses titres de noblesse et de ses biens et, comme cela n’était pas encore suffisant, à huit années de réclusion criminelle.

On demeure confondu devant un tel monument d’iniquité mais ce jugement incroyable, digne de la plus affreuse justice totalitaire, n’en expédia pas moins Mattachich à la prison de Möllersdorf pour y purger sa peine.

C’était un pénitencier qui n’avait que de très lointains rapports avec une prison modèle : non seulement les conditions de vie étaient des plus pénibles mais encore la promiscuité renforçait singulièrement les rigueurs de son châtiment. Tous les autres pensionnaires, en effet, étaient des « droits communs », autrement dit des assassins, des voleurs, des faussaires, toutes gens avec lesquels le malheureux ne pouvait que se sentir encore plus avili.

Le directeur de la prison s’en rendit si bien compte qu’il prit sous son bonnet de séparer quelque peu Mattachich des autres prisonniers en l’employant à des travaux d’écritures. Il était d’ailleurs plus que rare, dans cette prison, de posséder un homme du monde cultivé, bien élevé et certes beaucoup plus apte à servir de secrétaire que ses codétenus dont le niveau intellectuel n’allait pas très haut.

Les premiers mois du séjour à Möllersdorf s’adoucirent donc un peu, d’autant que Mattachich se fit une amie de la femme qui s’occupait de la cantine. Marie Stoeger, une blonde aux yeux bleus, encore fraîche, se prit d’amitié pour cet homme silencieux et fier qui, en dépit de la triste condition où il était réduit, n’en refusait pas moins de demander la clémence impériale, comme le directeur l’y poussait, se bornant à réclamer inlassablement la révision d’un procès qu’il proclamait inique, non sans raisons…

Grâce à Marie Stoeger qui lui passait quelques cigarettes et même, de temps en temps, un journal, Geza finit par trouver sa prison à peu près supportable. Mais il remarqua bientôt que le fameux journal, toujours le même, était l’Arbeiter Zeitung, l’organe du parti social-démocrate autrichien. Et comme c’était Marie qui le lui donnait, il finit par lui poser la question inévitable :

— Appartenez-vous donc à ce parti ? demanda-t-il en appréhendant la réponse.

En effet, il avait toujours considéré, jusque-là, les sociaux-démocrates comme un ramassis de révolutionnaires assoiffés de sang et bien incapables de tout sentiment humain.

— Bien sûr, admit Marie souriante. Est-ce que cela vous fait peur ?

— Pas du tout… Vous êtes si bonne pour moi que…

— … que vous avez peine à croire que nous sommes les démons rouges dont l’organe de la Cour parle à tout bout de champ ? Vous voyez bien que non : j’ajoute même que si vous arriviez à recouvrer votre liberté plus tôt que prévu, c’est à nous que vous le devrez. Car autant vous dire à présent : on s’occupe de vous à Vienne… Chez nous j’entends !

C’était vrai. Mis au courant par Marie Stoeger du traitement infligé à un homme coupable d’être l’amant d’une princesse de sang royal, l’Arbeiter Zeitung prit l’affaire Mattachich en main et en fit peu à peu son fer de lance. Geza n’était-il pas l’éclatante victime de la tyrannie impériale ?… Par les soins de la cantinière, le journal social-démocrate n’ignora bientôt plus rien de ce qui concernait le comte Mattachich et publia sur lui une série d’articles qui firent le bruit que l’on devine.

Le résultat ne se fit guère attendre. Marie Stoeger fut chassée de Môllersdorf. Elle eut tout de même le temps de faire ses adieux au prisonnier qui réussit à lui glisser une lettre « pour une personne chère », et partit en pleurant et en promettant de se dévouer pour un si grand amour.

Malheureusement, son départ marqua pour Mattachich le début de cruelles représailles destinées à lui faire payer le bruit fait autour de lui. On le mit d’abord dans un cachot complètement obscur, on lui fit faire les plus rebutantes corvées tout en lui imposant trois jours de jeûne total par semaine. Il devait y laisser sa santé qui, jamais, ne s’en remettrait. Pourtant, soutenu par son amour, il subit le tout sans fléchir, sa pensée occupée tout entière par ce que devait souffrir, de son côté, sa chère princesse.

À Vienne cependant, les sociaux-démocrates ne baissaient pas les bras. Le 8 février 1902, un député au Reichsrat, Ignace Daszynaki, interpellait, en plein parlement, le ministre de la Guerre pour réclamer la révision du procès de Mattachich en termes d’une extrême violence.

Cette fois, il n’était plus possible de laisser s’établir, de nouveau, un silence commode autour du prisonnier. La révision du procès ne fut pas accordée mais l’Empereur fit grâce et, au début du mois d’août, Geza Mattachich fut enfin libéré après avoir tout de même purgé quatre ans et demi de détention.

Il prit à peine le temps de se réjouir de sa liberté retrouvée, car pour lui aucun bonheur ne pouvait avoir de valeur s’il ne le partageait avec Louise. Le chevalier Tristan était toujours le chevalier Tristan…

Geza avait trop craint, pour la princesse, la colère du mari, les mesquineries de la Cour, pour n’avoir pas redouté le pire. Sans perdre un instant, il se mit à sa recherche.

Aussi bien, elle était le seul bien qui lui restât encore sur la terre. Dans cette horrible aventure, il avait tout perdu : fortune, honneur, famille, carrière. Il ne lui restait que son amour…

Ses nouveaux alliés socialistes l’aidèrent à relever la trace de la disparue. Les divers journaux étrangers ne s’étant guère privés de publier des articles sur cette incroyable histoire d’amour, il fut relativement facile à Marie Stoeger (que Mattachich avait retrouvée immédiatement en sortant de prison) et à ses amis de situer la princesse. Geza apprit ainsi que Louise était enfermée, et étroitement surveillée, dans la maison de santé du docteur Pierson, près de Dresde.

Possédé par un espoir tout neuf, il partit aussitôt pour la capitale de la Saxe…

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