Au Lindenhof, la maison de repos du docteur Pierson, la princesse Louise était nettement mieux traitée que dans l’asile viennois de Döbling. La clinique, en effet, se composait de plusieurs maisons disséminées dans un grand parc agréablement planté d’essences diverses, ombragé, fleuri… et très vigoureusement clôturé. Ce qui n’empêchait pas le site d’être d’une grande beauté.
En compagnie de Mlle Von Gebauer, sa pseudo-dame d’honneur, la princesse occupait l’une de ces maisons.
C’était une très confortable demeure où les serviteurs ne manquaient pas mais, en dépit de leur parfaite correction, ils n’étaient, visiblement, que des gardiens camouflés, des gardiens chargés d’appliquer les consignes les plus strictes.
Ces consignes, le docteur Pierson ne les avait données qu’à contrecœur. Il avait dû céder à des ordres venus de trop haut pour être ignorés sans mettre en danger sa clinique et même son travail normal. Mais il croyait si peu à la folie de sa pensionnaire forcée qu’un soir, un de ces soirs où l’on éprouve le besoin de laisser s’échapper la vapeur sous pression, il confia à un ami :
— Sa maladie s’appelle Mattachich.
Oh, les apparences étaient parfaitement respectées. Ainsi, la princesse avait à sa disposition une automobile qu’elle conduisait elle-même et recevait, parfois, l’autorisation de se rendre au théâtre, dans une loge discrète et sous bonne garde. Mais, chaque soir, la porte de sa chambre était verrouillée et ses fenêtres, grillées, étaient vérifiées et calfeutrées par les soins des domestiques.
De même, le courrier qui pouvait arriver n’était pas remis à sa destinataire mais bien à Mlle Von Gebauer. Évidemment, ce courrier n’était ni très abondant ni très fréquent car Louise, vilipendée par son mari, mise au banc de l’aristocratie européenne, était, de surcroît, abandonnée par sa famille. Elle n’avait plus revue sa mère qui pourtant avait longtemps tenté de la ramener à la raison, essayé de la soutenir mais avait fini par abandonner, vaincue par cet amour trop tenace et, aussi, par la maladie qui n’allait plus tarder à l’emporter. Pas davantage sa fille à présent mariée, ni ses sœurs dont l’une, la plus jeune, Clémentine, était tenue trop étroitement en tutelle par leur père, le roi Léopold II, pour pouvoir quelque chose, et l’autre, Stéphanie, avait bien trop à s’occuper avec ses propres affaires sentimentales pour plaider en la faveur de Louise qui avait bien failli, d’ailleurs, lui causer de gros ennuis. Quant à son fils, Léopold, il haïssait sa mère et soutenait son père… Autour du Lindenhof, c’était le silence…
Pourtant, en septembre 1902, la princesse Louise apprit la mort de sa mère mais reçut, en même temps, l’interdiction formelle de paraître à l’enterrement. Interdiction inutile : jamais les gardiens de la pauvre femme ne lui auraient accordé l’autorisation de se rendre à Spa où la reine Marie-Henriette venait de mourir, simplement entourée de deux religieuses. Elle avait choisi de vivre là, retirée de la Cour, avec quelques personnes et, surtout, les animaux qu’elle aimait. Et, seule de ses filles, Clémentine fut autorisée à suivre ses funérailles, le roi Léopold II n’ayant pas voulu rencontrer non plus Stéphanie à qui il ne pardonnait pas son remariage avec un simple gentilhomme, le comte de Lonyay que, cependant, François-Joseph avait fait prince. À sa faible décharge, Léopold II venait de tomber sous la coupe d’une aventurière sans scrupules, Blanche Delacroix, qui allait devenir baronne de Vaughan.
Aussi l’on put voir, aux funérailles de la reine, ses deux filles aînées représentées toutes deux par leurs maris : le prince de Lonyay et Philippe de Cobourg, énorme, ventripotent et plein de morgue…
Louise, cependant, n’avait marqué, en apparence, aucune émotion devant les interdictions paternelles car il lui fallait éviter soigneusement toute manifestation, joyeuse ou douloureuse, qui pût contribuer à accréditer la légende de sa folie. Plus tard elle devait confier à ses Souvenirs :
« Telle était ma maîtrise de moi que, lorsque j’étais seule, je me regardais dans la glace en me jurant de résister à l’ambiance créée par la promiscuité des fous, de garder mon sang-froid jusqu’au jour de ma délivrance. »
Ce sang-froid, à vrai dire, allait être mis à rude épreuve car elle ignorait, naturellement, qu’un mois avant la mort de sa mère, Geza Mattachich avait été libéré et cherchait à la retrouver.
Un jour donc, alors qu’elle conduisait sa voiture, dans les forêts voisines, sous l’œil vigilant de Mlle Von Gebauer, elle vit soudain paraître un cycliste qui, au risque d’un accident, vint frôler les roues de sa voiture. Sept ans auparavant, un cavalier et sa monture s’étaient ainsi approchés dangereusement de sa calèche dans les allées du Prater…
Le cœur de Louise bondit et elle eut le plus grand mal à retenir le cri de joie qui lui montait aux lèvres car, en dépit d’une séparation de près de cinq ans et des ravages causés par la vie carcérale, il ne lui avait fallu qu’un coup d’œil pour reconnaître l’imprudent : c’était Geza…
Il était là, tout près d’elle, il l’avait retrouvée et tandis qu’elle ramenait sa voiture en essayant de garder un calme apparent, se contentant de commenter l’accident qu’elle venait d’éviter, la princesse sentait une joie immense l’envahir avec la violence d’une grande marée. Ce fut si fort, si intense, qu’elle crut, un instant, qu’elle allait réellement devenir folle. Le bonheur ayant rarement ces effets dévastateurs, Louise, avertie de la présence de Geza dans les environs, se promit d’être attentive et de guetter la prochaine apparition de celui qu’elle aimait.
Quelques jours plus tard (c’était le valet qui conduisait) elle vit de nouveau surgir le cycliste et cette fois ordonna :
— Arrêtez !…
Le ton était si tranchant et si autoritaire que l’homme n’osa pas désobéir alors qu’il aurait dû, normalement, demander l’avis de la dame d’honneur. Mais Louise avait totalement oublié sa gardienne. Sautant vivement à bas de la voiture, elle courait déjà vers son ami sans se soucier de ses gardiens et sans vouloir remarquer que Mlle Von Gebauer s’était lancée à sa poursuite.
Celle-ci la rejoignit au moment où elle atteignait Mattachich. Elle voulut la retenir de force mais la princesse lui jeta un tel regard que l’autre n’osa pas insister ni la brutaliser. Mattachich d’ailleurs ne l’eût pas laissée faire.
— Vous avez trois minutes… concéda-t-elle enfin de mauvaise grâce, et vous ne parlerez qu’en ma présence.
Haletante, Louise s’adossa à un arbre et tendit les deux mains à Geza. Ni l’un, ni l’autre n’avait envie de parler, surtout sous l’œil de granit de la femme. Ils préféraient savourer en silence le bonheur de se retrouver après tant d’années, tant de souffrances. Même la présence cependant odieuse de la gardienne s’effaçait… Et si Mlle Von Gebauer avait espéré surprendre des secrets, des projets, elle fut déçue. Louise et Geza n’avaient besoin que de leurs yeux pour se parler.
Pourtant, comme, les trois minutes achevées, ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre pour s’embrasser, il chuchota à l’oreille de Louise :
— Espérez !…
— Il y a donc un Dieu !… répondit-elle tout haut…
Ce fut tout. Mlle Von Gebauer ramena sa prisonnière à la voiture et Mattachich reprit son vélo pour s’éloigner et jeter les bases d’un plan d’évasion. De son côté, Louise ramenait au Lindenhof un cœur empli d’espoir car elle était persuadée que leur réunion était, à présent, toute proche.
Il allait pourtant falloir attendre encore et le bonheur n’était pas pour tout de suite. En effet, Mlle Von Gebauer signala immédiatement la rencontre avec le cycliste et les promenades hors de la propriété furent interdites. La princesse Louise gardait seulement le droit de se promener dans le parc, à pied et sous la surveillance d’une escouade de gardiens. On supprima également toutes distractions prises en dehors de la clinique, comme le théâtre et les concerts, et toute communication avec l’extérieur fut sévèrement défendue : Geza Mattachich n’avait plus aucun moyen d’atteindre celle qu’il aimait et le désespoir, peu à peu, se glissa dans le cœur des deux amants à mesure que coulaient les mois sans que la surveillance tissée autour de Louise se relâchât.
Ce fut deux ans plus tard, un matin de l’été 1904, que Mattachich vit arriver Marie Stoeger dans la petite maison de Dresde où il avait trouvé asile, chez un socialiste allemand. L’ancienne cantinière rayonnait de joie :
— La princesse va quitter le Lindenhof, s’écria-t-elle à peine entrée, on lui ordonne les eaux de Wiesbaden…
— Cela veut dire qu’elle est malade, alors ? fit Mattachich, inquiet.
Elle était, en effet, malade. À la suite de la déception éprouvée et de l’internement plus étroit, la santé de Louise s’était altérée à tel point que le docteur Pierson, refusant une si lourde responsabilité, avait demandé à Vienne de lui envoyer une sommité médicale. Le professeur qui vint examiner Louise ordonna les eaux de Wiesbaden…
Hélas, Wiesbaden, c’était impossible. La station rhénane était beaucoup trop mondaine et beaucoup trop fréquentée pour que le gouvernement autrichien se risque à étaler aux yeux de tant de monde le scandaleux spectacle d’une princesse que l’on essayait vainement de faire passer pour folle.
Après maintes cogitations, on repoussa donc Wiesbaden au profit de la petite station bavaroise de Bad-Elster dont les eaux possédaient, selon la faculté viennoise, les mêmes vertus curatives…
Et la princesse Louise reçut enfin la permission de quitter le Lindenhof…