IV Le piège

Le château de Lobos, en Croatie, accueillit les amants traqués… mais seulement le château car la mère et le beau-père de Geza, la comtesse et le comte Keglevicz, jugèrent bon d’employer la même tactique que la reine Victoria pour ne pas être mis en contact avec le couple adultère : ils se dépêchèrent de quitter leur domaine, dès l’annonce de leur arrivée, se contentant de laisser leurs gens à la disposition des fugitifs, leurs gens et la maison. La cause de cette fuite était fort simple : hongrois, Keglevicz n’avait nulle envie de s’attirer les foudres de Vienne, mais il ne pouvait empêcher qu’un château croate accueillît l’enfant du pays. Louise et Geza trouvèrent donc la porte grande ouverte et la maison vide de ses propriétaires.

— Décidément, commenta amèrement le jeune homme, on ne garde ni parents ni amis lorsque l’on se mêle de lutter contre un empire…

Il ne s’en installa pas moins et, dans la solitude de Lobos, les deux amants trouvèrent un moment de calme et de rémission. Les paysans, fidèles à leur maître et hostiles à l’Autriche, gardaient farouchement les abords du château où, dans leur chambre, Louise et Geza s’enfermaient chaque soir, en compagnie d’un pistolet chargé, pour s’aimer avec une ardeur passionnée et s’endormir finalement dans les bras l’un de l’autre. Ils goûtaient la joie amère mais assez grisante de vivre seuls, dans leur îlot protégé, au cœur d’un immense empire dont toutes les forces étaient braquées contre eux. Toujours aussi romantique Louise se fit peu à peu à l’idée de vivre ainsi, isolée avec l’homme qu’elle aimait jusqu’à ce que la mort vienne les prendre.

— Jamais, disait-elle, l’Empereur n’osera un coup de force en Croatie pour nous prendre. Les gens de ton pays supportent trop difficilement le joug autrichien…

— Et puis, renchérissait Geza, si l’on nous attaque, nous nous défendrons jusqu’à la fin. Et nous restera toujours la solution de Mayerling…

En réalité, aucun d’eux n’y tenait vraiment. D’ailleurs François-Joseph était bien trop avisé pour songer seulement à une attaque en force. Il avait, au contraire, donné à sa police des ordres stricts : on ne devait agir qu’avec la plus grande discrétion afin d’éviter tout scandale. En fait il avait fini par faire sienne la théorie généralement adoptée par la cour de Vienne : pour se conduire ainsi, renoncer à son mari, à ses enfants, à son rang et à sa fortune, à sa famille et à sa réputation pour courir le monde avec un inférieur, il fallait que Louise de Cobourg fût devenue folle. On ne donne pas l’assaut à une folle. On la prend par surprise. Et c’est ainsi que l’on décida d’agir.

Sur ordre, deux officiers du régiment de hussards auquel appartenait toujours le comte Mattachich, se rendirent à Lobos. Ils apportaient, non une injonction, mais une invitation du prince de Cobourg à se rendre à Agram (Zagreb) pour y rencontrer son avocat et discuter avec lui des modalités du divorce.

— Vous ne pouvez, dit l’un d’eux, continuer à fuir comme vous le faites devant les accusations qui vous accablent et qui souillent votre honneur. Vous ne pouvez accepter de faire ainsi figure de coupable…

— Mon honneur ? La justice autrichienne semble décidée à en faire bon marché. Me laissera-t-on seulement me défendre ?

— Il n’est pas question de comparaître devant un juge quelconque mais simplement de rencontrer un avocat. Il semblerait que le prince en soit venu à la conclusion qu’un divorce serait la solution la moins scandaleuse…

Il est bon d’ajouter que ces deux officiers croyaient agir en toute bonne foi et qu’ils ignoraient totalement qu’en invitant leur camarade à se rendre à Agram, ils l’entraînaient tout bonnement dans un piège. C’était en y croyant fermement qu’ils avaient prononcé le mot divorce, un mot magique pour Geza aussi bien que pour Louise dont le seul espoir résidait dans une séparation légale grâce à laquelle ils retrouveraient le droit de vivre comme tout le monde, à l’écart sans doute, mais ensemble et en liberté.

— Je ne pense pas qu’il y ait danger à voir un avocat, émit la princesse Louise, du moment que nous ne quitterons pas la Croatie. S’il accepte enfin de divorcer, c’est que le prince a choisi la sagesse. Il a dû comprendre qu’il ne m’amènerait jamais à composition. Nous irons donc à Agram…

Pris d’un vague pressentiment, Mattachich tenta de la persuader de demeurer à Lobos mais Louise, emportée par l’idée grisante du divorce libérateur, ne voulut rien entendre. D’ailleurs, en cas de danger, elle entendait l’affronter avec son amant.

Le lendemain, tous deux partaient pour la capitale de la Croatie, toujours flanqués de l’indispensable Marie Fugger, et s’installaient dans un hôtel de la ville.

Une nuit passa. Au matin, comme Geza sortait de l’hôtel pour faire une courte promenade avant de se rendre au rendez-vous fixé, il vit soudain s’approcher de lui le chef de la garnison autrichienne flanqué de deux hommes en civil, d’assez mauvaise mine. Il eut à peine le temps de réaliser que ces hommes étaient des policiers. En un clin d’œil il fut maîtrisé par eux tandis que l’officier supérieur déclarait rituellement :

— Au nom de Sa Majesté l’Empereur et Roi, je vous arrête, lieutenant Mattachich !…

Sous ce coup qu’il avait cependant appréhendé, sans oser se l’avouer, Mattachich chancela mais se reprit très vite et, regardant ses poignets que les deux policiers maintenaient fermement, il demanda :

— Voulez-vous me dire, mon commandant, si je suis toujours officier ?…

— Jusqu’à nouvel avis, vous l’êtes toujours, Monsieur.

— Alors comment permettez-vous à ces individus de me toucher ?…

— C’est trop juste ! Écartez-vous, messieurs. Quant à vous… lieutenant, accompagnez-moi mais sachez qu’à la moindre tentative de fuite, j’ai ordre de vous abattre…

— Soyez sans crainte, je vous suivrai. Vous avez ma parole…

Alors, avec un dernier regard à cette façade d’hôtel derrière laquelle il laissait la femme qu’il aimait, le comte Mattachich suivit l’officier autrichien. Une demi-heure plus tard, il était écroué dans la prison d’Agram en attendant son transfert à Vienne.

À peine le groupe des quatre hommes s’était-il éloigné de l’hôtel que trois autres personnages s’y présentaient et se faisaient indiquer l’appartement de la princesse. C’étaient le préfet de police de Vienne, l’avocat du prince de Cobourg, qui était venu bien réellement à Agram mais pas pour y discuter divorce, et le docteur Hinterstosser, médecin-psychiatre du Parquet autrichien.

Parvenus devant la porte de l’appartement, ils frappèrent. La comtesse Fugger ouvrit et comme, inquiète, elle tentait de leur expliquer que la princesse était encore au lit et ne saurait les recevoir, ils la repoussèrent et passèrent outre.

— Nous avons l’ordre de voir la princesse sur l’heure et de nous assurer de sa personne…

— Vous assurer de sa personne ? Vous voulez dire que vous comptez arrêter Son Altesse ?

Le docteur Hinterstosser eut un sourire :

— Arrêter ? Quel mot, Madame la comtesse ! Surtout en présence d’un médecin. Vous ne voyez là aucun gendarme, il me semble ? Nous venons seulement chercher la princesse de Cobourg pour la soigner, ainsi que l’exige son état…

— Son état ? Mais elle n’est pas malade.

— Cela vous plaît à dire, Madame. Nous savons, nous, qu’il en va tout autrement. Laissez-nous à notre travail !

Désespérément Marie Fugger tenta encore de les retenir :

— Alors, patientez un instant. Je vais la prévenir, l’aider à sa toilette. Ensuite elle vous recevra…

— Ou bien elle s’enfuira par la fenêtre. Nous savons trop de quoi sont capables ces malheureux malades…

Et, laissant la comtesse effondrée, les trois hommes pénétrèrent dans la chambre où la princesse leur réserva l’accueil que l’on devine. Mais elle se heurtait au pire mur d’insensibilité qu’il se pût trouver : des hommes persuadés du bien-fondé de leur mission et décidés à la mener à bien et jusqu’au bout.

— Pour votre bien, Altesse, dit le docteur, nous avons ordre de ne plus vous perdre de vue. Veuillez vous préparer à nous suivre.

Bon gré mal gré, il fallut que Marie Fugger, malade de chagrin, aidât sa maîtresse à s’habiller en présence des trois hommes dont deux seulement consentirent à tourner la tête. Une fois prête, on la fit descendre, monter dans une voiture qui attendait à la porte et qui la conduisit à la gare où un train spécial était sous pression.

Flanquée de ses gardiens et de Marie Fugger, en pleine détresse cette fois, la princesse y monta et prit en cet équipage le chemin de Vienne où l’on arriva le lendemain. Le train s’arrêta sur une voie de garage de la gare du Sud… une voie de garage près de laquelle attendait une ambulance.

— Vous tenez vraiment à ce que je sois folle ? dit-elle dédaigneusement à l’avocat de son mari. À qui ferez-vous croire cela ?…

— Mais… à l’Europe entière, Madame ! Pour refuser aussi obstinément de reprendre la vie conjugale, en dépit de l’infinie patience d’un époux indulgent, cela ne peut relever que d’un cas pathologique. Mais nous espérons fermement vous guérir.

— Me guérir ? Si c’est de mon amour pour un homme bon, honnête et courageux, ne l’espérez pas : cette maladie-là est incurable.

— C’est ce que nous verrons, répondit l’homme avec un salut trop profond pour n’être pas impertinent…

La princesse se contenta d’un haussement d’épaules. Pourtant son courage naturel allait être mis à rude épreuve car l’ambulance n’était pas le pire. Il y avait, dedans, deux infirmiers qui s’emparèrent d’elle avec autant de ménagements que s’il s’agissait d’une folle furieuse et l’obligèrent à s’étendre en dépit des protestations indignées de la comtesse Fugger.

On attendit d’ailleurs que la nuit fût bien noire pour quitter les voies de garage. Alors seulement, l’ambulance prit le chemin de Döbling, l’une des banlieues de Vienne où se trouvait la maison d’aliénés. La princesse y fut enfermée dans le pavillon des agités et dans une cellule capitonnée.

Louise passa là une nuit atroce, véritable nuit de cauchemar au cours de laquelle la malheureuse crut bien réellement devenir folle car elle pouvait entendre les hurlements des malheureux déments qui étaient ses voisins. Au matin, quand elle eut enfin la permission de la rejoindre, Marie Fugger la trouva en larmes et dans un tel état qu’elle eut peur et, moitié priant, moitié menaçant (extrêmement riches, les Fugger dont les ancêtres avaient été les banquiers de Charles Quint, étaient une famille puissante), elle obtint de demeurer auprès de sa princesse afin de la soutenir dans l’odieux calvaire qu’elle pressentait…

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