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Une nuit de rêve

Le moment d’émotion passé, on avait discuté autour de la table de ce qu’il convenait de dire à Langlois. Marie-Angéline, qui regrettait toujours d’être allée se confier à lui après sa visite chez Grindel, était d’avis qu’on ne lui raconte rien du tout !

— Ça, c’est impossible ! riposta Aldo. Étant donné que je lui ai demandé de retarder de vingt-quatre heures sa perquisition, il faut lui offrir un os à ronger, sinon il va s’en servir pour m’arracher les oreilles !

— Et les miennes en prime ! appuya Adalbert.

— C’est aussi mon avis ! déclara la marquise. Comme vous allez sûrement vous lancer dans la chasse au trésor, les garçons, il vaut mieux assurer vos arrières.

Mais Plan-Crépin tenait à son point de vue :

— Sans doute ! Mais s’il commence à arrêter à tour de bras, il récupérera peut-être la collection Kledermann mais il signera du même coup la condamnation à mort du propriétaire. S’il la sait perdue pour lui, Borgia ne gaspillera pas une minute pour s’en débarrasser ! Un coup de revolver ou un coup de marteau et il l’enverra nourrir les poissons du lac !

— Le lac ? Vous faites allusion à Lugano ? demanda Adalbert.

— Ça me paraît naturel puisque c’est son fief, et si je crois ce que l’on a dit, ce n’est pas la place qui manque !

— Oui, mais il y a plus de trois mois que la baraque est sous surveillance de jour comme de nuit et, à part une vieille folle qui se prend pour une infante en exil, on n’a jamais rien trouvé ! Or amener d’Angleterre jusqu’à Lugano un corps du gabarit de Kledermann doit tout de même présenter quelques difficultés !

Le résultat de ce débat animé fut que personne ne dormit beaucoup cette nuit-là à l’hôtel de Sommières et qu’en se rendant Quai des Orfèvres le lendemain matin, les deux hommes n’étaient pas au meilleur de leur forme.

L’accueil qu’ils reçurent du grand chef n’était pas fait pour les réconforter. Il était visiblement à cran :

— Un appartement en désordre, hein ? Des paperasses un peu partout ? Il ne manquait guère que des fleurs…

Aldo monta aussitôt au créneau :

— Il aurait pu y en avoir. On a oublié de vous dire que c’est la concierge qui fait le ménage chez Grindel et comme elle a un petit faible pour lui…

— Je croyais qu’il était mal vu de tous les voisins ?

— Parce qu’il est peu aimable, avare et a le porte-monnaie coincé ! Ce qui n’atteint pas Mme Branchu qui, au contraire, le porte aux nues… à condition que les oreilles de son mari ne traînent pas dans le voisinage.

— Comment le savez-vous ?

— J’ai pris la peine d’aller bavarder avec elle en me présentant pour ce que je suis d’ailleurs : un cousin par mariage… de Grindel.

— Nom et titre compris ?

— Absolument ! Nous avons été très vite bons amis. D’autant plus que me disant inquiet pour Gaspard, il fallait à tout prix lui éviter de rentrer chez lui durant quelques jours. Aussi sachant quelle confiance il avait en elle, j’avais préparé une lettre que je la priai instamment de lui faire parvenir s’il lui avait laissé une adresse ou un numéro de téléphone comme il est normal de le faire en cas d’urgence. L’enveloppe était timbrée mais sans suscription et je l’ai posée devant elle en laissant apparaître le coin d’un billet de banque.

— Et elle a pris le paquet en vous disant qu’elle ferait le nécessaire puis vous a dit « au revoir » ? J’imagine qu’ensuite vous l’avez guettée quand elle est allée la porter à la boîte ?

— Pour l’assommer plus ou moins ? Vous me prenez pour qui ? Elle a réagi comme je l’espérais quand je lui ai présenté mon stylo…

— Un Montblanc hors de prix qui lui a fait perdre ses moyens, susurra Adalbert…

— Tais-toi !… et m’a donné ce que je voulais : l’adresse d’un pavillon à Nogent où vit un ancien serviteur des parents Grindel. Un vieux Suisse nommé Rolf Schurr qui y a pris sa retraite après la mort de sa femme française. Voilà ! Maintenant j’attends vos reproches !

— Donnez-moi cette adresse !

Aldo respira à fond :

— À une condition !

— Quoi ? Vous perdez la tête, ma parole !

— Oh, que non ! J’expliquerai après…

Langlois tourna alors sa colère contre Adalbert :

— Et vous ? Vous restez là sans rien dire ? Que votre copain en prenne à son aise avec la police française passe encore : il est italien…

— Vénitien ! rectifia Morosini impavide.

— Mais vous, Vidal-Pellicorne, vous êtes bien français, il me semble ?

— Jusqu’au bout des ongles… mais vous nous connaissez assez, monsieur le commissaire principal, pour savoir que s’il nous arrive de dépasser quelque peu les limites de la loi, c’est toujours pour le bon motif. Et dans le cas présent, c’est de la vie des siens qu’il s’agit !

— Ça va ! La condition ?

— Vous vous abstenez d’y envoyer vos troupes de choc mais vous mettez le téléphone sur écoute. J’avoue ignorer le numéro mais vous le trouverez facilement ! Cela vous paraît excessif ?

— Non… pour le moment. Que voulez-vous savoir ?

— L’endroit où aura lieu la prochaine rencontre, voyons ! Grindel ne peut pas faire autrement que livrer une partie de la collection…

— Et si Gandia se contente d’une phrase dans le genre : « là où vous savez ! » ou encore « là où nous nous sommes rencontrés la première – ou la dernière – fois », que ferez-vous ?

— On suivra, grogna Adalbert. Vous devez penser qu’on ne va pas le laisser batifoler dans la nature sans surveillance !

— Comprenez-moi ! reprit Morosini. La collection Morosini m’importe peu. Ce que je veux, à n’importe quel prix, c’est sauver mon beau-père. Je ne supporte pas l’idée de le savoir aux mains d’une bande d’aigrefins qui jouent du couteau pour un oui ou pour un non ! Je veux le ramener à Lisa ! Outre l’amitié profonde que j’éprouve pour lui, ce sera la meilleure façon de me faire pardonner et de retrouver ma famille !

Malgré l’arrogance affichée, le désespoir était flagrant dans cette voix et Langlois ne s’y trompa pas :

— Allons ! Vous savez que nous sommes prêts à tout pour vous aider ! Puis changeant brusquement de ton : Parce que voilà cinq minutes que nous parlons dans le vide et que cela me donne la mesure du degré de perturbation que vous avez atteint… tous les deux ! ajouta-t-il avec l’ombre d’un sourire.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous faites toute une histoire de me donner une adresse dont vous voulez que je surveille le téléphone ! De deux choses l’une : ou ce Schurr l’a et l’annuaire m’indiquera cette adresse, ou il ne l’a pas et je ne vois pas vraiment ce que je pourrais surveiller !

— Ou il n’est pas à l’annuaire ! fit Adalbert rogue.

— Si c’est une maison respectable – même seulement en apparence ! – et non un repaire de malfrats, il est impossible qu’il en soit autrement !

— Ça va, on est battus ! soupira Adalbert : les Bruyères blanches, 8, avenue de la Belle-Gabrielle à Nogent-sur-Marne. C’est une maison tout ce qu’il y a de convenable ! Enfin, elle en a l’air !

— Voyons si elle en a la chanson ! Je vais coller dessus l’inspecteur Sauvageol que vous connaissez peut-être ?

— Non. C’est lui que vous aviez envoyé à Lugano ?… Où il n’a pas trouvé grand-chose, il me semble ? dit Morosini.

— Suffisamment pour m’intriguer ! Il se peut que je l’y renvoie pour vérifier un curieux bruit : Gandia aurait vendu sa propriété afin de la transformer en clinique de luxe pour malades mentaux et comme Sauvageol s’est fait de nombreuses… relations dans la population…

— Gandia, vendre la Malaspina ? Ça m’étonnerait, répondit Aldo. Pourquoi le ferait-il ? C’est son fief familial depuis des décennies, pratiquement à cheval en outre sur une frontière. De plus les lois helvétiques lui sont plutôt favorables. Où trouverait-il meilleure base pour ses… activités ?

— Il se peut qu’il veuille couper définitivement les ponts avec la vieille Europe et, en vue de cela, réaliser deux gros coups : la moitié de la collection Kledermann… et de la vôtre, Morosini. Après cela l’Amérique, l’Australie ou les Indes, qui peut savoir ? N’oublions pas que personne ne sait où est passée sa sœur à laquelle l’attache un sentiment trouble…

— L’Amérique me paraît impossible ! Elle y était trop connue !

— C’est immense, les États-Unis. Pour une comédienne de sa classe il doit être possible de s’y recréer une vie somptueuse… et pas fatalement au Texas !

— Je pencherais plutôt pour le Brésil ! fit rêveusement Adalbert. Il est encore plus facile de s’y refaire une nouvelle vie… et en plus les pierres précieuses – n’oublions pas la passion de Gandia pour les joyaux ! – y poussent comme les pissenlits après la pluie !

— Quoi qu’il en soit, coupa Aldo en se levant pour partir, la priorité absolue c’est d’être présent à l’entrevue de ces deux salopards !

— Restez encore un instant, j’ai quelque chose à vous montrer…

Langlois prit un dossier dans un tiroir de son bureau et l’ouvrit pour en sortir une photo qu’il tendit à Aldo :

— Vous connaissez cet homme ?

Morosini scruta l’image qui représentait un homme en smoking, qu’il portait d’ailleurs avec une certaine allure, appuyé à une rambarde derrière laquelle on apercevait une plage et la mer. Il avait l’impression de l’avoir déjà vu sans réussir à le situer. Après quoi il la passa à Adalbert en disant :

— Il ne m’est pas inconnu mais son nom ne me revient pas. Et toi ?

— En dehors du fait qu’il me rappelle vaguement ton beau-père…

— Bravo, Vidal-Pellicorne ! L’homme s’appelle… ou s’appelait James Willard. Il était croupier au casino d’Eastbourne. C’est Warren qui vient de m’envoyer cette photo. Willard a disparu depuis un moment déjà et je dirais…

— … qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour qu’il repose à présent dans un cimetière zurichois ! acheva Aldo soudain très sombre.

Il avait repris le portrait et, en surimpression, revoyait l’effroyable dépouille qu’il avait dû contempler dans un caveau de la morgue.

— Avait-il de la famille ? demanda-t-il.

— Une femme et deux enfants. Le fils sert dans la Marine royale. La fille est mariée à un assureur et elle a une fille… Je vous rassure, Morosini, car je vous connais bien, leur situation financière est satisfaisante…

— Si nous retrouvons Moritz vivant, cela m’étonnerait qu’il se contente de votre conviction. Sinon… mais n’allons pas trop vite ! Warren sait-il où en sont les choses ?

— Je viens seulement de recevoir ça mais je vais l’appeler… dès que vous serez partis, fit-il gracieusement. Il faut qu’il sache exactement où nous en sommes sinon il va m’envoyer la moitié de Scotland Yard ! Vous savez comment il est ? La disparition d’un banquier milliardaire suisse l’intéresse mais nettement moins que celle d’un sujet de Sa Gracieuse Majesté ! Cela posé, j’appelle Sauvageol. Le plus simple est encore que vous l’emmeniez faire un tour sur les bords de la Marne. Cette balade vous permettra de le jauger... et de vous convaincre de ses capacités ! Je ne crains pas d’affirmer qu’en dépit de sa jeunesse il est en passe de devenir le meilleur de mes inspecteurs !

— Ce qui signifie que vous l’engue… que vous le maltraitez à longueur de journée en vertu du bon vieux principe « qui aime bien châtie bien » ? avança Adalbert suave.

— Que vous voilà donc délicat dans vos propos ! C’est vrai que je l’engueule plus fort que les autres… quand il le mérite ! Ce qui n’est pas souvent. Et si vous désirez des détails sur la vie que l’on mène à Lugano, il vous racontera tout ce que vous voudrez !

Quelques minutes plus tard, présentations faites et ordres donnés, les trois hommes quittaient le Quai des Orfèvres. Il ne faisait aucun doute que le courant de sympathie fonctionnait dans tous les sens et cela dès que l’on eut rejoint la voiture. Comme Morosini voulait lui laisser la place à côté du chauffeur, Sauvageol refusa :

— Avec votre permission, je préfère monter derrière !

Adalbert se mit à rire :

— Vous redoutez la place du mort ?

— Évidemment non. Seulement je préfère que l’on ne me remarque pas dans un coin où il ne doit pas y avoir foule, sauf peut-être dans l’après-midi où l’on promène les enfants au bois. Il faut que je sois quasiment invisible !

L’avenue de la Belle-Gabrielle offrait, dans la journée, une image plus rassurante qu’en pleine nuit. Comme il faisait beau, voitures, vélos et promeneurs avaient pris possession du bois de Vincennes, cependant que dans les maisons la plupart des fenêtres étaient ouvertes.

De nombreuses voitures étaient garées le long des trottoirs ; Adalbert put s’offrir le luxe d’un créneau impeccable afin de permettre au jeune inspecteur d’examiner les lieux à son aise.

À la lumière du jour, les Bruyères blanches apparaissaient différentes. Ce n’était plus qu’un vaste pavillon confortable, aux fenêtres et au jardin fleuris, ouvert à la douceur d’une belle journée. Assis à l’ombre de marronniers, un homme aux cheveux blancs lisait un journal, un panama et une canne posés sur une chaise auprès de lui. À l’étage, une femme en tablier bleu, les cheveux cachés par un torchon, frottait les vitres avec énergie.

— Le lecteur de journal, c’est Schurr ? interrogea Sauvageol qui avait sorti un appareil photo.

— En personne ! répondit Aldo. Il est facile à reconnaître, n’est-ce pas ?

— Oui. Il est drôlement beau pour son âge. Et la femme perchée ?

— J’ignore ! Probablement la bonne !

— On peut repartir ! J’en ai assez vu pour le moment, reprit le policier après un silence attentif. Si j’ai pigé ce qu’a dit le patron, la collection Kledermann doit se trouver là-dedans ?

— Quand Grindel a quitté l’avenue de Messine, il emportait deux sacs de voyage qu’il a casés dans la malle arrière d’une voiture grise sans le moindre signe distinctif ! On ne voit pas ce que ça pourrait être d’autre ! fit Adalbert qui s’arrêta pile et se rangea de nouveau.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— La Citroën grise, derrière ! Elle va entrer dans le jardin des Bruyères.

En effet, une voiture, le nez à la grille, obstruait l’avenue derrière eux. Grindel en sortit pour aller ouvrir mais déjà Sauvageol sautait à terre, son Kodak à la main et un peu courbé afin de rester à l’abri des voitures en stationnement, mais revint tout aussi vite.

— On peut y aller ! dit-il en tirant un carnet de sa poche pour y griffonner des chiffres. J’ai le numéro de la voiture. Un numéro suisse d’ailleurs ! De Zurich ! C’était Grindel ou l’autre ?

— Grindel lui-même ! renseigna Aldo. On dirait que vous avez une sacrée chance, inspecteur !

— Oh, j’en suis convaincu ! acquiesça-t-il en rangeant son calepin et son appareil avec un large sourire. C’est peut-être parce que j’y crois ? Ça aide, vous savez ? Vous n’en manquez pas non plus !

— J’y croyais mais depuis quelque temps…

— Règle numéro 1 : ne jamais douter ! Même dans les pires circonstances ! Exemple : le type qui vous a tiré dessus à Chinon aurait dû vous tuer… mais il vous a raté ! De peu mais raté tout de même et ça fait toute la différence !

— Mon garçon, approuva Adalbert, vous avez une philosophie qui me plaît ! Si on allait déjeuner au bord de l’eau ? Il fait un temps superbe !

— Merci infiniment ! fit Sauvageol en riant, mais pour moi ce sera le Quai des Orfèvres !

Et pour les deux compères, la rue Alfred-de-Vigny où les attendait une Plan-Crépin déjà surexcitée :

— Alors ? Quoi de neuf ?

— Pas grand-chose, déplora Aldo. On a fait une balade au bois de Vincennes, Sauvageol a photographié la maison et on a vu entrer Grindel avec la voiture grise, une Citroën dont il a noté le numéro…

— Et vous appelez ça pas grand-chose ? Mais sapristi, je me demande…

— Rien du tout !… Tante Amélie, peut-on vous l’emprunter pour une heure ou deux cet après-midi ?

— Plan-Crépin ? Avec bonheur, mon ami ! J’en profiterai pour m’accorder une sieste. Elle est tellement énervée qu’elle déteint sur moi !

— Où veux-tu aller ? demanda Adalbert.

— À l’Opéra ! Ça te va ?


On n’alla pas tout à fait jusque-là mais au coin du boulevard des Capucines et de la place de l’Opéra où s’élevait sur plusieurs étages le luxueux magasin Lancel dont la vue fit sourire Marie-Angéline qui avait compris.

— C’est à quel étage les bagages ?

— On va le savoir tout de suite !

C’était au troisième où un petit ascenseur les déposa presque dans les bras d’un jeune vendeur élégant qui s’enquit de leurs désirs. Et ce fut Plan-Crépin qui se chargea de la réponse :

— Nous voulons voir vos sacs de voyage.

Ils en eurent bientôt un large éventail, de tailles et de formes différentes mais elle n’hésita pas, désignant un modèle au profil de polochon fait de forte toile havane renforcée de cuir plus clair :

— Voilà celui que nous cherchons !

— Et il nous en faudrait deux ! compléta Aldo.

— Si vous voulez bien m’excuser, je vais aller voir à la réserve ! fit le jeune homme avec empressement.

Il revint quelques minutes après portant les objets demandés. Pendant son absence, ses clients – il y en avait de nombreux à cet étage du magasin ! – n’avaient pas échangé une parole, se contentant d’errer à travers le rayon qui sentait bon les cuirs de qualité. Cette longue errance permit à Adalbert de tomber amoureux d’une mallette de crocodile noir dont le prix fit atteindre le ravissement au jeune vendeur quand il revint muni de la copie conforme du sac. Il les accompagna à la caisse avec la mine d’un chef de guerre amenant des rois captifs à son maître et, après les avoir salués, les quitta avec de visibles regrets…

— Je croyais que tu avais déjà une montagne de bagages ? remarqua Aldo tandis qu’ils regagnaient la voiture.

— Il en va des valises comme des hommes : elles s’usent ! Singulièrement la mallette qui m’accompagne toujours lorsque je prends ma chère Amilcar qui mérite le meilleur ! C’est en pensant à elle que je n’ai pas résisté à celle-là ! acheva-t-il sur un soupir ravi.

— Dans ce cas, tu devrais la faire rhabiller entièrement en croco ta « charrette » ! Ce serait encore plus chic !

— Quand vous aurez fini de parler chiffons on pourra peut-être aborder les affaires sérieuses ? s’indigna Marie-Angéline. Votre idée est excellente, Aldo, mais la réalisation me paraît compliquée ! D’abord nous ignorons le poids de chacun des sacs ! Ils m’ont paru assez lourds quand Grindel les a déposés devant mon nez pendant que j’étais sous la table, mais ce n’est qu’une impression !

— On peut s’en faire une idée approximative en pesant les bijoux de Tante Amélie enveloppés de daim. Ainsi que de l’espace qu’ils occupent.

Arraché à son plaisir de s’être offert un bel objet, Adalbert se décida enfin à s’intéresser au but de l’expédition :

— Dites donc, vous deux, vous n’auriez pas dans la tête l’envie de cambrioler les Bruyères blanches ? Ce serait du suicide !

— Et il n’en est pas question. En revanche, il devrait être possible, dès que nous connaîtrons le lieu du rendez-vous de ces deux fripouilles, de suivre Grindel et de procéder à l’échange des sacs pendant le voyage. Un seul naturellement puisque César ne réclame que la moitié…

— Aussi pourquoi en as-tu acheté deux ?

— Parce que c’est plus prudent. César peut réclamer le second. Inutile d’ergoter : de toute façon on n’en est pas là ! Mais revenons-en à la rencontre. Elle sera peut-être musclée… ou peut-être pas, mais ne mettra pas la vie de Moritz en danger. Il se peut que le pseudo-Borgia envoie Gaspard chercher l’autre sac…

— Ça m’étonnerait, dit Adalbert. Ce ne sont des enfants de chœur ni l’un ni l’autre et on risque d’avoir des surprises si, comme je l’espère, on réussit à assister à l’entrevue…

— Justement ! Si on parlait de celle-là ? reprit Plan-Crépin. Où pourrait-elle avoir lieu selon vous ?

— Si c’est César qui choisit, pourquoi pas Lugano ? Il y est chez lui.

— Trop ! Gaspard se méfiera et comme il a décidé de prendre l’offensive il proposera sûrement un endroit différent. D’autre peut, il voudra s’assurer que son « partenaire » exécutera sa part du contrat et, de préférence, en sa présence… et on ne m’ôtera pas du crâne, conclut Marie-Angéline, que Kledermann est séquestré quelque part dans la villa Malaspina.

— Je ne vous ai pas attendue pour y penser, dit Adalbert, mais je vous rappelle que nous avons là-bas un poste avancé qui, à part la présence d’une vieille folle, n’a même pas entraperçu César, que Sauvageol – qui lui est resté un moment – a fini par rentrer parce qu’à part ladite vieille folle il n’a jamais rien remarqué d’extraordinaire et que le bruit court, à présent, qu’ayant sans doute d’urgents besoins d’argent, César aurait vendu la Malaspina pour en faire une clinique. Donc…

— Donc il y a quelque chose qui nous échappe, enchaîna-t-elle têtue. Une malade mentale tellement surveillée qu’on lâche dans le jardin, la nuit, des dobermans aux crocs meurtriers ? Où est la nécessité ? L’empêcher de se promener sous les étoiles au risque de la réduire en bouillie ? Empêcher qu’on l’enlève ?

— Et pourquoi non après tout ? s’écria Aldo, agacé. Si j’en crois la description que l’on possède d’elle, cette femme vaut son pesant de diamants !

— C’est peut-être la Torelli ? La « vox populi » dit qu’elle est revenue. Et les diamants, elle n’en manque pas !

— Ça, c’est impossible ! fit Adalbert. La femme en question est à la fois âgée et défigurée ! Wishbone qui, tel que je le connais, a dû se débrouiller pour y jeter un coup d’œil… et qui en était… coiffé autant que moi nous l’aurait fait savoir depuis longtemps ! Pour moi, la « vox populi » n’a rien à voir avec celle de Dieu et le prétendre n’est pas vraiment lui rendre hommage !

— Là-dessus, je suis d’accord ! soupira-t-elle avec un rapide signe de croix. Mais seulement là-dessus !

En rejoignant Mme de Sommières, ils la trouvèrent armée de son face-à-main, en train de lire une lettre qu’elle acheva tranquillement avant de la tendre à Aldo :

— Tiens, lis ! Elle est du cher Hubert qui commence à en avoir par-dessus la tête de s’introduire jour après jour dans une caricature de ma personne. Et je crois que Wishbone est du même avis. Tous deux pensent qu’ils perdent leur temps et que la maison qu’ils couvent depuis si longtemps est bel et bien en passe de changer de destination : la veille au soir, une ambulance a franchi les grilles ! Ne faites pas cette tête-là, Plan-Crépin ! Je connais votre opinion sur le sujet mais tout le monde peut se tromper ! Même vous !

— Alors ils vont rentrer ? fit-elle sans songer seulement à cacher sa déception.

— Mettez-vous à leur place ! Outre son rôle qui l’insupporte à présent, le cher cousin n’aspire plus qu’à retrouver sa maison de Chinon et ses « druides » ! Quant à Wishbone, il aimerait sans doute se dégourdir les jambes en galopant à travers son Texas où tout le monde doit le croire mort !

— Et si on y allait ?

— Où donc ?

— À Lugano, jouer notre propre rôle ? Cela permettrait au cousin Hubert de se retrouver lui-même… et puis Mrs. Albina Santini a le droit d’avoir des invités ? Quant à Wishbone, s’il a tellement envie de retourner jouer au cow-boy, on ne lui en voudra pas pour autant !

— Vous êtes folle, Angelina ! Non seulement vous voulez prendre des risques mais encore vous voulez en faire courir à Tante Amélie ? protesta Aldo.

Cette fois, elle n’hésita pas à lui rire au nez :

— Il faudrait savoir ce que vous voulez ! Quels risques ? Vous vous évertuez tous les deux à nous expliquer que la Malaspina a perdu tout intérêt, qu’elle s’apprête à devenir une espèce d’asile de fous pour millionnaires, et vous baissez les bras à cause d’un bruit qui court et parce qu’on a vu surgir plusieurs ambulances ? Il n’y a pas si longtemps, Borgia et compagnie collectionnaient les taxis. Maintenant ce sont les ambulances ? Pourquoi pas ? Mais moi je veux savoir ce que ce manège cache ! Cela dit, ajouta-t-elle en se tournant vers Mme de Sommières, je comprendrais parfaitement que notre marquise préfère le confort du palace local et j’irai tenir compagnie au cousin Hubert ! Je lui tirerai les cartes…

— Vous avez aussi ce talent ? entonna à l’unisson un chœur à trois voix, qui la surprit légèrement :

— Ben… oui !

— Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ? Vous êtes en permanence à faire des réussites mais je n’imaginais pas que vous maîtrisiez les tarots ! Cela va être le moment où jamais de faire une démonstration…

— À tous les trois ! glissa Adalbert.

— En attendant, revenons à ce dont nous débattions ! coupa Mme de Sommières. Un, je m’ennuierai à périr toute seule dans mon palace et je vous rappelle que je ne serai d’aucun réconfort à ce pauvre Hubert qui devra continuer à se prendre les pieds dans des jupons ! Tu as le numéro de téléphone de la villa Hadriana, Aldo ?

— Bien sûr ! fit celui-ci en cherchant son calepin. Mais sincèrement, Tante Amélie, j’ai peur que vous ne preniez des risques…

— Tu veux dire à mon âge ? De deux choses l’une, mon garçon, ou bien Borgia a décidé de rentabiliser sa maison et elle est désormais aussi inoffensive que celle-ci ou bien Plan-Crépin a raison et la perdre de vue serait plus qu’un crime… une faute !

— J’y vais ! Si vous vous mettez à citer ce qu’a dit Fouché à propos de l’exécution du duc d’Enghien, je ne vois pas ce que l’on pourrait vous opposer comme arguments.

Deux heures plus tard il avait la réponse : non seulement les exilés de la villa Hadriana ne voyaient aucun inconvénient à cet arrivage inattendu, mais ils s’en déclarèrent enchantés !

La soirée qui suivit fut des plus actives. On rassembla tous les bijoux de Tante Amélie dans des sacs de daim – elle en possédait une quantité appréciable et de toutes sortes, y compris deux diadèmes ! – avant de les placer dans l’un des sacs préalablement pourvu d’une couche de coton hydrophile afin d’évaluer leur encombrement, après quoi on les pesa…

— Comme il n’est pas question de les emporter, il va falloir investir dans la pacotille, les haricots secs et les pois chiches, résuma Adalbert, et on s’en occupera demain. Et maintenant au travail, madame de Thèbes ! Allez quérir vos outils !

— Oh non ! Pas ce soir !

— Et pourquoi pas ? Il est reconnu que la nuit est propice aux manifestations des esprits !

— Ne mélangeons pas tout ! Entre tirer les cartes et faire tourner les guéridons, il y a un monde… et même plus : un univers ! J’ajoute que les cartes ne répondent pas forcément à l’appel qu’on leur adresse. Il y a des jours où je ne vois rien…

— Comment font, alors, celles qui commercialisent leur talent ? Elles reçoivent des dizaines de personnes à la suite !

— Certaines doivent pratiquer la transmission de pensée et c’est déjà pas mal ! D’autres font marcher leur imagination. Les vraies ne sont pas nombreuses et reçoivent peu. La meilleure, dont je tairai le nom, est même très capable de renvoyer une cliente – ou un client ! – en lui disant : « Désolée, mais je ne vois rien ! Revenez un autre jour ! »

Mme de Sommières se mit à rire :

— Et, bien entendu, c’est à la messe de six heures que vous apprenez les sciences occultes ? Je croyais que l’Église n’était pas d’accord ?

— L’Église ne peut pas être d’accord mais elle n’a jamais refusé les prophètes.

— Une seule question, Angelina, trancha Aldo qui observait la scène avec amusement. Après quoi on vous laissera tranquille parce que vous avez le droit d’être fatiguée et qu’il se fait tard…

— Vous êtes un saint homme, vous ! Posez votre question !

— Cette idée fixe que semble vous inspirer la villa Malaspina, c’est à vos supports divinatoires que vous la devez ?

— En partie, mais en partie seulement, car je suis loin d’être infaillible. Quelque chose me souffle que ce serait une folie de s’en désintéresser. Il s’y trouve un élément que je ne saurais définir mais qui n’est pas bon !

— Ça, on s’en doutait un peu ! bougonna Adalbert. Le seul fait qu’elle appartienne… ou ait appartenu à la clique Borgia, c’est tout un programme, et s’il est avéré qu’elle devienne une clinique, je plains les gens qui s’y feront soigner ! Même si le cadre est enchanteur, les déprimés et autres malades des nerfs en sortiront fous à lier ! En admettant qu’ils en sortent un jour ! Quant à vous, Marie-Angéline, je ne vous tiens pas quitte ! Va pour ce soir, mais demain vous y passez ! Que voulez-vous, ajouta-t-il en s’extirpant de son fauteuil, je ne suis peut-être pas un saint homme, moi, mais je vous avouerai qu’il y a des années que j’ai envie d’aller frapper à la porte d’une de ces bonnes femmes et que je me retiens pour ne pas être ridicule à mes propres yeux.

En l’entendant, Aldo fut pris d’une quinte de toux qui colora son visage en rouge brique au souvenir d’un certain soir, alors qu’Adalbert et lui couraient après les émeraudes de Montezuma, où il avait voulu vérifier les étonnantes prédictions – selon le barman du Ritz – d’un « voyant » qui tenait ses assises quai d’Anjou. Cet homme dont il reconnaissait qu’il possédait un regard envoûtant lui avait prédit la victoire dans une affaire qui lui occupait l’esprit – ce qui lui avait fait grand plaisir – mais avait omis de lui annoncer qu’en sortant de chez lui il allait se faire attaquer par des malfrats qui l’avaient assommé, traîné sous le pont Marie, dépouillé de tout ce qu’il avait sur lui, à l’exception de sa chemise, de son pantalon et de ses boutons de manchettes, lesquels avaient fait le bonheur d’un pochard dépourvu de numéraire. Il s’était hâté de les convertir en beaujolais au bistrot le plus proche. Ce qui avait d’ailleurs permis de retrouver Aldo… Alors, les prédictions !…

— De toute façon, je t’abandonne mon tour ! déclara-t-il en allant embrasser Tante Amélie. Je n’ai pas envie d’en savoir plus sur la suite des catastrophes qui ne cessent de me tomber dessus ! Et je vais essayer de dormir !

Le surlendemain, les deux femmes partaient pour Lugano et Aldo déménageait chez Adalbert après avoir pris soin d’avertir Langlois de son changement de domicile au cas où… Mais les écoutes téléphoniques n’avaient toujours rien donné et Sauvageol, relayé par un confrère, campait pratiquement nuit et jour au fond d’une voiture banalisée sans perdre de vue les grilles des Bruyères blanches. En se demandant si ça allait durer encore longtemps !…


L’arrivée de Mme de Sommières et de Plan-Crépin à la villa Hadriana fut aussi discrète qu’il se pouvait. Elle eut lieu au petit matin après un voyage en train avec changement à Bâle qui leur parut aussi interminable qu’épuisant et qui leur donna l’impression de gagner le paradis quand, en gare, elles retrouvèrent Wishbone venu les attendre avec la voiture à la fois confortable et passe-partout qu’il avait achetée aussitôt après son installation. À son propre nom évidemment.

Il était si heureux de les voir qu’il s’en fallut d’un cheveu qu’oubliant son statut de jardinier il leur saute au cou, arrêtant son élan juste à temps pour se plier en deux et leur souhaiter la bienvenue. Cela fait, il eut l’air de chercher quelque chose ou quelqu’un mais ne vit que les porteurs occupés à charger les bagages sur un chariot. Finalement il n’y tint plus et demanda si ces dames étaient seules.

— Bien sûr ! fit Marie-Angéline. Vous attendiez qui ?

— Je voulais dire : pas de servantes ?

— Des servantes ? En voilà une idée ! Pour quoi faire ?

— Mais… pour servir ! Quand des dames voyagent elles ont toujours…

— Vous voulez dire une femme de chambre ? fit Mme de Sommières. Parce qu’il n’y en a pas chez vous ?

— Non. On avait une femme de ménage mais on l’a jetée à la porte parce qu’elle y écoutait ! Et regardait par les serrures !

— De toute façon, le service n’est pas le même mais ne vous tourmentez pas ! Nous saurons nous débrouiller seules ! Quel pays magnifique ! admira-t-elle comme on sortait de la gare d’où l’on découvrait le lac…

Après un instant de contemplation, on gagna la voiture – fermée ! – où l’on s’installa. Wishbone reprit le volant et l’on démarra.

— Si je comprends bien, reprit la marquise qu’une intuition commençait à traverser, il n’y a pas de femmes à la villa Hadriana ?

— Eh non… C’est un peu triste mais maintenant, fit-il en retrouvant le sourire, nous allons avoir les plus merveilleuses !

Saisie d’une soudaine envie de rire elle échangea un coup d’œil avec Plan-Crépin :

— Qui est aux fourneaux ?

— Boleslas ! Le valet d’Hubert… et on ne peut pas dire que ce soit une ficelle bleue !

— Cordon bleu ! rectifia Plan-Crépin. Et qu’est-ce qu’il vous prépare ?

— Cuisine polonaise ! Du chou… plein de chou ! Et des quenelles à l’eau ! Du poulet bouilli…

— Mais aussi des gâteaux, j’espère ? glissa la marquise. Dans leurs pâtisseries on mange de délicieux gâteaux !

— Ça, il ne sait pas faire. Alors on l’envoie en acheter en ville ainsi que des pizzas. On a beaucoup regretté le départ du jeune policier !…

Mme de Sommières prit un temps puis susurra :

— Je vois ! Dites-moi un peu, mon bon ami, quand nous sommes arrivées ce n’est pas ma femme de chambre que vous cherchiez ? C’est bel et bien ma cuisinière ! Seulement ce n’est pas dans les habitudes des dames en voyage d’emmener la leur ! Eulalie aurait poussé les hauts cris si j’avais osé seulement une allusion ! Bon, je vais le prendre en main, votre Boleslas.

— Nous n’allons pas faire la cuisine pour ce tas d’hommes ignares ! protesta Plan-Crépin choquée.

— Ma chère enfant, vous n’imaginez pas le nombre de soi-disant cuisinières que j’ai dressées avant d’arracher notre Eulalie à ma grand-mère ! Sans grande peine d’ailleurs : Bonne Maman Feucherolles se nourrissait exclusivement de soupes aux légumes, d’œufs à la coque où elle trempait ses mouillettes beurrées, de fromage blanc et de compotes de pommes, étant donné l’absence de ses dents. Je vais l’éduquer, ce Boleslas. Cela me procurera une distraction et vous irez au marché avec lui !

Wishbone ne pipa mot mais le rétroviseur restitua cette fois un sourire épanoui dont on se hâta de diminuer l’enthousiasme en lui tapant sur l’épaule :

— Eh là, jeune homme ! Ne nourrissez tout de même pas d’espoirs insensés ! Eulalie est exceptionnelle et ce n’est pas moi qui l’ai formée… Et… à part la cuisine, que fait-il au juste, votre Boleslas ?

— Le ménage. Il n’aime pas mais il le fait à la perfection et il n’y manque rien. Boleslas s’est même levé avant l’aube pour cueillir des fleurs.

— Allons, c’est déjà ça ! Ne faites pas cette tête, Plan-Crépin ! Admirez plutôt le paysage ! Il est tout bonnement ravissant !

On roulait à présent le long du lac d’où l’on découvrait, sur un fond de montagnes où s’attardaient des plaques de neige, de douces collines tapissées de vignes et de jardins, ponctuées de petits villages et de grandes villas, de bois de châtaigniers et de noyers.

— Voit-on d’ici votre maison et sa voisine ? demanda Marie-Angéline.

Pour toute réponse, Wishbone arrêta la voiture et la fit descendre :

— Ça c’est le mont Brè… commença-t-il.

— Oh ! Il y a un téléphérique ! J’adore les téléphériques !…

— Vous pourrez l’utiliser tant que vous voudrez… à condition de descendre le prendre à la station. Quant à notre maison elle n’est pas très belle mais sa tour adjacente que vous voyez là-bas est fort commode. C’est la villa Hadriana ! D’ici vous pouvez seulement apercevoir un coin de la Malaspina qui est légèrement en contrebas… que vous verrez plus en détail de chez nous !

Du fond de la voiture, une voix indignée leur parvint :

— Vous allez avoir tout le temps de vous adonner au tourisme, Plan-Crépin ! Et moi je meurs d’envie d’une bonne tasse de café !

— Ça, Boleslas sait faire ! Et même très bon ! rassura Wishbone en réembarquant.

Quelques minutes plus tard, on était à destination et le professeur redevenu lui-même par la grâce d’un costume de coutil clair, d’une cravate foulard et d’une paire de moustaches en voie de reconstruction offrait à son ex-belle-sœur sa main pour l’aider à descendre :

— Ma chère Amélie, je n’ai jamais été aussi content de vous voir !

— Je veux bien le croire, Hubert. Je veux bien le croire…

Après quoi, quand, lui ayant baisé la main, il la fit entrer dans le salon, elle braqua sur lui son face-à-main :

— Vous avez une mine superbe et vous êtes… fort élégant, ma foi ! Mais j’aurais aimé pouvoir vous admirer dans le rôle d’Amélie de Sommières ! Ne me ferez-vous pas la faveur d’une représentation particulière ? Cela me ferait tellement… mais tellement plaisir !

— Afin de vous offrir une petite récréation en vous payant ma tête ? grogna-t-il. N’y comptez pas !

Ravie d’avoir réussi à le mettre de mauvaise humeur d’entrée de jeu, elle le gratifia d’un sourire moqueur :

— Savez-vous que je pourrais vous demander des droits d’auteur ? Après tout c’est du plagiat ! À moins que ce ne soit de la caricature ? Qu’en dites-vous ?

— Allez au diable ! On n’aurait jamais dû vous laisser venir ! J’aurais dû me douter que vous n’auriez rien de plus pressé que de me pourrir la vie…

— Il faut vous faire une raison… Par exemple en pensant à la confortable amélioration que je vais apporter à vos menus !

— Vous allez faire la cuisine, vous ?

— Ne rêvez pas ! Je n’ai pas envie de repartir l’estomac ravagé. Aussi vais-je donner quelques leçons à votre… tournant légèrement les talons, elle braqua son objectif sur le Polonais… Boleslas ? C’est bien ça ?

— Tout à fait, madame la marquise. Tout à fait !

— À merveille ! Commencez donc, mon ami, par nous faire un café ! Il paraît que c’est une de vos réussites ?

Et c’est ainsi que Mme de Sommières et Marie-Angéline du Plan-Crépin firent leur entrée à la villa Hadriana !

Enchantée d’elle-même, Tante Amélie prit possession avec grâce de sa chambre – la plus spacieuse de la maison, préparée et fleurie pour elle et d’où l’on découvrait la ville de Lugano et la rive occidentale du lac inondée de soleil. Un cabinet de toilette la séparait du logis de Plan-Crépin et, du balcon sur lequel ouvraient leurs fenêtres, on avait une excellente vue sur les jardins et la terrasse de la Malaspina, mais aucune sur l’arrière dissimulé par un épais bouquet d’arbres.

— Il faudra aller se rendre compte sur place, murmura Marie-Angéline pour elle-même. Heureusement le mur n’est pas très haut !

— Avant de partir en exploration, venez plutôt défaire les valises ! À moins que vous ne préfériez sortir juste le nécessaire ! Je vous avoue franchement que j’ai de moins en moins envie de m’éterniser dans cette baraque alors que j’aperçois là-bas l’ex-villa Merlina devenue un agréable hôtel dont j’ai gardé le souvenir !

— Nous sommes déjà venue ici ?

— Oh, il y a longtemps ! C’était bien avant que vous n’arriviez !…

— Nous étions seule ?

— Non. J’étais avec… (elle émit un toussotement)… des amis. Que j’ai perdu de vue depuis des décennies !

Et soudain nerveuse, elle rentra dans sa chambre, laissant Marie-Angéline trouver une réponse à l’énorme point d’interrogation qui venait de fleurir dans son cerveau. Se pouvait-il que sa marquise ?… Mais non ! Qu’est-ce qu’elle allait chercher ? Néanmoins, elle ne put s’empêcher de se livrer à un rapide calcul entre le départ du défunt marquis vers les sphères célestes et sa propre arrivée. Il s’était écoulé un grand nombre d’années dont elle ne savait pratiquement rien si ce n’est que l’on avait mené une vie mondaine dont on avait gardé – à travers l’Europe d’ailleurs ! – quantité d’amis.

Elle en resta là de ses cogitations. À l’intérieur elle entendit Mme de Sommières se moucher puis :

— Alors ? Vous les défaites ces valises ? À moins que vous ne préfériez reprendre le prochain train ! Au fond, c’est peut-être ce qui serait préférable…

— Je viens, je viens ! se hâta-t-elle de répondre en se précipitant sur les bagages qu’elle défit en un temps record, tenant essentiellement à séjourner dans cette maison qui parlait trop à son imagination pour l’abandonner si vite ! Ce qui ne serait peut-être pas si facile. Sans en avoir fait mention, elle redoutait en effet la cohabitation entre Combeau-Roquelaure et celle qu’il appelait le « vieux chameau » il n’y avait pas si longtemps. Et si maintenant s’y ajoutait un « souvenir » qu’elle n’osait pas qualifier, la tâche serait rude et il allait falloir s’accrocher !

Cependant, le déjeuner que Wishbone s’était dépêché de commander par téléphone à un traiteur de Lugano se déroula dans une urbanité qui lui rendit espoir… jusqu’à ce que Boleslas apporte le dessert et un seau à glace d’où dépassait le goulot doré d’une bouteille. Tout sourires, Cornélius se leva pour la déboucher lui-même et remplir les coupes :

— Et à présent, dit-il en se tournant vers son invitée principale, nous allons boire à l’heureuse arrivée de Mme la marquise et de Mlle du… Angelina ainsi qu’à un séjour que…

Il s’interrompit net. Non seulement Mme de Sommières ne prit pas sa coupe mais la fixait d’un œil qui n’augurait rien de bon :

— Qu’est-ce que cela ? grimaça-t-elle en désignant d’un doigt indigné le liquide jaune qui moussait dans le cristal.

— champagne, voyons ! fit-il décontenancé. champagne italien… of course !

— Mon cher ami, vous avez toutes les excuses possibles de faire une si lourde confusion et vous voudrez bien accepter les miennes si je vous parais impolie mais vous ne me ferez jamais avaler ça !

Puis se tournant vers Hubert plié en deux par le fou rire :

— Inutile de chercher qui vous a conseillé cette détestable plaisanterie. Du champagne, hein ? Chez les gens civilisés et les Français dignes de ce nom, on appelle ce breuvage de l’asti spumante ! Et je refuse d’y être condamnée durant mon séjour ! Plan-Crépin ! Puisque vous en avez tellement envie, vous restez ici, mais vous refaites mes valises et vous me retenez une chambre au Splendide Royal Hôtel où je vous attendrai le temps qu’il faudra ! Je refuse toute cohabitation avec un personnage qui, à plus de quatre-vingts ans, se livre encore à des blagues de potache ! Cela n’entame en rien l’amitié que je vous porte et dont je vais abuser en vous demandant de me faire servir une tasse de votre excellent café sur la terrasse ! Allez, Plan-Crépin ! Exécution !

Et, d’un pas royal, elle alla s’asseoir dans l’un des fauteuils en rotin au-dessus duquel Boleslas s’empressa d’ouvrir un parasol. Un silence de mort salua son départ.

Les trois autres semblaient changés en statues de sel. Le professeur se reprit le premier :

— Je croyais qu’elle avait le sens de l’humour ? grogna-t-il en se levant pour faire l’ours encagé. Décidément elle ne changera jamais ! Elle est et restera toujours un…

Instantanément Plan-Crépin fut debout, furieuse :

— Un mot de plus et on s’en va ! Ce genre d’humour, je ne le comprends pas plus que notre marquise ! D’autant qu’elle n’est venue que pour vous faciliter la vie ! En outre, vous avez osé vous servir, pour cette lamentable plaisanterie, de la chaleureuse hospitalité de notre ami Wishbone qui croyait vraiment lui faire plaisir !

Celui-ci eut pour elle un regard désolé :

— C’est réel ! Je voulais lui faire plaisir parce que je suis tellement plein d’admiration pour elle ! Et voilà que maintenant elle va me détester !

— N’ayez aucune crainte ! Vous pouvez être certain qu’elle a parfaitement compris et ne vous associe en rien à cette stupidité, rassura la vieille fille en posant une main apaisante sur son épaule. Quant à vous, monsieur le professeur de Combeau-Roquelaure, vous savez ce qu’il vous reste à faire ? Mais… où allez-vous comme ça ?

En effet, au lieu d’aller vers la terrasse, il se dirigeait résolument vers la porte derrière laquelle il disparut. Pour reparaître deux minutes plus tard armé d’un plateau sur lequel trônait un seau à rafraîchir contenant une bouteille de champagne, d’origine cette fois, et des verres tulipe. Une serviette sur le bras et, sans regarder personne, il traversa la salle d’un pas solennel, une partie de la terrasse pour finalement mettre genou en terre à côté de l’offensée :

— Pardonnez-moi ! implora-t-il. Vous êtes peut-être un vieux chameau mais moi je suis un vieil imbécile ! Voulez-vous boire avec moi le verre de la réconciliation ?

Elle braqua sur lui le petit face-à-main aux émeraudes qui s’accordait si bien avec le vert de ses yeux, laissa passer quelques secondes puis, moqueuse :

— Savez-vous que c’est un véritable exploit, à votre âge, d’avoir réussi à vous agenouiller chargé de ce plateau et sans rien casser ? Voyons ce que cela va donner en vous relevant ! Si vous y parvenez, je vous pardonne !

L’effort qu’il développa pour retrouver un équilibre vertical l’empourpra et il se mit à tanguer dangereusement. Son fardeau aussi. Ce que voyant, Plan-Crépin accourut à son secours et enleva le plateau qu’elle posa sur une table.

— Ce serait dommage qu’il arrivât malheur à celui-là ! fit-elle. C’est du Dom Pérignon !

— Évidemment ! Il mérite le respect ! Merci, cousin !

En appuyant ses deux mains sur son genou plié, Hubert avait réussi à se relever. Alors Tante Amélie lui tendit la sienne :

— Signons la paix ! sourit-elle. Nous sommes ici pour apprendre ce qui se passe au juste chez les voisins et pas pour nous faire la guerre. Vous en êtes d’accord, Hubert ?

— Ne vous tourmentez pas pour ça, Amélie ! On a de quoi signer quelques armistices : j’en ai fait rentrer trois caisses pour fêter votre arrivée, belles dames ! conclut-il en élevant son verre.


Le soir venu, Mme de Sommières, arguant de la fatigue du voyage, se retira dans sa chambre aussitôt après le dîner en prenant soin de laisser « quartier libre » à Marie-Angéline qui brûlait de s’installer dans la tour en compagnie de Cornélius afin d’observer de nuit la villa Malaspina et ses jardins. Elle refusa même son aide pour sa toilette de nuit comme c’était l’habitude lorsqu’on était en voyage. Elle voulait être seule…

Elle se déshabilla, procéda à ses ablutions après avoir ôté le maquillage discret qu’elle s’autorisait, passa une chemise de nuit et un déshabillé en linon bleu pastel puis alla s’asseoir devant la coiffeuse afin de dénouer ses longs cheveux si joliment argentés qu’elle brossa longuement avant d’en faire une épaisse natte qu’elle noua d’un ruban et laissa glisser sur son épaule. Enfin, elle vaporisa un nuage du parfum au jasmin, frais et léger, qu’elle employait pour la nuit.

Quand elle fut prête, au lieu d’aller s’étendre sur le lit dont Marie-Angéline avait fait la couverture, elle éteignit les lumières avant de sortir sur le balcon où elle s’appuya pour contempler le magnifique paysage nocturne étendu à ses pieds…

La nuit était douce comme elle l’était autrefois et les odeurs de chèvrefeuille semblables à celles qu’elle avait respirées alors. En face, de l’autre côté de l’eau caressée par un rayon de lune, le palace brillait de mille feux… Il était trop loin pour que les échos de l’orchestre lui parvinssent, pourtant elle croyait entendre les violons jouer une valse jamais oubliée…

C’était quarante ans plus tôt, cependant elle revoyait choses et gens comme s’ils venaient seulement de se quitter en se souhaitant bonne nuit. Il y avait bal ce soir-là à l’hôtel où elle était de passage pour quelques jours avec un groupe d’amis au cours d’un voyage de découverte des lacs italo-suisses dont Lugano était la dernière étape avant le retour vers Paris. La fête était charmante et tout le monde s’amusait… et puis il y avait eu cet homme qui s’était incliné devant elle en la priant de lui accorder une valse… Elle avait levé les yeux sur un inconnu dont le regard plongeait dans le sien avec tant de tendresse que drapant d’un geste gracieux sa traîne de dentelle givrée d’éclats de cristal sur son bras ganté, elle l’avait laissé l’emporter…

Elle ne compris jamais de quelle magie il avait usé pour qu’elle se sente si bien dans ses bras… Elle n’était plus une jeune fille à son premier danseur puisque, proche de la quarantaine, elle était veuve depuis dix ans et si elle avait toujours adoré danser, les cavaliers attirés par sa beauté et sa gaieté ne lui avaient pas manqué, mais ce qu’elle avait éprouvé à cet instant lui était inconnu. Elle n’avait même pas fait attention à son nom quand, en l’invitant, il s’était présenté. Seulement qu’il était anglais et possédait des yeux aussi verts que les siens. Et aussi pétillants.

Jeune ? Non, il ne l’était plus mais il était mieux que cela ! La cinquantaine argentait ses tempes en donnant plus de relief à ses traits réguliers. Taillés un peu à coups de serpe… mais dont le sourire était tellement séduisant !…

Ils avaient bissé la valse sans presque se parler, bu ensemble une coupe de champagne au buffet puis dansé de nouveau – deux fois ! – avant qu’il ne la ramène à ses amis en s’excusant de l’avoir confisquée et en faisant ses adieux : il devait partir très tôt le lendemain…

Quand il lui avait baisé la main – juste un peu plus qu’il ne convenait – elle avait éprouvé une sorte de douleur et, ne se sentant plus à l’unisson des autres qui s’adonnaient à leur soirée sans états d’âme, elle refusa alors de continuer d’y participer et se retira.

Délaissant l’ascenseur, elle remonta l’escalier lentement, refusa les services de la soubrette qui, au seuil de sa chambre, se proposait pour l’aider à se déshabiller, puis elle alla près de la coiffeuse… C’est alors que, du balcon par lequel il était entré, il s’encadra dans la fenêtre et son visage presque douloureux était celui-là même de la passion :

— Pardonnez-moi si vous le pouvez, murmura-t-il, mais il fallait que je vienne ! Il y a si longtemps que je vous attends !

Elle n’avait rien répondu. Simplement elle était allée à sa rencontre :

— Moi aussi ! fit-elle dans un souffle, tandis qu’il la prenait dans ses bras…

Ce que fut cette nuit, Amélie en frémissait encore après tant d’années mais personne n’en sut jamais rien. Elle aurait pourtant dû se renouveler. Il avait promis qu’ils se reverraient. Seulement il ne revint jamais. Quelques mois plus tard les journaux lui apprenaient que sir John Leighton avait trouvé la mort au cours de son expédition dans l’Himalaya…

Elle réalisa à ce moment qu’elle ne savait rien de lui, qu’un prénom. Lui ne devait pas ignorer grand-chose d’elle puisqu’il lui avait écrit de Delhi. Juste quelques mots signés de son prénom. Il l’aimait et, dès son retour, c’est près d’elle qu’il irait… Puis ce fut le silence, les années qui passent…

Le vent léger qui se levait la fit frissonner, pourtant elle resta là, les coudes sur la pierre tiède à contempler ce paysage qu’elle avait juré de ne jamais revoir. Aussi avait-elle hésité quand Plan-Crépin avait plaidé pour ce voyage à Lugano afin d’essayer d’aider Aldo à reconstruire sa vie et puis elle avait éprouvé une sorte d’allégresse… Ce serait au contraire merveilleux d’emplir à nouveau son regard du cadre enchanteur que la vie avait donné à cet amour de rêve !

Aussi, en descendant du train tout à l’heure, elle se sentait presque heureuse ! Pourquoi avait-il fallu que cet imbécile d’Hubert vînt se mettre à la traverse avec ses plaisanteries d’un goût douteux ?

Elle avait été à deux doigts de repartir mais, à présent, elle pensait que peut-être ce doux pays qui, une fois déjà, avait sauvé Aldo du désespoir(8) accomplirait un nouveau miracle !

Laissant sa fenêtre ouverte sur les senteurs de la nuit, elle alla se coucher sans rallumer la lampe et resta là les yeux grands ouverts jusqu’à ce que, minuit largement passé, le sommeil la prenne enfin…

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