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Funérailles…

Le commissaire Langlois regarda l’un après l’autre les quatre regards tournés vers lui :

— Ce n’est pas beau à voir. Le visage a été écrasé comme s’il était passé sous un rouleau compresseur, les mains aux ongles arrachés n’ont plus guère de chair et portent des traces de brûlures mais on ne lui a rien volé bien que sa montre en or, à elle seule, vaille une petite fortune.

— Vous pensez qu’il a été torturé ? émit Aldo d’une voix blanche.

— C’est probable, pour l’obliger à avouer je ne sais trop quoi. En outre, la mer n’a rien arrangé…

— Où l’a-t-on trouvé ?

— Au pied de la falaise de Biville, près de Dieppe…

— C’est assez loin de l’Angleterre, non ? s’étonna Plan-Crépin.

— Vous auriez préféré Calais ? Et pourquoi pas par le ferry ? D’après notre légiste il n’a pas séjourné très longtemps dans l’eau et on a dû l’amener près de la côte avant de le larguer afin d’être sûr qu’il échouera bien là où on l’avait décidé. Et maintenant Morosini, j’ai une question pénible à vous poser et c’est la raison pour laquelle je vous ai rappelés tous les deux : acceptez-vous de venir identifier le corps ? Dans l’état où il est on ne peut pas infliger cette épreuve à sa fille…

— La question ne se pose même pas. J’irai !

— Nous irons, rectifia doucement Adalbert. Dans cette affaire comme dans… quelques autres, vous savez que nous sommes associés !

— Alors demain matin, onze heures à la morgue ! Et maintenant racontez-moi un peu vos aventures et comment vous vous êtes retrouvés à Lugano alors que vous ne deviez faire qu’un aller et retour à Zurich ?

— Ne prenez pas ce ton menaçant ! soupira Aldo. Ce qu’on vous rapporte devrait vous faire plutôt plaisir. Vas-y, Adalbert.

Celui-ci s’exécuta et à mesure que se déroulait le récit, le visage soucieux du policier se détendait pour en arriver jusqu’à rire franchement, accompagné par Mme de Sommières. Seule Marie-Angéline protesta :

— Ne me dites pas que ce vieux fou ose singer notre marquise ? Ce n’est pas tolérable !

— Disons plutôt, calma Aldo lénifiant, qu’il s’est inspiré de sa manière de s’habiller afin de dissimuler ses pieds et ses mains – qui sont belles d’ailleurs ! – tandis que les chapeaux à voilette épaisse estompent un visage qu’il a soigneusement rasé et qu’il maquille légèrement… Avec une perruque blanche, il a une certaine allure !

— Il aura toujours l’air d’une vieille tortue et…

— Ça suffit, Plan-Crépin ! Si le commissaire est d’accord, je ne vois pas pourquoi je ne le serais pas ! Il passe pour une antique Américaine un rien piquée ?

— C’est tout à fait ça !

— Alors applaudissons ! J’ajoute que je donnerais cher pour voir Hubert dans ses falbalas !

Pierre Langlois se leva, s’inclina pour baiser la main de son hôtesse :

— Moi aussi, et si la situation n’était pas aussi dramatique, je serais vraiment content. Il vous reste, messieurs, à me donner un plan situant les deux villas et quelques précisions autour. Vous m’apporterez ça demain ! Je compte envoyer sur les lieux deux de mes hommes qui parlent italien : Sauvageol fera un domestique fort convenable et Durtal, plus bourgeois d’aspect, s’installera dans l’hôtel le plus proche, jouera les touristes et assurera la liaison avec moi. Au besoin, je ferai un saut là-bas…

— Avez-vous découvert quelque chose sur Gaspard Grindel ? demanda Morosini.

— Rien pour le moment. Il a repris ses fonctions à la banque et vit normalement en apparence. Inutile de rappeler qu’on le surveille ! À demain, messieurs !


Situé place Mazas, l’institut médico-légal élevait(6) en bordure de la Seine une bâtisse de briques dont un mur quasi aveugle plongeait sur la berge du fleuve puis remontait jusqu’au niveau de la chaussée, laissant un assez large espace planté d’arbres au débouché du pont d’Austerlitz. Aldo n’y était jamais venu et quand Adalbert y rangea sa voiture, il ne put se défendre d’un frisson désagréable à la pensée de l’épreuve au-devant de laquelle il allait et que Langlois avait décrit sans nuances. Ce qui valait mieux d’ailleurs en vertu de l’axiome assurant qu’un homme averti en vaut deux.

— Pas très folichon ce qui nous attend ! émit Adalbert d’une voix enrouée qu’il corrigea aussitôt en se raclant la gorge. Ce qui réconforta quelque peu Aldo.

— Toi aussi tu appréhendes ? Pourtant avec…

— Ne recommençons pas avec mon métier ! Entre une momie bien sèche et bien propre et le cadavre tout frais d’un ami, il y a la largeur d’un océan ! On va d’abord laisser partir ceux-là !

En effet, un corbillard entouré de quelques personnes en deuil attendait devant la grande porte à double battant ouverte pour livrer passage aux employés des pompes funèbres portant un cercueil. Ils se découvrirent tandis que la voiture de Langlois venait se ranger à côté de la leur. Lui non plus ne bougea pas avant que le cortège se fût mis en marche.

— Venez à présent ! invita-t-il après avoir jaugé d’un coup d’œil la mine de Morosini qui eut un bref ricanement :

— N’ayez pas peur, je ne vais pas m’évanouir !

Il en était moins sûr quand, un moment après, un employé ouvrit devant eux la porte d’une salle sentant fortement le formol où le médecin légiste attendait auprès d’une table couverte d’un drap blanc sous lequel un corps se profilait. Le docteur Louis était un homme de taille moyenne au visage mince et intelligent allongé d’une courte barbe grisonnante, au regard attentif, qui s’attarda un instant sur la figure de Morosini :

— J’espère que vous les avez prévenus, commissaire ?

— Naturellement. Allez-y !

Le légiste et son assistant prirent chacun un coin du drap pour le rabattre jusqu’aux genoux sans déranger le linge pudique posé sur le ventre.

Repoussant farouchement la tentation de fermer les yeux, Aldo enfonça ses ongles dans les paumes de ses mains et s’obligea à fixer ce que la haine de certains avait fait de l’un des hommes les plus remarquables qu’il ait connus. Derrière lui, il entendait la respiration un peu saccadée d’Adalbert mais il ne se retourna pas, ne bougea pas, ne cilla pas. Au contraire, il scruta ce corps, méticuleusement nettoyé comme il convenait, saisi d’une bizarre impression…

— Le reconnaissez-vous ? demanda le docteur Louis.

— Je ne sais pas… Il y a quelque chose qui m’échappe…

— Cela peut se concevoir, intervint Langlois. Il est salement amoché…

— Sans doute !… Quelque chose me souffle pourtant que ce n’est pas lui… que ce ne peut pas être lui ! Ne me demandez pas pourquoi !

Et il se détourna pour avaler d’un seul coup le petit verre de rhum que lui offrait le médecin.

— J’éprouve la même sensation, murmura Adalbert. Ce sont peut-être ses mains. On s’est acharné sur elles au point qu’elles n’ont plus de peau. Difficile dans ces conditions de relever les empreintes !

— Quand on torture quelqu’un on n’y regarde pas de si près ! lança un personnage que l’on n’avait pas vu entrer. Laissez-moi voir ! Je le connaissais mieux que vous puisqu’il était mon oncle !

— Que faites-vous ici, monsieur Grindel ? Je ne vous ai pas convoqué !

— Les journaux de ce matin s’en sont chargés à votre place, commissaire. Je suis venu en hâte. Bonjour, messieurs !… Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, cousin ?

Une poussée de rage rendit ses couleurs à Aldo. Un pli de mépris au coin des lèvres, il riposta :

— Cela ne devrait pas vous surprendre, vous avez fait le nécessaire pour que je n’aie plus aucune mine !

— Ce qui signifie ?

— Avez-vous vraiment besoin d’explications ? gronda Aldo dont les poings se crispaient, prêts à frapper.

Langlois le sentit et s’interposa fermement :

— Du calme ! Tout se réglera en temps voulu mais ce n’est pas l’endroit ! Et vous, contentez-vous de regarder ce corps et – puisque vous vous êtes imposé pour ce faire ! – de nous dire s’il s’agit réellement de votre oncle ?

— Au contraire de ce que pensent ces messieurs ? Je reconnais qu’à première vue ce n’est pas évident. Il fallait vraiment le haïr pour l’avoir arrangé de la sorte, ajouta-t-il en penchant, sans répugnance apparente, son grand corps à deux centimètres de l’effrayant cadavre.

Il ressemblait tellement à un savant examinant une pièce rare qu’Adalbert exaspéré lâcha avec une ironie féroce :

— Vous ne voudriez pas y goûter par hasard ?

L’autre se redressa comme s’il l’avait frappé :

— C’est d’un goût ! Mais que peut-on attendre d’un nécrophile qui passe sa vie à déterrer et à dépiauter des momies ?…

— C’en est assez maintenant ! trancha le commissaire. Cette scène tourne à l’indécence ! Contentez-vous de répondre monsieur Grindel : vous le reconnaissez ou pas ?

— J’avoue qu’au premier abord ce n’est pas facile… mais il y a un moyen de le savoir. Sur le moment, je n’y ai pas pensé mais mon oncle porte sur l’omoplate gauche un signe de naissance, une sorte de fraise…

Il recula tandis que le docteur Louis faisait signe à son aide. Ils enfilèrent des gants de caoutchouc et soulevèrent le corps avec précaution afin de le tourner de façon à découvrir l’endroit indiqué. Et, en effet, chacun put voir une excroissance d’un rouge brunâtre.

— Comment pouvez-vous le savoir ? attaqua Adalbert. Votre oncle ne devait pas avoir coutume de se déshabiller devant vous !

Grindel haussa les épaules :

— Jusqu’à la mort de Dianora, sa seconde épouse, mon oncle entretenait sa forme en nageant régulièrement dans le lac. C’était d’ailleurs un excellent nageur ! Il m’est arrivé de me baigner avec lui et Lisa quand nous étions enfants. Satisfait ? Je peux partir maintenant ?

— Oui et non ! répondit Langlois. Vous voudrez bien me suivre jusqu’à mon bureau du Quai des Orfèvres ! J’ai quelques questions à vous poser !

— Pourquoi pas ici ? J’ai des rendez-vous, moi !

— Eh bien, vous les remettrez ! Appelez votre secrétaire : nous avons le téléphone ! On va vous montrer !

Force fut de suivre l’agent qui indiquait le chemin. Cependant Langlois demandait au docteur Louis ce qu’il pensait. Celui-ci replaça le drap sur le corps et retira ses gants :

— N’ayant pas eu l’honneur de connaître M. Kledermann, je ne sais trop que vous répondre, cher ami. Il semblerait que la preuve soit faite…

— Semblerait ? C’est dubitatif, et vous n’avez pas l’habitude d’employer des mots approximatifs. Pourquoi ?

— En toute honnêteté, je ne sais pas !… Ce qui me gêne, voyez-vous, c’est qu’avant de jeter ce malheureux à la mer on se soit acharné à détruire ainsi son visage et ses mains. Pure cruauté ou…

— Ou camouflage ? avança Aldo.

— Encore faudrait-il, pour cela, avoir sous la main un corps possédant toutes les caractéristiques du modèle…

— Et ce ne doit pas être facile à trouver, reprit Adalbert. Même taille, même corpulence, même couleur de cheveux. Je reconnais que rien n’y manque. On ne peut évidemment pas juger de l’allure…

— … et elle était inimitable, murmura Aldo. Et pourtant, je ne parviens pas à me débarrasser de ce doute qui m’est venu sans que je sache comment !

— Moi non plus ! appuya Adalbert. Il y aurait bien un moyen d’éclaircir la chose…

— Sa fille ! hasarda Langlois, mais déjà Aldo protestait :

— La mettre en face de cette abomination ? Je m’y oppose formellement ! Ce serait la condamner à des cauchemars sans fin… peut-être à la destruction de sa raison qui vient de subir plus d’un choc…

Il avait la certitude de garder imprimée à jamais au fond de sa mémoire l’image hideuse à présent cachée par le drap. À aucun prix il ne voulait la partager avec sa femme !

— Calme-toi ! apaisa Adalbert. Je n’ai pas imaginé ça un instant mais on pourrait peut-être lui demander si elle peut confirmer… ou infirmer la présence de la marque ?

— Tu as raison. Moritz disait qu’elle nageait comme une truite et ils ont dû se baigner ensemble assez souvent quand elle était enfant ! Qu’en pensez-vous, commissaire ?

— Qu’il connaît son oncle mieux que vous ou alors que ce cadavre n’est pas le bon et que c’est lui le meurtrier. Ce qui est impossible.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il était à Paris quand ce malheureux est mort et qu’il n’en a pas bougé depuis.

— Qu’il n’ait pas tué lui-même je le conçois, mais vous oubliez son associé ? répliqua Aldo amèrement.

— Je n’oublie rien, rassurez-vous ! Et j’ai encore des questions à lui poser. Après quoi je téléphonerai à votre femme, Morosini. Je suppose qu’elle est toujours à Vienne ?

— Je le suppose aussi. Voulez-vous le numéro ?

Le policier ébaucha un sourire :

— Je l’ai depuis longtemps ! Comme tout ce qui peut vous concerner l’un et l’autre… Si elle confirme, il faudra se résoudre à laisser Grindel escorter la dépouille de son oncle à Zurich pour les funérailles.

Quelques heures plus tard, il obtenait par téléphone la confirmation, de la voix même de Lisa. Une voix brisée, lourde de larmes qu’il n’eut cependant aucune peine à identifier malgré la distance : c’était elle en personne et la marque sur l’omoplate existait bel et bien. Il vint lui-même rue Alfred-de-Vigny en informer « la famille » :

— Je n’ai aucun moyen d’empêcher Grindel de ramener les restes de son oncle chez lui et de l’enterrer. Je suppose que vous y serez présent Morosini ?

— Plutôt deux fois qu’une ! Je songeais même à me rendre à Vienne pour une explication face à face… avec ma femme.

— Que vous n’auriez peut-être pas obtenue ! glissa Plan-Crépin. On aurait allégué sa santé…

— Jusqu’à preuve du contraire, je suis son mari ! En outre, sa grand-mère n’est pas femme à encourager les faux-fuyants et j’aurais réclamé sa présence. Elle est droite comme un i et n’a pas dû apprécier le désir de Lisa de se convertir au protestantisme. Je suppose d’ailleurs qu’elle assistera aux obsèques. Elle au moins m’écoutera !

— Je crains que vous n’ayez à vivre des heures pénibles, soupira Langlois. Et je ne suis pas certain de votre résistance physique !

— Moi non plus, fit Adalbert. Mais vous pensez bien que je serai là pour le soutenir !

— Et nous aussi ! affirma la vieille fille. Notre marquise s’entend parfaitement avec Mme von Adlerstein. On vous racontera tout ça à notre retour, commissaire !

— Oh, mais j’ai l’intention d’y aller, moi aussi ! J’en ai déjà averti la police fédérale et celle du canton de Zurich. Je ne serais pas surpris d’y voir par la même occasion Warren. Enlevé en Angleterre, retrouvé en France, Kledermann est devenu un cas international. Ne vous imaginez pas, ajouta-t-il en faisant peser sur eux son regard gris, qu’en laissant Grindel rentrer chez lui derrière le cercueil de son oncle je me désintéresse de lui. Il est toujours dans mon collimateur…


Construite au XIIIe siècle, l’Augustinerkirche (église Saint-Augustin) avait connu nombre de vicissitudes. Sécularisée en 1524 par la montée des thèses protestantes d’Ulrich Zwingli – Zurich sera d’ailleurs la première ville helvétique à se convertir –, elle abrita même pendant longtemps la Monnaie du canton jusqu’à ce que, en 1844, elle soit finalement rendue au culte catholique. C’est dans sa crypte qu’à son arrivée dans sa ville le corps du banquier fut descendu pour y attendre la cérémonie. Ainsi en avaient décidé sa fille et son neveu – ou plus exactement son neveu et sa fille ! – afin d’éviter que la réunion de « la famille » ne se déroule dans la fastueuse demeure des Kledermann sur la Goldenküste. On se rendit donc directement à l’église. À la grande satisfaction de Marie-Angéline qui voyait un « signe » dans le fait que le sanctuaire soit dédié au même saint que sa chère église de Paris où elle se rendait chaque matin entendre la messe la plus matinale… et faire sa récolte de potins du parc Monceau.

La cérémonie était prévue pour onze heures mais Aldo choisit d’arriver quelques minutes avant dans le but d’occuper la place qui lui revenait et de remettre ainsi à la fin des funérailles la rencontre qu’il souhaitait et redoutait à la fois.

Il y avait déjà foule quand on y parvint venant du Baur-au-Lac. Des curieux d’abord sur la place où se remarquait une jolie fontaine de la « Tempérance », mais aussi un nombre impressionnant de personnes venues d’horizons différents. À l’entrée de l’église, sobre, austère même avec l’ogive pure de son portail sous la flèche pointue du clocher, ses murs nus, sa nef longue et étroite sans la moindre fioriture de pierre mais de très beaux vitraux, un maître de cérémonie en grande cape noire sur un habit à culotte courte de soie noire et souliers à boucle vérifiait les cartons d’invitation – assisté de deux aides ! – afin de répartir au mieux les notabilités et, comme la place, l’église était déjà aux trois quarts pleine quand la voiture déposa le clan parisien en grand deuil.

— Sacrebleu ! émit Adalbert entre ses dents. On a droit à la presse de l’Europe entière ! Heureusement que la police l’a prévu et fait bonne garde !

— Il fallait s’y attendre. Ce déploiement de curiosité plus ou moins malsaine me déplaît ! J’aurais cent fois préféré une cérémonie plus intime… Moritz aussi d’ailleurs ! Surtout si l’on tient compte des circonstances tragiques de cette mort !

— Justement ! Ce machin digne d’un chef d’État accrédite l’identité du défunt ! Il faut que tout le monde soit persuadé que l’on va enterrer ton beau-père ! Même si toi et moi on n’en est pas absolument sûrs !… Toute cette mise en scène afin de pouvoir ouvrir le testament !…

Le maître de cérémonie accueillit les arrivants avec le respect qui leur était dû. Un imposant catafalque se dressait à l’entrée du chœur drapé de noir, galonné d’argent et surmonté d’un grand coussin de somptueuses orchidées pâles. Des cierges allumés l’entouraient à l’exception de la face regardant l’autel. Les places destinées à la famille et aux proches attendaient de chaque côté : celles des hommes à droite, les femmes à gauche.

Précédés de l’homme à la cape Aldo et Adalbert furent dirigés vers la travée des hommes tandis que son assistant guidait les dames vers l’autre mais en arrivant au premier rang de chaises, ce fut la deuxième place que le cérémoniaire indiqua à Aldo d’un geste empreint d’une certaine gêne. Ce dernier le toisa :

— Qui va s’asseoir là ?

— M. Gaspard Grindel, monsieur, le neveu de…

— Je suis le prince Morosini, son gendre et le père de ses petits-enfants ! Il passera donc après moi !

Et laissant l’homme confus retourner à ses devoirs, il s’agenouilla sur le prie-Dieu et traça sur sa poitrine un ample signe de croix tandis qu’Adalbert s’installait derrière lui. Leur cicérone n’eut d’ailleurs que le temps de rejoindre le porche pour accueillir le reste de la famille. Aldo se releva et se retourna craignant tout à coup que l’on eût amené ses trois enfants, au moins son petit Antonio que l’on considérait un peu comme l’aîné bien qu’il fût le jumeau de sa sœur Amelia. Ce qui donnait lieu à des discussions sans fin entre eux… Mais non, refusant de la main le bras que lui offrait son cousin, Lisa marcha seule en tête accompagnée de sa grand-mère, toutes deux très reconnaissables par leur allure en dépit des voiles de crêpe noir couvrant leurs visages. Appuyées l’une sur l’autre elles remontèrent la nef suivies de plusieurs personnes cependant qu’Aldo quittait sa place pour les attendre devant le catafalque.

Lisa le reconnut la première et voulut s’arrêter mais la vieille comtesse l’entraîna. Alors, il s’inclina :

— Bonjour, grand-mère ! Bonjour, Lisa…

Il s’attendait à ce qu’elles veuillent passer leur chemin et allait s’écarter quand Mme von Adlerstein releva son voile et vint l’embrasser :

— Bonjour, Aldo ! murmura-t-elle. Heureuse de voir que vous allez mieux ! Allons, Lisa !…

Celle-ci tendit la joue mais sans ôter le crêpe de son visage et ne dit rien. Après quoi chacun regagna sa place suivi de tous ceux qui arrivaient derrière. Grindel vint se planter devant Aldo :

— Ceci est ma place. Poussez-vous !

— Certainement pas !… Et je vous conseille de ne pas insister à moins que vous ne préfériez créer un scandale !

Adalbert observait la scène et s’apprêtait à s’en mêler quand quelqu’un, Frédéric von Apfelgrüne, se matérialisa entre les deux hommes :

— Vous croyez vraiment que c’est le moment ? Prenez la troisième chaise, Grindel ! Je vais me mettre entre vous deux ! Bonjour, Morosini !

Et d’autorité, il s’empara du deuxième prie-Dieu et s’y agenouilla. Force fut à Gaspard d’en passer par là à moins de créer un esclandre.

Aldo sentait la tension nerveuse qui le tenait depuis le réveil s’atténuer. L’accueil inespéré du clan autrichien mettait un baume sur sa blessure. Il aurait pu pleurer quand les lèvres de la vieille dame avaient touché sa joue et la cordialité du cousin « Fritz » – ex-amoureux de Lisa néanmoins – lui allait droit au cœur.

Celui-ci s’asseyait et se penchait déjà vers lui pour entamer une de ces conversations volubiles dont il avait le secret quand le bruit d’une hallebarde retombant sur le dallage lui referma la bouche. En même temps, les grandes orgues laissaient éclater une tempête de sons majestueux – un choral de Bach ! – qui firent couler un frisson le long du dos de Morosini tandis que retentissait le pas lourd, rythmé, mesuré des hommes qui, remontant de la crypte, portaient le cercueil : un pesant coffre d’acajou à ferrures d’argent qu’ils firent glisser sous les draperies du catafalque avant de l’entourer de « coussins » et de gerbes de fleurs. Le clergé en ornements de deuil, un évêque en tête, avait accueilli le défunt quand il était apparu et maintenant les orgues faisaient silence afin de laisser la parole aux hommes de Dieu.

À mesure que se déroulait l’imposant service funèbre soutenu par les orgues et une chorale remarquable, Aldo tournait souvent les yeux en direction du catafalque, parvenant de moins en moins à chasser de son esprit que sous ces fleurs et ces tentures reposait un inconnu et non l’homme auquel le liait une profonde amitié. Avec une précision terrifiante, il revoyait le corps broyé de la morgue parisienne. C’était cette chose affreuse qui reposait là, à deux pas de lui, et l’idée s’ancrait peu à peu que ce n’était pas Moritz Kledermann, que tout cela n’était qu’un épisode d’une tragi-comédie comme la vie et le crime se plaisaient parfois à en concocter. L’impression se fit même si intense qu’au moment de l’absoute il aurait pu crier. Une main vint alors lui serrer l’épaule, cependant qu’Adalbert qui se tenait derrière lui soufflait dans son oreille :

— J’en pense autant que toi mais tiens-toi tranquille !

La tension nerveuse retomba grâce peut-être à l’Ave verum de Mozart qu’il aimait particulièrement, interprété par la voix de velours d’une femme dont le sublime contralto faisait songer à un violoncelle. Alors, s’agenouillant il se mit à prier avec une ferveur nouvelle. Si les hommes trichaient, si toute cette beauté entourait un mort qui n’était pas le bon, le Créateur, lui, le savait. Et lui ne trichait jamais…

La cérémonie s’achevait à présent. Après la dernière bénédiction, l’évêque s’approcha de Lisa que la douleur pliait en deux sur son prie-Dieu et que sa grand-mère et une femme en noir aidaient à se remettre debout. Le prélat lui prit les mains, lui parla un moment avec une évidente compassion avant de tracer sur sa tête le signe de la bénédiction puis passa aux autres femmes de la famille pour leur adresser quelques mots de consolation. Ensuite il vint vers Aldo qui s’inclina pour baiser son anneau.

C’était un homme déjà âgé dont le regard gris était empreint d’une infinie douceur.

— Ne désespérez pas, mon fils ! murmura-t-il. Moritz était mon ami et je sais ce que vous souffrez !

Puis, après avoir dit quelques mots à Fritz et à Grindel, il reprit, avec son clergé, le chemin de la sacristie pendant que le maître de cérémonie, quasiment au garde-à-vous devant le catafalque, annonçait que seules les personnes officielles seraient admises à présenter leurs condoléances, les autres devant se borner à signer les registres préparés au fond de l’église. L’inhumation, elle, aurait lieu dans l’intimité familiale. Ensuite il invita Aldo à le suivre jusqu’à la salle opposée à la sacristie où les membres de « la famille » s’alignèrent. À la demande d’Aldo, une chaise fut apportée pour Lisa dont il était flagrant qu’elle était au bord de l’évanouissement… Puis il entraîna sa belle-grand-mère à part :

— Ne devrions-nous pas éviter à Lisa le supplice de l’inhumation ? J’ai peur qu’elle ne puisse le supporter !

Le voile noir relevé révélait en effet un visage blême si visiblement ravagé par la douleur qu’il dut lutter contre l’envie de prendre sa femme dans ses bras et de l’emporter loin de ce qu’il considérait à présent comme une sinistre mascarade.

— Vous avez raison. Je vais la faire reconduire à la maison…

Gaspard penché sur sa cousine lança alors :

— On n’a pas besoin de vos conseils, Morosini ! J’ai l’intention de m’en charger !

— Un peu de tenue, Grindel ! intervint Valérie von Adlerstein impérieuse. Jusqu’à preuve du contraire – et ce n’est ni le lieu ni l’endroit de discuter des insanités que vous lui inspirez – Aldo est son mari ! Et c’est moi qui vais la reconduire à la maison.

La femme en noir qu’Aldo avait remarquée pendant la cérémonie aux côtés de Lisa s’approchait, cherchant dans son sac quelque chose qui se révéla être une seringue. La comtesse Valérie intervint :

— Pas de piqûre ! Elles ne font que l’abrutir ! Je pense d’ailleurs que vous allez pouvoir regagner votre clinique ! Cela suffit !

Grindel voulut s’interposer. Mal lui en prit : « Grand-mère » se retourna contre lui :

— J’ai dit que cela suffisait, monsieur Grindel ! Les formalités terminées, je ramène Lisa à Vienne ! Le docteur Freud qui vient de rentrer des États-Unis s’occupera d’elle !

— Mais Frau Wegener…

— Elle est zurichoise et va pouvoir reprendre son service à la clinique. Vous veillerez à la payer ! Puis, tournant la tête à la recherche d’un visage : Madame de Sommières, voulez-vous bien me prêter Mlle du Plan-Crépin ?

L’intéressée n’attendit pas la permission : rouge d’une joie qu’elle essayait de contenir, elle se précipita aussitôt, suivie d’Adalbert :

— Vous ne serez pas assez forte, je vais vous aider ! proposa-t-il. Et jusqu’à présent Lisa me considérait comme un frère !

Il souleva sans effort la jeune femme qui se laissa faire comme un pantin cassé. Marie-Angéline prit l’autre bras mais son aide était plus décorative qu’efficace. L’infirmière leur emboîta le pas, la mine sombre et la bouche pincée. Avant de sortir, Adalbert conseilla, les yeux sur Grindel :

— Vous devriez rester, comtesse ! Vous avez une présence merveilleusement apaisante ! Et il faudrait en finir avec cette cérémonie !

Une heure après tout était terminé. L’état de Lisa avait frappé la foule qui se massait hors de l’église et l’on comprit très bien qu’à la sortie du cercueil le bourgmestre fit une allocution assez courte en donnant la priorité à l’émotion. Même chose pour le cimetière où ce fut au tour de l’évêque de prononcer quelques paroles d’espérance devant l’imposant mausolée où depuis près d’un siècle reposaient les Kledermann. C’était une sorte de temple grec à la fois lourd et pompeux qui n’incitait guère au recueillement et Aldo se surprit à se demander comment l’éblouissante Dianora, qui avait été sa maîtresse quand il avait vingt ans avant de devenir la seconde épouse de Moritz Kledermann, s’accommodait d’une dernière demeure aussi peu flatteuse même si elle disparaissait au fur et à mesure sous les monceaux de fleurs que deux chars avaient apportés. Et surtout la cohabitation avec cet inconnu qu’on lui amenait comme compagnon d’éternité. L’idée d’une substitution s’ancrait, en effet, plus fermement que jamais dans son esprit et, tandis que se déroulait l’ultime rituel, il se surprit à s’adresser mentalement à elle :

« Si tu en as la possibilité, aide-moi à découvrir la vérité ! L’homme que l’on vient de déposer auprès de toi a été assassiné, comme toi, mais il ne peut pas être l’époux qui t’aimait tant ! Il mérite sans doute des prières mais pas l’amour qui vous unissait tous les deux ! Et tu ne le supporteras pas !… »

Lui-même avait peine à endurer le chagrin de sa belle-grand-mère qui venait d’éclater en sanglots et que Hilda von Apfelgrüne, sa nièce depuis le mariage avec Frédéric, essayait d’apaiser. Il y avait là quelque chose de vraiment tragique. Le défunt ne méritait pas les larmes de cette noble dame, si forte d’habitude, car Aldo ne l’avait jamais vue pleurer ! Mais peut-être l’état navrant de Lisa entrait-il pour une bonne part dans sa douleur ?

Comme l’assistance se dispersait pour regagner les voitures, il se rapprocha des deux femmes et, adressant un sourire d’excuse à Hilda, il prit le bras de la vieille dame et le glissa sous le sien, heureux de sentir qu’elle s’y appuyait instinctivement.

— Je vais vous raccompagner, dit-il doucement. Je connais votre courage mais cela est trop pour vous !

Elle approuva silencieusement, sortit son mouchoir afin d’essuyer ses yeux, se moucha et se redressant soudain planta son regard dans celui d’Aldo :

— Je ne sais plus qui a dit que Dieu n’envoyait jamais à l’homme plus qu’il ne pouvait supporter mais il n’a pas dû songer à la femme ! J’avoue que je me croyais plus forte mais cette mort épouvantable survenant au milieu de la crise que traverse Lisa, j’ai du mal à l’accepter. Ma petite-fille ne se ressemble plus. Parfois elle monologue, elle monologue sur toutes sortes de sujets ou alors elle reste muette pendant des heures sans qu’on puisse lui arracher une parole. Je sais que son accouchement prématuré l’a beaucoup secouée à un moment où…

— Où je l’ai gravement offensée. Je ne refuse pas mes responsabilités, grand-mère, et je conçois que vous m’en vouliez.

— Moi ? Oh non… Quel mari n’a pas, une fois dans sa vie, été infidèle au serment du mariage ? Vous avez commis une faute, sans doute, mais on s’est acharné à envenimer ce qui aurait pu n’être qu’une égratignure. Lisa a été votre secrétaire pendant deux ans et n’a rien ignoré de votre vie privée. Le principal coupable, c’est ce Grindel qui s’est attribué les ailes du sauveur, l’a enfermée dans cette affreuse clinique d’où elle nous a ramené cette Wegener dont je suis persuadée qu’elle lui a été néfaste…

— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait mettre à la porte par le cher Joachim, votre chien de garde ? Je suis sûr qu’il aurait adoré !

L’évocation de son irascible majordome lui arracha un léger sourire :

— On dirait que la hache de guerre n’est pas encore enterrée entre vous deux ? Mais c’est vrai qu’il la déteste.

— Alors pourquoi ?

— Lisa ! Lisa elle-même qui poussait les hauts cris et jurait qu’elle partirait avec elle. Que ses soins lui étaient indispensables…

Le visage d’Aldo se durcit, le ton de sa voix aussi :

— Pardonnez-moi mais… les enfants dans cette histoire ? Mes enfants, appuya-t-il.

— Rassurez-vous ! Ils sont à Rudolfskrone dans leur « maison » et avec mon personnel qui les adore. Je les ai envoyés dès le retour de Lisa. Je ne voulais pas qu’ils voient leur mère dans l’état où on l’a mise. On leur a seulement dit qu’elle était malade et avait besoin d’un long repos… ce qui est plus vrai que jamais ! Et maintenant la mort de son père ! J’en redoute les conséquences !

— Peut-être seront-elles moins dramatiques si Frau Wegener est écartée définitivement… et je pense que c’est chose acquise ! Parlons à présent de Moritz. Évitez, je vous en supplie, toute réaction visible à ce que je vais vous confier !…

— Quoi donc ?

— Je ne suis pas certain que ce soit lui que l’on vient de porter en terre. Vidal-Pellicorne non plus…

Elle leva vers lui un regard effaré :

— Vous êtes sérieux ?

— On ne peut plus ! Peut-être avez-vous aperçu – ou peut-être pas car ils savent se faire discrets et il y avait beaucoup de monde – deux personnages assez remarquables d’ailleurs, deux hommes de haute taille en costume de voyage. Ils n’ont pas signé les registres et ne parlaient à personne… se contentant d’observer.

— Non. Qui étaient-ce ?

— Le Chief Superintendant Gordon Warren, de Scotland Yard, et le grand patron de la Sûreté française Pierre Langlois avec lesquels nous avons lié amitié, Adalbert et moi. Vous pensez bien que des hommes de cette envergure ne se déplacent pas aisément même pour une personnalité comme Kledermann.

— Et vous, comment en êtes-vous venu à… ce que vous venez de dire ?

Aldo raconta alors sa visite à l’institut médico-légal, l’impression ressentie en face de l’affreux cadavre, l’intervention de Grindel et comment il avait emporté la décision sur une « preuve irréfutable » que Lisa avait d’ailleurs confirmée par téléphone à Langlois…

— Bizarre en effet tout cela ! Et que comptez-vous faire à présent ?

— Essayer de retrouver mon beau-père et de confondre les assassins avec l’aide d’Adalbert… et de quelques autres ! Aussi ne désespérez pas, chère grand-mère !… et parlez-moi des petits ! Ils me manquent, vous savez ?

— Et vous leur manquez aussi ! Surtout aux jumeaux bien sûr ! Avec l’imagination qui commence à leur venir, ils voient en vous une sorte d’aventurier génial, un chasseur de trésors doublé d’un chevalier voué – Dieu sait pourquoi ! – à la protection de la veuve et de l’orphelin ! Antonio estime même que vous avez, cachée dans un endroit secret, une armure que vous revêtez avant de vous lancer à la chasse aux brigands. Ce qui exaspère sa mère en bonne Suissesse qui se respecte !

— Ne les détrompez pas ! Laissez-les rêver ! Et embrassez-les pour moi ! J’espère que vous allez ramener leur mère auprès d’eux ?

— Je le voudrais mais je ne sais pas quand ! Cela va dépendre un peu du testament ! Mon Dieu ! Je l’avais oublié celui-là ! Et après ce que vous venez de me dire cela paraît tellement absurde ! Enfin nous verrons bien !

— L’ouverture a lieu quand ?

— Demain après-midi, à la Résidence ! Vous avez dû recevoir une convocation ?

— Non, mais il est possible qu’elle m’attende à Paris ou à Venise si elle a été envoyée ces jours derniers… À quelle heure ?

— Trois heures ! Soyez exact ! Maître Hirchberg, le notaire, est très pointilleux là-dessus. Les portes seront fermées à trois heures cinq !

— Je n’en doute pas un seul instant !

Le souvenir qu’il gardait du notaire zurichois quand il était allé à Vienne pour la signature de son contrat de mariage avec Lisa… il y avait déjà quelques années, était celui d’un homme aussi peu récréatif que possible. Et qui n’avait pas dû beaucoup changer. De taille moyenne mais sec comme un sarment sous des cheveux poivre et sel taillés en brosse, des traits sévères, un grand nez chaussé d’un lorgnon derrière lequel il abritait la seule originalité de sa personne – des yeux vairons : un brun, un gris. Il suivait une mode qui n’avait pas bougé depuis le début du siècle : redingote noire, gilet noir barré d’une chaîne de montre grosse comme un câble d’amarrage. Sauf que la brosse grise était devenue blanche, c’était toujours le même personnage et, quand il l’avait vu pour la première fois, Aldo avait pensé qu’il était l’image même de la loi et que la robe de juge aurait dû lui convenir, mais quand le nouveau marié avait fait part de ses réflexions à celui qui devenait son beau-père, celui-ci s’était mis à rire :

— Je vous accorde qu’il n’est pas d’une franche gaieté mais il pourrait poser pour la statue de l’intégrité. Il ne badine ni avec le code ni avec l’argent des autres !

Aussi Aldo fut-il surpris quand, pénétrant dans le cabinet de travail de Moritz, maître Hirchberg lui avait serré la main avec quelque chose qui ressemblait à de la chaleur en disant :

— J’aurais préféré, prince, vous revoir en d’autres circonstances. Veuillez accepter mes condoléances attristées et prendre place !

— Merci, maître mais… devons-nous rester seuls ?

En effet, depuis son arrivée dans cette maison qu’il connaissait si bien, dans cette pièce où tout évoquait la personnalité de Kledermann, il n’avait rencontré que Grüber, le quasi britannique maître d’hôtel qui l’avait accueilli d’une voix enrouée, une larme discrète au coin de l’œil, et avait bien failli lui tomber dans les bras. Le notaire avait alors tiré sa grosse montre en or de son gousset.

— Non, rassurez-vous ! Il n’est que trois heures moins cinq !

Il la remettait en place quand Grüber introduisit Lisa que suivaient sa grand-mère et Gaspard Grindel. La jeune femme avait apparemment surmonté sa détresse de la veille. Elle salua d’un signe de tête son mari qui s’inclina avant de baiser la main de Mme von Adlerstein. Quant à Grindel, Aldo n’eut pas l’air de le voir. Ce qui était plus que préférable en la circonstance afin de mieux retenir une envie pressante de lui casser la figure.

Quand chacun eut pris place dans les fauteuils alignés devant le grand bureau Louis XV en bois précieux signé Roentgen, vierge de tout papier, le notaire adressa une courte mais délicate allocution à cette famille durement touchée par la perte d’un homme exceptionnel dont il s’honorait d’avoir été l’ami depuis de longues années. Après quoi il prit une serviette de cuir noir posée auprès de lui, l’ouvrit et en tira une épaisse enveloppe protégée par des cachets de cire qu’il brisa avant d’en sortir un dossier qu’il déposa devant lui :

— Je vais à présent procéder à la lecture du dernier testament. Il est rédigé tout entier de la main de Moritz Kledermann. Établi après la naissance de ses petits-enfants, il annule naturellement ceux écrits précédemment.

— Il me paraît bien épais ! remarqua Grindel en humectant nerveusement ses lèvres sèches.

— Cela tient à ce que le défunt y détaille tous les éléments d’une fortune imposante et d’une collection de joyaux qui ne l’est pas moins… Maintenant, veuillez, s’il vous plaît, ne plus m’interrompre !

À mesure que défilait l’énumération des biens composant la fortune de Kledermann, Aldo s’efforçait de ne pas montrer sa surprise. Il savait son beau-père fort riche mais ne l’imaginait pas à ce niveau et en vint à se demander s’il ne dépassait pas largement Cornélius B. Wishbone, le milliardaire texan. Outre la banque et le palais de la Goldenküste, il possédait des terres, des immeubles en Suisse, en France, en Angleterre et aux Pays-Bas. Il finit par se désintéresser de la nomenclature pour observer Grindel. Visiblement, il découvrait lui aussi l’ampleur du patrimoine et sa langue n’arrêtait plus d’humecter ses lèvres. Quant à Lisa, immobile et pour ainsi dire absente, elle ne semblait pas concernée.

Soudain le notaire fit une pause :

— Avant d’en venir à la collection, qui est à part, je vais vous donner lecture des bénéficiaires.

Il y en avait aussi pas mal. Moritz avait été un homme généreux s’intéressant à la misère d’autrui. Après l’énumération d’un certain nombre d’associations charitables, vint celle des serviteurs dont aucun n’était oublié, puis le neveu qui héritait de la succursale de Paris, d’un immeuble à Zurich et d’une maison sur le lac. Enfin tout le reste allait à Lisa qui ne bronchait toujours pas.

— Je suppose que je ne vous surprends pas beaucoup, ma chère princesse ? fit aimablement maître Hirchberg.

— Pas vraiment ! Je sais que mon père était la générosité même !

— Malheureusement, soupira Grindel avec âme, ces largesses ne compensent pas son absence !

— Sans doute ! Venons-en à la collection !

Dans le dossier, il prit une enveloppe cachetée de cire elle aussi, l’ouvrit et fit tomber sur le cuir du sous-main une feuille de papier pliée et une petite clef qu’Aldo reconnut aussitôt :

— Comment se fait-il qu’elle soit là, maître ? C’est la clef qu’il portait au cou et qui ne le quittait jamais…

— Non. C’est un double qu’il avait fait faire afin de la joindre à ses dernières volontés. Je ne l’ai même jamais vue car il me l’a remise toute cachetée !… Je dois vous apprendre qu’il y a un an environ, M. Kledermann a modifié ses dispositions testamentaires au sujet de sa collection… Auparavant elle vous était destinée, Lisa, en précisant qu’elle devait être gérée par le prince Morosini ici présent, et qu’au cas où vous la refuseriez – il pensait que vous n’éprouviez pas la même passion que lui pour ces étincelantes splendeurs – elle irait à vos enfants, leur père étant toujours désigné pour y veiller.

— Et qu’a-t-il changé ? demanda Mme von Adlerstein qui n’avait pas ouvert la bouche jusque-là.

— Il a pensé que cette clause était bien compliquée et que le plus simple était de la léguer directement au prince dont les enfants sont les héritiers naturels. Aussi…

— Un instant, maître ! coupa Lisa. Vous l’ignorez peut-être mais j’ai demandé le divorce.

— Le divorce n’existe pas en Italie et vous le savez parfaitement ! répliqua maître Hirchberg en fronçant le sourcil.

— Mais il existe chez nous et j’ai la double nationalité.

— Cela ne suffira pas. Si…

— Je demande aussi l’annulation en cour de Rome ! Et je suis prête à me convertir au protestantisme !

— Lisa ! s’offusqua sa grand-mère ! Comment oses-tu alors que nous venons juste de porter ton père en terre ! Ton père qui était catholique comme moi, comme ta mère, comme tes enfants ! Sache que je m’y opposerai de toutes mes forces ! Et vous, Aldo, c’est tout ce que vous trouvez à dire ?

Pensant qu’elle ne devait pas être au courant de ce dernier détail il lui sourit :

— Je le savais !… Tout ce que je peux répondre c’est que je ferai tout pour garder mes enfants ! Ils portent mon nom et cela Lisa n’y peut rien !

— Aucun juge ne les confiera à un débauché comme toi ! hurla celle-ci hors d’elle. Tu oublies que j’ai la preuve de ta trahison ! La lettre que ta maîtresse m’a écrite pour me demander pardon ne laisse aucun doute sur ta conduite ! Je l’ai conservée !

Aldo regarda sa femme et ne la reconnut pas. Elle était semblable à ce qu’elle était pourtant : les traits fins, la bouche bien dessinée dont il aimait tant les baisers, les immenses yeux violets, la peau claire, l’épaisse chevelure d’un blond ardent, mais le teint était blême, les yeux sans éclat, la bouche serrée, le corps raide. En fait, il ne manquait que les grosses lunettes cerclées d’écaille et le tailleur gris taillé en cornet de frites pour que ressuscite « Mina Van Zelden », la secrétaire hollandaise qui avait été son assistante pendant deux ans. À cette différence près que Mina avait le sens de l’humour…

— Tu ne feras pas cela ! articula-t-il lentement. Tu ne te serviras pas d’une lettre douloureuse pour t’en faire une arme contre moi.

— Crois-tu ?… C’est néanmoins ce que tu verras !

— Lisa ! s’écria sa grand-mère alarmée. Aldo a raison. Tu ne feras pas cela !

— En voilà assez ! trancha maître Hirchberg en se servant du dossier pour frapper sur le bureau. Dans l’état actuel des choses, rien de ce que vous annoncez, madame, ne peut intervenir dans mon office. Le testament doit être appliqué selon les volontés de votre père. Et je vais, à présent, remettre la collection au prince Morosini !

Allant jusqu’à la porte du cabinet de travail, il la ferma soigneusement en expliquant :

— La chambre forte ne peut être ouverte que si le bureau est fermé.

Cela fait, il traversa la grande pièce après avoir pris la clef contenue dans l’enveloppe sans oublier le papier plié qui l’accompagnait, l’introduisit dans une moulure de la bibliothèque occupant le mur du fond : une épaisse porte doublée d’acier tourna lentement sur d’invisibles gonds entraînant avec elle son habile décor de faux livres et éclairant du même coup la chambre forte.

Celle-ci devait être presque aussi vaste que le cabinet de travail mais l’espace en était réduit par la douzaine de coffres alignés le long des murs.

— Chacun d’eux possède une combinaison différente, continua le notaire. Elles sont indiquées sur ce feuillet que je ne regarderai pas, ajouta-t-il en le tendant à Aldo.

Ce ne fut pas sans émotion que ce dernier pénétra dans ce lieu aussi sacré qu’un sanctuaire pour lui, dont son beau-père, un jour, lui avait fait les honneurs. Chaque détail de ce moment magique était gravé au burin dans sa mémoire. Et aussi son émerveillement devant les trésors qu’il avait découverts. Ainsi il entendait encore la voix précise de Kledermann disant, indiquant le premier coffre à main droite :

— Celui-ci renferme une partie des bijoux de la Grande Catherine et quelques joyaux russes de provenances diverses.

Aldo revoyait nettement les longs doigts manipulant les deux grosses molettes. Il l’imita, après un coup d’œil au code et commença à tourner : à droite, à gauche, encore et encore, à droite deux fois et encore à gauche. Le lourd battant s’ouvrit dévoilant une pile d’écrins dont il prit le premier frappé de l’aigle impériale russe. Il savait qu’il avait entre les mains la célèbre parure d’améthystes et de diamants de la Sémiramis du Nord…

Sa passion des pierres reprenant le dessus, il eut pour le noble écrin un geste caressant puis l’ouvrit… et, avec un cri, le lâcha comme s’il l’avait brûlé…

Il était vide.

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