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Une dette d’honneur

Obsédé par l’idée de voir ce qui se passait au juste à la villa Malaspina, Marie-Angéline consacrait la majeure partie de son temps à l’observer. Du haut de la tour dans la journée mais, le soir venu et le dîner expédié, elle donnait la préférence au mur mitoyen où, l’ayant suivi sur toute sa longueur, elle avait découvert une sorte de dépression à demi recouverte par les retombées d’une aristoloche accrochée au tronc d’un arbre voisin. L’ascension ne lui posant aucun problème, elle allait s’y installer armée de jumelles dès la dernière bouchée avalée et restait là jusqu’à minuit, laissant la fin de la nuit aux observateurs de la tour.

La connaissant, Mme de Sommières s’était bornée à lui demander si son point d’observation lui semblait meilleur que l’autre.

— Bien meilleur ! La villa est plus proche et, surtout, elle est moins de travers. Le soir, quand c’est éclairé et que les fenêtres sont fermées, je peux voir des silhouettes. Et quand c’est éteint j’entends plus distinctement les bruits.

— Et les chiens ne vous ont pas repérée ?

— Si, mais outre que mon odeur doit leur convenir, Boleslas a dû vous dire que les achats de viande ont fortement augmenté ?

— Nous n’effleurons même pas le sujet. C’est Wishbone qui assume les frais de la maison et ce genre de détail ne l’intéresse pas ! En attendant prenez garde à vous et, je vous en prie, ne vous aventurez jamais toute seule dans les jardins de cette fichue clinique !

Cette histoire de clinique, justement, Plan-Crépin y croyait de moins en moins. Certes, une ambulance avait fait son apparition trois jours plus tôt et à la nuit close, mais s’il y avait un arrivage, cela ne changeait strictement rien à Malaspina. Les malades devaient être à peu près au nombre de quatre à présent et cependant quand venait la nuit aucune nouvelle fenêtre ne s’éclairait. On ne les logeait tout de même pas à la cave ?

Idem pour les travaux annoncés par Gandia. Aucune trace ! Pas la moindre brouette de gravats ! Pas le moindre écho de ces chansons que tous les ouvriers du monde, singulièrement les Italiens, fredonnaient ou sifflaient en travaillant ! Devaient-ils envelopper leurs marteaux de chiffons pour ne pas troubler le repos des malades ? Cela non plus l’observatrice n’arrivait pas y croire. Elle y crut encore moins quand, deux nuits auparavant et alors qu’elle s’apprêtait à rentrer se coucher, elle avait recueilli des échos – trop faibles hélas pour y comprendre quelque chose ! – d’une violente dispute opposant un homme, à une femme ! Qu’est-ce que tout cela signifiait ?

À cette occasion, elle s’en ouvrit à Wishbone qui, après l’avoir écoutée attentivement, se déclara prêt à tenter d’élucider l’énigme que représentait la tanière de Gandia. Armés chacun de revolvers, de balles et de steaks premier choix, ils partirent se poster sous l’aristoloche et attendirent que, la ronde du maître-chien effectuée, la maison reprenne son visage nocturne : rez-de-chaussée éteint et seulement trois fenêtres allumées à l’étage. Encore un petit moment et les deux dobermans reparurent, filant droit sur Plan-Crépin à la quête de leurs gâteries quotidiennes. Mais ce soir, il s’agissait de viande hachée à laquelle on avait mêlé un somnifère… en espérant que leur flair ne le détecterait pas. Mais non ! Ils engloutirent le résultat obtenu sans état d’âme apparent et s’endormirent paisiblement…

— Parfait ! approuva Wishbone. On y va maintenant.

Étant donné l’espèce de familiarité qu’elle avait nouée avec les deux toutous et au cas où la dose de somnifère ne serait pas suffisante, Marie-Angéline voulut sauter la première mais Wishbone atterrit presque en même temps qu’elle. Cependant son attention était ailleurs :

— Regardez ! fit-il en désignant l’angle de la terrasse supportant la demeure où venait d’apparaître la silhouette d’un homme occupé à enjamber la balustrade puis, après avoir tenté de s’agripper aux moellons, se laisser tomber. Si celui-là n’est pas en train de s’enfuir je veux bien être changé en rat d’égout !

— Pouah ! Vous ne pourriez pas trouver une autre comparaison ? J’aurais préféré « changé en carton à chapeau », c’est moins répugnant.

— En attendant il n’a pas l’air de se relever ! Allons l’aider ! Ou plutôt je m’en occupe ! Inutile de s’exposer à deux ! Restez là !

Se glissant entre buissons fleuris et topiaires, il rejoignit l’homme qui tombé sur le doc ne s’était pas encore relevé, se contentant de se frotter le dos. Comme il ne l’avait pas entendu venir, il étouffa un cri quand Wishbone se pencha sur lui :

— Vous pensez vous être cassé un os en sautant ? demanda le Texan en anglais.

— Tiens ! Un Britannique… ou plutôt un Américain, dit l’autre pas particulièrement surpris. Pour répondre à votre question je suis seulement un peu étourdi. Étonnant qu’en tombant sur le derrière ça vous résonne dans la tête !

— Si vous êtes en train de vous sauver, il va falloir vous relever et escalader un mur… si toutefois et comme je l’imagine vous avez entrepris de vous enfuir !

— On ne peut rien vous cacher ! soupira l’homme en se remettant sur pied avec l’assistance du Texan. Mais vous-même, que faites-vous là ?

— Nous c’est le contraire. Je dis nous parce que je suis accompagné d’une amie. On serait heureux de visiter ce monument !

— Je ne vous le conseille pas ! D’où venez-vous ?

— D’à côté : la villa Hadriana !

— Ça me va ! Filons !

Tout en rejoignant les aristoloches, Cornélius ne put s’empêcher de faire remarquer à sa trouvaille que pour s’enfuir par une nuit d’été, des vêtements sombres eussent été plus adaptés qu’un chapeau et un pantalon clairs. Seule la veste était foncée.

— Quand on kidnappe les gens, grogna l’inconnu, il est rare qu’on leur laisse le temps de faire leurs malles !

Ils arrivèrent enfin dans l’ombre des arbres où Marie-Angéline trépignait.

— Vous en avez mis du temps ! Vous êtes blessé ? demanda-t-elle au rescapé.

— Non ! Mal au coccyx seulement mais…

Il s’approcha tout près d’elle afin de mieux la voir !

— Dieu me pardonne !… Vous êtes Mlle du Plan-Crépin ?

Elle aussi venait de le reconnaître :

— Le professeur Zehnder ? Vous ici ? Comment…

— Vous ne pensez pas qu’on serait plus à l’aise à la maison pour papoter ? intervint Wishbone impatienté. Et d’abord franchir le mur !

— On y va !

Marie-Angéline allait prendre son élan puis se ravisa :

— Un instant ! Il serait préférable de transporter les chiens plus loin ! Comme on ne sait pas combien de temps ils vont dormir, s’ils se réveillaient ne serait-ce qu’au jour, les gens de Gandia sauraient immédiatement où chercher quand ils s’apercevront de la disparition du professeur !

On les déposa presque au bas des jardins, là où l’enceinte n’était plus commune avec Hadriana mais avec une petite propriété inhabitée, sans oublier de laisser des traces de pieds. Ensuite on regagna le passage où au moyen de branches on s’efforça de tout effacer… Après quoi Plan-Crépin s’enleva la première, se mit à califourchon sur le faîte et se penchant aussi bas que possible tendit la main à Zehnder que le Texan poussa vigoureusement aux fesses sans se soucier de son arrière-train douloureux. En quelques instants, ils étaient de l’autre côté où ils trouvèrent Hubert et Boleslas pour les recevoir.

Aucune lumière n’était allumée. Seul le salon était éclairé, mais persiennes et doubles rideaux l’occultaient. Dans la villa Malaspina, le silence était total. L’évasion du célèbre chirurgien était parfaitement réussie…

Il en montra une joie de gamin qui vient de fausser compagnie à son école sans oublier de réclamer un morceau à manger… et surtout à boire ! Il y avait deux jours qu’on ne lui avait offert que de l’eau pour se sustenter en le prévenant qu’il serait privé de nourriture tant qu’il ne serait pas venu à composition…

— Mais enfin, observa Mme de Sommières tandis qu’il dévorait des œufs, du pain, du jambon et du fromage arrosé d’un capiteux Lambrusco. Vous nous avez dit qu’on vous avait enlevé ? Pourquoi ? Et d’abord comment ?

— En sortant de ma clinique dans une ambulance où m’attendait un tampon de chloroforme. Après un voyage dans ce véhicule où je ne voyais que la lumière du jour et où l’on m’a fait dormir plus souvent que veiller j’ai fini par reprendre pied sur terre dans une chambre somptueuse où se trouvait tout ce dont j’avais besoin mais dont les fenêtres grillées donnaient sur les pentes d’une montagne…

— Autrement dit, sur l’arrière de la Malaspina ! décréta Marie-Angéline. J’étais certaine que le plus intéressant devait se passer de ce côté-là ! Il y a…

— Et si vous vous taisiez pour une fois, Plan-Crépin ? trancha Mme de Sommières. Vous commenterez tout à votre aise quand le professeur Zehnder aura fini !

— Comme on avait préparé tout ce qu’il fallait dans ma « cellule », y compris un plateau agrémenté d’un dîner froid, qu’il faisait nuit et que je n’avais pas encore sommeil, j’avalai le contenu du plateau, me déshabillai, fis un peu de toilette et me couchai. Je n’avais pas d’autre occupation puisque avant de me laisser seul, on m’avait confié que je saurais le lendemain ce que l’on attendait de moi.

« Si j’avais craint un instant que l’on eût drogué la nourriture ou la boisson, je me trompais : tout était d’excellente qualité, bien préparé et sans le moindre piège et je m’éveillai aussi frais et dispos qu’à mon habitude. Je n’étais même pas de mauvaise humeur parce que cette espèce d’aventure que je vivais m’intriguait. C’était la première fois de ma vie que je m’entretenais avec un homme dont le visage disparaissait sous une cagoule noire !

— Comment était-il à part ce détail, demanda la marquise, devançant Plan-Crépin qui ouvrait déjà la bouche. Et la referma, un rien dépitée.

— Grand, bâti en athlète, dans la force de l’âge, une voix plutôt agréable, habillé même avec une certaine élégance dans le genre sport.

— Une sorte de gentleman, quoi ? ne put retenir Plan-Crépin narquoise.

— Si vous voulez… mais ce n’est pas lui qui est venu me chercher dans le milieu de la matinée. C’était une femme vêtue comme une infirmière. Je l’ai donc suivie à travers couloirs et escaliers de cette maison qui m’a paru immense et où le soleil entrait comme chez lui. Jusqu’à ce qu’enfin on s’arrête devant une haute porte aux moulures rechampies d’or qu’après avoir frappée, l’infirmière ouvrit sur ce qui me parut d’abord un trou noir mais mes yeux s’accoutumèrent rapidement et je vis que les volets était fermés, les rideaux tirés et qu’un chandelier était allumé devant le miroir d’une coiffeuse. Le seul miroir d’ailleurs qui n’était pas recouvert d’un voile.

« Une femme aux cheveux gris, portant un superbe déshabillé de satin et de dentelles, se tenait devant la coiffeuse mais à demi détournée.

Elle aussi portait un voile… qui lui cachait le visage.

« Un peu impressionné – moins par le décor que par le maintien fier de cette femme – je la saluai :

— Vous êtes bien le professeur Oscar Zehnder ? me demanda-t-elle.

— En effet, madame ! J’aurais volontiers ajouté « tout à votre service » si l’on ne m’avait amené ici de force ! Ce que je n’apprécie pas !

— Acceptez mes excuses, mais quand vous m’aurez entendue je pense que vous comprendrez ! assura-t-elle d’une voix enrouée où se mêlaient parfois, bizarrement, une ou deux notes claires. Puis elle ordonna que l’on laisse entrer le jour, se plaça face à la lumière et enleva son voile en fermant les yeux… Je découvris alors l’un des visages – et un cou ! – les plus dévastés qu’il m’ait été donné de voir ! Les cheveux gris avaient disparu mais ce n’était qu’une perruque recouvrant de beaux cheveux noirs dont une parcelle avait été… scalpée pour ainsi dire au-dessus d’un sourcil préservé par extraordinaire… Je lui demandai alors comment c’était arrivé.

— Un accident d’auto qui m’a éjectée au-travers d’un pare-brise avant de m’envoyer contre un rocher. Je n’ai échappé à la mort que par miracle… mais je l’ai souvent regretté. Jusqu’à ce que j’entende vanter votre talent ! « Le chirurgien aux mains fabuleuses » ! C’est pourquoi je vous ai fait chercher.

« J’ai répondu qu’elle aurait pu s’y prendre autrement et qu’il eût été préférable qu’elle vienne me voir à mon cabinet en toute discrétion, de nuit même mais qu’il m’était impossible de faire quoi que ce fût pour elle dans une demeure particulière. Elle m’apprit que l’on avait entrepris de transformer la villa en clinique et qu’une salle d’opération était déjà installée. À quoi je répondis que cela ne suffisait pas, que j’avais l’habitude de travailler avec une équipe exceptionnelle et rodée à la perfection dont je ne saurais me priver. D’autant moins dans son cas où il fallait prévoir plusieurs interventions afin de lui restituer un visage et un cou, disons… normaux ! Le mot l’a choquée.

— Normaux… Qu’entendez-vous par normaux ?

— Que l’on peut regarder sans s’apitoyer et sans déplaisir…

« J’ai vu ses yeux flamboyer, cependant elle a hésité avant de répondre, se contentant d’aller prendre dans le tiroir d’un précieux cabinet florentin une photographie encadrée d’or représentant une femme idéalement belle en robe Empire à taille haute, à demi étendue sur une méridienne, dans une pose pleine de grâce, style Mme Récamier, et portant des bijoux époustouflants. Elle me l’a tendue d’un geste impérieux :

— Voilà ce que j’étais et veux redevenir ! Vous entendez, professeur ? C’est ce visage-là que je veux revoir dans mon miroir… et que vous allez refaire pour moi ! Je ne saurais me contenter de votre « sans déplaisir » !

« Je ne vous cacherai pas que je l’ai regardée avec une stupeur horrifiée parce que je l’avais reconnue. C’était Lucrezia Torelli, la célèbre cantatrice dont vous avez sûrement entendu parler. Que vous avez peut-être même applaudie ?

— Nous l’avons en effet applaudie une fois, à l’Opéra de Paris, dit Mme de Sommières. Une seule fois ! Aussitôt après, elle a entrepris de démolir ma famille en laissant derrière elle de lourds dégâts ! Ainsi c’est elle notre mystérieuse voisine ? Vous a-t-elle avoué aussi qu’elle est une meurtrière recherchée par les polices française et anglaise ? Elle devrait être à cette heure attendant au fond d’un cachot un verdict en cour d’assises et non dans une luxueuse résidence entourée de fleurs et d’un paysage enchanteur !

— Moi je n’ai rien contre le cachot, émit Marie-Angéline, mais je trouve que le châtiment qu’elle subit est bien plus subtil ! C’est le doigt de Dieu qui a reproduit sur son visage la noirceur de son âme !… Mais comment s’est terminé votre entretien avec la « divine » Torelli ?

— Pas vraiment à sa convenance puisque vous m’avez aidé à m’échapper mais, en fait, comme ce devait l’être. J’ai répondu qu’elle demandait l’impossible et que même à Zurich et dans ma propre salle d’opération, entouré de mon équipe au complet, je ne pouvais recréer une telle beauté ! J’ai ajouté – assez maladroitement sans doute mais j’étais moi aussi en colère – qu’en admettant qu’elle eût vingt ans de moins, donc présentant la peau élastique de la jeunesse, je n’y parviendrais pas ! Elle est entrée alors dans une fureur folle, me traitant de charlatan et autres noms d’oiseaux avant de prononcer ma sentence : je resterais enfermé dans ma chambre sans aucune nourriture jusqu’à ce que je sois disposé à lui donner satisfaction ! Encore devrais-je m’estimer heureux qu’il y ait de l’eau courante dans ma salle de bains ! Si cela ne suffisait pas, au bout de quelques jours, on me transporterait dans une cave où évidemment je ne pourrais plus me laver ! Voilà, je vous ai tout dit ! soupira-t-il en tendant son verre pour qu’Hubert le lui remplisse de nouveau.

— Au fond, fit celui-ci après s’être adjugé une rasade, vous aviez un moyen bien simple de vous éviter ces… désagréments. C’était d’accepter puis, une fois votre bonne femme sous anesthésie, de bricoler ici ou là afin de réparer le plus gros et en annonçant qu’il faudrait peaufiner une semaine plus tard sur le chantier et, entre-temps, faire ce que vous venez de réussir : prendre la poudre d’escampette, rentrer chez vous et…

Il n’alla pas plus loin. Le petit Zehnder qui avait une tête de moins que lui venait de se dresser sur ses pieds et lui aboyait à la figure :

— Mais vous me prenez pour qui, dites donc ? Un charlatan comme prétendait la folle – car c’en est une ! –, un homme sans honneur capable de recourir au pire des subterfuges pour recouvrer sa liberté ? Susceptible de se servir de son art pour réduire une patiente à l’impuissance et faire ce qui m’arrange ? Et la déontologie ? Et le serment d’Hippocrate ? Qu’en faites-vous ?

— Ne vous fâchez pas ! Je disais cela… comme j’aurais dit n’importe quoi ! Ce genre de… patiente – drôle de mot d’ailleurs et que je n’ai jamais supporté ne l’étant absolument pas ! – ne mérite pas qu’on s’échine pour elle ! En outre, vous lui auriez malgré tout rendu service en améliorant sa physionomie !

— Vous n’oubliez que deux choses. Une : que pour « bricoler » comme vous dites, il me faut une installation ad hoc et des gens compétents autour de moi…

— Ça, je peux comprendre ! Et l’autre ?

— L’homme à la cagoule, présent dans un coin, qui n’a pas perdu une miette de notre conversation. En me raccompagnant à ma chambre il ne m’a pas caché son point de vue si je me livrais à quelque manigance dans le genre de votre suggestion : il ferait en sorte de changer en enfer le peu de temps qu’il me resterait à vivre !

— C’est insensé ! s’insurgea Plan-Crépin. Il est attaché à cette monstruosité à ce point ?

— Je vais même vous dire mieux, mademoiselle ! Il était son amant et il l’aime toujours ! Et, naturellement, c’est lui qu’elle a envoyé me chercher en profitant d’une absence de son frère !

— Et il fera quoi le frère quand il reviendra ? s’enquit machinalement Wishbone.

— C’est ce que je ne sais pas.

Marie-Angéline prit le relais :

— Nous si, parce qu’on commence à le connaître, l’illustre descendant des Borgia, ce César de carnaval qui n’a même pas la grandeur sinistre de son soi-disant ancêtre ! Que vous acceptiez d’opérer ou que vous refusiez, il vous tuera !

Le Texan s’était soudain assombri. Ainsi ce qu’il avait entendu durant la première nuit à Hadriana, cette voix qui tentait de se libérer de ses chaînes et qui s’était brisée après deux notes, c’était bien celle de Lucrezia, la femme qu’il avait adorée et ne réussissait pas à oublier ! La sentir si proche lui causait une bizarre émotion. Il avait beau la savoir criminelle, menteuse et impitoyable, il n’en oubliait pas moins la terrible punition dont le ciel l’avait accablée parce qu’elle était une véritable œuvre d’art et que l’on n’avait pas le droit de détruire une pure merveille !

Mme de Sommières qui l’observait du coin de l’œil lisait en lui aussi facilement que dans un livre. Elle devinait ce qu’il éprouvait et voulut l’aider. Elle se tourna vers le rescapé :

— J’aimerais vous poser une question, professeur.

— Mais je vous en prie…

— Si elle était venue vous consulter, dans votre service hospitalier, s’en remettant de façon normale entre vos mains et celles de vos assistants, auriez-vous pu réaliser ce miracle qu’elle attendait de vous ?

— Non. Et je l’en ai informée – rappelez-vous ! – en spécifiant que même sur une toute jeune femme il me serait impossible d’atteindre la perfection d’origine. C’est ce qui a déchaîné sa colère… et ma condamnation !

— Il faut qu’elle soit réellement folle à lier ! s’exclama Plan-Crépin. Et idiote par-dessus le marché ! Comment ne comprend-elle pas que vous représentez son unique chance de revivre au grand jour ? Vous pouviez lui rendre un visage au moins acceptable ?

— Un peu plus peut-être car les yeux sont intacts et fort beaux. Elle ne se serait évidemment pas reconnue dans une glace, mais en prenant patience et avec les soins appropriés, elle pourrait vivre comme tout un chacun, sans plus se cacher. Je ne connais pas son âge mais elle a dépassé les quarante ans ?

— Quarante et un et des poussières. Vous êtes lié, naturellement, par le secret professionnel. Ce serait donc le meilleur moyen d’échapper définitivement à la police judiciaire, à Scotland Yard et aux services internationaux qui la traquent. Elle est riche ; se procurer de faux papiers n’est certainement pas un obstacle pour elle. Et pourtant elle refuse cette chance inouïe ?

— Formellement !

— Pour elle c’est tout ou rien ? Alors c’est qu’elle est idiote !

— Pas complètement, rectifia la marquise. Pour ce genre de femmes habituées à vivre sous les feux de la rampe et avoir à leurs pieds des foules délirantes, se retrouver dans l’anonymat, passer inaperçue, devenir madame Unetelle doit être intolérable !

— Si on laissait de côté les états d’âme de cette femme ? ronchonna Hubert. Quand elle et sa clique vont s’apercevoir que le professeur Zehnder s’est envolé, que croyez-vous qu’ils vont faire ? Le chercher, évidemment. Et je redoute que leurs regards ne se tournent automatiquement du côté le plus proche : le nôtre. Il me semble que c’est ainsi que je réagirais, moi ?

— Grâce à Dieu, le commun des mortels n’a pas votre brillant cerveau, cousin ! ironisa Marie-Angéline. Notre proximité ne signifie rien puisque nous nous sommes arrangés pour que l’évasion paraisse s’être produite en empruntant le mur du bas de la Malaspina ! Dans l’immédiat on ne peut qu’attendre et offrir un lit à notre invité pour qu’il s’y repose et retrouve ses forces. En outre appeler Langlois afin de le mettre au courant et se tenir prêts à toute éventualité. Au cas où les gens d’à côté tenteraient une offensive contre nous… eh bien, on les recevra… et qui vivra verra ! J’avoue cependant que je me sentirais beaucoup plus tranquille si Aldo et Adalbert étaient parmi nous…

Un moment plus tard, Oscar Zehnder pouvait enfin prendre, en toute quiétude, un repos durement gagné, et la villa Hadriana ses portes et ses persiennes hermétiquement closes semblait étendre sa protection innocente sur ses habitants. De l’autre côté du mur, la Malaspina, ignorant que son prisonnier lui avait échappé, avait tout à fait l’air de jouir de la même paix profonde cependant qu’au bas de ses jardins les deux dobermans continuaient paisiblement leur nuit… Il était plus d’une heure du matin…


Les deux cent quinze kilomètres séparant Zurich de Lugano allaient paraître à Aldo et Adalbert beaucoup plus longs et surtout plus pénibles que les six cents et quelque parcourus depuis Paris. Traversant le cœur de la Suisse, ils étaient presque entièrement montagnards. En outre, la petite pluie qui était apparue au moment du drame de Kilchberg s’était changée en averses rageuses qui noyaient le paysage et mettaient les essuie-glaces à rude épreuve. Ainsi que leurs nerfs. Et d’autant plus qu’en arrivant à Altdorf, à environ un tiers du parcours, ils n’avaient pas encore aperçu les feux arrière de Grindel. Aldo qui conduisait s’arrêta sur la place du village pour boire une tasse de café.

— On n’était pas si loin derrière et je n’ai pourtant pas mal roulé…

— Aucun doute là-dessus ! Je me demandais justement s’ils ne s’étaient pas planqués à l’écart de la route pour nous laisser passer. Après la fusillade ils doivent se douter qu’on s’est lancés à leurs trousses ?

— Alors on fait quoi ? On se met en embuscade pendant un moment pour vérifier ou on continue ?

— À mon avis, il vaut mieux continuer : le risque est trop grand d’arriver à la fumée des cierges. Mais si tu es fatigué je te relaie ! On n’est plus très loin du col du Saint-Gothard et par ce temps idyllique ça ne va pas être une partie de plaisir puisque l’hôtel nous a prévenus que le tunnel routier est fermé pour travaux !

— Tu veilles vraiment sur moi mieux qu’une nounou, sourit Aldo. Mais rassure-toi, ça va. Dès que j’en sens le besoin, tu reprends le volant !

On repartit et le cauchemar continua pour traverser quelques-uns des plus beaux paysages de là Suisse sans autre perspective que le ruban sinueux de la route éclairée par les phares sur laquelle la pluie ne cessait de tomber. Ce ne fut qu’en arrivant sur Airolo et au lever du jour qu’elle consentit enfin à lâcher prise et le soleil était bien présent quand, enfin, on aperçut Lugano…

Grâce à Dieu la rituelle – et heureusement l’unique – crevaison de pneu avait consenti à attendre que le jour soit venu et que l’on eût atteint la douceur du Tessin !

Il était neuf heures et Marie-Angéline en était à sa troisième tasse de café quand la cloche de la grille agitée par une main vigoureuse se fit entendre. Plan-Crépin se précipita mais Wishbone qui, pour s’occuper, maniait au jardin un râteau négligent l’avait devancée pour ouvrir les deux battants de fer forgé devant la voiture couverte de boue qu’Adalbert conduisit d’emblée au garage. À demi étranglée par la joie, elle sauta au cou d’Aldo avec une telle impétuosité qu’elle faillit le jeter à terre en criant :

— Merci, Seigneur ! Vous m’avez exaucée et les voilà !

Ce qui précipita tout le monde sur le perron. Ce fut un moment d’émotion intense, même de la part d’Hubert cependant peu porté aux effusions et même chez Oscar Zehnder qui se tint à quatre pour ne pas embrasser lui aussi les arrivants. Lesquels le reconnurent avec stupeur :

— Sacrebleu, professeur, qu’est-ce que vous faites là ?

— On va vous expliquer ! coupa Mme de Sommières. Mais d’abord rentrons dans la maison ! Nous allons finir par ameuter tout le quartier !

On se retrouva dans la vaste cuisine où Marie-Angéline et Boleslas s’affairèrent à réconforter les voyageurs et à nantir les autres d’un supplément de petit déjeuner, cependant que la joie des retrouvailles cédait peu à peu la place à l’inquiétude sur les heures à venir.

— Si je comprends bien, après l’arrivée du professeur Zehnder, vous avez cessé de surveiller la villa ? fit observer Aldo.

— Vous avez mal compris, cousin ! Boleslas et moi, on a fini la nuit dans la tour. À mon âge, on ne fréquente plus beaucoup le bon sommeil de la jeunesse. Ce que je compense par une petite sieste. En revanche, cela me permet de bouquiner, d’écrire… Mais passons ! Nous avons donc veillé, avec Boleslas qui, lui, possède le précieux privilège de s’endormir quand il veut et où il veut !

— Hubert ! gronda Mme de Sommières, quand perdrez-vous cette manie de répondre par une conférence quand on vous pose une question ! Vous n’avez rien vu d’inquiétant, sinon vous l’auriez déjà dit !

— En revanche, vers quatre heures du matin, on a entendu les chiens aboyer comme s’ils n’avaient jamais été drogués. Une voix d’homme leur a imposé silence… et point final ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Pourquoi pas ce que je me proposais si vous n’étiez pas arrivés, messieurs ? dit Zehnder. Aller à la police de Lugano et porter plainte pour enlèvement et mauvais traitements ? Je suis un compatriote, moi, et… quelqu’un d’un peu connu ! Je suppose que l’on prendrait mon histoire en considération ? Et d’ailleurs pourquoi ne le ferions-nous pas… hein ?

— Je ne crois pas qu’on en ait le temps ! dit Adalbert. Si nos deux assassins ne sont pas encore arrivés, ils ne vont pas tarder ! Si nous étions à Zurich ou à Berne ou à Genève, on se précipiterait chez les flics, mais ici on est plus italiens que suisses ! Et votre projet risque de déchaîner une série de palabres plus hasardeuses qu’efficaces ! Avec tout ça, vous êtes sûrs qu’aucune voiture ne s’est pointée à l’horizon depuis le lever du soleil ?

— Sûrs ! affirma Plan-Crépin. Le portier n’a pas bougé et il est improbable que Grindel ait les clefs !

— Bon ! Continuez à surveiller…

— Boleslas va retourner là-haut mais…

— Pas de mais ! On a assez perdu de temps ! Si les frères Grindel ne sont pas encore arrivés il faut en profiter ! Adalbert, donne-moi les clefs de ta voiture !

— Qu’est-ce que tu veux en faire ? Nous allons au-devant d’eux ?

— Non, pas toi ! Et je ne vais pas au-devant d’eux, je vais prévenir les gens de la Malaspina ! À y réfléchir, c’est la seule conduite intelligente à tenir…

— Si c’est tellement brillant, pourquoi rien as-tu pas parlé plus tôt ? protesta Adalbert après un moment de silence suffoqué.

— Parce que je n’avais pas encore entendu le professeur Zehnder ! Vous avez dit que c’était un certain Max qui vous avait amené et qui dirige la maison ?

— En effet.

— Alors ça vaut la peine de tenter le coup ! C’est lui que je vais voir et prévenir de ce qui va leur tomber dessus ! Vous ne le savez peut-être pas tous, mais je lui dois la vie, ainsi que Wishbone d’ailleurs… et sans compter Lisa et Pauline Belmont. C’est lui qui nous a évité de griller dans l’incendie du château de la Croix-Haute ! Ce qui n’est pas ton cas, Adalbert ! C’est pourquoi je préfère que tu restes ici auprès de Tante Amélie et de Marie-Angéline…

— Et nous on ne compte pas ? protestèrent Hubert et Zehnder d’une seule voix.

— Bien sûr que si, mais sous ne serez pas de trop au cas où mon idée tournerait au fiasco ! Et vous pourrez même prévenir la police ! Adalbert, je t’en prie, n’insiste pas ! Tu n’as pas eu affaire à Max et je suis pleinement convaincu que ce n’est pas un mauvais type !…

— En revanche, moi je le connais ! intervint Wishbone ! Et encore mieux que vous, Morosini ! Alors si vous m’acceptez, je pense que ma place est auprès de vous ! D’ailleurs, afin d’éviter les paroles inutiles, je sors la voiture.

— Je vous rejoins ! dit Aldo. N’oubliez pas dans votre enthousiasme de prendre une arme ! Ça peut être utile !

Le Texan qui se dirigeait déjà vers la porte s’arrêta, tira un colt de sa poche de pantalon, le présenta à plat sur sa main et sourit.

— Qu’est-ce que vous croyez ? Depuis qu’on est dans ce patelin, je suis toujours couvert ! Il ne faut pas me prendre pour un enfant de chœur !

— Rassurez-vous ! Cela ne me serait même pas venu à l’esprit !

Aldo, alors, se tourna vers Adalbert dont le visage fermé révélait clairement la colère rentrée.

— On ne va pas encore se brouiller ? Essaie de me comprendre !

— Quoi ? Après avoir couru cette aventure ensemble, tu me débarques au dernier moment ? Non, ça je ne comprendrai jamais.

— Et il a raison ! assena Marie-Angéline ! D’autant plus qu’avec les deux professeurs, Boleslas et votre servante, on est très capables de se débrouiller !

— … et que je me débrouille encore très bien avec un fusil de chasse et qu’il s’en trouve deux ou trois dans un placard, ajouta la marquise.

Aldo les regarda tous les trois avec une sorte de désespoir.

— C’est vous qui ne me comprenez pas. Si je demande à Adalbert de rester auprès de vous, c’est que… je ne suis pas certain de revenir et qu’alors il n’y a plus que lui, mon « plus que frère », à qui je puisse confier tout ce que j’aime, vous deux, Lisa qui se souviendrait peut-être qu’il fut un temps où elle m’aimait… et mes petits !

Et pour éviter de se ridiculiser à cause de cette envie de pleurer qui lui venait, il quitta la cuisine en courant pour aller rejoindre Wishbone installé au volant et qui, pour l’occasion, venait de recoiffer son feutre noir en auréole…

Ses dernières paroles avaient pétrifié ceux qu’il laissait derrière lui. Adalbert bougea enfin et vint prendre la main de la vieille dame qu’il garda fermement serrée dans la sienne.

— Comment se fait-il, murmura-t-il, que l’on s’entende si bien et que l’on se comprenne parfois si mal ?

Ce qui réveilla Plan-Crépin. Elle explosa littéralement :

— Si ce grand imbécile s’imagine qu’on va rester comme des cloches à se tourner les pouces, à marmotter des prières en reniflant dans nos mouchoirs, il se trompe lourdement ! Messieurs les professeurs, on vous confie notre marquise. Quant à nous, mon cher Adalbert, on va visiter le placard du vestibule, après quoi on ira camper sous les aristoloches afin de surveiller ce qui va se passer dans cette… foutue Malaspina… et voir quel accueil nos deux fous vont recevoir !

— Plan-Crépin ! Vous devenez vulgaire ! sermonna Mme de Sommières quasi machinalement. Quant à moi, ajouta-t-elle avec un rien de mélancolie, j’aimerais que l’on cesse de me prendre pour une espèce de patate trop chaude que l’on se renvoie en famille !

Et elle disparut dans sa chambre afin de s’y enfermer pour dissimuler son émotion.

Plan-Crépin et Adalbert couraient déjà dans le jardin en direction du mur sur lequel celui-ci hissa pratiquement sa compagne à bout de bras puis lui tendit les armes avant de la rejoindre avec une certaine aisance. Au moment où ils s’installaient sous les aristoloches, Wishbone stoppait sa voiture devant la grille de la Malaspina et donnait deux coups de klaxon pour appeler le gardien.

Celui-ci sortit, visiblement de mauvaise humeur. Du seuil de son pavillon, il lança :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— On vous le dira si vous acceptez de vous approcher ! répondit Aldo toujours courtois.

Le cerbère vint à la grille en traînant les pieds mais se garda de l’ouvrir.

— Voilà ! Alors ?

— Nous voulons voir Max… pour une affaire des plus urgentes ! Allez lui dire que Mr. Wishbone et le prince Morosini désirent lui parler ! Et remuez-vous, s’il vous plaît ! Je viens de vous dire que…

— Ça presse ? On a compris !

Sans se départir de son allure traînante, il rentra dans son logis et les deux autres l’entendirent parler au téléphone sur un ton nettement plus révérencieux. La réponse dut être favorable : il revint en hâte muni d’une énorme clef.

— Vous pouvez passer ! L’entrée est derrière la maison. Vous n’avez qu’à suivre l’allée latérale sous les arbres !

— On va enfin savoir à quoi ressemble la façade de cette fichue baraque de l’autre côté ! marmotta Wishbone.

Sans être aussi majestueuse que la façade, la face arrière, plus austère, ne manquait pas d’une certaine élégance. Les ouvertures y étaient moins nombreuses et si des jardinières fleuries s’épanouissaient devant toutes les fenêtres, quelques-unes étaient défendues par des barreaux… Un homme se tenait au seuil d’une haute porte armoriée encadrée de deux colonnes.

— C’est Max ? questionna Aldo qui ne l’avait vu que sous une cagoule noire.

— Tout à fait ! Ce n’est pas le plus mauvais de la bande…

— Je sais ! dit Aldo qui se souvenait sans véritable rancune du temps où, à la Croix-Haute, il était son geôlier. Mais là-bas je l’ai entendu évoquer ses frères. Il en a combien ?

— Deux plus jeunes que lui…

Pour l’instant, le dénommé Max les regardait approcher les bras croisés sur la poitrine tandis qu’Aldo détaillait ce visage qu’il ne connaissait pas. Il n’avait rien d’antipathique et n’était pas dépourvu de séduction en dépit des deux rides amères qui encadraient ses lèvres minces. Quand ses visiteurs furent devant lui, il eut un sourire narquois qui ne relevait qu’un seul côté de sa bouche.

— Il faut reconnaître que vous ne manquez pas d’audace de venir jusqu’à nous, Morosini ? Vous avez gardé un si bon souvenir de notre hospitalité ? Je rien dirais pas autant de Wishbone qui lui avait droit au statut d’invité de marque. Mais entrez donc ! engagea-t-il en les précédant à travers un vestibule dallé de marbre noir à bouchons blancs orné d’une paire de statues grecques et d’une vasque, de marbre elle aussi, d’où débordaient d’énormes fleurs d’hortensias roses. Un escalier à double révolution montait aux étages. Le silence y était complet. De même, aucun serviteur, aucune infirmière n’était en vue, rien qui puisse évoquer l’activité d’une clinique… sauf peut-être celle du docteur Morgenthal à Zurich si l’on s’en tenait aux récits de Tante Amélie et de Plan-Crépin.

Sous l’une des branches de l’escalier, Max ouvrit devant eux la porte d’un cabinet de travail tapissé de livres où le soleil entrait à flots, puis referma le vantail auquel il s’adossa sans leur offrir d’occuper les fauteuils Renaissance disposés devant l’imposant bureau d’ébène à deux lourds piétements sculptés.

— Alors ? ironisa-t-il. Qu’est-ce qui vous a poussés à vous aventurer dans la gueule du lion ? Vous êtes fatigués de la vie ?

— Ne dites donc pas n’importe quoi ! répliqua Aldo en s’asseyant dans l’un des fauteuils tandis que Wishbone arborant son air le plus digne investissait l’autre. Ce qui fut relevé aussitôt.

— Je ne me souviens pas vous avoir invités à prendre place ?

— Cela n’a aucune importance et, si vous voulez un conseil d’ami, vous seriez mieux inspiré d’en faire autant ! Ce sera bref, clair et concis : il va vous falloir prendre des dispositions ! Mais d’abord une question : qui accompagnait Gandia la nuit dernière quand il s’est rendu à Kilchberg ?

— Mon frère Andréa ! Pourquoi ? Et… Comment pouvez-vous le savoir ?

— J’y viens et croyez que j’en suis navré pour vous. En bref, Gaspard Grindel a, la nuit dernière, derrière l’église, abattu Gandia qui prétendait obtenir de lui la moitié de la collection Kledermann, ainsi que votre frère, tandis que sonnaient à l’horloge les douze coups de minuit…

Max devint blême cependant que ses mâchoires se crispaient.

— Encore une fois. Comment le savez-vous ?

— Parce que nous y étions, mon ami Vidal-Pellicorne et moi ! Nous avons suivi Grindel et Mathias Schurr, son demi-frère, depuis Paris. Parce que le demi-frère c’est lui, figurez-vous, qui m’avait logé une balle dans le crâne à la Croix-Haute !

L’homme de César ne semblait pas vraiment convaincu.

— Quel aurait été son intérêt ?

— Je viens de vous le dire : pour garder la totalité de la collection. Il avait apporté l’un des sacs mais bourré de haricots secs et autres légumineuses, qu’il a balancé devant lui avant de tirer. Je tiens le sac à votre disposition… si vous vivez suffisamment longtemps pour le voir. Ce qui n’est pas certain !

— Vous en douteriez ?

— Tout à fait ! Nous avons surpris un échange téléphonique plutôt tendu entre eux – les écoutes cela fonctionne dans la police – et appris ainsi que Gandia n’avait pas tué Kledermann, qu’il le conservait par-devers lui, prêt à refaire surface au cas où Grindel refuserait le partage ! J’ai appris par la même occasion que mon fondé de pouvoir, M. Guy Buteau, avait été enlevé lui aussi à Venise et ramené ici afin de servir de monnaie d’échange pour assurer à ces messieurs ma propre collection ! Cela vous suffit ?

— Qu’est-ce qui me prouve que ce n’est pas vous qui les avez liquidés ?

— On aurait liquidé tout le monde alors ? Et dans ce cas, voulez-vous m’expliquer pour quelle raison ? Cessez de vous méfier, bon sang ! C’est un luxe que vous ne pouvez plus vous permettre : Grindel et son double ne devraient plus être loin. Alors arrangez-vous pour qu’ils ne parviennent pas jusqu’à vous !

— Autrement dit, fit Max goguenard, vous êtes venus pour me sauver ?

— Vous et cette malheureuse à laquelle vous vous êtes dévoué ! Oui.

— Ce que je cherche en vain dans votre conduite, c’est le profit que vous pourriez en tirer ! Que vous souhaitiez récupérer votre beau-père et… votre fondé de pouvoir, cela se conçoit aisément, mais nous ?…

— Ne connaissez-vous que le mot profit ? Je vous croyais d’une autre qualité. Aussi vais-je éclairer votre lanterne : si nous sommes devant vous, Mr. Wishbone et moi, c’est dans le but de payer notre dette envers vous ! À la Croix-Haute, alors que la Torelli nous avait condamnés, lui, moi, ma femme et Mrs. Belmont à périr par les flammes, vous nous avez permis d’échapper à cette mort abominable et de fuir ! Nous sommes là pour payer notre dette ! CQFD ! Êtes-vous incapable de le comprendre ?

Les yeux de Max plongèrent dans les siens avec une intensité à laquelle se mêlait une certaine surprise.

— Que vous fassiez cela pour moi, je peux en effet le comprendre : vous êtes un homme d’honneur. Mais elle, vous n’avez aucune raison de vouloir la préserver ?

— J’ai la conviction que de son châtiment, Dieu s’est chargé ! expliqua Aldo gravement. En outre, je sais que vous y tenez… que vous l’aimez en quelque sorte !

— C’est vrai : je l’aime et je suis son amant ! Je veillerai sur elle le reste de ma vie : c’est moi qui conduisais la voiture qui l’a défigurée…

— Alors préparez-vous à la défendre encore, à vous défendre tous les deux !… Et nous ne sommes ici que pour vous aider !

Le silence ! Pesant, lourd d’incertitudes… Morosini alors murmura :

— Sinon, pourquoi, Wishbone et moi, serions-nous venus nous jeter dans la gueule du lion, comme vous l’avez si bien dit tout à l’heure ?

— Et moi, je l’ai aimée passionnément ! murmura Cornélius, des larmes dans les yeux…

— Oh, je n’ai pas oublié ! Vous étiez prêt à toutes les folies pour elle, à commencer par cette Chimère fabuleuse que vous aviez fait recopier. Elle est toujours son joyau préféré et…

Le cri lui coupa la parole. Aigu, terrifié, c’était une femme qui l’avait poussé et il provenait d’un étage supérieur !

— Bon Dieu ! gronda Max en s’élançant. Ça vient de chez elle !

Suivi des deux autres, il grimpa l’escalier, armé d’un revolver pris à sa ceinture, mais le cri faisait du chemin et venait à présent du second étage. En contrepoint on entendit une voix d’homme :

— Allons, garce, avance ! Plus vite que ça ! C’est quelle chambre ?

— Celle… celle-là, sanglota la femme. Pitié, vous me faites mal !

— Vraiment ? Ça ne va pas durer !

Une détonation et la voix se tut.

— C’est Grindel ! Vous n’aviez que trop raison !

Le corps d’une femme en costume d’infirmière gisait en effet sur le marbre de la galerie devant une porte ornée de gracieux rinceaux dorés.

— C’est celle de Kledermann ? demanda Aldo.

— Oui…

— Alors à moi de jouer !…

— Non ! Restez en retrait… Tel que je le connais, il va vouloir jouir de son triomphe et me narguer…

Et Max entra sans refermer, ce qui permit à Aldo de reconnaître son beau-père couché sur un lit d’hôpital dans lequel le maintenaient des sangles. Il était pâle et amaigri mais ne semblait pas souffrir autrement. Il était même presque souriant.

— Gaspard ! Quelle joie !

— La ferme ! répondit l’autre gracieusement. Entre donc, Max ! Viens partager avec moi ce moment unique ! Et laisse tomber ton flingue ! Je ne suis pas seul et mon frère tient ta belle amie. S’il entend un coup de feu…

Aldo se tourna vers Wishbone, lequel lui fit signe qu’il avait compris et fila en direction de l’escalier tandis que Morosini élargissait légèrement son champ de vision en repoussant la porte du bout du pied. Près du lit, Grindel, planté les jambes écartées en une pose triomphante, le canon de son arme posé sur la tempe du père de Lisa, entamait le discours annoncé :

— Tu vois, Max, c’est mauvais d’être trop gourmand et surtout de me prendre pour un imbécile. Le dernier des Borgia vient d’en faire l’amère expérience. Je l’ai étendu dans l’herbe au bord d’un beau lac suisse, comme d’ailleurs ton frère Andréa. C’est que César n’avait pas été régulier, vois-tu ? Alors qu’il devait trucider mon bon oncle, il l’a mis de côté dans l’intention de l’utiliser pour me faire chanter ! La moitié de la collection de joyaux et son aide pour soulager ce m’as-tu-vu de Morosini de la sienne ! En outre, à notre rendez-vous derrière l’église, il avait installé dans la voiture un mannequin convenablement habillé censé représenter celui-là ! fit-il en s’esclaffant, ce qui agita le pistolet. Comme s’il n’était pas inimitable ! N’est-ce pas, mon cher tonton ?

— Dire que je t’estimais un homme propre ! envoya Kledermann avec un dégoût auquel se mêlait une déception. Tu n’es qu’un monstre !

— C’est tout ? Vous n’avez guère d’imagination ! Alors, je vais lui donner du grain à moudre : votre belle collection, elle est à moi, dans son intégralité, et je vais vous apprendre mieux : je m’approprierai aussi toute votre fortune quand j’épouserai Lisa, quand je l’aurai définitivement débarrassée de son prince de pacotille…

— Elle ne t’épousera jamais ! Toi ? Laisse-moi en douter ! Fais la comparaison ! Regarde-toi dans une glace !

— Vous ne connaissez rien aux femmes ! Elle le hait… La moitié du chemin est accompli ! La suite viendra d’elle-même ! Voilà le programme ! conclut-il joyeusement. Il me reste maintenant à vous faire mes adieux ! On s’embrasse ou…

Nul ne saura jamais ce qu’il aurait encore proféré. Dressé au seuil, Aldo venait de tirer. Un seul coup mais en pleine tête ! Gaspard s’écroula sur le lit qu’il macula de sang tandis que Max récupérant vivement son arme tirait en l’air un second coup !

— Ne vous tourmentez pas ! rassura Morosini. Wishbone est allé régler ses comptes et il tire comme le cow-boy qu’il n’a pas cessé d’être : l’ennemi abattu sur un cheval au galop ! Puis revenant à son beau-père, avec un grand sourire :

— Je n’ai jamais été aussi heureux de vous voir, Moritz !

Celui-ci se mit à rire :

— Pas tant que moi, Aldo ! Pas tant que moi !… Mais je ne vous en aimerais que davantage si vous aviez l’amabilité de me débarrasser de ce harnachement.

Ce qu’Aldo se hâta de faire, tranchant les sangles à l’aide du couteau qui ne le quittait jamais lorsqu’il allait en expédition, après quoi il frictionna les membres de son beau-père pour leur rendre leur élasticité.

— Je vais me débrouiller seul ! fit Kledermann. Vous avez plus urgent à vous occuper ! Alors dépêchez-vous ! Il doit être dans la chambre à côté. J’ai tout entendu quand on l’a apporté et il lui arrive de gémir…

— Mon Dieu !

Tellement heureux de retrouver le père de Lisa vivant, Aldo en avait oublié son cher Guy ! Aussi s’élança-t-il, mais buta contre le corps de l’infirmière si froidement abattue un moment plus tôt, se retint de justesse au chambranle, l’enjamba puis, l’autre porte étant elle aussi fermée à clef, il l’enfonça d’un coup de pied furieux. Ce qu’il découvrit lui arracha un juron. La chambre était la même que celle de Moritz et l’aménagement du lit exactement identique mais celui qui l’occupait, pâle, les yeux clos et les joues creuses semblait avoir cessé de vivre :

— Guy ! s’écria-t-il. Non ! Ce n’est pas possible !

Se précipiter, trancher les sangles ne prirent qu’un instant après quoi il souleva dans ses bras le corps qui lui parut incroyablement fragile et léger ! Le cœur sur lequel il appuya son oreille battait encore, mais faiblement.

— Max ! hurla-t-il à pleins poumons. Rappliquez !

Il avait donné si fort de la voix qu’il sentit le corps tressaillir cependant que les yeux s’entrouvraient et qu’un souffle passait entre les lèvres décolorées :

— Al… do ?

— Oui, c’est moi, mon cher Guy !… Que vous ont-ils fait subir ?

Il allait appeler de nouveau quand Max se matérialisa enfin et reçut de plein fouet la colère de Morosini :

— Pourquoi est-il dans cet état-là ? Pourquoi cette barbarie ? Bande de charognards ! Vous le laissiez mourir de faim ?…

— Soif !… murmura Guy.

Aldo chercha autour de lui un verre… une carafe.

Un gobelet à demi plein entra alors dans son champ de vision.

— Ce n’est pas moi qui m’occupais des captifs, dit tranquillement Max. C’était la chasse gardée de Gandia. Et je n’ai jamais entendu dire qu’on ne leur donnait rien ! Témoin : Kledermann ! Il n’est pas en piteux état !

— Alors pourquoi M. Buteau ? Un homme si fragile !… Pour l’obliger à révéler les secrets qui protègent la collection Morosini ? Je vois difficilement ce qu’on peut obtenir d’un mort ?… Parce que personne n’aurait pu le faire parler !

— On en reparlera plus tard ! Si vous le voulez bien, monsieur Max, allez donc me chercher du bon café, un peu de lait – à part ! –, quelques toasts et du beurre ?

Aldo rien crut pas ses oreilles. C’était pourtant réellement Plan-Crépin qui venait de surgir entre lui et Max, encore armée d’une Winchester qu’elle déposa près de la table de nuit !

— Vous êtes-là, vous ? En dépit de…

— De vos ordres ? Non seulement moi, mais aussi Adalbert. Il est en train de s’occuper des deux valets commis au service de table. On surveillait les opérations depuis le faîte du mur où nous étions assis. On vous a vus arriver, vous et Wishbone, et quand on a entendu tirer on a décidé d’aller voir…

— Où est Wishbone pour l’instant ?

— Je l’ai laissé en conversation à cœur ouvert avec son ancien grand amour ! Je précise qu’il a auparavant abattu Mathias Schurr. En fait, nous sommes à cette heure maîtres de la place et ce qui m’étonne le plus c’est que nous ayons obtenu si vite un tel résultat ! En passant je dois avouer que votre idée, Aldo, d’aller prévenir les gens d’ici était simplement géniale et que j’avais tort sur toute la ligne !

— Ce qui m’étonne, moi, c’est que vous n’ayez pas compris quand je vous l’ai dit. Une dette d’honneur que l’on se refuse à payer devient une forfaiture…

— Cependant, reprit-elle, têtue… – et là j’en reviens à mon premier propos –, vous n’auriez pas eu raison si la villa avait été aussi pleine que nous le croyions. Vous, je ne sais pas quel est votre sentiment, mais moi je trouve étrange quelle n’héberge que si peu de monde…

— Nous étions plus nombreux, expliqua Max, mais ces derniers temps nous avons réduit les effectifs. César avait réellement l’intention de transformer la Malaspina en clinique spécialisée avec son ami Morgenthal qui ne vaut pas plus cher que lui…

— Pendant que j’y pense, je me souviens de ce que vous avez daigné me confier à la Croix-Haute au sujet de votre véritable chef qui, apparemment, n’était pas César ?

— Non. C’était celui qui était en train de mourir dans la grande chambre du rez-de-chaussée à la Croix-Haute, le vieux Luigi Catannei, le père de Lucrezia et de César. Un incontestable meneur d’hommes. Mais son fils voulait un maximum d’argent afin d’aller vivre au Brésil avec Lucrezia et moi. L’atmosphère changeait ici. Morgenthal rachetait assez cher ! En outre, là-bas, il existe paraît-il un chirurgien encore plus fantastique que le professeur Zehnder. À propos de ce dernier, Lucrezia avait exigé de moi que j’aille le chercher pendant une absence de César mais il lui a déplu et…

— Nous connaissons la suite, dit Aldo : il est chez nous où nous allons d’ailleurs ramener mon beau-père et M. Buteau… quoique je me demande s’il n’aurait pas besoin… d’une clinique qui ne soit pas de façade et de soins médicaux. Il va falloir dénicher ça !

La voix affaiblie s’éleva :

— Par pitié, mon cher Aldo, plus de clinique… si vous avez dans vos murs le professeur Zehnder, il saura bien me retaper !

— Il y a du nouveau, fit Plan-Crépin qui s’était absentée deux minutes, Zehnder a dû mettre son projet à exécution : il y a dehors trois voitures de police ! Cela va être vite réglé !

La réaction d’Aldo fut immédiate. Il se tourna vers Max :

— Foutez le camp ! intima-t-il. Prenez tout ce que vous pourrez emporter et partez ! Ce serait injuste que vous payiez pour tous !

Mais l’homme secoua la tête avec un demi-sourire :

— Merci… mais pas sans elle ! Je vais la rejoindre…

Il partit en courant tandis qu’en bas des bruits de voix, des claquements de portières se faisaient entendre. Pris d’un pressentiment, Aldo s’élança sur les traces de Max. Il dégringolait l’escalier quand deux coups de feu retentirent…

Avant de tirer, Max avait dû étreindre Lucrezia : on les trouva à demi enlacés : elle atteinte au cœur, lui à la tête…

Au creux du décolleté de la femme, le soleil allumait des scintillements verts dans la Chimère d’or et d’émeraudes des Borgia…

Assommé d’un maître coup de poing, Wishbone gisait aux pieds du couple.

Au milieu de cette tuerie hors du temps, Morosini fut à peine surpris de voir surgir Langlois et le Stadtmeister Würmli arrivés avec la police.

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