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Les surprises du voyage à Zurich

Dans le taxi qui les ramenait à leur hôtel, les deux femmes commencèrent par garder le silence. Prudent en ce qui concernait Marie-Angéline qui, son action d’éclat passée, se demandait si elle n’allait pas lui occasionner une verte mercuriale mais Mme de Sommières en était à cent lieues. Elle songeait à cette Lisa inconnue qu’elle venait de découvrir. Une Lisa que la nouvelle d’Aldo à deux doigts de la mort et peut-être déjà mort n’avait pas semblé émouvoir le moins du monde. Seule comptait la trahison…

— Ce n’est pas possible, conclut-elle enfin comme si elle se parlait à elle-même. On nous l’a changée. Que son époux soit mourant ne l’intéresse pas. En noircissant le tableau j’espérais susciter un mouvement spontané, un cri peut-être… mais non ! Elle avait plutôt l’air de considérer sa fin prochaine comme un châtiment mérité.

— Elle a lu la lettre de Mrs. Belmont ?

— Oui. J’ai au moins obtenu cela.

— Et qu’en a-t-elle dit ?

— Pas grand-chose ! Sinon qu’elle n’est absolument pas convaincue.

— Elle a pleuré pourtant ? J’ai entendu à travers la porte !

— Oui, mais il s’agissait de sa fausse couche… et surtout parce que cet accident l’a privée de tout espoir de fabriquer d’autres enfants…

— Trois ce n’est déjà pas si mal !

— C’est ce que je lui ai dit. Et puis le cousin Gaspard est arrivé… et vous savez la suite !

— Euh… oui ! J’espère seulement que mon geste… vengeur ne nous a pas trop contrariée ?

— Pas du tout ! Je dirai même au contraire que j’approuve puisque c’est lui qui a commencé…

— Il y a une chose à laquelle nous n’avons pas pris garde. J’ai trouvé bizarre cette clinique où l’on n’entend aucun bruit, surtout si elle est gynécologique. Pas de vagissements, pas de cris de bébés, pas de chariots qui roulent, pas d’allées et venues ! Dans la chambre de Lisa, en dehors de sa blancheur absolue, aucun signe médical ! Même pas de feuille de température ! Curieux, non ?

— En effet ! J’avoue ne pas y avoir prêté attention !

— Moi si puisque je n’avais rien d’autre à faire dans mon couloir…

On arrivait à l’hôtel dont le voiturier ouvrait déjà la porte du taxi pour aider la marquise à descendre tandis que Marie-Angéline payait. Mme de Sommières, elle, se dirigea droit sur la réception. Un bref dialogue avec le portier et elle rejoignit Plan-Crépin près des ascenseurs. Elle couvait visiblement une colère qu’elle ne jugea pas utile de faire partager au liftier. Ce ne fut que quand la porte de leur appartement se fut refermée qu’elle lâcha les vannes :

— Voulez-vous m’expliquer ce que Lisa fait dans une clinique psychiatrique ?

— Hein ?

— Vous avez bien entendu. Le docteur Morgenthal qui la dirige est un neurologue distingué. Il n’y reçoit que le dessus du panier. Et comme il se doit ses soins sont hors de prix !

— Une maison pour piqués de luxe, je vois ! Je commence à comprendre pourquoi, à Venise, Guy Buteau n’a pas pu obtenir le nom de l’établissement où Lisa a perdu son enfant ! Évidemment, après le voyage assez terrifiant qu’elle a accompli pour porter la rançon et les sévices qu’elle a subis quand elle a failli brûler avec Aldo, Pauline et Wishbone, la perte de l’enfant a pu agir violemment sur ses nerfs déjà malmenés par l’aventure de son époux.

— Oui… Pauvre Lisa ! Je me reproche à présent de lui avoir parlé comme je l’ai fait… Elle méritait plus de ménagements !

— Je n’en suis pas certaine. Souvenons-nous de sa quasi-indifférence quand nous avons évoqué la mort possible d’Aldo. De même pour les enfants : ils sont à Vienne donc tout est pour le mieux ! Nous sommes loin de cette Lisa qui aimait Venise au point de ne plus envisager de vivre ailleurs. Je me demande ce qu’elle répondra quand ils lui demanderont des nouvelles de leur père.

— Vous n’allez pas un peu loin ?

— Peut-être, pourtant je ne peux m’ôter de l’esprit une idée qui, j’en suis persuadée, n’a rien de saugrenu : la femme que nous venons de voir n’est plus cette Lisa que nous aimions tant. Et je me demande à présent si ce changement n’a pas un rapport avec cette clinique… neurologique ?

— Vous pensez qu’elle est en train de devenir folle ?

— Pas vraiment, mais Dieu seul sait quel genre de soins on lui donne et ce qu’on peut lui faire avaler sous le prétexte commode de soigner un choc nerveux – réel, je n’en doute pas ! – subi à la Croix-Haute !

— Vous pensez à quoi ? À une drogue ?

— Pourquoi pas ? Je n’ai jamais eu une confiance illimitée en ce genre d’établissement. N’aurait-il pas été préférable pour Lisa, après sa fausse couche, d’être conduite près de la grand-mère qu’elle adore ? À fortiori si les petits sont chez elle. Au lieu de cela on l’installe dans un univers aussi déprimant que possible ! Grand confort mais grand silence avec le seul cousin Gaspard comme chef d’orchestre ! Celui-là je le trouve plus qu’envahissant.

— Vous n’êtes pas la seule et je m’étonne que son père la laisse entièrement sous sa coupe. Il est à Londres, soit ! Mais pour combien de temps encore ? Les voyages d’un banquier de sa trempe dépassent rarement deux ou trois jours ! Rappelez donc la banque et demandez-leur quand Moritz Kledermann doit revenir.

Quelques minutes plus tard le secrétaire du banquier répondait, fort aimablement d’ailleurs,… qu’il l’ignorait.

— Dites, s’il vous plaît, à Mme la marquise de Sommières qu’à mon immense regret je ne peux lui répondre. M. Kledermann peut rentrer demain, la semaine prochaine ou dans quinze jours. Les affaires dont il s’occupe sont très importantes et, en ce qui me concerne, je ne l’attends guère avant une semaine. Cependant, comme il s’agit de sa famille, vous pouvez le joindre : il descend toujours au Savoy… mais pour le week-end il se rend volontiers à Hever Castle chez son ami lord Astor.

— Voilà ! conclut Plan-Crépin. Je ne sais pas ce que nous en pensons mais je nous vois mal discuter de tout cela au téléphone…

— Il ne peut pas en être question ! C’est beaucoup trop grave et je vous avoue, Plan-Crépin, que je me sens assez désorientée. Attendre un ou deux jours passerait encore, mais nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps ! À quoi faire d’ailleurs ? À nous morfondre, car je suis à peu près persuadée que si nous retournons à cette fichue clinique on ne nous permettra pas de voir Lisa ! Ce n’est pas un cousin qu’elle a c’est un chien de garde qui m’a tout l’air d’être un brin trop sûr de lui ! N’oubliez pas qu’il est amoureux d’elle depuis l’adolescence, qu’il exècre Aldo et je le crois prêt à tout pour lui arracher sa femme… En outre, j’ai hâte de voir où en est notre blessé !

— Conclusion : nous rentrons à Tours ?

— Oui, nous rentrons ! Je voudrais parler de tout cela à Adalbert ! Cependant, et puisqu’il n’est pas possible de nous entretenir avec Kledermann, je vais lui laisser un mot.

— Pour lui raconter ce que nous avons vu à la clinique ?

— Non. Pour lui dire que je souhaite vivement avoir une conversation avec lui, donner des nouvelles d’Aldo et signaler qu’il va prochainement – du moins je l’espère ! – s’installer chez nous pour y passer sa convalescence. Pas davantage. Il y a des choses dont on ne peut s’entretenir que face à face. Vous irez vous-même porter cette lettre à son secrétaire, monsieur… ?

— Walter Leinsdorf, se hâta de compléter Marie-Angéline qui savait l’agacement que causaient à la marquise ses soudaines – et rares ! – pertes de mémoire.

— Merci. Avons-nous un train pour ce soir ?

— Il doit y en avoir un qui part en ce moment et un autre à vingt-deux heures trente. Mais si je peux me permettre ?

— Bien sûr que vous pouvez ! Comme si vous ne le saviez pas !

— Ne vaudrait-il pas mieux, après une aventure aussi éprouvante, essayer de nous détendre, passer une bonne nuit dans cet hôtel qu’Aldo apprécie particulièrement au lieu d’en vivre une mauvaise dans un sleeping où nous aurons toutes les peines du monde à dormir pour arriver à Paris rompue, filer à la gare d’Austerlitz, sauter dans un autre train et pour finir…

— Arrêtez avant de prédire que je m’écroulerai en larmes dans les bras d’Adalbert ! Ce n’est pas du tout mon genre mais vous pourriez avoir raison ! J’ai grand besoin de retrouver mon calme. Appelez pour que l’on serve mon champagne habituel après quoi j’écrirai cette lettre que vous irez remettre à M. Leinsdorf. Je vais la cacheter afin d’être sûre que personne ne l’ouvrira avant Moritz. Par la même occasion vous nous retiendrez des places dans le train… Après quoi vous nous ferez monter la carte pour que nous puissions dîner tranquillement ici. Je n’ai aucune envie de me montrer en public…


Une heure plus tard, Plan-Crépin revenait de la banque où elle avait accompli sa mission. En temps normal elle y serait allée à pied mais la nuit était tombée, ramenant la neige, et elle avait pris un taxi qui l’avait attendue pendant qu’elle remettait la lettre… Sa voiture se dirigeait vers l’entrée de l’hôtel quand une grosse Bugatti lui coupa le passage. Le chauffeur du taxi avait dû freiner pour l’éviter et dévida une collection d’injures qui n’eurent pas l’air d’affecter le pilote du bolide. Il les accueillit avec un haussement d’épaules, sortit de son véhicule, en donna les clefs au voiturier pour qu’il le lui gare et pénétra dans le hall en homme pressé. Le taxi de Marie-Angéline, loin d’être calmé, stoppa à son tour et prit sa cliente à témoin !

— Vous avez vu, madame ? Mais qu’est-ce qui m’a fichu un malappris pareil !

— Vous le connaissez ?

— Non, mais ce n’est pas difficile de deviner qui il est : l’un de ces crâneurs qui se croient tout permis parce qu’ils conduisent une voiture de luxe qu’ils ont dû payer les yeux de la tête ! Encore heureux que je ne l’aie pas touché ! Je vous parie que les torts auraient été pour moi.

— Sans aucun doute, mais, grâce à Dieu, vous maîtrisez magnifiquement votre automobile. Oubliez ce vilain bonhomme !

Pour l’y aider, elle le gratifia d’un généreux pourboire et entra à son tour dans l’hôtel suivie par de chaleureux remerciements qu’elle n’entendit pas. Son instinct lui soufflait qu’il lui fallait découvrir à tout prix ce que Gaspard Grindel venait faire.

En franchissant la porte, elle le vit se diriger vers le bar qui, à cette heure, était très animé. Elle hésita un instant à le suivre, craignant un peu de se faire remarquer parce qu’il devait y avoir surtout des hommes, mais la façon dont elle était habillée n’avait rien pour susciter les regards… pour une fois ! Son manteau d’épais lainage brun réchauffé de castor et le chapeau de même couleur au bord retroussé sur la nuque, l’ensemble du bon faiseur n’étaient pas de ceux qui attirent l’attention. Les mains au fond de ses poches – elle n’avait pas pris de sac –, elle risqua d’abord un œil prudent, avança d’un pas puis d’un autre. Il y avait en effet beaucoup de monde mais les conversations allaient bon train et personne ne la regardait. Alors elle fit un pas de plus, se hissa sur la pointe des pieds, tourna la tête à droite puis à gauche et enfin aperçut le dos de celui qu’elle cherchait. Il était assis à une table du fond parlant avec animation avec un homme dont le visage qu’elle put voir de face lui fit mettre précipitamment sa main devant sa bouche pour retenir un cri de stupeur. Un moment elle resta là, figée, puis, lentement, elle recula et alla s’asseoir dans un des fauteuils du hall afin d’y reprendre ses esprits. Elle n’était pas facile à surprendre, encore moins sujette aux pâmoisons, pourtant ses jambes tremblaient assez pour lui faire craindre de s’étaler au vu de tous ces gens…

Il fallait réagir et surtout se calmer. Elle prit quelques aspirations profondes le temps de permettre à son cœur de retrouver un rythme normal mais elle devait avoir une mine affreuse car un serveur s’approcha d’elle :

— Vous ne vous sentez pas bien, madame ?

Elle leva sur lui des yeux de noyée :

— Oh, ce n’est rien !… Un léger malaise qui va passer !

— Voulez-vous que je vous apporte quelque chose ? Un café peut-être ?

— Plutôt un whisky !… Un double !

S’il fut surpris il n’en montra rien comme il convenait dans une maison de cette classe et, trois minutes plus tard, Marie-Angéline signait la note en indiquant le numéro de la « suite », ajoutait un pourboire qui épanouit le visage du garçon et, sous ses yeux effarés, avala son verre d’un trait et retrouva le sourire :

— Merci ! dit-elle. Ça va infiniment mieux !

Elle allait quitter son fauteuil et le palmier qui l’abritait quand deux hommes passèrent auprès d’elle sans lui prêter attention : l’un était le cousin Gaspard et l’autre celui qui l’avait tant tourneboulée. Ils se dirigèrent vers la réception où « l’autre » laissa sa clef au portier et quittèrent l’hôtel.

Sans respirer, Plan-Crépin fonça sur ses pieds et bondit à la réception :

— Excusez ma curiosité, dit-elle à l’homme aux clefs d’or, mais il me semble avoir reconnu la personne qui vient de sortir en laissant sa clef. C’est bien le marquis della Valle ?

Elle arborait un grand sourire et en reçut un autre en échange :

— Oh non, c’est le comte de Gandia-Catannei…

— Vous êtes sûr ?

— Tout à fait, madame. C’est l’un de nos bons clients. Il ne peut y avoir d’erreur !

Elle brûlait d’envie de demander son adresse mais aucune excuse ne le justifierait. Il fallut bien en rester là.

— Tant pis ! soupira-t-elle. Je suis victime d’une ressemblance !

— Ce sont des choses qui arrivent, madame ! fit-il compatissant.

Négligeant les ascenseurs, bondés, Marie-Angéline se rua dans l’escalier. Elle n’y avait pas grand mérite car elles logeaient au premier étage. La marquise l’accueillit d’un :

— Vous en avez mis du temps !… Et vous avez l’air toute retournée ? Voulez-vous un peu de champagne ?

— Non merci ! J’ai bu un whisky en bas !

— Un whisky ? Vous ?… Qu’est-ce qui vous a pris ?

— Oh, j’en avais un besoin énorme comme nous allons bientôt le comprendre. En revenant de la banque, mon taxi a failli entrer en collision avec la Bugatti du cousin Gaspard. Il en est sorti en courant et s’est précipité au bar de l’hôtel où je l’ai naturellement suivi… et là je l’ai vu rejoindre... oh, c’est tellement inouï que je me demande encore si je n’ai pas fait un cauchemar…

— Accouchez, bon sang ! Qui a-t-il rencontré ?

— César Borgia… Je veux dire Ottavio Fanchetti !… qui se fait appeler maintenant le comte de Gandia-Catannei !

— Répétez-moi ça !

Le silence qui suit les cataclysmes s’installa quand Marie-Angéline eut bissé son coup de théâtre mais Mme de Sommières ne jugea pas utile de s’asseoir ni même de recourir à son élixir préféré. Les bras croisés sur la poitrine, elle se mit seulement à arpenter le salon, réfléchissant si visiblement que Plan-Crépin n’osa pas poser de question.

Tout de même, au bout d’un moment et la promenade s’éternisant, elle hasarda :

— Qu’allons-nous faire ?

— Rien pour l’instant sinon réintégrer d’abord Paris comme nous l’avions décidé…

— Mais enfin, on ne peut pas prévenir la police ? C’est un assassin en fuite…

— … et la Suisse – vous devriez le savoir vous qui savez tout – est un refuge pour les terroristes ou autres malfaiteurs pourvu qu’ils aient les moyens d’y subsister. N’oubliez pas que ce pays a le statut de neutralité. Ce que vous avez découvert n’en est pas moins important puisque nous savons maintenant que le cousin Gaspard a partie liée avec ce misérable, ce qui explique la facilité avec laquelle ce soi disant champion de la route a pu suivre les ravisseurs de Lisa. Vous êtes sûre qu’ils ne vous ont pas vue ?

— Là je suis formelle !

— C’est le principal. Demain donc nous rentrons mais au lieu de nous précipiter à Tours, nous prendrons le temps d’aller raconter notre histoire à Langlois. Ensuite Tours pour voir où en est Aldo que j’aimerais bien pouvoir ramener à Paris, et surtout retrouver Adalbert ! Que vous le vouliez ou non, Plan-Crépin, nous avons besoin de l’aide des hommes parce que l’affaire est trop grave ! Qui sait si Lisa et même son père ne sont pas en danger ?

— C’est ce que je redoute ! Puis jetant un coup d’œil à sa montre : J’ai encore le temps de télégraphier à Langlois pour le prévenir de notre arrivée et lui mettre la puce à l’oreille. Il ne manquerait plus qu’il soit absent !

— Ce n’est pas une mauvaise idée !


Non seulement le commissaire principal n’était pas absent mais il arpentait le quai de la gare de l’Est le lendemain en fin d’après-midi à l’arrivée du train de Zurich… Le wagon Pullman s’arrêta juste à sa hauteur et ce fut sa main qui se tendit pour aider celles qu’il venait chercher.

— Oh, vous vous êtes dérangé ? C’est vraiment trop gentil ! s’exclama la marquise tandis qu’il recoiffait son chapeau à bord roulé après l’avoir saluée.

— Vous voulez dire que je ne tenais plus en place depuis que m’est arrivé le télégramme de Mlle du Plan-Crépin. Aussi ai-je prié votre chauffeur de ne pas se déranger : je vous ramène chez vous !

— Alors vous dînez avec nous ?

— Une autre fois si vous le permettez, madame ! Pour ce soir je sens que je vais avoir du travail !

Une limousine noire et deux agents sur le siège avant – voiture de fonction sans doute ! – les attendaient dans la cour de la gare. Les dames prirent place sur la banquette arrière, le policier sur un strapontin adossé à la glace de séparation qu’il referma.

— Voilà ! fit-il en se retournant vers elles. Vous m’annoncez que vous avez fait une importante découverte. Aussi suis-je tout ouïe !

— Allez-y, Plan-Crépin ! Moi, je me sens trop nerveuse pour ne pas me perdre dans les détails ! Racontez-lui notre journée d’hier.

À mesure que se déroulait le récit – net et précis d’ailleurs ! – le visage de Langlois d’abord souriant s’assombrissait :

— Vous avez eu raison de m’appeler sur-le-champ, dit-il quand elle eut fini. Ce que vous m’apprenez est des plus grave ! Jamais je n’aurais imaginé une quelconque collusion entre les meurtriers de la Croix-Haute et la famille de la princesse Lisa ! C’est… c’est insensé !

— Cela me paraît plutôt regrettablement humain, mon cher ami. Gaspard Grindel est amoureux de Lisa depuis toujours, je crois, et il n’a jamais cessé de détester son époux… À propos, avez-vous de ses nouvelles ?

— J’en ai eu ce matin par Vidal-Pellicorne. L’amélioration se confirme et il commence à mener la vie dure à ses infirmières tant il a hâte de quitter l’hôpital ! Le silence de sa femme l’angoisse !

— Qu’est-ce que ce serait s’il connaissait la vérité ! On va lui parler de sa fausse couche, du fait qu’elle ne pourra plus avoir d’enfants, ce qu’elle n’arrive pas à admettre et il devrait se calmer au moins pour un temps : celui de sa convalescence chez nous par exemple ?

— Deux mois si mes renseignements sont exacts. C’est long ! Vous allez avoir du mal à le faire tenir tranquille !

— On s’y attend ! soupira Tante Amélie, mais cela nous laisse tout de même un peu de répit pour agir. Il est vrai que vous aurez certainement du fil à retordre si la tribu Borgia est réfugiée en Suisse. Vos pouvoirs prennent fin aux frontières de ce magnifique repaire.

— Les nôtres peut-être mais pas ceux d’Interpol !

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Un organisme européen fondé en 1923 et dont le siège est dans la région parisienne, à Saint-Cloud, ce qui facilite les recherches en pays étrangers, même en Suisse, quoique plus difficilement si, comme je l’ai toujours pensé, nous avions plus ou moins maille à partir avec la Mafia. De toute façon, je vais informer Warren à Scotland Yard avec qui nous partageons le problème Torelli…

Quand on arriva rue Alfred-de-Vigny, Langlois sortit de la voiture juste le temps d’aider ses compagnes à descendre et les remettre à Cyprien, le vieux majordome.

— Je suppose, dit-il encore, que vous retournez à Tours ?

— Par le premier train que nous pourrons attraper ! répondit Mme de Sommières. Nous avons hâte de retrouver Aldo… et aussi Adalbert !

— Voyez aussi son toubib ! Plus tôt Aldo sera ici et plus je serai tranquille car, bien entendu, cette maison sera gardée jour et nuit en tâchant d’éviter qu’il s’en aperçoive…

— Et de lui-même, comment pensez-vous le garder ? Il aura vite compris que quelque chose ne va pas ? émit Plan-Crépin.

— Ça, ma chère demoiselle, c’est à vous que ce redoutable honneur va revenir. À vous, à cette maison et à Vidal-Pellicorne ! Naturellement, je vous tiendrai au courant !

Même nanties de ces assurances, les deux femmes n’étaient pas sans inquiétude en rejoignant Tours. Adalbert, que Langlois s’était chargé de prévenir, les attendait, si visiblement fébrile qu’il manqua s’étaler sur un chariot de bagages en courant à leur rencontre :

— Enfin vous voilà ! exhala-t-il en les embrassant à tour de rôle… Il était temps que vous reveniez : je ne sais plus quoi faire d’Aldo qui n’a pas cru longtemps – en admettant qu’il y ait cru un instant ! – à cette épidémie soudaine de coryza qui vous aurait fauchées toutes les deux à la fois !

— Comment va-t-il ?

— Ça s’arrange petit à petit mais je me demande ce que ça va donner quand il vous verra ! Langlois m’a appris que les nouvelles ne sont pas fameuses à Zurich, sans vouloir rien préciser.

— Commençons par regagner notre hôtel ! soupira Mme de Sommières… Ce genre d’événement n’est pas fait pour les courants d’air d’une gare… même de province !

— C’est si dramatique que ça ?

— Pire encore ! Rentrons vite ! Avec une tasse de café nous aurons l’esprit plus clair, conseilla Marie-Angéline.

— Je n’attendrai jamais jusque-là ! Dans ma voiture il n’y a pas d’oreilles qui traînent… et le café viendra après !

— Racontez-lui, Plan-Crépin ! Il est tellement agité qu’il est capable de nous envoyer dans le décor ! Ce n’est pas si long d’ailleurs !

À peine assise, en effet, celle-ci réitéra le récit de ce qu’avaient été ces deux jours passés à Zurich. À mesure qu’elle parlait, Adalbert semblait retrouver son calme mais quand elle en vint à ce qu’elle avait vu au bar de l’hôtel, il donna un brusque coup de volant, afin de se garer, et arrêta son moteur pour considérer la vieille fille avec stupeur :

— C’est incroyable ! lâcha-t-il. Ce Borgia de Carnaval aurait partie liée avec le cousin ?

— Pas aurait : il a ! J’ai de bons yeux tout de même ! Et ils avaient l’air de très bien s’entendre ! Une vraie paire d’amis !

— Mais comment est-ce possible ? Comment se sont-ils rencontrés ?

— Que voulez-vous que l’on vous réponde ? fit Mme de Sommières. Grindel habite à Paris et nous ignorons tout de sa façon de vivre !

— C’est juste !… et maintenant qu’il s’est posé en défenseur de la femme trompée on va avoir toutes les peines du monde à s’en débarrasser !… Sauf si on peut lui mettre sur le dos la tentative d’assassinat d’Aldo !

— Je crois qu’on peut faire confiance à Langlois pour suivre cette piste-là et, à présent, il en sait autant que nous. Laissons-le travailler en paix et occupons-nous d’Aldo ! On va faire un tour à l’hôtel pour se débarrasser des escarbilles de la SNCF…

— … et boire un café ou deux ! insista Marie-Angéline qui tenait à son idée première.

— Trois si vous voulez ! Ensuite vous nous emmenez à l’hôpital, Adalbert. Il est grand temps d’apporter un peu d’apaisement à notre blessé !

— Vous avez l’intention de tout lui dire ?

— Où serait l’apaisement ? Je vais seulement lui parler de l’accident de Lisa, de notre visite, en élaguant le maximum de ce qui pourrait augmenter sa peine : Gaspard, la clinique « neurologique », la guerre des roses, mais en insistant sur l’état de santé de Lisa sans l’affoler inutilement. Je lui parlerai de la lettre de Pauline sans lui cacher qu’elle n’a pas obtenu le succès escompté contre la rancune de Lisa ! Cela dit, redémarrez donc, Adalbert ! Nous n’allons pas finir la journée le long de ce trottoir !

— Avant que vous ne le voyiez, reprit-il en obtempérant, il y a un point que j’aimerais éclaircir : c’est l’absence de Moritz Kledermann. Qu’est-ce qu’il peut bien fabriquer en Angleterre alors que sa fille unique vient d’avoir un accident assez sérieux ? Je n’y connais pas grand-chose mais une fausse couche à plus de cinq mois ça s’appelle un accouchement prématuré et ça peut occasionner des séquelles ?

— Il est parti la veille de notre arrivée et sans doute pleinement rassuré sur l’état de sa fille, expliqua Mme de Sommières. Donc aucune raison de reporter à plus tard des affaires sûrement importantes. Et de toute façon, on sait qu’il descend au Savoy ou chez son ami lord Astor pour le week-end. Satisfait ?

— Pour le moment, oui !


Quand elle se retrouva assise au chevet d’Aldo avec Plan-Crépin en vis-à-vis, Tante Amélie put constater qu’il allait beaucoup mieux – ce qui était une bonne chose ! – et aussi qu’il récupérait ses facultés mentales à une allure record ! C’était sans doute très réconfortant mais ne lui facilitait pas la tâche. Même s’il avait accueilli les deux femmes avec un sourire radieux !

— Donnez-moi vite les nouvelles que vous apportez… car, bien entendu, je n’ai pas cru un mot de ce rhume affreux qui vous retenait au lit. Et d’abord d’où venez-vous ? Tout de même pas de Venise ?

— Non. De Zurich ! Un coup de téléphone de Guy Buteau nous avait appris qu’en arrivant là-bas, Lisa avait eu un accident… Pas gravissime, rassure-toi ! se dépêcha-t-elle d’ajouter en le voyant pâlir. Elle était enceinte d’un peu plus de cinq mois, elle a fait une chute et elle a perdu l’enfant !

— Mon Dieu, une chute ! Après ce qu’elle avait vécu dans ce château de malheur ? Comment va-t-elle ?

— Aussi bien que possible ! Elle est encore à la clinique mais nous pensons qu’elle ne tardera plus à en sortir.

Il y eut un petit silence, après quoi Aldo demanda :

— Vous lui avez parlé de moi ?

— Naturellement, et je ne te cacherai pas qu’elle n’envisage pas dans l’immédiat de te pardonner ! Cependant, elle a accepté de lire, devant moi, la lettre que je lui apportais. Pauline me l’avait remise avant de partir. Une très belle lettre où elle prenait à sa charge votre rencontre dans le train, avouait l’amour qu’elle te porte mais précisait qu’elle n’était pas payée de retour et qu’en réalité tu n’aimais qu’une seule femme : la tienne !

— Qu’a-t-elle répondu ?

— Rien. Elle a soigneusement replié la lettre et la mise sous son oreiller. Ce qui permet d’espérer qu’elle la relira…

— … ou l’aura déchirée après votre départ… murmura-t-il.

— Vous devriez essayer l’optimisme ! C’est meilleur pour la guérison ! assura Marie-Angéline.

— Pardonnez-moi ! Je vous paie bien mal de vous être imposé ce voyage dont vous n’aviez nul besoin. Avez-vous vu mon beau-père ?

— Non ! Il est parti pour Londres dès qu’il a été tranquillisé sur l’état de santé de sa fille. Son secrétaire nous a fait savoir qu’il comptait y rester quelques jours et nous ne pouvions pas nous permettre de nous attarder très longtemps.

— Ainsi elle est seule à Zurich ? Pourquoi n’est-elle pas allée à Vienne rejoindre les enfants et leur grand-mère ?

— C’est sans doute ce qu’elle fera quand elle sera moins fatiguée. C’est une véritable épreuve qu’elle vient de subir, tu sais ? Et te savoir si atteint n’a pas arrangé les choses !

— Je ne suis pas sûre que ce soit à ce propos, renchérit effrontément Marie-Angéline, mais je l’ai entendue pleurer… En effet, vous pensez bien que je n’ai pas pénétré dans la chambre et que j’ai attendu dans le couloir. Je suis persuadée, Aldo, qu’il vous faut prendre votre mal en patience ! Vous sortirez bientôt d’ici pour votre convalescence à Paris. Cela vous donnera à l’un comme à l’autre le temps de cicatriser…

— Je n’en suis pas certain. Vous oubliez que Langlois a l’intention de l’interroger ?

— Il ne va pas lui sauter dessus toutes affaires cessantes… Son état de santé demande des ménagements d’autant. – Tante Amélie prit un ultime temps de réflexion avant de lâcher – Il vaut tout de même mieux te le dire afin que tu accordes à ta femme quelques circonstances atténuantes…

— Tous les torts sont pour moi ! Pas pour elle ! J’ai la certitude qu’elle n’est pas impliquée dans ce qui m’est arrivé. Alors ?

— Elle ne pourra plus avoir d’enfants ! Tu me diras qu’avec trois réussis elle devrait en souffrir moins qu’une autre…

— Non ! Elle doit ressentir cela comme une blessure… se sentir amoindrie… Ma pauvre Lisa !

— On va se mettre à la recherche du docteur Lhermitte afin de savoir quand on peut te ramener !

— Le plus vite possible ! Sans vouloir me montrer ingrat, j’en ai par-dessus la tête de l’hôpital !

Elles allaient atteindre la porte quand il ajouta, subrepticement :

— Pendant que j’y pense, vous n’auriez pas, par hasard, aperçu le cousin Gaspard lors de votre visite ?

Elles n’échangèrent même pas un regard :

— Mon Dieu non ! répondit l’une.

— Absolument pas, confirma l’autre. Vous venez Plan-Crépin ?

Un dernier sourire, un petit geste de la main et elles étaient dehors.

— Vous mentez infiniment mieux que moi ! apprécia Mme de Sommières. Vous n’avez même pas rougi.

— Mais nous non plus sauf le respect que je nous dois ! Preuve que nous avons au moins de bonnes dispositions ! Cela dit si nous avions avoué l’épisode des roses et la suite, il serait déjà dans la rue en train de héler un taxi pour se faire conduire à la gare !

Elles auraient été fort déçues si elles avaient pu savoir que leur belle unanimité n’avait pas convaincu Aldo. Il les connaissait trop bien toutes les deux ! Mais il ne quitta pas son lit pour autant. Tout au contraire, il plongea dans une profonde réflexion d’où il n’émergea qu’à la venue de son dîner qu’apportait – par faveur spéciale ! – Mme Vernon :

— Oh, je vous ai dérangé, s’excusa-t-elle. Vous dormiez…

— Non ! Je réfléchissais !

— À quoi, si je ne suis pas indiscrète ?

— En aucune façon ! Je voudrais savoir quand je vais pouvoir rentrer à Paris ?

— Vous vous ennuyez tant que ça avec nous ?

— Ce serait de l’ingratitude mais je me languis de retrouver une vie plus normale !

— C’est bien naturel… pourtant vous devez être conscient qu’il vous faut encore pas mal de repos ?

— Je m’y soumettrai mais à Paris je serai chez moi presque autant qu’à Venise et je pourrai m’occuper de mes affaires négligées par force depuis un bon moment !

— Allons ! Je vois qu’il faut vous rassurer, concéda-t-elle en arrangeant ses oreillers derrière son dos afin qu’il puisse manger plus confortablement. J’ai entendu M. Lhermitte dire qu’il pensait vous libérer samedi prochain. Je crois même que l’ambulance est prévenue…

— Quatre jours à attendre !

— Ce que vous pouvez être insupportable ! Aussi je précise : si toutefois la fièvre ne revient pas ! Alors vous savez ce qu’il vous reste à faire ? Garder un calme olympien. Sinon…

Le message était clair. Aldo attaqua son potage avec un soupir résigné. Dieu, qu’ils allaient être longs ces quatre jours !


Le lendemain, Hubert de Combeau-Roquelaure et Cornélius B. Wishbone vinrent déjeuner à l’hôtel de l’Univers sur l’invitation d’Adalbert. Venus d’horizons tellement différents et en dépit d’une nette différence d’âge et de culture, les deux hommes n’en avaient pas moins noué une amitié inattendue mais solide. Au point que le professeur avait offert l’hospitalité au Texan et que celui-ci s’était établi quasi naturellement dans la belle vieille maison du Grand Carroi, authentiquement médiévale puisque ses murs avaient vu passer Jeanne d’Arc mais que son propriétaire avait réussi à doter d’un confort aussi ingénieux que raffiné sur lequel veillait Boleslas, un Polonais ancien musicien au nom imprononçable, chevelu à l’instar de Chopin, son dieu dont il connaissait la totalité de l’œuvre que, faute de piano, il chantait à pleins poumons ou psalmodiait lugubrement selon l’humeur du jour. C’était un réfugié politique haïssant les Soviets et échappé de leurs geôles que le professeur avait trouvé le plus romantiquement du monde à moitié gelé un soir d’hiver devant le Collège de France où il venait de délivrer un cours magistral ! L’immense dignité dont faisait preuve cet échalas en demandant l’aumône sur l’air du Nocturne n° 5 avait frappé Hubert, peu émotif cependant, qui l’avait ramené à son logis parisien du boulevard Saint-Michel où il l’avait confié à sa concierge, Mme Lebleu, qui s’occupait de son appartement afin qu’elle prépare pour lui la chambre de bonne et qu’elle le remette en état de marche avant de le ramener avec lui à Chinon. Là il l’avait remis à l’examen de Sidonie sa gouvernante et femme à tout faire qui avait découvert en lui de réels talents d’homme d’intérieur. Ce qui lui permettait de se consacrer exclusivement à la cuisine.

Au moment où Aldo et Adalbert étaient apparus dans son environnement, Boleslas était absent : le professeur l’avait prêté à l’un de ses vieux amis d’Angers qui, après avoir perdu son valet de chambre, venait de se casser la jambe, en attendant de dénicher un autre serviteur… Son retour s’était effectué au lendemain de l’effondrement de la Croix-Haute qu’il regrettait amèrement de ne pas avoir vécu aux côtés de son maître. L’entrée en scène du Texan lui causa un plaisir extrême grâce au parfum d’aventure qu’il transportait et parce qu’il le trouvait follement sympathique. Dès lors la maison du Grand Carroi vécut le plus souvent sur un rythme de valses – celle du « Petit Chien » de préférence ! – que sur celui des Nocturnes. Et le Polonais atteignit presque à l’extase quand les deux hommes entreprirent d’un commun accord de s’intéresser aux vestiges du château incendié en passant par les souterrains dans l’espoir de découvrir d’abord le chemin emprunté par la bande criminelle pour rejoindre la rivière et peut-être des restes pouvant donner d’autres indications.

— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda Adalbert quand tout le monde fut réuni autour de la table.

— Nous avons réussi en ce qui concerne le chemin encore que de façon incomplète, dit le professeur. Un éboulis l’encombre plus qu’à moitié mais au-delà nous avons vu la lumière du jour. Il est donc inutile de le déblayer. En revanche, Cornélius – on en était là ! –, qui garde en mémoire l’intérieur du château, pense qu’avant le tas de pierres il devait être possible, en creusant quelque peu, de rejoindre la crypte de la chapelle dont une bonne partie est encore debout.

— Je ne doute pas que cet exercice d’archéologie ne soit d’une grande utilité, répondit Mme de Sommières avec un rien de sécheresse, mais je crains que nous n’ayons à résoudre un problème beaucoup plus grave. Un coup de chance a permis à Marie-Angéline de rencontrer sans en être remarquée le pseudo-César Borgia. Racontez, Adalbert ! Vous êtes plus doué que moi.

— Ça va si mal que ça, Amélie ? s’inquiéta le professeur. C’est vrai que vous avez une mine de déterrée !

C’était la dernière chose à dire : les yeux toujours si verts flamboyèrent :

— Si vous me sortez ça chaque fois que nous nous voyons, Hubert, on ne se verra plus du tout ! Je me demande même si…

— Allons, allons ! Ne vous fâchez pas ! J’ai simplement peur que vous ne dépassiez les limites de vos forces ! Et maintenant je me tais. Allez-y, mon garçon ! lança-t-il à son ancien élève.

— Merci, professeur ! Mais quand vous saurez ce qu’a été le voyage de nos deux vaillantes associées, vous comprendrez qu’à une lassitude réelle se joint une véritable angoisse touchant l’avenir de Morosini et de son épouse…

Il relata alors la suite de mauvaises surprises que Zurich avait réservées aux deux voyageuses depuis l’accueil décourageant de Lisa, l’incident des roses pour en venir à l’incroyable rencontre de Gaspard Grindel avec celui dont on ne savait plus très bien comment il s’appelait.

— Afin que vous n’ignoriez rien du point où nous en sommes, j’ajouterai qu’en passant par Paris, ces dames ont rencontré le commissaire Langlois, qu’il en sait autant que nous à cette heure et qu’il a sans doute pris déjà des dispositions. Dont l’une, primordiale, est de faire surveiller l’hôtel de Mme de Sommières dès qu’Aldo y sera rentré. Et ce sera samedi prochain !

— Vous l’avez vu ce matin, Amélie ? Vous lui avez raconté tout ça ?

— Bien sûr que non, explosa Marie-Angéline qui n’aimait pas garder le silence trop longtemps. Il a eu droit à une version expurgée mais il m’étonnerait que l’on en reste là longtemps. Dès qu’il se sentira d’aplomb, Aldo, tel qu’on le connaît, va vouloir s’en mêler et ça ne va pas être une mince affaire que de l’obliger à se tenir tranquille. Évidemment nous ferons de notre mieux…

— … mais vous aurez tout de même besoin d’aide, fit Adalbert, et ce rôle me revient… Encore que j’aie grande envie d’aller moi aussi me balader en Suisse…

— Si c’est pour tenter de convaincre Lisa, vous perdrez votre temps, mon garçon ! Je suis persuadée qu’elle se méfiera de vous plus encore que de moi ! soupira Mme de Sommières.

— Ce n’est pas elle que je voudrais voir, c’est l’auteur de ses jours ! C’est invraisemblable qu’il ait jugé bon de filer à Londres juste après que sa fille fut rentrée au bercail. Cela ne lui ressemble pas ! Et moi j’aimerais savoir ce qu’il pense de cette histoire ! Sans vouloir dénigrer le travail auquel vont se livrer les policiers, il me répondra à moi plus facilement qu’à eux…

— Surtout qu’en Suisse, les argousins vont avoir besoin d’un tas d’autorisations, déclara Hubert. C’est, je crois, l’un des rares pays d’Europe qui n’adhère pas vraiment à Interpol ! Mais pour ce qui est de surveiller Morosini, je vous offre bien volontiers mon aide…

Wishbone vida son verre de vouvray – qui était en train de devenir sa boisson préférée – et leva la main comme s’il s’agissait de voter :

— Moi aussi ! dit-il enthousiaste. Et je donne tous les dollars pour acheter complices, espions, maisons pour surveiller…

— Des tueurs aussi ? ironisa Marie-Angéline.

Mais il ne plaisantait pas.

— Si nécessaire on avait, oui aussi ! C’est moi la cause de tout le malheur je veux réparer !

— Vous n’avez pas envie de revoir votre cher Texas ? insinua doucement Mme de Sommières en trouvant un sourire pour ce charmant bonhomme que tous avaient adopté.

— Si, mais pas maintenant ! Quand tout sera dans l’ordre, j’achète un yacht et j’emmène tout le monde visiter. En ce moment c’est moi qui visite Touraine ! Magnifique pays ! Peut-être acheter un château et forêt de chênes pour le… gui ? C’est bien ça, Hubert ? acheva-t-il avec un large sourire à l’adresse de son hôte qui, lui, s’empourpra brusquement sous l’œil incrédule de Mme de Sommières et de Plan-Crépin qui ne put retenir un :

— Je rêve ! Professeur, vous avez entamé les approches pour l’embrigader dans… Ouille !

Elle n’alla pas plus loin. Adalbert lui avait à moitié écrasé un pied sous la table. Et se hâtait de reprendre :

— Nous nous éloignons de notre sujet ! Dans l’instant présent il s’agit d’assurer à Morosini une convalescence aussi paisible que possible et, pendant ce temps, tenter de recoller de notre mieux les morceaux de son ménage. Pour ce qui est de l’immédiat on le ramène à Paris et on laisse faire Langlois et ses hommes. C’est lui qui m’avertira quand je pourrai me rendre à Zurich pour causer avec Moritz Kledermann. On pourrait faire plus de mal que de bien.

— À présent qu’Aldo va vers sa guérison, je ne vous cache pas que mon souci principal est Lisa. En la voyant, dans cette clinique où, selon moi, elle n’avait pas à être j’ai eu l’impression d’avoir devant moi une autre femme. Le sort de son mari lui est indifférent. Son seul point sensible c’est le fait qu’elle ne pourra plus avoir d’enfants. Elle se sent humiliée, blessée…

— Étant donné qu’elle en a déjà trois à son actif et qu’elle rejette son époux, elle ne devrait pas en être affectée, remarqua le professeur… ou serait-ce qu’elle souhaite en avoir un d’un autre… époux ?

— Hubert ! s’indigna la marquise. Vous ne la connaissez même pas et vous émettez une idée… insultante à son encontre ! Et je viens de vous dire que je n’avais pas reconnu la femme à qui je vouais jusqu’à présent une affection quasi maternelle…

— Et vous attribuez ce changement à la clinique ? reprit Adalbert. Il est naturel que vous ayez eu un choc en apprenant qu’elle avait atterri chez… Je ne dirai pas les fous mais ça y ressemble fichtrement. Ce qu’il faudrait savoir c’est si on l’a mise là parce qu’elle en avait besoin après ce quelle a vécu… ou si c’est dans une intention malveillante, pour qu’elle y perde au fur et à mesure la raison… et cela me paraît tout de même un peu gros à quelques centaines de mètres du domicile paternel ! C’est pourquoi il faut à tout prix que j’obtienne un entretien avec Kledermann !

— Vous avez sans doute raison mais avouez que découvrir une collusion entre le cousin Gaspard et l’assassin de la Croix-Haute donne à réfléchir.

Plan-Crépin toussota pour s’éclaircir la voix puis avança :

— Et si, au lieu de tourner en rond, on allait voir un peu du côté de Vienne ? Personne jusqu’ici n’a seulement fait allusion à Mme von Adlerstein, la grand-mère de Lisa chez qui les enfants se trouvent ! Si elle a réellement besoin d’un soutien solide c’est chez elle et auprès de ses mioches qu’elle devrait être !

— C’est très juste ! admit Adalbert. C’est même curieux que la vieille dame ne se soit pas encore manifestée. Les journaux français ne sont pas interdits de séjour à Vienne ! Il faut reconnaître qu’ils ont été relativement discrets grâce à Langlois, j’imagine. Aucun n’a fait ses gros titres du « drame de la Croix-Haute ». On a seulement signalé que les pseudo-Borgia avaient fait sauter le château avant de prendre la fuite mais qu’on avait pu libérer leurs prisonniers. Il est très possible que la comtesse ne sache rien… surtout si elle n’est pas dans son palais viennois mais à Rudolfskrone, son château d’Ischl.

— Pour l’instant, coupa Mme de Sommières, je crois qu’il ne faut pas la déranger. Elle n’ignore pas, lorsqu’on lui confie les enfants, qu’il s’agit surtout de les mettre sous la protection de ses résidences qui sont de véritables forteresses intérieures. Il est probable que son gendre se soit chargé de la tenir au courant puisque c’est lui qui a payé la rançon, et se rendre auprès d’elle maintenant équivaudrait peut-être à la désigner comme prochaine cible. On avisera plus tard, en accord avec Langlois, et c’est moi qui m’en chargerai.

Il n’y avait rien à ajouter et on se sépara là-dessus.

— Tout compte fait, recommanda Adalbert aux deux nouveaux amis, tandis que les dames s’éloignaient, continuez donc à fouiller vos ruines. Je sais d’expérience que cela peut donner des résultats surprenants… On vous tiendra au courant !


Le samedi matin, comme prévu, Aldo fit ses adieux à l’hôpital et à ceux qui l’avaient si admirablement soigné… Adalbert s’était chargé de lui acheter des vêtements – il refusait l’idée de partir en robe de chambre ! – à sa taille et aussi proches que possible de ses goûts mais comme ses objets personnels – montre, portefeuille, briquet et porte-cigarettes en or à ses armes comme la sardoine gravée que, depuis le XVIe siècle, se transmettaient les princes Morosini – avaient disparu, le rescapé éprouvait le désagréable sentiment d’être quasiment nu. Pire encore : son anneau de mariage dont son annulaire ne gardait plus qu’une trace légère :

— Je n’arrive pas à m’ôter de l’esprit qu’il y a là un symbole inquiétant ! confia-t-il à Adalbert qui, secondé par Mme Vernon, l’avait aidé à s’habiller… et qui lui rit au nez :

— Tu ne vas pas devenir superstitieux ? Avoir perdu ta chevalière ne t’enlève ni ton nom ni ton titre pas plus que ton alliance ne fait pas de toi un célibataire ! À ce train-là, tu vas passer ta convalescence à te faire tirer les cartes par Plan-Crépin ! Secoue-toi, que diable !

En réalité, la joviale indignation du « plus que frère » était quelque peu forcée. Comme tout bon égyptologue qui se respecte, il était plus sensible aux symboles qu’il n’accepterait jamais de l’avouer. Même s’il ne fit aucun commentaire, Aldo ne s’y trompa pas.

— Me secouer, je voudrais bien, mais j’ai la tête qui me tourne un peu !

— Vous voyez bien que l’ambulance n’est pas du luxe ! Si l’on vous avait écouté on vous aurait laissé partir dans la voiture de M. Vidal-Pellicorne, triompha l’infirmière.

— … et il aurait fallu une civière pour vous en extirper… sans oublier que vous auriez fini le voyage sur la banquette arrière ! conclut le docteur Lhermitte qui entrait une lettre à la main. Alors pour l’amour de Dieu, ne m’abîmez pas mon ouvrage ! Vous aurez encore des vertiges et des migraines pendant quelque temps. Il faut vous y résigner ! D’ailleurs cette lettre est pour le professeur Dieulafoy dont Mme de Sommières m’a dit qu’il était de ses bons amis et qu’il vous avait déjà soigné. Il me relaiera. Et maintenant, bonne route… Et encore meilleur rétablissement ! Le succès dépend de vous…

— Merci, docteur ! Merci du fond du cœur ! Je sais que j’ai eu une chance inouïe d’être arrivé entre vos mains !…

Quelques minutes plus tard, l’ambulance franchissait le seuil des urgences emportant Aldo, un jeune externe pour les soins éventuels… et un policier armé. Suivait la voiture d’Adalbert véhiculant Mme de Sommières et Marie-Angéline. Lui aussi était armé, ce qui avait fait tiquer cette dernière :

— Ce déploiement d’artillerie est-il vraiment nécessaire ?

— Le commissaire Desjardins estime qu’il vaut mieux prendre trop de précautions que pas assez. On ne vous l’a pas dit mais des bouts de papier inquiétants ont atterri sur son bureau. Il ne faut pas se bercer d’illusions : Aldo a au moins un ennemi tenace qui ne renonce pas !

— Tout de même…

Mme de Sommières intervint :

— Ne jouez pas les hypocrites, Plan-Crépin ! Vous êtes tout bonnement furieuse parce que personne n’a songé à vous offrir une pétoire quelconque !

— Si ce n’est que ça, fit Adalbert imperturbable, il y a un pistolet chargé jusqu’à la gueule dans la boîte à gants ! Je n’ai pas oublié vos talents de société !

Elle s’en empara avec l’assurance d’un vieux troupier, vérifia qu’il était bien en ordre de marche, le posa sur la banquette et se sentit plus sereine, mais toutes ces précautions se révélèrent inutiles et ce fut en toute tranquillité que l’on réintégra la rue Alfred-de-Vigny et les beaux arbres du parc Monceau…

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