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Les douze coups de minuit

Quand, vers huit heures du matin, Plan-Crépin entra dans sa chambre précédant Boleslas qu’elle débarrassa de son vaste plateau, Mme de Sommières se demanda quel genre de nuit elle avait pu passer si l’on en jugeait la mine lugubre qu’elle arborait, contrastant avec le beau soleil que la fenêtre restée ouverte avait permis de s’étaler largement.

— Au moins avons-nous bien dormi ? s’enquit-elle avec sollicitude tout en déposant le petit déjeuner au pied du grand lit.

— Pourquoi « au moins » ? C’est comme si vous poursuiviez une conversation commencée ? Avec vous-même peut-être ?

Sans répondre, l’héritière des Croisés versa dans une tasse un café dont l’arôme embaumait, y ajouta du sucre et prit une tranche de brioche qu’elle entreprit de beurrer farouchement avant d’offrir le résultat à la marquise. Qui refusa :

— Plus tard ! Quand vous m’aurez dit pourquoi vous faites cette tête ! Vous avez mal dormi, vous vous êtes disputée avec Hubert, ou Boleslas, ou les deux ? Oh, je crois savoir ! Nous sommes à des centaines de kilomètres de Saint-Augustin et il n’y a pas d’église aux environs ?

— Il y en a deux… plus un couvent ! J’irai y faire un tour tout à l’heure pour demander au Seigneur de m’éclairer…

— Et que fait-il d’autre ? Regardez ce soleil ! En voilà assez des cachotteries ! Dites-moi ce qui vous tracasse ou vous refaites les bagages et nous rentrons par le premier train !

— C’est que, justement, je me demande si ce ne serait pas la seule chose intelligente !… Je m’en veux de vous avoir entraînée jusqu’ici alors que vous n’en aviez pas tellement envie ! Et pour y trouver quoi ? Une maison mal tenue par deux vieux garçons qui n’ont pas la plus petite idée du genre de vie d’une grande dame ! Qui trouvent tout naturel que ladite dame se change en professeur de cuisine pour un Polonais timbré ! Où il n’y a pas la moindre trace d’une femme de chambre et que, par-dessus le marché, je me suis oubliée, moi, jusqu’à la laisser sans assistance, se dévêtir et se préparer pour la nuit !

— Vous perdez l’esprit, Plan-Crépin ! C’est moi qui vous l’ai défendu en précisant que je voulais être seule ! Alors maintenant, servez-vous une tasse de ce délicieux café et ensuite videz votre sac ! conseilla-t-elle en entamant son petit déjeuner.

Avec un vif plaisir ! Ce matin, elle se sentait incroyablement sereine. C’était comme si son tête-à-tête avec le plus beau souvenir de sa vie l’avait plongée dans un bain de jouvence alors qu’elle avait eu si peur que ce retour à Lugano ne réveille l’ancienne douleur. Peut-être parce que l’âge qui était le sien et qui chaque jour la rapprochait de l’issue inéluctable lui faisait espérer qu’à cet instant une ombre chère viendrait lui prendre la main ?

En attendant, il y avait Aldo qu’elle aimait comme un fils. Aldo plus beau que John mais que sa silhouette et surtout son charme lui avaient parfois évoqué. C’était peut-être la raison qui l’avait incitée à montrer tant d’indulgence envers Pauline Belmont et son ardent amour ? Comment aurait-elle réagi elle-même si John, marié, avait vécu ?

— Alors ? fit-elle quand Plan-Crépin eut fini son café qu’elle avait accompagné d’une tartine. Racontez-moi votre nuit ! À votre mine, je suppose que vous n’avez pas beaucoup dormi ?

— Un peu tout de même… dans la tour !

— En compagnie de Wishbone ? Tiens donc ! sourit la marquise.

— Non. Je l’avais prié de me laisser seule. Nous n’avons pas, et de loin, la même façon de voir les choses et je ne voulais partager mes premières impressions avec personne !

Et elle raconta que les débuts lui étaient apparus plutôt prometteurs. Quelqu’un jouait le deuxième Liebestraum de Liszt avec plus que du talent : une intensité mélodique qui l’avait transportée. Lui avaient succédé les éclats de deux voix : celles d’un homme et d’une femme qui se disputaient. Puis plus rien. Les lumières s’étaient éteintes mais une silhouette noire – véritable fantôme en robe à traîne recouverte d’un voile tombant jusqu’aux pieds ! – était apparue sur la terrasse une canne à la main. Traversant un rayon de lune, elle s’était avancée de quelques pas dans les jardins mais ne s’y était pas attardée. Elle était rentrée et tout s’était refermé sous une main masculine. Plus tard encore – environ deux heures après – il y avait eu un long gémissement… Une fenêtre s’était éclairée au premier étage et un second gémissement avait tourné court. Une fois encore tout s’était éteint et la guetteuse de la tour, vaincue par la fatigue, avait fini par s’endormir dans son fauteuil jusqu’à ce que le lever du jour la réveille…

— C’est assez intéressant ! commenta Mme de Sommières. D’où tirez-vous donc cette furieuse envie de rentrer à la maison ?

— De ce qu’en jetant un dernier coup d’œil avant de regagner ma chambre j’ai vu deux infirmières, l’une à l’un des balcons en train de secouer un linge blanc, et l’autre remontant le jardin venant de je ne sais où…

— D’où vous avez conclu ?

— Que la « vox populi » a raison, que la villa des derniers Borgia devient une clinique pour dérangés du cerveau, sans doute fortunés… et que je suis une idiote ! Les policiers sont repartis, nos deux lascars ne demandent qu’à les imiter… et nous serions beaucoup mieux au parc Monceau !

Elle reprit le plateau qu’elle alla poser sur une table. La marquise se leva, enfila ses mules et son déshabillé puis s’approcha de la fenêtre.

— Cela ne vous ressemble pas, Plan-Crépin, de jeter le manche après la cognée au bout de quelques heures !

— Il faut croire que je vieillis !

— En voilà une autre ! C’est bien la première fois que je vous vois rechigner devant l’ennemi sans avoir engagé le fer ! Je vous ai connue plus pugnace ! Ce qui est certain c’est que vous n’avez pas assez dormi… ni réfléchi, sinon il vous serait peut-être venu à l’esprit qu’une clinique psychiatrique pourrait être un paravent idéal pour masquer une affaire louche ? Moralité : allez vous coucher, faites un tour à l’église, tirez-vous les cartes et invoquez les mânes de vos glorieux ancêtres croisés… mais trouvez quelque chose, morbleu ! Quant à moi, je vais prendre un bain rapide ensuite j’irai donner un cours de cuisine à cet ectoplasme polonais qui a toujours l’air de flotter entre deux eaux !

Et comme Marie-Angéline, figée sur place, ne bougeait toujours pas, elle s’impatienta :

— Alors, que décidez-vous ?

— D’aller dormir une heure, puis de prendre une douche pour m’éclaircir les idées… et j’irai à l’église ! Nous avons tout à fait raison !


Le résultat fut encourageant. En prenant place à la table du déjeuner l’œil vif et la démarche assurée, Plan-Crépin demanda à Wishbone s’il aurait l’obligeance de lui servir de chauffeur vers quatre heures pour la conduire à la villa Malaspina. Habitué à ne s’étonner de rien, il acquiesça sans poser de questions mais Hubert, lui, réagit :

— Qu’est-ce vous avez l’intention de faire là-dedans ?

— Récolter des renseignements, voyons ! Le bruit court partout de la transformation en maison de santé. Or, fraîchement débarquée des États-Unis, afin de rendre visite à une tante adorée venue soigner sa mélancolie dans un pays qu’elle aimait particulièrement dans sa jeunesse, j’ai eu la douleur de constater qu’elle souffrait à présent d’une véritable dépression. Malheureusement elle vit seule, assistée de deux serviteurs légèrement dépassés par les événements, et ne pouvant m’attarder à Lugano plus d’un mois avant de rentrer à New York je viens voir si la nouvelle clinique pourrait la prendre en charge !

Le professeur soudain apoplectique bondit :

— Vous voulez envoyer Amélie chez les fous ? Mais c’est vous, ma petite, qu’il faudrait interner !

— Ne prenez pas feu, Hubert ! intervint l’intéressée. Ce n’est pas si bête, au contraire ! D’ailleurs cela ne veut pas dire qu’une ambulance viendra me chercher demain ! Plan-Crépin ne veut que se renseigner, c’est tout !

— Il faudrait d’abord qu’elle ait l’air d’une Américaine, ce qui est loin d’être le cas !

— Et cela ressemble à quoi, une Américaine ? s’insurgea Marie-Angéline avec un accent yankee à couper au couteau. Je vous apprends que je parle parfaitement cette langue… ainsi que quelques autres ! précisa-t-elle, avec une certaine satisfaction. Aussi vais-je me présenter : je suis Miss Henrietta Santini… et nous verrons bien !

Vers les quatre heures, vêtue d’un tailleurs gris souris sur un chemisier blanc, un chapeau de paille noire orné d’une coque de ruban blanc sur la tête, elle prenait place à l’arrière de la voiture dont Wishbone « en civil », un panama enfoncé jusqu’aux yeux, lui ouvrait dignement la portière. Elle se sentait déterminée mais elle avait dans sa poche un chapelet bénit par le pape et, au cou, sous le col montant du corsage, et au bout d’un lien de velours noir, une modeste croix de bois qu’au cours d’un séjour à Jérusalem(9) elle avait fait toucher au tombeau du Christ. Il fallait au moins ça pour combattre les insinuations défaitistes d’une petite voix intérieure qui s’obstinait à lui chuchoter qu’elle allait s’aventurer sur un terrain diabolique et donc dangereux.

— On y va ? invita Cornélius qui ne se sentait pas tellement rassuré même s’il eut fallu le débiter en tranches pour le lui faire avouer.

— Évidemment ! Qu’est-ce que vous attendez ? Vous avez peur ?

— Non, non ! affirma-t-il après s’être raclé la gorge. Mais j’aimerais tout de même mieux que vous ne pénétriez pas dans ce… machin… toute seule !

— C’est justement ce que j’espère ! Voir de plus près l’intérieur de cet antre des Borgia ! Et comme il n’est pas d’usage qu’un chauffeur suive sa patronne, vous m’attendrez bien sagement !

Le chemin n’était pas long puisqu’il suffisait de descendre la route étroite bordant Hadriana jusqu’au premier croisement et d’en rencontrer une autre qui, elle, épousait les imposants jardins de la Malaspina.

En moins de dix minutes on fut à destination, et Wishbone garait la voiture devant le chef-d’œuvre de ferronnerie ancienne qu’était la grille entre deux pilastres couronnés de lions assis. Sur l’étagement des jardins, la villa se laissait admirer dans toute sa beauté classique sauvée de la sévérité par la grâce de ses balcons, de ses balustres et d’une végétation luxuriante. Le cadre de verdure abritait la double évolution du chemin en pente destiné aux voitures.

— C’est vraiment dommage de mettre ici des demi-fous ou des fous complets. Même très riches ! soupira Cornélius en hochant la tête. Je verrais plutôt… un hôtel pour y vivre des moments de bonheur. À deux de préférence…

— Plus tard le romantisme ! Je préférerais que vous klaxonniez pour que l’on nous ouvre !

L’appel fit apparaître le gardien au seuil du pavillon d’entrée mais il n’ouvrit pas la grille, sortit par la porte piétonne et s’approcha de la voiture en touchant sa casquette à visière. Ses bottes, son costume et son baudrier lui donnaient l’air d’un garde-chasse plutôt que d’un paisible concierge. Il demanda ce que l’on désirait.

Comme, naturellement, il s’était exprimé en italien et que l’Américain ne le comprenait pas, ce fut la passagère qui se chargea de la réponse :

— Je voudrais voir le propriétaire ou le directeur de cette maison, dit-elle.

— Pour quoi faire ?

Ce genre d’accueil rogue avait le don de mettre Plan-Crépin en boule. Toisant le malappris d’un face-à-main emprunté à Mme de Sommières pour paraître plus imposante elle déclara :

— Je ne crois pas que cela vous regarde !

— Tout ce qui entre me regarde ! Ordre du patron !

— Fort bien. En ce cas allez l’informer qu’il s’agit d’une inscription.

— Une inscription ? Sur quoi ?

— Vous êtes stupide ou vous faites semblant ? On raconte dans tout le pays que cette propriété est devenue une clinique pour malades à la fois dépressifs et fortunés. Or je souhaiterais lui confier une parente qui m’est chère ! C’est vrai ou pas cette affaire de clinique ?

— C’est vrai… mais tenez, voilà justement le patron qui vient ! Je vais le chercher !

Deux hommes, ayant sans doute aperçu la voiture, se dirigeaient en effet vers eux. Ce que voyant, Cornélius se tassa autant que possible sur son siège, bénissant son chapeau, ses lunettes noires et le rasoir qui avait supprimé depuis belle lurette les flocons de sa ravissante barbe en éventail. Il connaissait plus que parfaitement les deux hommes depuis son séjour au château de la Croix-Haute à l’époque, récente – à laquelle il ne pouvait s’empêcher de penser parfois avec du vague à l’âme ! –, où il vivait un rêve ébloui auprès d’une femme sublime. Le mirage s’était brisé quand il avait été confronté à une cruelle réalité. Non seulement c’était une criminelle mais elle avait tenté de l’immoler par le feu avec Morosini, sa femme et Pauline Belmont. En un mot, c’était l’homme à la Chimère, celui qui se voulait le dernier des Borgia. Quant à l’autre, c’était celui qu’on appelait Max, tout dévoué à la Torelli et dont Aldo n’avait jamais vu le visage… et qui cependant avait réussi à les sauver tous les quatre d’une mort horrible…

Percevant ce qu’il ressentait à la crispation de ses épaules, Marie-Angéline ouvrit la portière pour descendre mais, après avoir fait signe à son compagnon de s’éloigner, César l’en empêcha d’un geste de la main :

— Je vous en prie, madame, ne vous donnez pas la peine ! Je viens vers vous, dit-il courtoisement en anglais. On m’apprend que vous êtes américaine ?

— En effet ! répondit-elle, empruntant un nasillement yankee des plus convaincants. Je suis Miss Henrietta Santini de Philadelphie venue passer un mois auprès d’une tante qui m’est chère, Mrs. Albina Santini retirée dans ce beau pays…

— Veuillez m’excuser, mais votre nom ne m’est pas inconnu…

— Il se peut. Tante Albina est votre voisine. Depuis longtemps attachée à cette magnifique région, elle vient d’acheter la villa Hadriana. Or, elle souffre d’une dépression dont, à mon arrivée, j’ai pu constater qu’elle aurait tendance à s’aggraver. Aussi...

— Vous souhaiteriez nous la confier si j’ai bien compris ?

— C’est cela même ! Dans un mois environ, il me faudra rentrer chez moi où je me résignais à la ramener quand le bruit m’est parvenu…

— De notre installation ? Mon ami, le docteur Morgenthal de Zurich, m’en a donné l’idée et nous a déjà envoyé deux patients mais, dans l’état actuel de la maison, nous ne pouvons en accueillir davantage avant justement un mois ou deux… Nous sommes obligés de procéder à d’importants travaux. Aussi dois-je vous prier de prendre patience… et de revenir me voir disons… le mois prochain à pareille date ?

— On ne peut pas visiter ?

— Non, pardonnez-moi ! Ah, je suppose que vous souhaiteriez avoir une approche des tarifs… évidemment élevés que nous allons pratiquer ?

Plan-Crépin lui offrit un charmant sourire teinté de dédain accompagné d’un geste désinvolte :

— Ne vous donnez pas cette peine ! Cela m’indiffère ! Ce qui compte c’est qu’il me soit dès à présent possible d’envisager un avenir confortable et, surtout, selon ses goûts, d’une femme que j’aime infiniment ! Nous garderons d’ailleurs la villa Hadriana afin de pouvoir y séjourner de temps à autre mes frères et moi ! Eh bien, monsieur… ?

— Comte César de Gandia-Catannei ! fit-il en s’inclinant… Qui sera toujours enchanté de vous revoir… quand les travaux seront terminés ! Jusque-là je dois m’absenter.

L’échange de politesse achevé, César s’éloigna tandis que Wishbone faisait demi-tour avec une certaine nervosité.

— Vous êtes sûre d’avoir eu raison en lui disant qu’on était voisins ?

— Tout à fait ! Vous pouvez être persuadé que, depuis que vous êtes là, ils ont dû faire quelques observations et comme vous avez pu leur paraître quelque peu étranges, ils ont au moins une explication valable…

— Si vous voulez ! Moi, en tout cas, je n’ai jamais été aussi heureux d’avoir sacrifié ma barbe et ma moustache ! Parce qu’ils me connaissent tous les deux.

— Expliquez-moi ça !

Ayant trop chaud, elle venait d’ôter son chapeau et s’en servait comme d’un éventail.

— Oh, c’est facile à comprendre et vous oubliez qu’après avoir escorté Lucrezia Torelli depuis sa fuite de Londres, j’ai séjourné au château de la Croix-Haute en tant qu’hôte privilégié ! J’ai même joué aux échecs avec le comte César. Quant à l’autre, Max, il était le majordome. Un curieux majordome qu’il m’est arrivé de voir affublé d’une cagoule de laine noire… et qui accessoirement m’a sauvé la vie ainsi que celles de leurs prisonniers dont je me suis retrouvé au même rang !

— Il fallait commencer par le début ! s’exclama Marie-Angéline ravie. C’est un homme de bien alors ?

— N’exagérons rien ! Il était disposé à nous abattre tous au revolver quand le château a été attaqué mais a « rué dans les brancards » quand Lucrezia est revenue en trimballant des bidons d’essence qu’elle a commencé à déverser autour de nous. Alors il l’a proprement assommée et chargée sur son épaule après avoir libéré Morosini et en lui procurant les moyens de secourir les otages… dont moi ! Moi, qu’elle couvrait de caresses une heure plus tôt !

Submergé sans doute par l’émotion, il donna un brusque coup de volant qui précipita sa passagère sur le dos du siège avant, afin d’éviter un cycliste qui dévalait la route et s’éloignait en le couvrant d’injures !

— Arrêtez-vous et reprenez vos esprits ! conseilla Plan-Crépin qui retrouvait son équilibre et recoiffait son chapeau. Sinon vous allez rentrer en larmes et moi en morceaux !

— Oh, ça va aller ! On est presque arrivés !

— Si vous le dites !… soupira-t-elle en se signant par précaution.

Le trajet s’acheva en effet sans histoires mais dès qu’il eut rentré la voiture au garage, Wishbone fila dans sa chambre, laissant à Marie-Angéline le soin du reportage… Qui fut diversement accueilli comme on pouvait s’y attendre. Le professeur cracha feu et flammes, s’opposant formellement à ce que sa belle-sœur soit enfermée chez des fous, assassins par-dessus le marché :

— Que ce soit dans huit jours ou dans un mois, elle n’ira pas ! Je m’y opposerai formellement !

— Ah ! Que voilà un spectacle qu’il me serait doux de contempler ! ironisa Mme de Sommières, mais il est inutile d’affûter votre lance, vous n’aurez pas à en rompre pour mes beaux yeux : dans un mois nous ne serons plus là !

— Comment le savez-vous ?

— Une intuition ! Et puis réfléchissez un peu ! Il n’a jamais été prévu que nous restions ici en attendant le Jugement dernier. Dans l’état actuel des choses nous n’attendons plus que des nouvelles d’Aldo et d’Adalbert quand ils connaîtront le lieu du rendez-vous entre Grindel et César. Ce qui ne devrait plus tarder, le délai accordé par l’Italien pour la livraison des joyaux Kledermann étant de quinze jours…

— À mon avis, reprit Wishbone, reparu entretemps, le lieu en question devrait se situer quelque part de notre côté puisque César doit livrer Kledermann en échange de la moitié de sa collection. Or ça ne doit être ni facile ni réjouissant d’avaler des kilomètres en compagnie d’un cadavre tandis qu’une clinique – même en gestation ! – me paraît l’endroit idéal pour le garder caché ?

— Et pourquoi n’aurait-il pas été transporté ici dans la première des fameuses ambulances ? avança Plan-Crépin. Rien de plus simple que de le faire passer de vie à trépas au moment de la livraison ! Mais à mon avis, Grindel se méfiera si on le fait venir jusqu’à Malaspina… à moins qu’il n’ait une escorte solidement armée !

— Alors où ? fit Hubert. Notre voisin ne peut se rendre en France où il est recherché par la police pour prise d’otages et complicité d’incendie. Le plus lourd reposant sur sa sœur. En Suisse il est à peu près tranquille !

— C’est égal, soupira Plan-Crépin soudain rêveuse. J’aurais aimé aller mettre mon nez dans le contenu de cette sacrée Malaspina ! À mon avis, si Kledermann est encore vivant il ne peut être que là ! Et puis il y a autre chose qui me tourmente et dont on n’a pas dû se soucier beaucoup et que, moi, j’ai entendu de mes propres oreilles, c’est…

— … l’allusion à la collection Morosini que ce truand prétend pouvoir s’approprier ? dit la marquise. Pas de fol orgueil, Plan-Crépin ! Moi aussi j’y pense ! Et je ne vois qu’un seul moyen : la prise d’otage, mais alors qui ? Lisa ? Les enfants ? Cela me paraît difficile : Valérie fait bonne garde et tous ses serviteurs aussi…

— Sans doute, mais pensez donc à celui qui, d’après César, devrait prendre la direction de la nouvelle clinique !

— Ce Morgenthal qui avait si adroitement manipulé l’esprit de Lisa ? Mon Dieu ! Vous pourriez avoir raison ! Allez appeler Paris, Plan-Crépin. Chez Adalbert on ne doit pas s’éloigner du téléphone de plus de quelques pas !

Elle s’exécuta sans se faire prier et revint en annonçant une attente de trois heures.

— En principe, conclut la marquise, vous devriez tomber sur le maître de céans. Sinon débrouillez-vous comme vous pourrez pour ne parler qu’à lui ! Avec ce qu’il subit depuis sa sortie de l’hôpital, Aldo nécessite encore des ménagements ! Et Adalbert saura parfaitement lui taper sur les doigts pour l’empêcher de prendre l’écouteur et lui faire ingurgiter une couleuvre à sa façon !

En attendant – et une fois le dîner expédié sans trop savoir ce que l’on mangeait – on opta pour un bridge… auquel les deux hommes apportèrent quelque attention, Mme de Sommières et Marie-Angéline jouant, pour leur part, en dépit du bon sens…

Les trois heures d’attente étant légèrement dépassées, Plan-Crépin voulut rappeler. Une voix anonyme lui apprit que suite à des perturbations atmosphériques, la ligne était en dérangement… Un incident plutôt fréquent dans les pays de montagnes.

Et ce fut seulement vers midi, le lendemain, que l’on réussit à obtenir la rue Jouffroy… et la voix courtoise de Théobald qui, très heureux d’entendre Mlle Marie-Angéline, lui apprit que « ces messieurs sont partis ce matin aux alentours de huit heures » après avoir tenté vainement d’appeler la villa Hadriana la veille au soir.

— Partis pour où ? Vous l’ont-ils dit ?

— Pour la Suisse, mademoiselle !

— C’est grand, la Suisse ! Sans préciser autrement ?

— Non. C’est tout ce que je devais dire à ces dames !… Et aussi qu’on les rappellerait une fois l’affaire réglée !

Il avait bien fallu s’en tenir là. Au point où l’on en était, il ne restait plus que le jeu des conjectures et, naturellement, ce fut Plan-Crépin qui l’inaugura :

— Je ne crois pas qu’ils soient en route pour venir nous rejoindre ! On nous aurait prévenues afin que tout soit prêt à les recevoir ! Mais en ce cas, où vont-ils ?… Ils ne retournent tout de même pas à Zurich ?

Et pourtant c’était bien là le rendez-vous !


En fait, les deux complices avaient eu du mal à s’entendre ainsi que l’inspecteur Sauvageol vint l’expliquer aux reclus de la rue Jouffroy en leur donnant le feu vert du départ :

— Lors de l’entretien que Mlle du Plan-Crépin a surpris – et qui n’était pas franchement chaleureux d’après la relation que j’ai pu lire –, Gandia-Catannei avait dit à Grindel qu’il le rappellerait pour lui indiquer leur prochaine rencontre. Or ce dernier quittait l’avenue de Messine pour n’y plus revenir en omettant – volontairement ou non ? – de donner le numéro de Nogent.

— Pourquoi pensez-vous qu’il l’ait fait volontairement ? demanda Morosini. Venant d’apprendre que l’autre avait gardé Kledermann en vie, il n’avait guère intérêt à couper les ponts ?

— Peut-être pour s’accorder le temps de réfléchir. De toute façon, il voulait appeler lui-même afin de prendre l’initiative du rendez-vous !

— Quoi qu’il en soit, il a décidé de téléphoner à Lugano d’où l’autre était absent. Ce qui n’a pas eu l’air de lui faire plaisir. Aussi a-t-il décidé de donner le numéro des Bruyères blanches… et comme par miracle, on s’est manifesté deux heures plus tard. Je vous prie de croire qu’alors la discussion a été houleuse ! Non sans logique, Grindel insistait pour se rendre chez Gandia, persuadé que Kledermann s’y trouvait et que le voyage lui donnerait le plaisir d’exécuter lui-même son cher oncle contre la moitié des joyaux…

— Pouah ! fit Adalbert. Le vilain bonhomme ! Il est décidément complet le cousin Gaspard ! La suite ?

— Gandia n’a rien voulu entendre. D’abord Kledermann n’était pas en sa possession. Ayant entrepris de gros travaux à la Malaspina dans le but d’en faire une maison de repos pour milliardaires névrosés, il aurait été trop dangereux, étant donné la présence de nombreux ouvriers, d’y garder un otage… et même deux ! Pardonnez-moi ce que vous allez entendre, monsieur Morosini ! Je ne voulais pas vous le dire mais le patron veut que vous soyez au courant de tout !

Aldo avait blêmi, tandis que sa gorge se serrait :

— Un otage ? Qui ?

— Votre fondé de pouvoir, M. Guy Buteau qui vient d’être enlevé de chez vous ! Souvenez-vous que Gandia s’est vanté…

— Vous ne m’apprenez rien, inspecteur ! Continuez !… Mais continuez vite ! Où ces deux misérables vont-ils se rencontrer ?

— À Zurich…

— À Zurich ? sursauta Adalbert. Et Grindel a accepté ça ? Il doit être devenu fou !

— De la façon dont l’autre l’a présenté, c’est défendable ! Il viendra en voiture avec Kledermann drogué et gardé par un de ses hommes. Grindel lui-même peut se faire accompagner par quelqu’un s’il le souhaite afin que le jeu soit égal.

— Et où, la rencontre ?

— Là on est confronté à une énigme. Il n’est pas complètement piqué, ce pseudo-Borgia ! Il a dit : « Derrière l’église, dans cet endroit si agréable où vous m’aviez emmené déjeuner pour sceller notre accord en m’assurant qu’on y mangeait les meilleures truites au bleu et surtout les meilleurs gâteaux au chocolat de la terre ! Mmm !… Quand j’y pense je sens encore l’odeur. L’église étant au milieu d’une prairie… ! » Fin de citation ! Ça vous dit quelque chose ?

— Non ! fit Aldo. Des bonnes auberges, il y en a pléthore autour du lac et leurs pâtisseries sont de qualité équivalente.

— Bon ! soupira Sauvageol. Il n’y a pas cinquante solutions : il faut filer le train à Grindel ! Sur quelque six cents bornes, ça va pas être de la tarte !

— D’autant que c’est paraît-il un as du volant ! prévint Adalbert. Mais nous on ne se défend pas trop mal, même Morosini qui vit surtout sur l’eau ! Ne vous tourmentez pas, on sera derrière vous. Vous reprenez votre poste à Nogent à quelle heure ?

— Grindel a spécifié qu’il partirait de bonne heure pour faire la route dans la journée afin d’avoir le temps de se retourner. Le soleil se lève tôt en juin. J’y serai à quatre heures et demie… Ah ! J’allais oublier : le patron vous fait dire qu’on a envoyé aux frontières des photos du personnage avec ses coordonnées – voiture et tout ! – et la mention : « Transporte une partie des bijoux de la collection Kledermann ». Si les douaniers font bien leur boulot, je devrais le cueillir à Bâle ou aux environs ! Ce qui, évidemment, simplifierait les choses !

— Peut-être ! admit Aldo, mais tant que nous n’avons pas retrouvé mon beau-père, vivant si possible…

— Vous pensez que Gandia aurait menti ?

— C’est le prince du mensonge celui-là ! Aussi, je vous propose, inspecteur, de nous retrouver à l’hôtel Baur-au-Lac… où je vais retenir des chambres…

— Eh là ! Doucement ! Ça m’étonnerait que le patron soit d’accord pour que je fréquente les palaces ! Vous n’auriez pas la taille en dessous ?

— Justement ! Cela vous reposera… et vous serez notre invité. Que Grindel soit arrêté en route ne change rien. Il faut que nous soyons au rendez-vous ! À ce propos, j’ai peut-être une idée que j’aimerais avoir le temps de vérifier !

— Alors de toute façon, à demain soir ! conclut Adalbert avec son immuable bonne humeur. Et ne vous perdez pas en route !

Sauvageol reconduit à la porte, Adalbert revint dans la bibliothèque où il trouva son ami affalé dans un fauteuil, une cigarette d’une main et le verre qu’il venait de se resservir de l’autre.

— Qu’est-ce que c’est que cette idée que tu veux vérifier ?

— Les gâteaux au chocolat de César et l’odeur qu’il croyait encore sentir ! Ça ne te rappelle rien ? C’était il y a quelques années évidemment !… Mais il y a des moments que l’on n’oublie pas !

Toute jovialité éteinte, Adalbert pâlit et d’un geste automatique se prépara un cognac.

— La mort de Wong ! murmura-t-il d’une voix altérée.

Morosini réveillait en effet l’un des épisodes les plus tragiques de leur quête commune pour restituer ses pierres volées au pectoral du grand prêtre de Jérusalem. La dernière pièce manquant encore, la plus dangereuse sans doute parce qu’elle avait à son actif le plus de victimes : l’infernal rubis de Jeanne la Folle ! Dans un beau chalet ancien au bord du lac, ils avaient recueilli le dernier souffle du serviteur coréen de Simon Aronov torturé à mort. Les deux hommes savaient que ce souvenir-là ne s’effacerait jamais de leur mémoire parce qu’il préludait à la tragédie finale(10)

— Elle s’appelait comment, cette bourgade ?

— Kilchberg !… Elle est indissociable de la chocolaterie Lindt et Sprüngli, peut-être la meilleure du monde. Dans la famille on l’apprécie tellement !

Avalant le contenu de son verre d’un trait, Adalbert s’ébroua comme un chien qui sort de l’eau et retrouva sa bonne humeur.

— Une thèse que ne nous laisserait pas soutenir certaine dame de notre connaissance !

— La reine du chocolat belge(11) ? Une reine dont tu aurais pu partager la couronne ? ironisa Aldo. Tu ne l’as pas revue ?

— L’occasion ne s’en est pas trouvée !… Si on revenait plutôt à la confiserie helvétique ? Tu n’as pas une autre indication que le parfum ?

— Si ! L’église au milieu d’une prairie ! C’est le cas de celle de Kilchberg !

— Si mes souvenirs sont exacts, c’est un peu la banlieue de Zurich ?

— Ne m’en demande pas trop ! Quatre ou cinq kilomètres…

— Vu ! Et comme nous aussi on démarre à l’aube, il est temps de se préparer ! Théobald ! Les valises !

On venait de les boucler quand le téléphone sonna. Adalbert alla répondre. Cette fois c’était Langlois :

— Sauvageol vient de me rendre compte ! J’aimerais mieux que vous le laissiez partir seul !

— Pourquoi ?

— Parce que si jeune qu’il soit il à une longue habitude de suivre sans se faire remarquer de son gibier. Ce qui ne serait peut-être pas le cas d’un départ en caravane ! De toute façon, il n’y a pas une foultitude de routes pour gagner Bâle rapidement. C’est par Troyes, Langres, Vesoul…

— … Et Belfort !… On sait, figurez-vous ! Je vous rappelle que ce n’est pas la première fois qu’on la fait, cette fichue route ! brama-t-il. Vous nous prenez vraiment pour des débutants ?… Mais à vos ordres, mon adjudant !

Et il raccrocha sans attendre la suite, rouge d’indignation.

— Si la peau de ton beau-père n’était pas en jeu, je les laisserais joyeusement tomber, lui et ses bons conseils ! Pas toi ?

— Non. Tu oublies celle de mon vieux et cher Guy Buteau. J’aime bien Kledermann mais lui… j’avais douze ans quand il est devenu mon précepteur et je lui dois la majeure partie de ce que je sais ! Alors quelle que soit l’issue de l’entrevue de Zurich, on foncera après sur Lugano… que ça te plaise ou non parce que je suis sûr qu’il est là-bas !

— Pardon ! murmura Adalbert qui ajouta aussitôt : On ne va pas contrarier Langlois mais je serais content d’assister au départ ! Pas toi ?

Pour toute réponse, Aldo lui assena une tape sur l’épaule…


À quatre heures et demie – alors qu’on n’en avait pas tout à fait dormi cinq ! – Adalbert arrêtait la voiture sous les arbres du bois de Vincennes en vue des Bruyères blanches mais à distance suffisante pour ne pas être remarqués. La lumière incertaine de l’aube et un léger brouillard les y aidaient mais par surcroît de précautions, ils mirent pied à terre pour s’abriter derrière un buisson en compagnie d’une paire de jumelles :

— Pour un petit matin de juin, fait plutôt frisquet, ronchonna Aldo en remontant le col de son imperméable tous temps. Quelle fichue idée aussi de vouloir assister au départ de l’ennemi ! S’il ne se décide qu’à neuf ou dix heures on risque de prendre racine !

— Ça m’étonnerait ! Il veut être à destination ce soir et n’attendra pas si longtemps. Il lui faut lui aussi tenir compte des aléas de la route en conducteur averti ! Quant à nous on est sur notre chemin puisqu’on a au moins traversé Paris. Alors ne râle pas ! Écoute plutôt les petits oiseaux qui se réveillent ! Nous n’avons pas si souvent l’occasion de les entendre chanter… Tiens ! Qu’est-ce que je disais : le voilà, ton Grindel !

En effet, la grille s’ouvrait avec un faible crissement et la voiture grise immatriculée en Suisse la franchit et stoppa. L’homme qui avait manœuvré le portail le referma et s’installa auprès du conducteur. Lanternes allumées à cause de la brume, l’automobile s’éloigna.

— Vu ! commenta Adalbert. Ce type doit être Mathias et je sais tout ce que je voulais savoir ! Gaspard emmène son petit frère et l’on va assister à leur numéro de duettistes dont tu as payé pour savoir ce qu’il vaut !

— On s’arrangera avec ! On y va ? fit-il en reprenant sa place.

— Un instant ! Je cherche Sauvageol !

Mais, à ce moment précis, le jeune inspecteur s’inscrivait dans le champ de vision des jumelles. Tous feux éteints, des lunettes sur le nez et une casquette enfoncée jusqu’aux sourcils, il conduisait une Renault de taille inférieure à celle d’Adalbert et qu’Aldo considéra avec compassion :

— Il aurait été mieux avisé de prendre le train ! Le Suisse va lui mettre une centaine de bornes dans les gencives !

— En voilà un langage ! Tu parles comme les chauffeurs de taxi maintenant ? Mais passons ! Pour ta gouverne, ton Altesse, sache qu’avec mes 25 CV je ne m’alignerai pas avec ce modèle réduit. J’ai lu quelque part que le constructeur avait équipé spécialement les voitures destinées à la police ! Pas beaucoup d’apparence mais du cœur au ventre ! Cela dit, démarre !

— Et on va se retrouver à la suite ! Ce dont Langlois ne voulait pas.

— Ce que tu peux être assommant quand tu n’as pas assez dormi ! Non, monsieur, on ne va pas prendre la suite ! Je vais même te dire mieux : on sera à Zurich avant tout le monde !

— Oh ?

— J’explique ! Nos pèlerins vont suivre les routes nationales jusqu’au bout. Nous, seulement jusqu’à Nogent-sur-Seine. Puis je vais t’emmener visiter la France profonde. J’entends par là le réseau des routes départementales, nettement moins encombrées que les voies à grande circulation quelquefois mieux entretenues et si tu y ajoutes que nous éviterons Troyes et Chaumont où ils vont perdre pas mal de temps parce que nous sommes vendredi et que c’est jour de marché, c’est gagné ! On évitera même celui de Langres parce qu’on ne rejoindra la N19 qu’au-delà ! À Vesoul on s’offrira le luxe de les regarder passer en cassant une petite croûte !

— Et l’essence ?

— J’en ai un bidon dans le coffre. D’ailleurs rares sont les villages où il n’y a pas un garagiste ou une pompe… et je te rappelle qu’eux aussi en auront besoin ! Tu as compris ?

— Je crois ! Tu parais si sûr de toi !

— Tu sais, fit Adalbert redevenu sérieux en démarrant, la France, moi, je la connais par cœur parce que j’ai pris la peine de la découvrir dans toute sa beauté ! Il n’existe pas une route, si minime soit-elle, que je n’ai parcourue et je pourrais presque ajouter les chemins creux ! Alors on ne risque pas de se perdre !

— Autrement dit : je ne pourrai pas te relayer ? soupira Aldo déçu et triste.

— Si, à partir de la frontière ! En attendant tu peux consulter la carte qui est dans la boîte à gants… et quand le moment idoine viendra, nous servir du café que Romuald a mis dans la Thermos !

On quitta le bois de Vincennes pour aller traverser la Marne dans la douceur dorée d’une aurore qui s’annonçait glorieuse. La météo avait prévu qu’il ferait beau et que la température serait idéale. Vitres baissées, un bras sur la portière, Adalbert conduisait tout en chantonnant… Moins détendu que lui, Aldo admirait sa décontraction. Apprendre que son vieux Guy était lui aussi aux mains de ces truands sans scrupules l’avait bouleversé en lui donnant des envies de meurtre. La guerre plus quatre années de quasi-misère avaient fragilisé cet homme charmant auquel toute la famille était attachée et en qui lui-même voyait un second père. Alors la pensée qu’on pût le maltraiter d’une façon ou d’une autre lui faisait voir rouge !

— Tu fumes trop ! reprocha Adalbert qui l’observait du coin de l’œil quand la route le lui permettait et en le voyant allumer une nouvelle cigarette après les quatre ou cinq précédentes. Si tu te démolis les poumons cela ne sera d’aucun secours pour Guy et ta main risque de trembler s’il faut en venir aux armes. De toute façon, il ne craint rien tant qu’on ne t’aura pas mis le marché en main. En revanche, je me demande depuis un moment ce qui se passerait si les douaniers arraisonnaient Grindel et son sac de joyaux ! Comment réagira Gandia s’il ne le voit pas venir ? Cette idée de la police te paraît-elle si bonne ?

— On le saura seulement demain soir ! Abondance de précautions n’est pas forcément la meilleure solution ! À ce propos d’ailleurs je m’interroge sur le bien-fondé de notre visite chez Lancel… en dehors du fait que tu te sois offert un petit cadeau ! Je ne vois guère d’occasions de procéder à l’échange.

— Ça, c’est l’avenir qui nous le dira ! Où Grindel va-t-il aller coucher la nuit prochaine ? Ni au Baur ni chez lui ! Étant donné qu’il a faussé compagnie à la police, son appartement doit être sous scellés, mais Zurich, c’est sa ville : il la connaît comme sa poche, elle et ses alentours ! Il doit bien y posséder au moins une position de repli ! Et pourquoi pas à l’auberge de Kilchberg ?

— Tu ne crois pas que ça fait suffisamment de points d’interrogation pour aujourd’hui ? Qui vivra verra ! Et jusqu’ici on ne s’est pas débrouillés si mal sur le plan de l’improvisation ! conclut Aldo en jetant son mégot par la fenêtre.

L’itinéraire d’Adalbert s’avéra efficace. Le réseau routier français était parfaitement entretenu et les départementales, moins larges que les nationales sans doute mais moins encombrées, permettaient souvent d’aller plus vite. Ce dont le brillant conducteur ne se priva pas… sauf quand le képi d’un gendarme se silhouettait à l’horizon. Toujours est-il qu’à treize heures on arrivait à Bâle, ville frontière, après ne s’être arrêtés qu’une fois pour faire le plein et avaler un sandwich jambon-beurre avec un verre de beaujolais à l’auberge voisine de la pompe…

La douane passée sans problèmes, on se gara dans le parc de stationnement pour finir le café de la Thermos tout en surveillant les voitures qui franchissaient les barrières.

— Je parierais qu’on a une heure d’avance ! Si ce n’est pas deux au cas où ils auraient jugé utile de déjeuner quelque part.

— Et s’ils nous ont devancés ? On fait quoi ?

— C’est impossible, assena Adalbert péremptoire.

Une heure plus tard exactement, la Citroën grise défilait devant eux, ce qui leur permit de constater que, si Mathias Schurr avait conservé son aspect initial, le visage de Gaspard s’ornait à présent d’une paire de moustaches et d’une courte barbe.

— On dirait qu’ils sont passés sans anicroches, remarqua Aldo.

— Je n’ai jamais eu grande confiance dans ces bélinos(12) qu’on expédie parfois sur de longues distances ! Ils sont le plus souvent d’un noir affligeant ! Tu veux conduire ?

— Avec plaisir ! Ça me réveillera !

Et on repartit, n’ayant pas jugé utile d’attendre le passage du jeune policier puisqu’il savait où les rejoindre. Mieux valait essayer de savoir quel allait être le point de chute de Grindel.

Les quatre-vingt-cinq kilomètres séparant la ville sur le Rhin de celle sur le lac furent sans histoire et Aldo connaissait suffisamment Zurich pour espérer découvrir la destination des deux frères. Mais, la chance estimant sans doute avoir droit à un peu de repos, en plein milieu de la ville deux camions trop pressés se rentrèrent dedans juste devant le nez de la Renault et sans le brutal coup de frein d’Aldo la voiture se joignait au fracas.

— M… ! lâcha-t-il furieux tandis qu’Adalbert éclatait de rire.

— On dirait qu’ils fonctionnent les réflexes !

— Et ça te fait rigoler ? On en a pour un bout de temps à sortir de là ! Et on n’a aucune chance de retrouver les autres !

Ce fut, en effet, une belle pagaille en dépit de l’amour de l’ordre et du sens de l’organisation des Suisses. On ne pouvait plus avancer ni reculer et quand, enfin, on arriva devant le voiturier du Baur-au-Lac, près de trois heures s’étaient écoulées.

— Eh bien, voilà ! C’est cuit pour aujourd’hui ! commenta Adalbert en filant vers le bar. On ira en repérage demain matin ! Pour l’instant repos ! Sauvageol ne devrait plus tarder.

Malheureusement, le temps s’écoula sans amener le jeune inspecteur. Peu à peu l’inquiétude s’installa, effaçant toute la détente que les deux amis espéraient de cette veillée d’armes dans la grande maison au bord du lac vouée tout entière au confort et à l’agrément.

Un aussi long silence ne s’expliquait pas sinon par un accident peut-être grave. Sauvageol ayant les coordonnées de l’hôtel, en cas de pépin mécanique, il pouvait les prévenir.

— … à moins d’être coincé en rase campagne, loin de tout, et que la voiture soit inutilisable ! soupira Adalbert. Mais, bon sang, il passe du monde sur une nationale même s’il n’y a pas un village tous les kilomètres ! Ou alors…

— Il faut qu’il soit blessé ? compléta Aldo, qui décida aussitôt : Je vais demander la P.J. au téléphone. Il a des papiers sur lui et, au cas où il serait hospitalisé, c’est elle que l’on préviendrait en priorité !

Mais quand, enfin, on eut Paris on n’en apprit pas davantage : il était minuit, Langlois n’était plus là et aucun message n’était arrivé. Il ne restait rien d’autre à faire qu’à aller se coucher.

Au matin, Aldo demanda un taxi pour qu’il les conduise à Kilchberg afin de repérer le chemin, de le retrouver aisément et, le soir venu, ne pas avoir à hésiter. Ils purent constater que l’endroit était en conformité avec leurs souvenirs et les instructions de Gandia. À six kilomètres exactement de Zurich, la bourgade en bordure de lac était des plus agréables avec sa longue rue où s’alignaient de belles demeures XVIIIe un brin austères, ses villas dans leurs jardins à flanc de coteau et son église médiévale Saint-Pierre, isolée au milieu d’un espace herbeux. Tout y respirait la prospérité et le chocolat ! Sans oublier le calme.

Afin d’asseoir leur conviction qu’ils ne se trompaient pas, Aldo invita le chauffeur à boire un café à l’auberge.

— Nous cherchons un lieu plaisant pour nous y établir, expliqua-t-il. On nous a vanté Kilchberg mais le lac est vaste : y a-t-il ailleurs un site qui ressemble à celui-là ?

L’homme ouvrit de grands yeux :

— Si on vous a vanté Kilchberg, pourquoi voulez-vous chercher ailleurs ?

— Excusez-moi, je me suis mal exprimé. Le nom de la localité nous n’en étions pas très sûrs. On nous a précisé que l’église était au milieu d’un grand espace herbeux.

— Alors cherchez pas plus loin ! Y a qu’ici. Et puis on ne vous a pas parlé de la fabrique de chocolats ?

— Oh si ! Nous avons l’intention de nous y arrêter avant de rentrer. Tout le monde les adore dans notre famille et nous aurions un drame si nous n’en apportions pas !

— Ça, c’est vrai qu’ils sont bons ! approuva l’homme touché dans son orgueil national que l’on n’hésita pas à encourager en lui en offrant une boîte lorsqu’au magasin de vente on en fit une ample provision. Adalbert, pour sa part, ne résista pas à la tentation d’en acheter – pour la route ! – un ballotin qu’il caserait dans la boîte à gants de sa voiture. Après quoi on rentra à l’hôtel… où aucune nouvelle ne les attendait.

Jamais après-midi ne leur parut plus interminable ! Ils n’osaient guère se montrer de peur d’être reconnus par un importun. La même raison les empêcha d’aller s’asseoir au jardin. Seul contact avec l’extérieur, le coup de téléphone de Langlois aussi peu réconfortant que possible : il était lui aussi sans nouvelles de Sauvageol.

Ne sachant trop ce que l’avenir leur réservait, les deux hommes avaient prévenu l’hôtel de leur intention de partir après le dîner. Aussi bouclèrent-ils leurs valises avant de descendre au restaurant où – mais c’était la première fois de leur vie – ils ne trouvèrent pas d’appétit à ce qu’on leur servait. Enfin il réglèrent leur note et se réembarquèrent.

Il n’était que dix heures et demie mais ils avaient décidé de se rendre à Kilchberg bien avant le rendez-vous afin de s’assurer une position, sinon stratégique, du moins favorable. Ils avaient d’ailleurs repéré le mur peu élevé d’une maison aux volets clos, lequel mur abondamment couvert de lierre formait un angle au fond duquel il devait être possible de se dissimuler.

Ils laissèrent la voiture à environ cent mètres de l’église où ils arrivèrent peu après onze heures. Mais il aurait pu aussi bien être trois heures du matin tant l’endroit était calme et silencieux. Cela tenait sans doute à la pluie, fine, insistante qui s’était installée en début de soirée et faisait cette nuit de juin plus sombre qu’elle n’aurait dû l’être. Personne n’avait envie d’être dehors par ce temps-là. En revanche, il faisait tout à fait l’affaire des deux amis, dûment emballés dans leurs imperméables et armés comme des agents secrets sur le sentier de la guerre : un pistolet dans une poche, un petit browning coincé dans une chaussette et dans une gaine de cuir lacée à l’avant bras, un couteau dont une secousse faisait glisser la poignée dans la main. Aldo avait pensé que c’était peut-être un brin exagéré mais Adalbert avait répliqué :

— On ne sait pas où on va mettre les pieds alors mieux vaut trop que pas assez. Souviens-toi de notre joyeuse soirée au château d’Urgarrain !

Ils allèrent prendre la place qu’ils s’étaient choisie et qui permettait de ne rien perdre de ce qui se passerait derrière l’église puis, abrités par le renfoncement du mur et la retombée du lierre, ils attendirent…

Pas très longtemps. Juste avant que le clocher ne sonne avec vigueur la demie de onze heures, une voiture qu’ils ne connaissaient pas et venant du sud, qui devait donc être celle de César, vint stopper sur les arrières de l’église au ras de l’espace herbeux. Phares éteints, elle avait glissé sans bruit dans l’ombre plus dense de Saint-Pierre. Et ne bougea plus.

Personne ne descendit. Le silence retomba et l’obscurité empêchait de dénombrer les occupants à l’intérieur, même pour les yeux aigus d’Aldo. Si l’on se référait au dernier coup de téléphone Gandia-Grindel, le premier devait être accompagné d’un de ses sbires et de Kledermann sans doute ligoté et peut-être bâillonné…

— Je ne sais pas ce que tu en penses, chuchota Adalbert, mais je trouve ce rendez-vous plutôt délirant ! Pourquoi en plein village ?… Pourquoi auprès de cette église quand les alentours fourmillent de coins tranquilles et même près d’un lac tellement commode quand on veut se débarrasser d’un gêneur ?

— Pour ce qui est du lac, c’est impensable pour un Zurichois : ce lac est quasi sacré ! Il est le plus propre et donc le plus pur des cantons helvétiques ! Et puis Gandia doit avoir ses raisons.

— Mais s’il invite l’autre à trucider lui-même son oncle, ça va faire du bruit ? Un flingue…

— Pourquoi pas un couteau ? Le vacarme viendra de nous car je ne suis pas là pour le laisser rigoler, conclut Aldo en tirant de sa poche son pistolet dont il débloqua la sécurité et qu’il garda en main.

Adalbert en fit autant. À ce moment un ronronnement de moteur leur parvint et le double pinceau lumineux des phares balaya brièvement l’arrière de l’église.

— Tiens, commenta Adalbert, voilà les Frères de la Côte(13) !

En effet, la silhouette bien connue à présent de la Citroën grise venait se garer au bord du tapis vert à peu près en face de la précédente… Les passagers en descendirent au premier coup de minuit qui fit sursauter les guetteurs. Gaspard tenait le sac de bijoux de la main gauche, gardant la droite dans sa poche. Mathias venait derrière lui. Au deuxième coup, Gandia sortit à son tour et marcha à leur rencontre… et tout se déchaîna pendant que s’égrenaient les dix autres coups de minuit. Avant d’avoir prononcé la moindre parole Grindel sortit sa main de sa poche et tira. Avec un râle bref, César se plia en deux et s’écroula. Presque en même temps, Mathias courant en zigzag arrosait l’arrière de la voiture tandis que Grindel revenait à la sienne dont le moteur tournait, ramassait son frère en voltige et le pied au plancher fonçait vers la rue principale malgré les tirs désespérés d’Aldo et d’Adalbert qui dut effectuer un saut de côté, roulant sur lui-même pour éviter d’être renversé tandis qu’Aldo canardait la voiture dans l’espoir d’atteindre le réservoir d’essence… Mais non ! En dépit de son adresse, la maudite voiture avait déjà disparu !

— C’est pas possible ! Ils sont possédés du démon ! ragea-t-il.

— Tu as quand même dû en amocher un ! remarqua Adalbert en guise de consolation. Mathias doit avoir une balle dans l’épaule !

— Mais il est vivant, bon Dieu ! Vivant, cette ordure, alors que Moritz…

— L’est tout autant, fit Adalbert qui explorait la Fiat abandonnée. Viens voir !

Il y avait bien un cadavre sur la banquette arrière mais ce n’était rien d’autre qu’un mannequin habillé de vêtements élégants.

— On ferait mieux de filer, maintenant, conseilla Adalbert en allant ramasser le sac abandonné. Tout le village va nous arriver dessus et il va falloir s’expliquer avec la police !

Ils s’immobilisèrent pour écouter mais rien ne bougea :

— Ce n’est pas possible ! Ils sont tous frappés de surdité !

— L’horloge qui sonnait minuit sans doute ? Il faut avouer qu’elle fait pas mal de boucan et Grindel devait le savoir.

— Qu’est-ce qu’on décide maintenant ?

— Oh, on n’a pas le choix entre trente-six solutions : on prend la route de Lugano. Je jurerais que ce truand va vouloir faire le ménage à la Malaspina. Et il faut tâcher de lui brûler la politesse. Tu vois qu’on a eu raison de régler l’hôtel et de faire le plein ! Avec de la chance ils vont peut-être souffler un peu avant de passer à l’attaque ?

— Nous aussi… mais juste pour boire du café de notre Thermos… et jeter un coup d’œil à ce sac abandonné avec tant de désinvolture ! fit Adalbert en prenant ledit sac sur ses genoux. Ça m’étonnerait qu’il y ait le moindre bijou là-dedans ! Curieux comme les grands esprits se rencontrent ! ajouta-t-il en extirpant un morceau de coton et un paquet de haricots secs. On n’a tout de même pas le même épicier !

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