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Une voix dans la nuit…
En roulant en direction de la Suisse, le lendemain matin, Aldo se sentait revivre plus encore que lorsqu’il avait quitté l’hôpital. Il s’en fallait de près d’un mois que le temps imparti à sa convalescence fût terminé mais si elle l’avait d’abord catastrophé, la dramatique nouvelle apportée par Guy avait réveillé en lui le goût du combat… C’était tellement plus vivifiant que de regarder les heures du jour changer les couleurs du jardin d’hiver ou de bouquiner au coin du feu en ruminant trop d’idées noires pour accrocher vraiment au texte, si grand que soit le talent de l’auteur.
Le départ s’était opéré dans la discrétion avec la complicité des policiers de service – Sommier et Lafont – auxquels Langlois avait donné de nouvelles consignes… Tandis qu’Adalbert, dans la confortable voiture – qui l’avait mené en Touraine et qu’il avait fini par acheter « au cas où… » –, accompagnait Guy Buteau au train du retour vers Venise et que Lafont sous les vêtements d’Aldo effectuait une promenade vespérale dans le parc en compagnie de Plan-Crépin, Aldo sous l’imperméable et le chapeau du policier enfourchait sa moto, comme si ledit policier avait oublié quelque chose, faisait un tour pour atterrir finalement chez Adalbert où il avait passé la nuit avant le départ prévu au petit matin. La précaution apparemment n’était pas inutile car les promeneurs du parc avaient essuyé un coup de feu auquel l’un et l’autre avaient répondu avec célérité en se rabattant sur la maison côté jardin. Le premier surpris avait d’ailleurs été Lafont qui félicita chaudement la descendante des valeureux Croisés pour son sang-froid et son habileté.
— On dirait que l’ennemi ne désarme pas, avait confié l’égyptologue à son invité quand il l’avait rejoint après avoir dîné comme d’habitude chez Mme de Sommières.
— J’ajouterai même qu’il m’a tout l’air de s’impatienter. C’est la première fois qu’il tente de m’abattre au cours d’une promenade.
— Peut-être parce que tu as fait les autres au grand jour. Difficile de tirer sur quelqu’un au milieu des gamins qui jouent, des nurses, des promeneurs, gardiens et jardiniers à moins d’avoir le goût du massacre ! Quoi qu’il en soit, ils ont commis là une faute. Le quartier va être passé au peigne fin…
— Tu crois ? Langlois sait bien que si Grindel habite avenue de Messine, il ne doit pas être assez idiot pour y loger un ou plusieurs truands. Ils habitent peut-être Montmartre, Ménilmontant ou le boulevard Saint-Germain…
Il pensait à cela tandis que la puissante voiture s’attaquait aux quelque six cents kilomètres qui, par Provins, Troyes, Chaumont, Langres, Vesoul, Belfort et Bâle, leur feraient rejoindre Zurich aux approches de la nuit. Incontestablement, par ce joli printemps, encore un peu humide mais ensoleillé, le voyage était agréable et la campagne magnifique avec sa verdure toute neuve et ses arbres en fleurs. Comme lui-même, Adalbert n’aimait pas trop bavarder quand il conduisait. Son passager en profita pour étudier l’idée qui lui venait et qui se développait à mesure que le ruban de bitume glissait sous les roues.
Il était même à ce point silencieux, laissant la cigarette qu’il avait allumée s’éteindre toute seule, qu’Adalbert finit par s’en rendre compte :
— Tu dors ?
— Non, pourquoi ?
— Parce que je te trouve bien silencieux ! Tu es en train de te couvrir de cendres. Quelque chose qui ne va pas ?
— Non. Je réfléchissais seulement au côté mouvementé de notre départ… et je me demandais s’il ne vaudrait pas mieux que tu rentres sans moi afin que disparaisse la menace qui pèse sur la rue Alfred-de-Vigny. Une fois que l’ennemi me saura dans la nature il n’aura plus besoin de s’y intéresser.
— Erreur ! Il faut qu’il t’y croie encore, donc que la police poursuive et même renforce sa surveillance ! Sinon alors ce seraient les vies de Tante Amélie et de Plan-Crépin qui pourraient être en danger. Je pense qu’ils sont capables de tout !
— Moi aussi ! Ce serait tentant, une fois que nous saurons où loge l’ex-Fanchetti, d’aller y voir d’un peu plus près alors que rentrer au bercail n’a rien de très excitant. Et pour y faire quoi ? Attendre une attaque en règle ou l’arrivée de documents aussi déplaisants que celui dont mon pauvre Guy était chargé ? À ce propos, je lui ai rendu ce qu’il avait apporté avec pour consigne de le laisser sur mon bureau et d’y ajouter les éventuels courriers qui pourraient lui parvenir mais sans les ouvrir, comme s’il ignorait où me joindre mais attendait mon retour. Ce qui pourrait se passer quand je saurai où trouver César !
— Tu veux rentrer chez toi ?
— Pourquoi non ? Ce sera encore la meilleure façon de détourner le danger de nos Parisiennes dont tu pourrais, toi, t’occuper !
Adalbert donna un coup de volant à droite, ralentit, s’arrêta sur le bas-côté de la route et se tourna vers son passager qu’il considéra d’un œil sévère :
— Toi, mon vieux, tu cogites trop et ça risque de te jouer des tours ! On a tous les deux la même préoccupation : la sécurité de nos chères dames, mais on ne la voit pas de la même façon. Donc, afin d’éviter d’ergoter pendant des heures je vais te donner mon point de vue définitif. Un : si on découvre la retraite du Borgia on y va ensemble ! Deux : on prévient Langlois de ce qu’on a découvert et on attend sa réponse pour savoir ce qu’il veut faire mais en lui recommandant le quartier Monceau, y compris l’avenue de Messine…
— Si on lui écrit ça on va le mettre en fureur. Il connaît son métier, que diable !…
— Là, tu as sûrement raison ! Et trois : on rentre à Paris ou on va à Venise mais « ensemble » ! Tu m’as bien compris ? Pas question de te laisser tout seul courir les aventures ! J’ai juré de ne pas te quitter d’une semelle et j’ai la mauvaise habitude de tenir parole ! Vu ?
— Vu. Tu peux redémarrer !
L’incident était clos et quand on s’arrêta au Lion d’Or de Vesoul pour déjeuner : on s’accorda tacitement pour s’intéresser uniquement à un excellent repas à base de morilles et de vin d’Arbois. Il faisait exceptionnellement beau, la salle de restaurant était charmante et plus encore la patronne qui tint à servir elle-même ces voyageurs si évidemment distingués.
— Pour un peu on se croirait en vacances ! exhala Adalbert en aspirant sa première bouffée de cigare. Au fond, je crois que si l’on veut étaler un peu les mauvais coups de l’existence, il faut savoir lui voler ici ou là les petits moments de douceur qui se présentent !
Aldo ne put s’empêcher de sourire. Ce qui était surtout réconfortant pour lui, c’était l’inépuisable bonne humeur d’Adalbert, soutenue le plus souvent par un épicurisme impénitent ! D’autant qu’il avait pleinement raison !
Revoir le Baur-au-Lac procura à Aldo un plaisir inattendu. Il y était venu souvent et dans des circonstances plus ou moins heureuses, mais c’est son personnage normal qu’il avait l’impression de réintégrer pleinement en franchissant le seuil élégant où l’accueillit le large sourire du voiturier :
— Heureux de vous revoir, Excellence ! fit-il en le saluant.
— Moi également, Josef !…
Ce fut mieux encore à la réception où Ulrich Wiesen reçut les deux voyageurs. Il connaissait aussi Vidal-Pellicorne bien qu’il l’eût vu moins souvent. Il leur annonça qu’il avait choisi pour eux deux des plus belles chambres donnant sur le lac et s’enquit respectueusement de la famille. Ce fut d’un ton tout à fait naturel qu’Aldo répondit que son épouse séjournait à Vienne avec les enfants et que son beau-père était en Angleterre, sa venue à lui s’expliquant par un rendez-vous avec un client éventuel trop âgé pour se rendre à Venise. Puis Adalbert demanda qu’on leur retienne une table pour le dîner et l’on s’en tint là !
La journée se passa comme il convenait. On prit un bain puis un court repos avant d’enfiler les smokings pour descendre dans l’élégante salle à manger où d’ailleurs au-dessus de l’eau il n’y avait guère de monde et surtout personne de connaissance, ce qui les enchanta. L’un comme l’autre étaient peu tentés par un épisode supplémentaire de la comédie mondaine. En revanche, ils goûtèrent pleinement leur rituelle promenade nocturne agrémentée d’un cigare dans les jardins en bordure du lac. Des jardins, il s’en trouvait beaucoup à Zurich, mais Aldo aimait particulièrement ceux-là.
— Quel est le programme ? demanda Adalbert.
— Oh, c’est simple : demain matin, puisque je suis censé aller voir mon client, on ira flâner à pied dans la vieille ville et sur les bords de la Limmat. Je ne sais pas si tu as déjà visité mais c’est magnifique comme toutes ces villes suisses assises depuis des siècles sur la puissance de l’argent et le goût de ceux qui les ont bâties. Je poserai « la » question en rentrant. Après on pourra repartir. Je ne te cache pas qu’en dépit du charme de Zurich je ne m’y sens pas très à l’aise…
— C’est normal ! Trop de souvenirs !
On quitta le Baur vers dix heures et demie et on laissa la voiture près de l’hôtel de ville pour baguenauder au long des rues qu’Aldo connaissait bien. Pour user le temps, on s’arrêta au café Odéon, haut lieu de la culture internationale dont le livre d’or portait les signatures de Richard Strauss, de James Joyce, de Somerset Maugham, de Klaus Mann et d’Arturo Toscanini et dont l’étage avait vu danser Mata Hari. Le café y était excellent et pendant un moment les deux hommes oublièrent qu’ils n’étaient pas des touristes. Enfin on reprit la voiture pour rentrer à l’hôtel…
En pénétrant dans le hall, Aldo arborait un air si mécontent qu’en lui donnant sa clef le portier osa demander :
— Vous semblez contrarié, Excellence. Rien de grave j’espère ?
— Non, rassurez-vous, mon cher Ulrich ! Du temps perdu avec quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il veut. Si toutefois on peut appeler temps perdu celui que l’on passe chez vous…
Il prit sa clef, se dirigea vers l’ascenseur et revint :
— Pendant que j’y pense, y a-t-il longtemps que vous avez vu le comte de Gandia-Catannei ?
— Pas très longtemps, non ! Il était ici voilà… une quinzaine de jours si ma mémoire est bonne…
Aldo tâta ses poches comme s’il cherchait quelque chose. En vain évidemment et reprit :
— J’ai oublié mon carnet. Vous n’auriez pas son numéro de téléphone par hasard ?
— Non, Excellence, je regrette. C’est toujours lui ou son secrétaire qui appellent pour l’annoncer...
— Tant pis !…
Il s’écarta de quelques pas puis revint :
— Vous devez avoir l’annuaire des Cantons ?
— Naturellement !…
Ulrich Wiesen sortit de sous son comptoir le gros album. Aldo lui offrit un sourire suave :
— Ayez, s’il vous plaît, l’amabilité de chercher pour moi. Les lettres sont toujours minuscules et il m’arrive d’avoir quelque peine à les lire…
— Mais avec plaisir, Excellence !
Il se mit à feuilleter l’épais volume tandis que Morosini s’accoudait familièrement. Non seulement il disposait d’une vue impeccable mais en outre il savait parfaitement lire à l’envers. Aussi vit-il nettement qu’Ulrich consultait les pages concernant Lugano dans le Tessin, les parcourait attentivement pour finir par refermer le livre avec un soupir désolé :
— Je regrette infiniment, mais le comte n’est pas inscrit à l’annuaire. Ce qui ne m’étonne guère d’ailleurs parce que je ne suis pas certain qu’il soit installé là-bas depuis longtemps… Mais Votre Excellence doit le savoir.
— En effet. De toute façon, ne vous tourmentez pas, Ulrich, ce que j’avais à lui dire peut attendre. C’est même préférable car cela me permettra de me calmer. C’est à lui que je dois cette matinée perdue. Alors ne lui parlez pas de moi quand vous le verrez… Vous me couperiez mes effets ! ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie.
— Je n’aurais garde ! sourit le portier avec un léger salut.
Aldo alla rejoindre Adalbert qui était allé l’attendre au bar en parcourant vaguement un journal :
— Alors ?
Aldo se hissa sur le tabouret voisin et commanda une fine à l’eau, attendit d’être servi et enfin lâcha :
— Lugano !
— C’est tout ?
— C’est mieux que rien, il me semble ! J’espérais qu’il avait le téléphone et…
— Ne te fatigue pas ! J’ai entendu le début de ta conversation. C’était pas mal ton idée ! Tu aurais pu copier l’adresse en même temps que le numéro ! Je croyais que tu pouvais tout obtenir du portier ! Qu’il te mangeait pratiquement dans la main !
— Ce n’est déjà pas mal, non ? L’adresse directe c’était tout de même un peu délicat. Ulrich a dit à Plan-Crépin que c’était un « bon client » ! Cela oblige à une certaine retenue. Mais tu peux t’y coller toi si tu te sens plus malin !
Et Aldo avala son verre d’un trait… pour en commander un second. Quand il sentait ses nerfs prendre le dessus, il devenait facilement irritable et éprouvait le besoin de se réconforter. Adalbert posa sa main sur son bras :
— Excuse-moi ! J’ai parlé sans réfléchir… mais Lugano n’est pas un tout petit patelin…
— Pas loin de trente mille habitants, d’après le dernier recensement. Seulement comme ce n’est pas au bout du monde – c’est à un peu plus de deux cents kilomètres –, on déjeune et on file ! On y sera ce soir. Au Splendide Royal Hôtel on nous connaît et je te rappelle qu’en outre nous avons un ami là-bas. Ce qui nous donne deux chances de plus !
— Parle pour toi ! Ton ami Manfredi sera sûrement ravi de te revoir car il te doit une fière chandelle, mais je ne suis pas certain qu’il en sera de même pour sa femme vis-à-vis de moi ! Ça s’est arrangé par la suite mais elle m’avait sacrément pris en grippe quand on a voyagé ensemble jusqu’à Lucerne et retour ! N’importe comment, on ne risque rien d’essayer ! se hâta-t-il d’ajouter.
Deux heures plus tard, on quittait Zurich après une courte visite à la chocolaterie Sprüngli afin de rapporter à Tante Amélie et à Marie-Angéline une copieuse provision de ce qui était les meilleurs chocolats du monde et que, de toute façon, elles adoraient.
Le temps restait vraiment magnifique et le voyage à travers quelques-uns des plus beaux paysages de la Suisse – par Zug, le lac des Quatre-Cantons, Andermatt, le tunnel du Saint-Gothard et la descente sur Airolo pour arriver finalement à Lugano accompagné d’un superbe coucher de soleil – fut un vrai plaisir qui s’acheva en apothéose en découvrant par une température nettement plus douce qu’à Zurich le charme de la vieille ville, ses maisons à arcades, sa cathédrale San Lorenzo, ses nombreux jardins déjà fleuris qui semblaient couler des montagnes aux sommets encore enneigés, le tout servant d’écrin à l’immense saphir bleu de l’un des plus beaux lacs.
En arrêtant sa voiture devant l’ancienne villa Merlina érigée face au lac dans un parc d’une grande beauté, Adalbert soupira :
— Je sais bien qu’il est un peu tard pour y penser mais, au cas où on se trouverait nez à nez avec « Borgia », qu’est-ce qu’on fait ? On dit « bonjour », on part en courant ou on lui tape dessus ?
— Pourquoi le rencontrerait-on ? Je te rappelle que c’est un hôtel ici !
— Justement. Pourquoi n’y vivrait-il pas, après tout ?
— Avec toute sa bande ? Et alors que ce beau monde est recherché par Scotland Yard et la Sûreté française ? Tu rêves !
— Tu ne m’as pas compris. Je ne pense pas qu’il habite là mais vu la réputation – culinaire entre autres ! – du Splendide, il peut parfaitement y venir déjeuner ou dîner. À Zurich il ne se gêne pas pour se montrer dans le meilleur hôtel. Alors, je répète : que fait-on ?
— On improvisera ! Maintenant redémarre ! J’ai besoin d’une douche !
— … et moi d’un verre !
Moins d’une demi-heure plus tard, dans une suite ouvrant sur le lac où les reflets du soleil achevaient de mourir, ils étaient satisfaits l’un et l’autre. L’hôtel n’était pas plein mais l’eût-il été que l’on aurait fait l’impossible pour les garder. Ils y avaient déjà séjourné et avec l’infaillible mémoire des réceptionnistes on savait qu’ils étaient des clients de choix.
Aux approches de vingt heures, rafraîchis de toutes les façons et impeccables dans l’obligatoire smoking noir, ils effectuaient leur entrée sous les plafonds peints à fresque de la salle à manger, sur les talons d’un maître d’hôtel qui les guida vers une table voisine d’une des hautes fenêtres donnant sur le parc éclairé plutôt que sur le lac, contentant ainsi Aldo qui avait demandé un « coin tranquille ».
Après avoir consulté la carte et choisi leurs plats, ils commençaient à grignoter les amuse-gueule quand, soudain, l’œil d’Adalbert qui faisait face à la plus grande partie de la salle à manger devint fixe. Il reposa son verre, secoua la tête en fermant les yeux, les rouvrit…
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Aldo.
— Ce n’est pas possible, je rêve !
— Mais de quoi, bon sang ?
— Retourne-toi ! J’ai besoin de savoir si je ne suis pas devenu fou !
Aldo obéit et ses yeux s’arrondirent :
— Si tu l’es, moi aussi. Mais qu’est-ce que ces deux olibrius fabriquent ici… et ensemble ?
Il fallut bien, pourtant, se rendre à l’évidence. Les deux hommes en tenue de soirée qui venaient de faire leur entrée et se dirigeaient escortés par un maître d’hôtel n’étaient autres en effet que le professeur Hubert de Combeau-Roquelaure et son Texan Cornélius B. Wishbone, ce dernier très reconnaissable bien qu’il n’arborât pas son chapeau de feutre noir en auréole et qu’il eût sérieusement raccourci sa barbe et ses moustaches. Tous deux paraissaient d’excellente humeur et s’entendaient visiblement à merveille.
— Ce n’est pas possible ! exhala Adalbert. Ils sont en voyage de noces ou quoi ?
— Tu as toujours l’esprit mal placé, fit Aldo qui ne put s’empêcher de rire. Mais il est vrai qu’il y a là un mystère.
Il tira d’une poche un petit calepin de galuchat noir à coins d’or, griffonna dessus quelques mots, déchira la page, la plia puis fit signe à un garçon de s’approcher et le lui donna avec un billet de banque en désignant discrètement la table des nouveaux venus.
— Qu’est-ce que tu as écrit ?
— Notre numéro d’appartement, mon nom et onze heures. Observe la réception, moi je ne me retourne pas !
Ce fut au professeur que le garçon remit le papier. Il le lut, montrant une stupeur non feinte, ses sourcils blancs et touffus remontés jusqu’au milieu du front. À travers la salle, son regard et celui d’Adalbert se croisèrent. Il eut alors un large sourire, agita la tête en signe d’assentiment puis tendit le billet à Wishbone en lui demandant sans doute de ne pas bouger car il ne regarda pas de leur côté.
Bien que la route eût creusé leur appétit, aucun des deux hommes ne prêta beaucoup d’attention à ce qu’ils mangeaient. Pas plus à ce qu’ils buvaient tant ils grillaient de curiosité. Comment l’habitant de Chinon et le milliardaire texan en étaient-ils arrivés jusqu’à Lugano ?
— Ils doivent avoir déniché quelque chose, hasarda Adalbert. Tu as dû remarquer que le professeur est fouineur comme pas deux ?
— Et ils n’ont pas dû arriver ici par hasard ! Ce que je me demande, c’est s’ils ont prévenu Langlois.
— On ne lui a pas annoncé davantage notre changement de programme. On s’est contenté d’envoyer un télégramme rue Alfred-de-Vigny… Reste à attendre qu’ils nous rejoignent… Mais bon sang de bois, pourquoi as-tu écrit onze heures ? Tu aurais pu indiquer…
— Ne rouspète pas ! C’est très bien ainsi. Ce n’est pas parce qu’on expédie un délicieux dîner qu’il faut les obliger à en faire autant ! Un peu de charité chrétienne, comme dirait Plan-Crépin !
— C’est bien la première fois que je t’entends l’invoquer ! grogna Adalbert en attaquant son risotto aux bolets comme s’il lui en voulait.
Aldo le considéra avec un léger dégoût :
— Prends tout de même le temps de déguster ! À notre dernier passage, tu avais adoré cette spécialité tessinoise et… on n’est pas pressés à ce point !
— Justement ! J’ai fermement l’intention d’en commander un second !
Battu, Aldo se consacra à sa propre assiette. La présence du « druide » de Chinon et de celui qu’il considérait comme son « Américain » lui causait une joie d’autant plus savoureuse qu’elle était inattendue. Ils ne pouvaient pas être venus à Lugano par hasard ! Il « fallait » qu’ils eussent saisi une piste. Et maintenant il avait hâte de savoir et commençait à regretter de ne pas avoir fixé le rendez-vous un peu plus tôt. Mais il ne l’eût avoué pour rien au monde !
Ce repas un brin chaotique enfin achevé sur un admirable café, on gagna la sortie par le fond de la salle à manger afin d’éviter de passer près des deux dîneurs… Dans le hall, Adalbert sortit de son gousset une montre plate(5) qu’il consulta :
— Dix heures un quart ! marmotta-t-il. On va fumer un cigare dehors !
Sans attendre la réponse, il se dirigea vers l’entrée où le groom chargé d’ouvrir ou de fermer la porte l’arrêta :
— Si je peux me permettre, monsieur, il pleut !
— Il pleut ? Ici ?
— Cela arrive quelquefois, fit le jeune homme avec un bon sourire. Sans cela nos jardins ne seraient pas si beaux !
— Évidemment !
Résigné, il rejoignit Aldo qui l’attendait au pied du grand escalier.
— J’ai demandé qu’on nous monte une bouteille de champagne.
— Avec quatre verres ? Comme ça le personnel saura qu’on tient une réunion !
— Non, deux ! Nous on se servira de ceux qui sont dans le petit bar du salon !
— Et on fera la vaisselle après !
En fait le temps passa plus vite qu’Adalbert ne le redoutait pour l’excellente raison que les « visiteurs » sans doute aussi pressés qu’eux-mêmes apparurent avec un quart d’heure d’avance ! Ce fut d’ailleurs le professeur qui attaqua :
— Mais qu’est-ce que vous faites là tous les deux ? On vous croyait encore en convalescence, cousin !
— La convalescence, c’est surtout un état d’esprit et ça ne vaut rien de traîner dans une chaise longue quand on se sent suffisamment en forme pour se remettre au travail. Donc nous voilà après un passage à Zurich où nous avons appris que le comte de Gandia-Catannei « habitait » Lugano…
— … villa Malaspina, sur les pentes du mont Brè… Un fort bel endroit qui présente l’avantage d’être très proche de la frontière italienne.
Assez content de son effet, le professeur alla s’asseoir dans un fauteuil proche de la table où le plateau était posé :
— Vous voyez, Cornélius, que vous avez eu raison de ne pas prendre de champagne ce soir ! J’étais sûr qu’on nous en offrirait ! On sait recevoir dans la famille !
— Comme si j’en doutais ! Vous êtes agaçant, Hubert, à toujours vouloir avoir raison… grommela Wishbone après avoir serré chaleureusement les mains de ses hôtes.
— Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il n’aura droit à un verre que quand il nous aura dit comment vous en êtes arrivés là ! En tout cas, félicitations, mon cher Wishbone ! Vous avez fait d’énormes progrès en français ! Allez, cousin, nous sommes tout ouïe.
— Oh, c’est simple : en fouillant dans ce qui restait de la chambre du vieux Catannei, au rez-de-chaussée de la Croix-Haute, nous avons découvert quelques papiers froissés et salis mais qui ne pouvaient provenir que d’un bloc de correspondance et nous avons réussi à reconstituer l’entête gravée : villa Malaspina et Lugano. On a décidé d’un commun accord d’y aller voir…
— Vous auriez pu commencer par prévenir le commissaire Langlois au lieu de venir jouer tout seuls aux petits détectives ! remarqua Aldo.
Aussitôt Hubert de Combeau-Roquelaure se rebiffa :
— Pourquoi ? Ses sbires ne sont pas plus intelligents que nous ! Et ils ne disposent pas des mêmes moyens ! On a pris le train, on s’est installés dans cet hôtel dont on nous a dit qu’il était le meilleur, on a loué une voiture et on a entamé nos investigations. On aurait pu s’adresser au réceptionniste mais c’est un Suisse de Lausanne et on n’avait guère envie de dévoiler le but de notre voyage. C’est alors que Cornélius a eu l’idée de génie de nous adresser à une agence immobilière…
— En général, coupa l’auteur de l’idée de génie, ces gens-là connaissent leur coin rue par rue et maison par maison. J’ai dit que je voulais acheter une maison et que le prix n’avait pas d’importance !
— Comme d’habitude ! ricana Adalbert. Cet homme-là a dû vous baiser les pieds !
Le Texan dédia à son ancien rival un coup d’œil sévère :
— Quand on veut être bien servi, on fait ce qu’il faut !
— Et il le fait à la perfection ! reprit le professeur qui détestait qu’on s’insinue dans son discours. Pendant deux jours on a parcouru Lugano. La riva Paradiso d’abord où notre homme avait deux bicoques à vendre qui, comme vous devez le penser, ne nous convenaient pas. Alors j’ai parlé d’une « certaine villa Malaspina » dont on nous aurait vanté le site, la beauté, etc. Et il nous a regardé avec une espèce d’horreur disant qu’elle n’avait jamais été à vendre, qu’elle appartenait à la même famille depuis des lustres et que, de toute façon, et au cas où elle viendrait sur le marché, il refuserait de s’en charger pour la bonne raison qu’elle était hantée ! On lui a demandé d’où il sortait ça et il a répondu que cette réputation ne datait pas d’hier !…
— C’est un truc qui remonte à des siècles, destiné surtout à éloigner les curieux, fit Aldo en remplissant la coupe qu’il lui tendait. Le plus incroyable, c’est que ça marche à tous les coups… ou presque ! Il arrive même que la frousse se change en piment pour esthètes à la recherche de sensations et il se peut alors que le téméraire quitte son acquisition en pleine nuit et en courant. Parfois en pyjama et en poussant des cris inarticulés !
— Vous croyez aux fantômes, vous, Morosini ? demanda Wishbone surpris.
— Au risque de vous décevoir, oui !
— Vous en avez déjà rencontré ?
— Oh, que oui ! Il ne faut pas plaisanter avec ça !
— Et il a raison ! appuya le professeur. Moi qui vous parle…
Adalbert jugea utile d’intervenir :
— S’il vous plaît, professeur ! Remettez la conférence à plus tard et revenons à la villa Malaspina. Vous l’avez vue ?
— C’est, bien sûr, la première chose que l’on a demandée en faisant comme si l’idée nous excitait follement même si elle n’était pas à vendre ! C’est au flanc du mont Brè, une belle demeure ancienne, agrémentée d’un jardin en terrasse admirablement entretenu, le tout appartenant… à un descendant des Malaspine, le comte de Gandia qui y réside une partie de l’année mais dont on ne voit que les serviteurs. Eux sont là en permanence et on ne sait jamais quand leur patron y est présent ou pas ! J’ajoute que la situation est parfaite. La frontière italienne est quasiment à la limite et les indiscrets sont drainés au bord du lac par la villa Favorita…
— Achetée l’an passé par le baron Heinrich Thyssen-Bornemisza pour y installer sa célèbre collection, compléta Morosini. Cela permet évidemment de jouer les touristes dans le coin, mais il vaudrait mieux trouver aux alentours un quelconque poste d’observation ? Non ?
— Si, approuva Wishbone. Il y a un peu plus haut que la maison Gandia, une autre vieille bicoque inhabitée depuis longtemps. On y aurait tué quelqu’un mais elle possède une petite tour intéressante… Elle permet d’observer ce qui se passe à la Malaspina et ça ne marche pas en sens contraire !
— Il serait possible d’y aller de temps en temps faire un tour la nuit par exemple ?
— Et le jour aussi !
— Qu’est-ce qui vous donne cette assurance ?
Bombant le torse et avec une grande dignité, Wishbone mit fin aux palabres :
— J’ai acheté ! fit-il. Demain on emménage.
Aldo ne put s’empêcher de rire en pensant que la fréquentation assidue d’un milliardaire avait vraiment de bons côtés ! Cependant il objecta :
— Vous allez habiter dans une ruine ?
— Qui a dit que c’était une ruine ? C’est seulement une antique construction qui nécessitait un coup de pinceau ou deux. Boleslas, mon valet qui est très bricoleur, y est depuis une semaine avec deux ouvriers qu’il a dénichés dans le coin. On sera très bien. Venez visiter demain après-midi !
— Volontiers, mais il ne vous est pas venu à l’esprit que Gandia pourrait chercher à savoir qui est son nouveau voisin ? S’il apprend que c’est vous ?
— Pas de danger, répondit Wishbone. J’ai acheté au nom de mon notaire et ami maître Santini, un nom italien, comme vous voyez !
— N’est-ce pas un peu dangereux ? ironisa Adalbert. S’il lui prenait l’envie de venir jouer les propriétaires ?
— Quand on en n’aura plus besoin, je lui en ferai cadeau. Il sera content d’avoir une maison ici !
— Ben voyons ! soupira Adalbert battu à plate couture tandis qu’Aldo se remettait à rire. Comment ai-je pu penser autre chose même un instant !
Le lendemain, après s’être accordé une matinée de farniente, Aldo et Adalbert, munis d’un plan dessiné par le professeur, s’en allèrent visiter la villa Hadriana, la nouvelle acquisition de Wishbone, et purent constater, en effet, que c’était un poste d’observation d’autant plus pratique que, si les parcs entourés d’arbres étaient voisins, ce n’était pas la même petite route qui les desservait. Accueillis par Boleslas – qu’ils ne connaissaient d’ailleurs pas – mué en majordome compassé, ils furent introduits dans un salon agréable d’où l’on découvrait le lac… et par la surprise de leur vie : dans une bergère, une copie fort approximative de Tante Amélie les observait à travers un face-à-main. Sans doute quelque peu caricaturale pour qui connaissait l’original, mais qui pouvait faire illusion grâce à une perruque blanche surmontant une figure poudrée, à une robe « princesse » et à des sautoirs de pierreries et de perles. Des gants de dentelle cachaient les mains abondamment baguées… Un éclat de rire salua leur stupeur :
— Alors ? Comment me trouvez-vous ? demanda le professeur qui pour la circonstance avait rasé sa moustache et épilé ses sourcils.
— C’est au moins inattendu ! exhala Aldo. Peut-on savoir à qui nous avons l’honneur ?
— Je suis Mrs. Albina Santini, la tante du notaire.
Pas trop sûr de goûter la plaisanterie, Aldo demanda :
— Vous ne pouviez pas prendre pour modèle quelqu’un d’autre que Tante Amélie ? Toujours votre vieille rancune ? Elle ne serait pas contente si elle vous voyait !
— Ça, mon garçon, ce n’est pas sûr du tout ! Je suis convaincu qu’elle s’en amuserait plutôt ! Mais j’explique. À cause de mes mains et de mes pieds, il m’était impossible de porter les modes actuelles. En outre, mon rôle consiste à me promener dans le jardin avec une canne, à m’y installer pour lire, coiffé d’immenses chapeaux sous des voilettes épaisses. En bref jouer de la figuration intelligente car vous pensez bien que nos… voisins vont essayer de voir à quoi on ressemble. Il s’agit bêtement de leur donner tous apaisements possibles !… Boleslas, ajouta-t-il à l’intention du Polonais qu’il venait de sonner, apportez-nous du café !… Ou autre liquide si vous préférez ?
— Ça ira très bien ! Et l’ami Wishbone, qu’est-ce qu’il figure dans votre comédie ? Si c’est Plan-Crépin, ça va se compliquer.
— Mais non, voyons ! Le jardinier ! Cela lui permet d’être dehors tout le temps et de regarder partout. Il n’a fait que raser sa barbe et remplacer son auréole de feutre par un chapeau de paille… En outre il s’y connaît. Tenez ! Le voilà !
Drapé dans un vaste tablier de toile bleue, le ventre orné d’une grande poche d’où émergeait un sécateur, le héros effectuait une entrée théâtrale, l’œil tout pétillant de malice et visiblement ravi de leur petit complot.
— Alors qu’en dites-vous ?
— Que vous êtes sans doute complètement fous tous les deux mais que ce sont parfois les idées les plus insensées qui marchent le mieux ! Mais un jardinier et un majordome, c’est maigriot pour servir une dame du monde…
— On a une femme de ménage tous les matins pour aider Boleslas. Quant à « Madame » elle ne se lève pas avant midi et sa chambre est fermée à clef afin qu’on ne la dérange pas. En réalité « elle » est dans la tour où elle assume la surveillance de Malaspina… On va vous y conduire.
— Cette tour renferme l’escalier, je suppose ? questionna Adalbert.
— Non ! On y accède directement au rez-de-chaussée et au premier. C’est du second étage que débute le colimaçon débouchant sur le couronnement. Venez voir ! Vous constaterez que, si cette maison n’est pas d’une beauté éblouissante, elle est en revanche très commode.
C’était en effet une villa sans âge et sans style surmontée d’un toit presque plat accolé à la tour en question qui le dépassait d’un bon étage et lui donnait un peu l’air d’un encrier flanqué de son porte-plume. Née sans doute de l’imagination d’un architecte sans génie, elle était ronde, crénelée mais – Dieu sait pourquoi – couverte d’un toit en tuiles romaines d’un assez joli ton rose mourant. Cette protection contre les intempéries avait permis de la meubler d’un fauteuil, d’une table supportant un réchaud à pétrole, d’un moulin à café accompagné de tout le nécessaire, d’une bouteille de rhum et naturellement d’une paire de puissantes jumelles dont Morosini se saisit aussitôt en s’approchant d’une des ouvertures.
— Incroyable ! s’exclama-t-il. On s’y croirait !
La configuration lui permettait d’observer la villa Malaspina sur un côté et presque sur la totalité de la façade. C’était une splendide demeure, qui eût été un peu sévère sans le charme d’un jardin en terrasse, mal entretenu peut-être, ce qu’expliquaient ses dimensions mais que cette négligence même teintait de romantisme. Que la villa fût habitée ne laissait aucun doute. Deux des fenêtres du rez-de-chaussée étaient ouvertes, laissant s’enfuir dans l’air azuré de cette fin d’après-midi les notes mélancoliques d’un piano jouant la Sonate au clair de lune de Beethoven.
— Savez-vous qui est là-dedans ? demanda Morosini en tendant les jumelles à Adalbert qui piaffait d’impatience.
— Non, répondit Wishbone. On s’installe tout juste comme vous le voyez. Pour l’instant ce qu’on sait c’est qu’il y a du monde…
— Êtes-vous sûr au moins que ce sont ceux que nous cherchons ? Votre papier à lettres pourrait n’être qu’un souvenir à la suite de quoi ces gens ont vendu et ont émigré à la Croix-Haute ? Vos voisins n’ont peut-être rien à voir avec la bande qui nous occupe ?
— On s’est renseignés auprès du notaire qui a rédigé l’acte de vente de la maison où nous sommes. Il n’y a aucun inconvénient à s’enquérir des noms de l’entourage immédiat. Il s’agit réellement du comte de Gandia-Catannei…
— Et l’ancien propriétaire d’ici ?
— Les héritiers de la baronne Cecilia Fabiani que l’on a retrouvée la nuque brisée au bas de son escalier. Comme elle était d’un âge respectable on en a conclu à un accident. Ce qui est surprenant c’est qu’elle était née Gandria !
— Vous voulez dire Gandia ?
— Pas du tout ! À deux kilomètres, il y a le village de Gandria qui jouxte la frontière italienne… Cela posé, le notaire était chargé de vendre depuis des années et les héritiers n’y ont jamais résidé après les funérailles. Comme la situation était idéale pour nous, on n’a pas cherché plus loin étant donné qu’on n’est pas là pour admirer le paysage ! Vous restez encore quelques jours ?
— Peut-être. Nous avons un excellent ami à Lugano, le comte Manfredi, qui habite de l’autre côté de la ville au bout de la riva Paradiso, la villa Clementina. J’ai l’intention de lui demander s’il sait quelque chose sur vos voisins.
— On pourrait s’adresser à lui si on avait besoin d’aide ?
— J’aimerais mieux pas ! Lui et sa jeune femme vivent une très très longue lune de miel… et il a été durement secoué il n’y a pas si longtemps ! De toute façon, vous devriez avoir de l’aide avant peu. Soyez persuadé que dès notre retour le commissaire Langlois sera mis au courant !
— Parfait ! Ça marche ! Pardonnez-nous de ne pas vous retenir à dîner mais Boleslas n’a pas encore eu la possibilité de faire le marché et d’organiser la cuisine, vous serez mieux au Splendide !
— On s’y attendait, figurez-vous ! Et on vous souhaite bonne installation ! conclut Adalbert en regagnant l’escalier suivi du professeur, qui, mal habitué à son nouveau costume, retroussait sa jupe d’une main quelque peu maladroite… En le voyant faire, Aldo se demanda ce que pourrait penser « le vieux chameau », autrement dit Tante Amélie qu’Hubert avait pendant tant d’années décorée de cette appellation ! Elle en rirait peut-être mais Plan-Crépin, elle, cracherait feu et flammes.
Adalbert devait penser à l’unisson car, tandis qu’ils redescendaient vers le bord du lac, il l’entendit s’interroger :
— Je me demande si cette mascarade est une si fulgurante idée !
— J’y pensais aussi mais, à la réflexion, je crois que ce n’est pas si mal imaginé… D’abord la ressemblance n’est pas frappante. En outre, nos Borgia n’ont fait qu’entrevoir Tante Amélie à l’Opéra, le fameux soir de La Traviata où elle avait vraiment l’air d’une reine. Quand ils habitaient la Croix-Haute, ils ont certainement vu ou seulement aperçu à plusieurs reprises le cousin Hubert dont le physique de vieille tortue montée en graine est plutôt frappant. Cet accoutrement permet de le dissimuler parfaitement. Enfin, s’ils apprennent qui sont leurs nouveaux voisins – et ils s’en inquiéteront certainement ! –, ils n’auront aucune raison de redouter une vieille Américaine un peu folle venue réchauffer ses rhumatismes au soleil de Lugano flanquée de son majordome et de son jardinier. Et comme ce ne sont pas les seuls étrangers, bizarres ou pas, à se laisser séduire par ce magnifique paysage, on en restera là. Je crois d’ailleurs que Langlois, quand on lui aura expliqué, devrait être d’accord !
— À moins qu’il ne pique une rogne ! Avec lui, il est difficile de prévoir ses réactions… Je suis conscient que c’est un policier remarquable mais il est à peu près aussi facile à décrypter que son collègue de Scotland Yard.
Aldo en convint. Et plus encore lorsqu’arrivé à l’hôtel le portier lui remit un télégramme aussi bref que comminatoire :
« Rentrez aussi vite que possible – Langlois. »
Suffoqués, ils se regardèrent un instant sans rien dire. Finalement, Adalbert soupira :
— Ce qui est particulièrement agaçant chez lui, c’est cette façon qu’il a de nous traiter comme n’importe lequel de ses sous-fifres !
— Je ne suis même pas sûr que ce ne soit pas moins gracieux ! Cela dit, qu’est-ce qu’on fait ? On part tout de suite ?
— Pas question ! Ce cher ami oublie que tu es encore convalescent ! En principe, il s’entend. Alors on dîne, on dort et demain matin à l’aurore on reprend la route ! Le plus court chemin pour rentrer à Paris ? demanda-t-il en s’adressant au portier.
— Lucerne et Bâle, monsieur. Cela donne, je crois, deux cent… soixante-cinq kilomètres…
— Parfait ! Vous voudrez bien faire préparer la note pour sept heures demain ?…
— Ce sera fait, monsieur !
Adalbert revint prendre le bras de son ami, visiblement très soucieux :
— Allons boire un verre au bar ! Mon petit doigt me dit que tu en as un urgent besoin.
— Pas toi ? Je me demande ce qui nous attend demain !
— Environ huit cents bornes ! Et ne te mets pas martel en tête à l’avance ! S’il était arrivé quelque chose rue Alfred-de-Vigny, Langlois y mettrait sans doute un peu plus de formes ! Il est assez abrupt mais ce n’est pas un sauvage !
Ce soir-là, aux alentours de onze heures, Wishbone et le professeur – débarrassé de ses atours ! – grimpèrent à leur observatoire, l’un avec sa pipe, l’autre avec son cigare, afin d’observer le paysage nocturne faiblement éclairé par la lune en son dernier quartier mais qui ne perdait rien de sa magie. Un mince ruban d’argent glissait à la surface du lac serti comme une pierre précieuse, par les lumières de Lugano et de leur éparpillement sur les deux rives.
— C’est bien beau, cet endroit ! soupira l’Américain. Votre pays de Loire l’est aussi, se hâta-t-il d’ajouter en prévision d’une quelconque réaction. Mais quand on est très malade et que l’on possède une belle maison, se faire porter dans une chambre sans vue au château de la Croix-Haute, cela paraît un rien bizarre…
— Vous faites allusion au vieux Catannei ? Il est probable que l’on ne lui ait pas demandé son avis. Cet homme arrivé en ambulance et que l’on gardait pratiquement au secret était grandement pratique pour éloigner les curieux ! Cela dit, je suis d’accord avec vous, c’est sûrement plus agréable de trépasser – en admettant que l’on puisse trouver quelque agrément à la chose ! – en face d’un tel décor ! D’autant que cette demeure est plus aimable qu’un logis féodal, si admirable soit-il !… Tiens ! On dirait que ça bouge chez nos voisins ?
En effet, deux des portes-fenêtres donnant sur la terrasse venaient de s’éclairer. Une main invisible ouvrit l’une d’elles, sans doute pour laisser entrer la douceur de la nuit où s’attardait un parfum de lilas. Quelques instants plus tard, le piano de tout à l’heure préludait. Et une voix de femme se fit entendre…
La main de Cornélius se crispa sur le fourneau de sa pipe. Cette voix, il croyait bien la reconnaître pour celle qui l’avait tenu captif pendant tant de jours… Cependant ce ne fut qu’une impression fugitive. Seulement quelques notes et elle parut trébucher, repartit plus voilée, plus rauque aussi. Hubert tourna un regard inquiet vers son ami :
— Vous pensez que c’est… la Torelli ?
— Je l’ai cru un instant mais à présent…
— Ce serait assez normal qu’elle soit ici.
— Sans doute, mais on a plutôt l’impression que c’est quelqu’un qui essaie de lui ressembler. Et je ne connais ni cette musique ni la langue dans laquelle on chante...
— C’est la « Chanson de Solveig », de Grieg ! Du norvégien ! Une chanson d’amour nostalgique, certes, mais non désespérée ! Écoutez ça. La voix devient rauque comme si elle allait se briser…
Elle se brisa d’ailleurs presque aussitôt sur une toux suivie d’un cri de rage qui s’acheva en sanglots puis ce fut le silence. Peu après la lumière s’éteignit mais la fenêtre resta ouverte encore quelques minutes. Jusqu’à ce que l’on vienne la refermer…
Les deux hommes demeurèrent un moment sans parler, regardant la grande demeure où ils ne voyaient plus rien d’éclairé, mais comme ils ne la surveillaient pas de face mais en biais, il était possible qu’il y eût de la lumière aux fenêtres les plus éloignées sans qu’ils puissent s’en rendre compte si les rideaux étaient tirés.
Cornélius ôta sa pipe de sa bouche :
— J’aimerais savoir ce qui se passe dans cette baraque ! fit-il entre ses dents.
— Nous venons seulement d’arriver ! Mais comme nous sommes là pour ça, il faut prendre patience, mon ami ! Dans l’immédiat, c’est Boleslas que je vais expédier à la chasse aux renseignements. Il y a un marché demain, en bas. Il ira faire connaissance et il m’étonnerait fort qu’il ne nous rapporte pas un commérage !
— Vous croyez ? Pardonnez-moi mais il a l’air légèrement… empaillé !
— Il n’en a que l’air. En fait, il est très futé…
— Futé ?
— Habile… astucieux ! En plus la langue ne lui pose aucun problème. Comme tous les Slaves il doit en pratiquer cinq ou six… facilement ! Enfin il joue les imbéciles comme personne ! Sur ce, venez boire un verre et allons nous coucher. Un : je ne pense pas qu’une veille s’impose cette nuit. Et deux : on l’a bien mérité !
Le professeur feignait la décontraction pour dissimuler la vague inquiétude qui lui venait. Il n’ignorait rien de ce qu’avaient été les relations entre son nouvel ami et la cantatrice meurtrière. Se pourrait-il qu’il subsistât dans le cœur ingénu une ultime braise mal éteinte et capable de renaître ?… Il allait falloir veiller au grain ! Et peut-être prévenir son cousin et son ancien élève tant qu’ils étaient encore dans le pays !
Mais le lendemain matin, un messager du Splendide Royal Hôtel, apporta une lettre adressée à « Mrs. Albina Santini », annonçant que l’on était rappelés à Paris d’urgence… En attendant que Langlois envoie un ou deux sbires, Hubert se promit de surveiller discrètement son associé !
Il était près de neuf heures du soir, ce même jour, quand la voiture d’Adalbert franchit le portail de l’hôtel de Sommières… À l’exception d’un arrêt assez bref pour déjeuner et trois autres encore plus courts pour prendre de l’essence et remettre de l’eau dans le radiateur, ils arrivaient tout droit de Lugano sans qu’Adalbert eût accepté la proposition d’Aldo de le relayer au volant.
— Tu seras déjà assez fatigué comme ça ! Convalescence oblige !
— Encore !
Aldo se rebiffait. On n’allait tout de même pas le traiter de vieux croûton jusqu’à la fin de ses jours ?
— Là n’est pas la question ! Si nous étions partis dans ma brave Amilcar tu ne me l’aurais pas proposé !
— Parce que dans cet engin diabolique je passe mon temps roulé en boule pour éviter d’être trop secoué et à recommander mon âme à Dieu !
L’arrivée en trombe de Plan-Crépin les interrompit. Visiblement, leur retour l’enchantait.
— Comment vous êtes-vous débrouillés pour revenir si rapidement ?
— Tout le mérite en revient à Monsieur ! grogna Aldo. Il a conduit sans désemparer depuis Lugano et n’a pas consenti à me céder sa place même dix minutes ! En tout cas, vous m’avez l’air de bien belle humeur ? D’après le télégramme – fort succinct ! – de Langlois, on s’attendait à une nouvelle désastreuse, ajouta-t-il en s’extirpant de son siège.
Elle se précipita pour l’aider mais il lui tapa sur les mains :
— Vous n’allez pas vous y mettre, vous aussi ? Sachez tous les deux que j’ai retiré un grand bénéfice de l’air de la montagne ! Alors cessez de me traiter comme si j’étais un « biscuit » de Sèvres et permettez que j’aille embrasser Tante Amélie !
— Tu n’auras pas loin à aller ! fit celle-ci en lui tendant les bras. Heureuse de voir que tu sembles aller beaucoup mieux en effet, constata-t-elle en l’embrassant.
— Vous savez pourquoi Langlois nous a rappelés sans même prendre le temps d’une quelconque formule de politesse ?
— Malheureusement oui… et c’est une catastrophe : on vient de retrouver le corps de ton beau-père !