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On aurait dit que l'Algérien ne se reposait jamais. Les mélodies inachevées de son saxophone faisaient songer Paul à Dieu sait quelle créature en train d'agoniser, hypnotisée par le son de ses propres lamentations. Il était allongé sur le divan dans sa chambre, et de là il surveillait le bureau, éclairé seulement par une petite lampe. Le rond d'un vert morbide de l'enseigne lumineuse de pastis de l'autre côté de la rue semblait marquer les limites les plus lointaines de son univers. Paul sommeillait.
Il s'éveilla brusquement, sentant une main posée sur sa poitrine. Dans la pénombre, il reconnut la robuste silhouette de sa belle-mère, un châle drapé autour de ses épaules, juchée au bord de la chaise.
- Je n'arrive pas à dormir avec cette musique, dit-elle.
Un instant, Paul imagina que c'était Rosa. Elle avait la même voix, la main sur lui semblait la même.
- Je suis arrivé à cet hôtel pour y passer simplement une nuit, dit Paul d'un ton rêveur, et j'y suis resté cinq ans.
- Quand papa et moi avions cet hôtel, les gens venaient ici pour y dormir.
Il n'y avait pas de reproche dans sa voix, mais Paul savait qu'elle désapprouvait.
- Maintenant, dit-il presque avec fierté, ils font n'importe quoi. Ils viennent se cacher, ils se droguent, ils jouent de la musique...
Le poids de cette main sur sa poitrine était intolérable. La simple idée de la chair dans ce monde étriqué et sordide - celui de sa belle-mère, le sien, celui des clients de l'hôtel - le dégoûtait. Il y avait quelque chose dans les façons de cette femme vieillissante qui dépassait un simple geste de réconfort.
- Ôtez votre main, dit-il.
Mais elle croyait comprendre son esseulement. Après tout, c'était le mari de Rosa, et c'était son devoir à elle de calmer sa douleur. Et puis, ce contact l'apaisait, elle aussi. Elle se rendait compte que Rosa avait choisi ce qu'elle considérait comme un vrai mâle.
- Vous n'êtes pas seul, Paul, murmura-t-elle, palpant son large torse, je suis là.
Il souleva doucement la main de sa belle-mère et la regarda, et elle éprouva une soudaine bouffée de gratitude. Il l'approcha de ses lèvres, puis d'un geste brutal et précis, il la mordit.
Mère sursauta et repoussa la chaise pour s'éloigner de lui. Elle palpa sa main endolorie.
- Vous êtes fou ! cria-t-elle. Je commence à comprendre...
Elle ne termina pas sa phrase, mais Paul savait ce qu'elle voulait dire : qu'il avait pousse Rosa au suicide. Ça lui était égal de jouer ce rôle. Ça n'était pas plus absurde que celui qu'il jouait actuellement de mari éploré, d'amant clandestin, d'employé d'hôtel.
Il bondit du divan.
- Vous voulez que je fasse cesser cette musique ? demanda-t-il, traversant la chambre pour se diriger vers le coffret de fusibles. Très bien, je vais les faire taire.
- Qu'est-ce que vous faites Paul ? demanda-t-elle craintivement.
- Qu'est-ce qui se passe, Mère, vous êtes inquiète ? (Il s'était mis à parler anglais, d'un ton vif et méprisant). Ne vous inquiétez pas, il n'y a pas de quoi. Vous savez, il en faut si peu pour leur faire peur.
Il abaissa l'interrupteur et toute la pension se trouva brusquement plongée dans l'obscurité. Elle eut un sursaut et se cramponna à la chaise. Paul s'approcha d'elle.
- Vous voulez savoir de quoi ils ont peur ? dit-il d'une voix forte. Je vais vous dire : ils ont peur du noir, figurez-vous.
Il la prit sans douceur par le bras et l'entraîna dans le vestibule.
- Venez, Mère. Je veux vous présenter mes amis.
- La lumière, dit-elle. Rallumez la lumière !
Il l'entraîna jusqu'au pied de l'escalier. Le saxophone s'était tu brusquement. Dans les étages de l'hôtel, on entendait des portes qui claquaient, des pas traînants, des voix étouffées qui parlaient en diverses langues.
- Je crois que vous devriez faire la connaissance de quelques clients de l'hôtel, dit Paul avec une ironie désespérée, (Et il se mit à crier dans la cage de l'escalier :) Hé, les amis ! J'aimerais que vous disiez bonjour à Maman.
Quelqu'un craqua une allumette sur le palier du premier étage, et Paul distingua les formes vagues et fantomatiques massées là-haut. Une autre allumette s'enflamma. Il entrevit des visages qu'il voyait depuis des années - ces épaves humaines dont il faisait partie - des visages grotesques et fragiles, et qu'il méprisait encore davantage à cause de leur peur.
- Maman, cria-t-il, en désignant les visages d'une main et en lui étreignant le bras de l'autre, je vous présente Jojo le Camé. Et Monsieur Saxophone, c'est notre filière. Maman, de temps en temps, il nous refile un peu de neige...
Elle essaya de se dégager.
- Lâchez-moi ! fit-elle haletante, mais Paul tenait bon.
- ... et là-bas, c'est la belle Miss Pompiers 1933 ! Elle se débrouille encore pas mal quand elle enlève son râtelier. Vous ne voulez pas dire bonjour. Maman ? Braves gens, je vous présente Maman !
Le brouhaha dans toutes les langues se fit plus fort.
- La lumière, Paul, supplia-t-elle. Allumez la lumière.
- Oh, vous avez peur du noir, Maman ? Ah, la pauvre petite. Très bien, ma jolie, je vais m'occuper de vous, ne vous inquiétez surtout pas.
Paul craqua une allumette et son visage apparut, blême, dans l'ombre. Il eut un long rire sans gaieté, jeta l'allumette et repassa dans la pièce. Il remit l'interrupteur en place et la lumière revint. Comme c'était facile de les affoler, songea-t-il. Ils semblaient avoir tout aussi peur d'être tués que de tuer.
Il revint dans l'entrée. La foule des clients en peignoirs, en imperméables hâtivement enfilés, se dispersa en murmurant comme des bêtes apeurées. Sa belle-mère était toujours cramponnée à la rampe et le regardait comme si elle n'en croyait pas ses yeux.
Un client arriva de la rue, portant une liasse de journaux sous son bras. Il était plus âgé que Paul, mais il avait l'air soigné et distingué avec son manteau bien brossé et son chapeau tyrolien qu'il s'empressa d'ôter.
- Bonjour, Marcel, dit Paul sans émotion.
Il lui tendit sa clef. Marcel fit un petit salut poli de la tête à la belle-mère de Paul et s'engagea dans l'escalier. Elle le suivit d'un regard approbateur.
- Il vous plaît. Mère ? demanda Paul.
Elle flaira un nouveau piège et ne répondit rien. Il eut un sourire sarcastique et secoua la tête. Pour lui, c'était l'ultime et accablante ironie de cette soirée.
- Allons, dit-il, c'était l'amant de Rosa.