6

À Paris, il y a des jours d'hiver où la brise semble arriver tout droit de la Côte d'Azur, où les platanes ont l'air un peu moins dénudés sur un fond de ciel sans nuages, et où un pâle soleil parvient à arracher à une terre glacée une odeur de vie. C'est trop tôt même pour un faux printemps, et pourtant une promesse flotte dans l'air. Le ciel a la couleur qui a fait la renommée de Paris - ce bleu tout à la fois lumineux et gris, rehaussé encore par les rouges et les jaunes des toiles de tente au-dessus des terrasses de cafés, par les gris des pierres au grain rugueux ; et par l'étendue brune des eaux boueuses de la Seine.

Paul avait mal dormi, il avait passé presque toute la nuit assis dans un fauteuil ; mais l'air étonnamment embaumé le revigora. De son côté, Jeanne, avant de sombrer dans un sommeil sans rêves, avait décidé de ne jamais le revoir, mais cette résolution était déjà moins ferme lorsqu'elle retrouva un jour tout neuf et un ciel clair, et elle disparut complètement avant même qu'elle eût terminé son café matinal. Tous deux arrivèrent à l'appartement de la rue Jules-Verne presque en même temps. Ils se déshabillèrent dans la petite chambre et leurs deux corps mêlés s'effondrèrent sur le matelas. La promesse de la veille était accomplie : leur abstinence n'avait fait qu'accroître leur excitation. Elle le serrait de toute la force de ses bras et de ses jambes, comme si elle cherchait à se faire protéger des paroxysmes mêmes où les entraînait leur passion.

Longtemps après, ils restèrent allongés côte à côte, sans se toucher, attendant qu'un son quelconque pénétrât les murs baignés d'un rouge doré par le soleil matinal. Mais rien ne vint. L'appartement les abritait comme une matrice.

Les cheveux de Jeanne étaient répandus comme une traînée de soleil sur la toile du matelas, en mèches lourdes et folles. Ses seins, même au repos, étaient fermes, et ils avaient à la fois la plénitude d'une femme mûre et sensuelle et la souplesse d'une adolescente. Leurs boutons étaient larges et sombres. Sa peau était claire, avec quelque chose presque de rayonnant. Elle avait les hanches étroites comme celles d'un garçon, ce qui bizarrement soulignait sa sensualité plantureuse.

Auprès du sien, le corps de Paul semblait simplement vaste et imprécis. Il était étendu à côté d'elle comme un dieu indulgent. Ses bras et son torse étaient encore puissants, et couverts d'une toison où l'on ne voyait pas un fil gris, mais il commençait à perdre sa musculature ; son corps n'était pas en harmonie avec l'austérité de son visage, avec ses traits énergiques, sa vitalité sourde et farouche. Il semblait pris dans une brusque transition entre la jeunesse et l'aurore de la vieillesse.

Paul n'avait conscience du corps de Jeanne que de la façon la plus superficielle qui fût, puisque pour lui elle n'était guère plus que ce corps, qui se trouvait aujourd'hui donner asile à sa passion, qui rendait hommage à sa vanité et à ses prouesses sexuelles et qui ainsi l'isolait fugitivement de son désespoir. La volupté qui émanait d'elle, il ne l'aurait pas remarquée si ses gestes ne l'avaient trahie. Jeanne, elle aussi, acceptait, le corps de Paul sans se poser de questions, mais son attitude était totalement différente. Le premier assaut de Paul sur elle avait été la manifestation d'une puissance masculine écrasante, et c'était èn termes de force qu'elle continuait à le voir et à le sentir. Elle ne voyait pas vraiment son corps, bien que sa présence fût massive. L'amour qu'elle commençait à éprouver pour lui était fondé sur cette puissance et renforcé encore par l'insistance qu'il mettait à garder le secret - et par là même son mystère.

Jeanne se souleva paresseusement et enfila son collant.

- J'aime bien faire l'amour, dit-elle, parce que c'est un exercice sain. Ça vous maintient le corps en forme, et ça aiguise l'appétit.

Elle sortit de la pièce sans le regarder et passa dans la salle de bains. Dans la glace, elle aperçut une fille aux cheveux en désordre, avec des pommettes hautes et larges, des lèvres plissées par une moue perpétuelle et des seins qui parfois lui semblaient presque encombrants. Son visage arborait une étonnante expression, tout à la fois superficielle et d'une sagesse insondable. Jeanne sentit brusquement un frisson la parcourir. Bien que le châssis vitré au-dessus de la baignoire inondât la salle de bains de lumière, les carreaux turquoise et blancs ne reflétaient que la froide réalité de l'hiver. Le temps avait fraîchi. Son corps lui parut exposé, privé de toute chaleur et elle claqua la porte derrière elle, comme si c'était une protection.

Paul ramassa ses vêtements. Il s'engagea dans le couloir pieds nus. L'idée de faire leur toilette et de s'habiller ensemble le séduisait, puisqu'il était déterminé à ne respecter aucune convention. Devant la porte fermée, il s'arrêta un instant. Il songea à entrer carrément - Jeanne était à cet instant dans un équilibre instable sur les lavabos jumeaux, en train de se laver, ses cuisses étreignant l'émail froid, car il n'y avait pas de bidet - mais il préférait qu'on l'invitât.

Il secoua le bouton de la porte.

- Fiche-moi la paix ! cria-t-elle.

- Laisse-moi regarder.

- Ça n'est pas très intéressant.

- Ça dépend.

Les scrupules bourgeois de Jeanne l'amusaient et il cria :

- Tu es en train de te laver, je veux voir.

- Non ! dit-elle d'un ton catégorique.

C'était si étrange qu'elle fût prête à renoncer à tout semblant de modestie lorsqu'elle faisait l'amour, mais qu'elle la retrouvât dans les mondanités qui suivaient. Elle se laissa glisser gracieusement du lavabo et ferma le robinet.

- J'ai fini, dit-elle, comme s'il n'entendait pas. Tu peux entrer maintenant.

Paul entra, d'un pas cérémonieux, ses vêtements sous un bras. Il les déposa au bord de la baignoire et s'avança tout nu jusqu'au lavabo, se plantant auprès de Jeanne. Elle avait disposé devant elle ses articles de toilette : rimmel, rouge à lèvres, un petit flacon de crème de beauté et elle commença à se maquiller, fronçant les lèvres, inspectant de côté ses cils, oubliant totalement la présence de Paul.

Paul riait - c'était un son nouveau pour elle - appuyé des deux mains au bord du lavabo.

- Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? interrogea-t-elle.

- Rien, au fond, dit-il, mais il continuait à rire. Je t'imaginais simplement juchée sur ce lavabo. Il faut un certain entraînement pour ne pas perdre l'équilibre et se laver en même temps. Si tu tombes, tu peux te casser une jambe.

Jeanne était furieuse, non pas parce qu'il était amusé, mais parce qu'il le montrait. Il y avait des choses dont on ne parlait pas. Le rouge monta à ses joues, et elle se retourna d'un air furieux vers le miroir.

Paul décida de la ménager. Il posa sur son épaule un baiser léger et dit :

- Allons, ne sois pas comme ça.

- Nous sommes différents, déclara-t-elle sans le regarder.

Elle lui jeta un coup d'œil dans la glace et constata qu'il se moquait toujours d'elle. Ses pudeurs semblaient ridicules à Paul. Après tout, ils n'étaient que deux corps entrés en collision dans les abîmes du monde contemporain, où un acte n'était jamais plus scandaleux qu'un autre. Seule la chaleur palpable de sa chair paraissait avoir pour lui quelque réalité.

Mais, pour le moment, il était prêt à entrer dans son jeu.

- Pardonne-moi, implora-t-il. (Et il lui donna un nouveau baiser :) Tu me pardonnes ?

Jeanne se radoucit.

- Oui, dit-elle.

Et elle lui sourit, parvenant à mettre dans ce sourire toute la spontanéité chaleureuse d'une enfant.

Paul jugea que c'était le moment de faire un nouveau pas en avant, de la pousser un peu plus loin.

- Alors, viens me laver, dit-il.

Son sourire disparut.

- Tu plaisantes ? demanda-t-elle dans son anglais hésitant. Jamais de la vie ! Qu'est-ce qui te fait croire que tu peux me donner des ordres comme ça ?

Il y avait un accent nouveau dans sa voix - tout à la fois de la colère et de la peur et Paul n'en tint aucun compte. Il ouvrit l'eau et se mit à se savonner les mains, puis le sexe. Il s'installa à califourchon sur le lavabo.

- Tu ne sais pas ce que tu manques, dit-il.

Jeanne secoua la tête d'un air incrédule.

- Tu sais ce que tu es ? dit-elle. Tu es un porc.

- Un porc ? (Paul réfléchit : l'idée était amusante).

- Une salle de bains, c'est une salle de bains, expliqua-t-elle avec une condescendance moqueuse, et l'amour c'est l'amour. Tu mélanges le sacré et le profane.

Pour Paul, il n'y avait pas de différence entre les deux mots, et il décida de lui faire partager ce point de vue. Mais pour l'instant il demeura silencieux. Jeanne continuait à se maquiller.

Paul se sécha, conscient d'un malaise grandissant. Toute cette scène sentait la vie de famille : ils s'habillaient dans un silence respectueux, se préparant à retrouver le monde extérieur, comme un mari et une femme dont chacun ne connaissait que trop bien les habitudes de l'autre. La scène était trop paisible. Paul décida de changer cela.

- J'ai vu un jour un film suédois très triste, qui mélangeait le sacré et le profane, commença-t-il, assis sur le rebord de la baignoire, en train d'enfiler ses chaussettes.

- Tous les films pornographiques sont tristes, dit-elle. C'est la mort.

- Ça n'était pas pornographique - c'était tout simplement suédois. Ça s'appelait Stockholm secret, et c'était l'histoire d'un jeune type très timide qui finissait par rassembler le courage d'inviter une fille chez lui. Alors pendant qu'il attend, tout excité, tout ému, il commence à se demander s'il n'a pas les pieds sales. Il vérifie. Ils sont dégoûtants. Alors il se précipite dans la salle de bains pour les laver. Mais il n'y a pas d'eau. Il est désespéré, il ne sait pas quoi faire. Tout d'un coup, une inspiration lui vient. Il met le pied dans la cuvette des cabinets et tire la chasse d'eau. Le visage du type s'illumine : il y est arrivé. Mais quand il essaie de retirer son pied de la cuvette, rien à faire. Son pied est coincé. Il essaie encore, il tire de toutes ses forces, rien à faire. La fille arrive et le trouve désespéré, en larmes, adossé au mur, le pied toujours dans la cuvette.

Paul semblait prendre plaisir aux aspects sadiques de son histoire. Il poursuivit :

- Le type dit à la fille de s'en aller et de ne jamais revenir. Mais elle insiste, elle dit qu'elle ne peut pas le laisser comme ça, parce qu'il risque de mourir de faim. Elle va chercher un plombier. Le plombier étudie le cas, mais refuse de prendre la responsabilité. « Je ne peux pas casser la cuvette, dit-il. Ça pourrait lui blesser le pied. » On appelle une ambulance. Les infirmiers arrivent avec un brancard, et ils décident tous de desceller la cuvette du plancher. On met le type sur le brancard, avec la cuvette toujours autour de son pied, comme une énorme chaussure. Les deux infirmiers se mettent à rigoler. Le premier glisse dans l'escalier, tombe sous le brancard. La cuvette lui tombe sur la tête et le tue net.

Jeanne eut un rire nerveux. Paul se leva brusquement et sortit de la salle de bains, la laissant seule. Cet humour cruel était quelque chose qu'ils auraient pu au moins partager, mais il n'en avait pas envie.

Tout habillé maintenant, Paul se mit à arpenter le salon rond, l'inspectant d'un regard critique. Il déplaça la table et les chaises dans la salle à manger et alla chercher le grand matelas dans la petite chambre. Ce qui avait été le tabernacle les isolant du monde extérieur prenait maintenant l'air d'une arène. Il entrebâilla légèrement les volets d'une des fenêtres, pour faire entrer plus de lumière dans la pièce.

Jeanne sortit de la salle de bains, parfaitement maquillée et prête à partir. Ses cheveux longuement brossés brillaient, et elle les avait soigneusement relevés et épinglés au-dessus de sa nuque. Dans ses jeans qui moulaient ses jambes interminables, elle avait l'air tout d'un coup moins jeune, plus femme. Ils se regardèrent. Jeanne sourit, hésita, lui fit un petit signe de la main et se tourna vers la porte d'entrée. Mais Paul n'en avait pas encore fini avec elle et, au fond, elle le savait : il n'eut pas besoin de la rappeler.

Elle revint dans le salon. Paul était planté dans le soleil, le menton levé, l'observant avec le même détachement froid. Elle soutint son regard. Ils étaient maintenant des combattants, qui se mesuraient.

- On remet ça ? fit-elle.

Paul ne répondit pas mais lentement se mit à déboutonner sa chemise. Jeanne jeta dans un coin son manteau et son sac et l'imita, ôtant son corsage et ses jeans pour finalement se dresser nue et fière devant lui.

- Il faut qu'on se regarde, dit-elle. C'est ça ?

- Oui, répondit-il, et pour la première fois, il la regarda comme une femme. C'est ça.

Il s'assirent sur le lit, face à face, leurs jambes emmêlées. Il palpa des deux mains le visage de Jeanne, comme s'il venait de le découvrir, puis son cou, ses épaules, ses seins où ses mains s'attardèrent, s'émerveillant de leur plénitude.

- N'est-ce pas que c'est beau comme ça ? dit-il, et il était sincère. Sans rien savoir ?

- Adam et Ève ne savaient rien l'un de l'autre, dit-elle.

- Nous sommes comme eux, mais à l'envers. Ils virent qu'ils étaient nus et ils eurent honte. Nous avons vu que nous avions des vêtements, et nous sommes venus ici pour être nus.

Ils emmêlèrent leurs jambes dans une position assise du Kàma-Sùtra, chacun d'eux reposant une cuisse sur celle de l'autre. Jeanne prit dans sa main le sexe de Paul et le guida en elle. Paul fit courir ses doigts sur les hanches rondes et caressa sa toison tiède et humide.

- Je suis sûre que nous pourrions jouir sans nous toucher, dit-elle.

Ils se renversèrent en arrière en se regardant.

- Simplement avec nos yeux, dit-elle, et nos corps.

En plaisantant il demanda :

- Tu as joui ?

- Non.

Paul commença à se balancer d'avant en arrière.

- C'est difficile, gémit Jeanne.

- Moi non plus, je n'ai pas encore joui. Tu n'essaies pas assez fort.

Leur mouvement s'accéléra. Ce fut Paul qui jouit le premier, et il la quitta, mais Jeanne n'avait jamais été plus ravie. Pour la première fois, ils commençaient à éprouver quelque chose de plus que le désir et l'excitation d'une aventure : c'était une sorte de sympathie. Elle aurait voulu lui dire quelque chose, mais elle ne savait pas comment l'appeler.

- Je sais ce que je vais faire, dit-elle, toute joyeuse. Il va falloir que je t'invente un nom.

- Un nom ? Ô Seigneur ! fit Paul en riant et en secouant la tête. Mon Dieu, on m'a appelé par mon nom un million de fois dans ma vie. Je ne veux plus de nom. Je préfère me contenter de grommeler et de grogner. Tu veux savoir mon nom ?

Il se mit à quatre pattes. Il fronça les lèvres en avant pour leur donner la forme d'un groin, souleva la tête et se mit à gronder bruyamment. Puis il se mit à grogner, un grognement rauque, un son primitif qui les excita tous les deux. Jeanne passa les bras autour de son cou et avança un pied entre ses jambes.

- C'est si masculin, dit-elle. Maintenant écoute mon cri.

Elle l'attira auprès d'elle sur le matelas et le serra très fort. Elle miaula et demanda :

- Tu aimes ça ?

Ils éclatèrent de rire. Il grogna encore, et elle répondit. À eux deux ils emplirent le salon rond de leurs râles stridents, comme deux bêtes.

Загрузка...