21

Paul avait enterré sa femme et déménagé le mobilier de la rue Jules-Veme, et il se sentait purifié. Pour la première fois depuis le suicide de Rosa, cette réalité ne pesait pas trop lourdement sur son esprit. En fait, il éprouvait une légèreté et même un vague optimisme comme il n'en avait pas connu depuis des années. Les angles déments de l'horizon de Paris, les branches d'un blanc osseux des sycomores qui bordaient la Seine, le rythme du métro qui passait, la fraîcheur de la brise - tout cela lui semblait autant de détails agréables et uniques à savourer, des détails qui pouvaient compter dans sa vie. Et la vue d'une fille en maxi manteau blanc, la tête baissée et enfouie dans un col de renard blanc, s'approchant de lui à pas mesurés, était une affirmation qu'on ne pouvait nier.

Jeanne ne prêtait aucune attention à ce qui l'entourait, à cela près que le fracas du métro qui passait au-dessus de sa tête, la rumeur des gens autour d'elle étaient autant de menues irritations. Elle ne pensait qu'à la douceur fade de sa propre existence, et qu'à la futilité des relations humaines. L'homme qui s'arrêta à sa hauteur, tourna les talons et lui emboîta le pas n'était qu'un contretemps qu'elle n'avait qu'à ignorer.

Pendant quelques instants, ils marchèrent du même pas, puis il la dépassa un peu et elle fut contrainte de le regarder.

- C'est encore moi, dit Paul d'un ton léger, esquissant un salut de la main.

Elle ralentit, mais sans s'arrêter. L'élégance de Paul la surprit. Il portait un blazer bleu marine de bonne coupe, agrémenté d'une chemise à rayures vert pâle, avec une large cravate de soie. Il avait un air tiré à quatre épingles, et sa démarche reflétait son assurance. Elle ne se fiait plus à lui.

- C'est fini, dit-elle.

- C'est fini, reconnut-il, en haussant les épaules et en sautillant pour se maintenir à sa hauteur. Alors, ça recommence.

- Qu'est-ce qui recommence ?

Elle le regarda et trouva qu'il avait l'air plus ouvert, et par conséquent vulnérable. C'était comme si, loin de cet appartement, il s'était dépouillé d'on ne sait quelle cuirasse protectrice, comme un animal en train de muer, émergeant de sa tanière. En plein air toutefois, Jeanne éprouvait de la réserve. L'appartement leur avait servi de défense à tous les deux, mais sous l'éclairage cru du monde extérieur, elle tenait à garder ses secrets.

- Je ne comprends plus rien, dit-elle en hâtant le pas.

Il lui prit le bras et la guida vers l'escalier menant aux quais du métro. Elle était crispée, surprise par l'insistance avec laquelle il la poursuivait : c'était assurément quelque chose de nouveau, se dit-elle. Paul s'arrêta dans l'ombre de l'entrée et lui toucha la joue. Jeanne se détendit. Elle savait que c'était sans espoir mais elle ne pouvait pas le plaquer là comme ça.

- Allons, il n'y a rien à comprendre, dit Paul.

Et sans lui laisser le temps de répondre, il l'embrassa doucement sur les lèvres. Il sentit sa chaleur et la réalité de sa chair. Pour lui maintenant, elle n'était qu'une femme, et une femme séduisante. Pour elle, c'était le premier geste de tendresse de sa part dont elle pût se souvenir.

Ils arpentèrent le quai de la station, bras dessus bras dessous, comme une jeune nièce capricieuse et un oncle bienveillant échangeant des confidences.

- Nous avons quitté l'appartement, expliqua Paul, et maintenant nous nous retrouvons, avec l'amour et tout le reste.

Il lui sourit, mais Jeanne secoua la tête.

- Quel reste ? demanda-t-elle.

Il n'eut pas le temps de répondre, car la rame entrait en gare, et ils y montèrent du même élan, Paul l'entraînant et la guidant jusqu'à une banquette vide. Ils s'assirent, blottis l'un contre l'autre, comme des amoureux.

- Écoute, dit-il, heureux de pouvoir parler de lui et d'être libéré de son chagrin. J'ai quarante-cinq ans et je suis veuf. J'ai un petit hôtel pas très brillant, mais ça n'est pas tout à fait un bouge. Et j'avais l'habitude de vivre un peu au hasard, en me fiant à ma chance, mais là-dessus je me suis marié. Ma femme s'est suicidée.

La rame s'arrêta dans un crissement métallique. Des voyageurs se précipitèrent vers les portes et déferlèrent sur le quai. Paul et Jeanne se regardèrent, et brusquement descendirent à leur suite. Elle se rendit compte qu'elle ne voulait pas l'entendre parler de sa vie, qui semblait triste et un peu sordide. Ils montèrent en silence les marches de la station pour déboucher dans la belle ordonnance de la place de l'Etoile baignée de soleil.

- Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demanda Jeanne.

- Tu m'as dit que tu étais amoureuse d'un homme et que tu voulais vivre avec lui. C'est moi que tu aimes. Alors, on va vivre ensemble. On sera heureux. On pourra même se marier, si tu veux.

- Non, fit-elle, lasse d'errer ainsi sans but. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ?

- Maintenant, on va prendre un petit verre, on va fêter ça, on va être gai.

Paul croyait ce qu'il disait, mais il ne savait pas très bien comment distraire une jeune femme dans l'après-midi. Ça n'avait d'ailleurs pas d'importance. Si elle l'aimait, ils seraient contents partout où ils s'arrêteraient. L'idée de lui faire la cour dans les formes le séduisait. Il avait besoin de s'amuser et de la convaincre qu'il en était capable.

- Oh, bien sûr, je ne suis pas le parti rêvé. J'ai attrapé une saloperie quand j'étais à Cuba en 1958, et maintenant j'ai une prostate grosse comme une patate. Mais je suis encore capable de tirer mon coup convenablement, même si je ne peux plus avoir d'enfants.

Jeanne était en proie à des sentiments mêlés. Elle était encore attirée vers lui par le souvenir de leur aventure, mais repoussée par un dégoût vague et qui allait s'affirmant. Sous le brillant soleil d'hiver, elle se sentait exposée.

- Voyons, dit Paul, cherchant autre chose à lui dire. Je n'ai pas de bistrot habituel, je n'ai pas d'amis. Je pense que si je ne t'avais pas rencontrée, je me serais probablement retrouvé à finir mes jours sur un rond de cuir avec des hémorroïdes.

Elle se demanda pourquoi ses allusions étaient toujours si anales. Il s'arrêta soudain au milieu du trottoir, la retenant par la manche de son manteau, et revint sur ses pas pour jeter un coup d'œil à un dancing devant lequel ils venaient de passer. Les échos d'un orchestre de danse arrivaient jusqu'à eux, mais de la rue, la salle semblait vide.

- Et pour rendre assommante encore une longue et assommante histoire, poursuivit Paul, en l'entraînant dans le dancing, je suis d'une époque où un type comme moi s'arrêtait volontiers dans une boîte comme ça, pour lever une petite mignonne comme toi. Dans ce temps-là, on disait une souris.

Ils entrèrent bras dessus bras dessous. La salle résonnait d'une musique qui ne provenait pas d'un véritable orchestre de danse, mais d'un phonographe posé sur une table au milieu d'une pile de disques dans leurs pochettes de couleurs vives. La salle ressemblait plutôt à une grange, avec un grand dôme en guise de plafond, et l'éclairage cru fourni par des douzaines de globes qui pendaient au bout de leur chaîne. Des rangées de tables dominaient la piste. Un concours, de danse se déroulait. Plusieurs douzaines de couples, dans des tenues qui avaient été à la dernière mode quinze ans auparavant, évoluaient en faisant des pas étranges, que Jeanne n'avait jamais vus. Les hommes avaient de longs favoris à la Valentino, et les cheveux laqués des femmes étincelaient sous les lumières. Ces couples les faisaient songer à des oiseaux au plumage vif en train de se pavaner dans une cage, sous le regard sévère d'hommes et de femmes d'un certain âge assis à une longue table en bois d'un côté de la piste. Devant ces observateurs, s'alignaient des feuilles de papier et des crayons. Chaque concurrent avait un numéro tracé sur un grand carré de carton épinglé dans le dos et, tandis qu'ils tournoyaient, les juges se démanchaient le cou pour suivre leurs évolutions. Quelques serveurs étaient là en spectateurs, mais dans l'ensemble la salle était vide. On avait mis des nappes blanches sur les tables bordant la piste, mais sur celles des autres rangées, des centaines de chaises étaient posées, les pieds en l'air. Une balustrade en bois séparait les danseurs des immensités désertiques de la salle de bal, devenue ce jour-là temple du tango.

Paul fit traverser la piste à Jeanne et ils allèrent s'installer au second rang où un garçon leur prépara une table avec un empressement un peu bourru. Paul commanda fastueusement du champagne et vint s'asseoir en face de Jeanne. Il savait qu'elle percevrait l'humour de cette situation. Eux deux, c'était tout ce qui comptait, et l'absurdité du décor qui les entourait pourrait se révéler amusante. Mais Jeanne ne pouvait détacher son regard des concurrents. Ils avaient l'air si grotesque à tournoyer dans cette grande salle sinistre, activés par cette musique grinçante et par l'envie d'être élus par un jury de vieillards.

Le garçon apporta le champagne, emplit leurs coupes à ras bord et les laissa seuls. Jeanne appuya sa tête sur ses coudes. Paul vint s'asseoir auprès d'elle.

- Je suis absolument navré de vous déranger, dit-il, prenant un accent britannique pour l'amuser, mais j'ai été si frappé par votre beauté, que j'ai voulu vous offrir une coupe de champagne.

Elle se contenta de tourner vers lui un regard vide.

- Cette chaise est occupée ? demanda Paul, poursuivant la plaisanterie, bien qu'il sût qu'elle s'en fichait pas mal.

- Comment ? dit-elle. Non, elle n'est pas prise.

- Je peux ?

- Si vous voulez.

Paul s'assit après s'être incliné cérémonieusement et porta une coupe de champagne jusqu'aux lèvres de Jeanne, mais celle-ci détourna la tête. La parodie semblait trop proche de la vérité, et tous deux semblaient mal à l'aise. Paul but une longue gorgée et emplit de nouveau sa coupe. Les choses n'allaient pas tout à fait comme il l'avait prévu.

- Tu sais danser le tango ? demanda-t-il, et Jeanne secoua la tête. C'est un rite, tu sais ce que ça veut dire, un rite ? Tiens, il faut que tu suives les jambes des danseurs.

Il héla le serveur et commanda une bouteille de scotch et des verres. Le garçon le regarda un moment, puis s'en alla chercher le whisky. Paul avait envie de s'amuser, de dépenser de l'argent, de faire la fête, et peu lui importait ce que les autres en pensaient, sauf Jeanne.

- Tu n'as pas bu ton champagne, et maintenant il est tiède. Je t'ai commandé un scotch.

Le garçon apporta la bouteille, puis il repartit vers le fond de la salle. Leur table était isolée, Paul servit à chacun une généreuse rasade.

- Tu ne bois pas ton scotch, dit-il d'un ton de doux reproche. Allons, une gorgée pour papa.

Il approcha le verre des lèvres de Jeanne. Elle le regarda avec tristesse et Paul sentit monter en lui un désespoir grandissant. Mais elle but quand même, sachant que cela lui ferait plaisir, bien que le whisky lui brûlât la gorge.

- Maintenant, si tu m'aimes, tu vas boire tout ça.

Elle but une nouvelle gorgée.

- D'accord, je t'aime.

Ça n'était qu'une phrase.

- Bravo ! dit Paul.

- Parle-moi de ta femme.

C'était le seul sujet dont Paul n'avait pas envie de parler. C'était du passé maintenant : il allait s'amuser, il allait commencer une vie nouvelle.

- Parlons de nous, dit-il.

Jeanne jeta un coup d'œil autour d'elle, vers les danseurs et les juges, vers le petit groupe de serveurs dans l'ombre de la salle.

- Cet endroit est si minable.

- Oui, je suis là, n'est-ce pas ?

Jeanne fit d'un ton sarcastique :

- Monsieur le maître d'hôtel.

- Ça n'est pas très gentil.

Paul décida qu'elle voulait tout simplement le taquiner. Après les rencontres brûlantes de passion qu'ils avaient connues, cela semblait impossible qu'elle pût se moquer de lui. Mais pour elle, plus Paul en racontait sur son compte, moins il devenait séduisant.

- En tout cas, petite idiote, reprit-il, je t'aime et je veux vivre avec toi.

- Dans ta taule.

Elle avait dit cela presque en ricanant.

- Dans ma taule ? Comment cela ? (Paul commençait à s'énerver, et le whisky n'arrangeait rien. Jeanne ne paraissait pas s'en apercevoir). Qu'est-ce que ça peut foutre que j'aie une taule, un hôtel ou un château ? Je t'aime ! Alors qu'est-ce que ça change ?

Jeanne alla s'asseoir sur la chaise à côté, craignant qu'il ne la frappe. Elle prit son verre et but son whisky sec d'un trait. Cette salle, les danseurs, Paul, elle-même, tout ça la déprimait. Ça n'était pas la peine de continuer, mais elle ne voulait pas l'avouer, pas plus à Paul qu'à elle-même.

Apaisé de l'avoir vue boire, Paul vida son verre à son tour. Puis il les remplit tous les deux. L'alcool lui donnait de l'ardeur, et en même temps il sentait le désespoir silencieux qui montait. Jeanne contemplait la piste de danse. La musique et les couples, avec leurs grands numéros dans le dos, tournoyaient de plus en plus vite, à mesure que son esprit s'embrumait. Elle regrettait d'avoir bu si vite, mais maintenant le scotch lui avait donné soif. Elle observait les jambes des danseurs. Ils avançaient à longs pas glissants en secouant la tête comme des mécaniques.

Brusquement la musique s'arrêta. Les danseurs pivotèrent et regagnèrent leurs places, pour s'asseoir au bord de leurs chaises arborant un sourire crispé, la tête tournée vers les juges.

Une femme d'un certain âge, vêtue d'une robe à fleurs dans des rouges et des violets qui juraient atrocement, le nez chaussé de lunettes à monture métallique, se leva derrière la longue table et annonça d'une voix forte :

- Le jury a choisi les dix meilleurs couples suivants.

Elle ajusta ses lunettes et prit un papier devant elle. Un grand silence tomba dans la salle pendant qu'elle se mettait à lire les numéros. L'un après l'autre, les élus revenaient sur la piste, se pavanant et tournoyant pour se mettre en place l'un en face de l'autre, attendant la musique. La piste peu à peu s'emplit de couples prêts au départ. Ils étaient là, crispés, à se regarder sans se voir. Jeanne trouvait qu'ils avaient l'air de mannequins.

La femme en robe à fleurs leva les mains dans un grand geste et cria :

- Et maintenant, mesdames et messieurs, bonne chance pour le dernier tango !

Ses paroles retentirent dans la vaste salle, le jugement fatal était proche.

La musique aussitôt éclata, mélodieuse et infiniment déprimante pour Jeanne, qui apercevait la lumière du jour filtrant par la porte qui donnait sur la rue. D'être ivre l'après-midi et de regarder ces automates lui donnait envie de pleurer. Paul était assis en face d'elle, il regardait les danseurs par-dessus son épaule, morose et imprévisible. Une fois de plus.

Jeanne essaya d'observer les jambes des danseurs. Ils évoluaient parfaitement à l'unisson, chaque couple plongeant et glissant, puis revenant en arrière avec des gestes stylisés, des sourires figés, le regard et le visage impassibles. Elle commençait à se demander si c'était vraiment des gens. On ne pouvait les imaginer se livrant à des activités humaines ordinaires.

- Donne-moi encore du whisky, dit-elle à Paul.

- Oh, je croyais que tu ne buvais pas.

- J'ai soif maintenant, je veux boire encore.

Paul se leva et fit d'un pas incertain le tour de la table.

- Très bien. Je crois que c'est une bonne idée.

Il versa soigneusement du scotch dans leurs verres. Jeanne se sentait la tête qui tournait, et elle prit le verre avec précaution.

- Attends une minute, dit Paul sans lui laisser le temps de boire. (Il parlait d'une voix pâteuse, s'apprêtant à porter un toast). Parce que... Parce que tu es vraiment belle...

Jeanne crut que c'était le toast, et elle but.

- Attends ! cria-t-il en reposant violemment son verre sur la table.

Du scotch gicla sur sa main et vint couler sur le plancher.

- Bon.

- Je suis désolé, je suis absolument désolé, dit-il reprenant son accent anglais. Je ne voulais pas renverser du whisky.

Jeanne leva son verre :

- Allons, portons un toast à notre vie à l'hôtel.

- Non, merde pour tout ça.

Paul renversa une chaise d'un coup de pied en venant s'asseoir auprès d'elle. Il s'appuya pesamment contre elle, et elle remarqua les rides autour de ses yeux, ses cheveux clairsemés. Tout ce qu'elle avait dit de lui dans l'appartement la veille était vrai. C'était un vieil homme, et maintenant il sentait même le vieux. Jeanne ne pouvait pas le regarder sans penser à son corps. Elle n'avait encore jamais pensé à son tour de taille, aux plis de sa peau. Le secret dont il entourait son nom et son existence l'avait faussement préservé.

- Allons, dit Paul, portons un toast à notre vie à la campagne.

- Tu aimes la nature ? Tu ne m'avais jamais dit ça.

- Oh, bon Dieu !

Paul savait que ce qu'ils feraient à la campagne, ce serait l'amour. Pourquoi se moquait-elle de lui ? Il ajouta, se prêtant à son jeu :

- Hé, oui ! je suis un enfant de la nature. Tu ne me vois pas au milieu des vaches ? Tout couvert de bouse ?

- Oh, bien sûr que si.

- Pourquoi pas ? demanda-t-il, vexé.

- Très bien, nous aurons une maison et des vaches et je serai ta vache aussi.

- Écoute, dit-il avec un rire rauque. J'irai te traire deux fois par jour. Qu'est-ce que tu en dis ?

- J'ai horreur de la campagne, avoua-t-elle, pensant à la villa de banlieue.

Tout devenait obscène, tout était souillé par l'alcool et par ces corps vidés de toute énergie qui tournoyaient inlassablement.

- Comment ça, tu détestes la campagne ? demanda-t-il.

- Je la déteste.

Jeanne se leva et prit appui sur le dossier de sa chaise. Elle sentait qu'elle avait besoin de sortir.

- Je préfère aller à l'hôtel, dit-elle.

Et cette idée ne lui parut pas trop ridicule. Peut-être y avait-il encore une chance, songea-t-elle, peut-être que Paul, que les gestes de Paul, que les paroles de Paul lui sembleraient différents quand il se retrouverait seul avec elle dans une chambre. Peut-être qu'elle pourrait oublier tout cela et ce qu'il lui avait dit.

- Viens, allons à l'hôtel.

Mais Paul lui prit la main et l'entraîna vers la piste de danse. Ils descendirent lourdement la marche, leurs pas retentissant bruyamment sur le plancher, mais le bruit de la musique noyait tout cela.

- Dansons, dit Paul.

Jeanne secoua la tête, mais Paul insista, l'entraînant vers le centre de la piste. Les danseurs firent semblant de ne pas les remarquer.

- Viens, fit-il d'un ton enjôleur, dansons.

Ils se mêlèrent en trébuchant aux concurrents. Jeanne sentait ses jambes se dérober sous elle. La musique et l'atmosphère renfermée de la salle de bal semblaient se combiner aux effets du whisky, puis elle sentit les relents d'une douzaine de parfums différents. Les projecteurs l'aveuglaient, les autres couples les frôlaient, avec une grâce stylisée qui rendait ridicules les sautillements de Paul. Il l'étreignit avec fougue, leva une jambe puis la replia derrière lui, singeant les autres. Il avançait et reculait à grands pas, le menton levé dans une pose théâtrale, levant les genoux bien haut, et faisant claquer ses pieds sur le plancher. Il voulut faire tournoyer Jeanne devant lui, mais elle glissa et s'écroula lourdement sur la piste.

- Tu ne veux pas danser ? demanda Paul.

Il se mit à danser tout seul, pirouettant et plongeant au milieu des couples qui ne manquaient jamais un pas. C'était absurde, et Paul s'en amusait. Il se sentait bien, grisé par le whisky et par le spectacle. Sa vie nouvelle commençait tout juste, et il allait la vivre pleinement, comme il en avait envie. Il tenta de faire un bond et retomba à genoux.

La femme en robe à fleurs se leva, muette d'indignation. Les autres juges se rassemblèrent autour d'elle, en chuchotant avec indignation, mais aucun d'eux ne semblait disposé à s'approcher de ce couple ivre et irrévérencieux.

- La piste est déjà pleine ! cria la femme en robe à fleurs, agitant les bras et s'avançant vers Paul. Vous exagérez.

Comme tout le reste, elle le prenait au sérieux.

Paul trouva cela très drôle. Il se mit à rire et à danser autour d'elle comme un matador.

- Sortez, monsieur ! Que faites-vous ?

- Madame ! dit-il, saisissant la femme par la taille et adoptant la pose du danseur de tango.

Paul se mit à la déplacer pesamment sur la piste, et elle se débattit pour se libérer. Les juges observaient la scène, scandalisés, cependant que les concurrents poursuivaient leur exhibition.

- Ça n'est pas possible, dit la femme.

- C'est l'amour, dit Paul. Toujours. L'amour toujours.

- Mais c'est un concours.

Elle finit par se libérer. Ses collègues derrière la table des juges s'avancèrent avec prudence.

- Qu'est-ce que vient faire l'amour là-dedans ? cria la femme. Allez au cinéma, si vous voulez voir l'amour. Et maintenant ça suffit, allez-vous-en !

Jeanne prit Paul par le bras et l'entraîna vers la sortie. Mais il s'arrêta au bord de la piste. Sous le regard horrifié des juges, il baissa son pantalon, se pencha en avant et tendit le derrière dans leur direction. Les spectateurs poussèrent une exclamation de stupeur.

Jeanne et lui quittèrent la piste en trébuchant. Ils s'arrêtèrent dans un coin d'ombre, au milieu des tables retournées et s'assirent lourdement contre le mur. La musique continuait, imperturbable et indifférente.

- Beauté de mon cœur, assieds-toi devant moi, dit Paul en essayant de toucher la joue de Jeanne.

Mais elle détourna la tête. Elle poussa un gémissement de réelle angoisse.

- Garçon ! (Paul claqua des doigts, mais aucun serveur ne vint. Ils étaient seuls). Champagne ! cria-t-il en agitant les mains au rythme de la musique. Si la musique est la nourriture de l'amour, alors jouez !

Il se tourna vers Jeanne et vit que des larmes ruisselaient sur ses joues.

- Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-il.

- C'est fini.

- Qu'est-ce que tu as ? répéta-t-il, refusant de comprendre ce qu'elle disait.

- C'est fini.

- Qu'est-ce qui est fini ?

- Nous n'allons plus jamais nous revoir, jamais.

- C'est ridicule.

Paul fit un geste pour chasser ses paroles. Puis il lui prit la main et la poussa à l'intérieur de son pantalon. Il répéta doucement :

- C'est ridicule.

- Ça n'est pas une plaisanterie.

Jeanne lui prit le sexe au creux de sa main et se mit à le caresser. Elle regardait droit devant elle, les larmes ruisselant toujours sur ses joues.

Paul s'adossa au mur.

- Oh, petite salope, soupira-t-il.

- C'est fini.

- Écoute, quand quelque chose est fini, ça recommence.

- Je vais me marier, dit Jeanne d'un ton mécanique. Je m'en vais. C'est fini.

Sa main s'agitait plus vite.

- Oh, seigneur !

Paul eut un orgasme et Jeanne retira sa main, dégoûtée. Elle avait l'impression qu'elle venait de le traire et de le vider de ce qui lui restait de force. Elle s'essuya la main sur le mouchoir de Paul.

- Voyons, dit-il, en essayant de plaisanter devant son mouvement visible de répulsion, ça n'est pas une barre de métro, c'était ma queue.

La musique s'arrêta et la salle se remplit de l'écho de pas traînants, tandis que les juges proclamaient les vainqueurs du concours. Jeanne ne comprenait pas les mots, mais ça n'avait pas d'importance. Elle voyait la scène - et Paul et elle en faisaient partie. Il était devenu laid, sans raison d'être, son sexe inutile. Elle le regarda et se trouva en face d'une épave ivre. Elle le méprisait, et elle se méprisait elle aussi.

- C'est fini, dit-elle - et elle se leva en se dirigeant vers la porte.

- Une minute, cria Paul. Attends, petite conne !

Il se remit péniblement debout et referma son pantalon. Lorsqu'il arriva à la porte, Jeanne s'éloignait déjà d'un pas vif.

- Merde ! fit Paul, aveuglé par la brusque lumière et chancelant sur ses pieds. Attends une minute, bon Dieu !

Il se lança à sa poursuite, mais Jeanne hâta l'allure. Le bruit des pas de Paul derrière elle lui faisait peur.

- Hé, mignonne ! cria-t-il d'un ton moqueur, mais Jeanne ne se retourna pas. Viens ici !

Elle traversa la rue au carrefour, juste au moment où le feu passait au vert, et Paul fut obligé d'attendre. Sa colère et sa déception grandissaient. Il se rendit compte brusquement que si elle le quittait maintenant, il ne la reverrait jamais.

- Reviens ! cria-t-il, se précipitant au milieu des voitures qui se mirent à klaxonner furieusement. Je m'en vais te rattraper, mignonne !

Ils couraient tous les deux. Ils passaient tour à tour dans l'ombre des platanes qui bordaient le trottoir et les taches de soleil soulignaient la contradiction de la scène : une jolie fille avec son manteau ouvert et les cheveux au vent, poursuivie par un homme assez vieux pour être son père, qui n'avait pas assez de souffle, pas assez de grâce pour ce genre d'épreuve. Ils auraient pu être reliés par un cordon invisible qui se raccourcissait quand elle ralentissait le pas, puis se rallongeait lorsqu'elle s'éloignait. Mais ce lien invisible ne se rompait jamais. Ils demeuraient partenaires dans un curieux rituel, isolés du monde qu'ils traversaient en courant.

C'était l'heure d'affluence dans les magasins, et les Champs-Élysées étaient pleins de monde. Jeanne courait toujours, plongeant parmi des vagues successives de passants et en émergeant, parvenant à garder toujours un peu d'avance sur Paul. Sa peur ne fit que croître lorsqu'elle s'aperçut qu'il ne renonçait pas, et, affolée, elle essaya de penser à un endroit où elle serait en sûreté. Elle ne trouva que l'appartement de sa mère, rue Vavin ; elle était certaine que Paul ne tiendrait pas si longtemps.

Il avait déjà perdu du terrain et elle ralentit le pas, l'observant par-dessus son épaule. À une soixantaine de mètres l'un de l'autre, ils passèrent devant le Grand Palais, superbe dans le soleil de l'après-midi, puis ils traversèrent le pont Alexandre III, le bruit de leurs pas se perdant dans la rumeur de la circulation. Paul ne se laissait pas trop distancer, bien qu'il fût hors d'haleine et qu'il eût un point de côté.

Boulevard Raspail, Jeanne se retourna vers lui et cria : « Arrête ! Arrête ! » Puis elle repartit en courant.

- Attends ! supplia Paul, mais en vain.

Il repartit de l'avant. Jeanne approchait de l'immeuble de sa mère et elle ralentit. Elle ne voulait pas que Paul la suive là, et elle ne voyait pas d'autre alternative. Elle entendait ses pas lourds derrière elle. Il finit par la rattraper, pouvant à peine respirer, et il lui saisit le bras.

- C'est fini ! fit-elle en se dégageant d'une secousse. Ça suffit.

- Hé, du calme !

Paul s'adossa au mur et essaya de la raisonner, mais elle passa devant lui.

- Arrête ! cria-t-elle. Va-t'en maintenant, va-t'en !

Paul trottinait derrière elle, cherchant toujours à reprendre son souffle.

- Je ne peux pas gagner, dit-il. Laisse-moi souffler un peu.

Au prix d'un grand effort, il passa devant elle et lui barra le chemin. Il souriait, désespérant de reprendre la situation en main, les poings sur les hanches.

- Alors, petite conne ! lui dit-il d'un ton affectueux.

Jeanne lui dit rapidement en français :

- Cette fois-ci, je vais appeler la police.

Il décida alors de ne pas la laisser partir. Il ferait n'importe quoi pour l'empêcher de s'éloigner. Elle était sa dernière chance d'aimer.

Elle passa devant lui.

- Enfin, merde, je ne t'empêche pas de passer, dit-il d'un ton amer. Je veux dire, après vous, mademoiselle.

Elle s'arrêta au coin de la rue regardant la porte cochère de l'immeuble de sa mère. Elle tremblait et s'efforçait de maîtriser l'affolement qui menaçait de la faire se précipiter sous le porche. Paul comprit qu'elle avait vraiment peur. Il pourrait la rassurer plus tard, songea-t-il, quand il aurait découvert où elle habitait.

- Au revoir, petite sœur, dit-il en passant devant elle, d'ailleurs, tu as l'air trop tarte. Je me fous pas mal de ne jamais te revoir.

Il continua sa marche, faisant semblant d'avoir perdu tout intérêt. Jeanne le suivit des yeux, puis tourna les talons et traversa la rue en courant. Elle s'engouffra dans l'immeuble, mais au moment où elle refermait la porte, Paul arriva en trombe et déboucha dans l'entrée juste à l'instant où Jeanne fermait la porte de l'ascenseur. Elle le regarda, terrifiée, saisir la frêle poignée métallique et s'efforcer d'ouvrir la porte.

L'ascenseur s'élevait lentement.

- Merde ! fit Paul.

Bondissant dans l'escalier, il s'efforça de rattraper l'ascenseur.

- Tu es fini ! cria Jeanne en français, fini...

Il arriva au palier du premier étage et empoigna la porte de l'ascenseur, mais trop tard. La cabine continuait à monter, avec Jeanne tapie dans le fond.

- Les flics... balbutia-t-elle.

- Oh, la police, je l'emmerde.

L'ascenseur passa au niveau du palier du second étage avant que Paul puisse saisir la porte. Il continua à monter.

- Tu es fini ! lui cria-t-elle.

L'ascenseur s'arrêta au troisième étage et Jeanne se précipita et, se mit à marteler à coups de poing la porte de l'appartement de sa mère. Paul surgit derrière elle.

- Écoute, fit-il, haletant, il faut que je te parle.

Jeanne passa devant lui et se mit à frapper à la porte de l'autre appartement, mais personne ne répondit. Paul la suivit et, lorsqu'il lui toucha le bras, elle se mit à hurler.

- Ça devient ridicule.

- Au secours ! hurla-t-elle, en cherchant sa clef dans son sac. Au secours !

Personne ne vint. Elle enfonça frénétiquement la clef dans la serrure et, quand la porte s'ouvrit, elle faillit tomber à l'intérieur. Paul était juste derrière elle, bloquant le battant de l'épaule. Elle se précipita dans l'appartement devant lui, sans rien voir, poussée par une terreur qui concentrait toutes ses pensées sur un unique objet dans le tiroir de la commode. Il n'y avait aucun moyen de l'arrêter. Elle avait toujours su qu'elle ne pourrait pas lui échapper. Mais malgré tout, elle ne s'attendait pas à une poursuite aussi acharnée.

- Voici le générique, fit Paul, s'arrêtant pour contempler les gravures et les armes indigènes. La séance va commencer.

Jeanne ouvrit le tiroir et prit le pistolet d'ordonnance de son père. Il lui parut lourd, froid et efficace, et elle le dissimula à l'intérieur de son manteau avant de se retourner pour affronter Paul.

- Je suis un peu vieux, dit Paul avec un sourire triste. Je suis plein de souvenirs maintenant.

Jeanne le vit avec une horrible fascination décrocher un des képis de son père et le poser de guingois sur sa tête. Il s'approcha d'elle.

- Comment aimes-tu ton héros ? demanda-t-il. Bleu ou à point ?

Il conservait tout son charme.

Il lança au loin le képi d'un grand geste. Elle était là, elle était à lui maintenant et il ne pouvait pas la laisser partir. L'idée d'avoir enfin trouvé quelqu'un à aimer lui semblait magnifique.

- Tu as parcouru l'Afrique et l'Asie et l'Indonésie, et maintenant je t'ai trouvée. Et je t'aime.

Il était sincère.

Il s'approcha plus près d'elle, sans remarquer que son manteau s'était entrouvert. Le canon du pistolet se braqua vers lui. Il leva la main pour lui caresser la joue et murmura :

- Je veux savoir ton nom.

- Jeanne, dit-elle en pressant la gâchette.

L'explosion le fit reculer de quelques pas, mais il ne tomba pas. L'odeur de cordite brûlée emplit l'air, et le pistolet trembla dans la main de Jeanne. Paul se pencha un peu en avant, une main crispée sur le ventre, l'autre toujours levée. Son expression n'avait pas changé.

- Nos enfants... commença-t-il... Nos enfants...

Il tourna sur lui-même et se dirigea en trébuchant vers la porte-fenêtre qui donnait sur la terrasse. Au moment où il l'ouvrit, une bouffée d'air lui fit voler les cheveux, et un instant il eut l'air presque jeune. Il sortit sur le carrelage, prit appui contre la balustrade et tourna le visage vers le ciel tout bleu. Paris s'étendait devant lui.

D'un geste lent et gracieux, il ôta le chewing-gum qu'il avait dans la bouche, et le colla délicatement sous la barre supérieure du balcon.

- Nos enfants, dit-il, se souviendront.

Ce fut la dernière chose qu'il eut conscience d'avoir dite. Mais son dernier mot sur terre, il le murmura dans un dialecte tahitien. Il s'effondra lourdement au pied d'un sapin en pot, recroquevillé comme un enfant endormi, et mourut en souriant.

- Je ne sais pas qui il était, murmurait Jeanne, tenant toujours le pistolet à la main, les yeux grand ouverts sur un décor qu'elle ne voyait pas.

» Il m'a suivie. Il a essayé de me violer. Il était fou... Je ne sais pas son nom, je ne le connais pas, je ne sais pas... Il a essayé de me violer, il était fou... Je ne connais même pas son nom.

Ce détail-là au moins était vrai.

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