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Une femme libre ! Jeanne tournait et retournait la phrase dans son esprit en sortant de la boutique. Plongée qu'elle était dans ses pensées, elle ne remarqua pas la camionnette garée le long du trottoir.

À l'intérieur, dissimulés derrière des piles de cartons, Tom et son équipe étaient agenouillés, entassés au milieu du matériel d'enregistrement, de la caméra et d'un enchevêtrement de câbles. Tom colla son œil au viseur, faisant un zoom sur Jeanne au moment où elle se précipitait en courant vers le coin de la rue. La script-girl, ses cheveux noués dans un foulard, était agenouillée près de lui, leurs épaules se touchaient, mais Tom était tout occupé par sa proie.

- Si j'étais à la place de Jeanne, dit la script-girl, après un numéro comme ça, je ne voudrais plus entendre parler de mariage.

Tom changea de position pour avoir une meilleure vue. Le moteur démarra bruyamment, mais le chauffeur attendit de voir si Jeanne allait héler un taxi au coin de la rue.

- Tu te conduis comme un détective privé, dit la script-girl à Tom.

Sans répondre, il passa la main sur le chandail qu'elle portait jusqu'au moment où il sentit le petit sein ferme. Il le pinça pour jouer.

- Peut-être que tu aimerais être à sa place, dit-il sans décoller son œil du viseur.

Jeanne tourna le coin et remonta la rue. Le chauffeur suivit d'abord à faible distance, puis arriva à sa hauteur. Tom passa la caméra à son opérateur, en faisant signe de commencer à filmer. Ils étaient silencieux maintenant et tendus.

Les voitures s'arrêtèrent au feu rouge. Jeanne brusquement se retourna et se dirigea droit vers la camionnette.

- Elle nous a vus, Tom. On est baisés.

Elle s'approcha. Tom se pencha, faisant signe à son équipe d'en faire autant. Indépendamment du tournage il avait une raison de suivre Jeanne, bien qu'il n'aimât pas en convenir ni même se l'avouer. Il trouvait que depuis quelques jours elle se comportait de façon étrange : elle arrivait en retard, elle repartait brusquement, elle se disputait avec lui dans une station de métro. Il y avait quelque chose qui n'allait pas.

Une portière claqua auprès de la camionnette. Tom regarda avec prudence par la vitre. Jeanne s'était installée sur la banquette arrière d'un taxi.

- On n'est pas baisés, les enfants, dit-il.

Le taxi démarra.

- Garde tes distances, dit Tom à son chauffeur. Il ne faut pas qu'elle nous voie.

Le taxi s'arrêta au feu rouge suivant. Jeanne se pencha pour donner des instructions au chauffeur. Elle ne se doutait pas qu'à quelques mètres d'elle, l'objectif d'une caméra était braqué sur sa personne. Le feu passa au vert et la camionnette prit place derrière le taxi.

Jeanne ne faisait pas attention au monde extérieur. Elle ouvrit son sac à main, et en tira son nécessaire à maquillage. Elle se brossa les cils et dessina soigneusement le contour de sa bouche avec un bâton de rouge à-lèvres magenta.

Le taxi s'arrêta juste au viaduc du métro. Les voyageurs descendaient en foule de la station et elle se demanda vaguement si Paul se trouvait parmi eux. Elle descendit, régla précipitamment sa course au chauffeur, puis traversa la rue, se dirigeant vers le Café du Viaduc et les façades familières des immeubles de la rue Jules-Verne.

Tom et son équipe étaient agenouillés, pressant le nez contre la petite vitre arrière de la camionnette.

- Où sommes-nous ? demanda-t-il en voyant Jeanne passer devant le café.

- Rue Jules-Verne, dit le chauffeur. À Passy.

- Le mystère est complet.

Tom haussa les épaules et fit signe au cameraman de continuer à filmer. L'idée lui vint que Jeanne se rendait peut-être chez un autre amant.

- Bon, dit-il nerveusement. Maintenant tu la dépasses.

Jeanne était presque arrivée devant l'immeuble à la grande porte en fer forgé. La camionnette la dépassa.

La rue était, comme toujours, calme et presque déserte. Les échafaudages se dressaient en face comme le squelette d'un monstre préhistorique, et le grondement lointain du métro parvenait aux oreilles de Jeanne. Elle s'arrêta devant la porte aux vitres jaunies.

La camionnette s'arrêta à son tour, le moteur tournant au ralenti.

Jeanne s'approcha de la porte de l'immeuble. Quelque chose dans la rue arrêta son regard : une camionnette. La portière arrière était entrebâillée. Un long cylindre noir dépassait entre les deux battants de la portière : le micro directionnel. Elle le reconnut aussitôt. C'était le moment de choisir.

La colère et l'affolement cédèrent la place à un plan qui venait de naître dans son cerveau. Elle tourna les talons et continua à remonter la rue.

- Tu es sûr qu'elle ne t'a pas vu, demanda Tom au préposé au son ?

- C'est pratiquement impossible, dit-il en rentrant le micro presque entièrement dans la camionnette, tandis qu'ils repartaient lentement.

- Fais de ton mieux, dit Tom. Essaie simplement d'avoir le bruit de ses pas et puis un peu de bruits d'ambiance.

Jeanne avait envie de hurler. Elle avait envie de se précipiter sur Tom, elle avait envie de s'enfuir et qu'on la laisse tranquille. La camionnette maintenant était si voyante que Jeanne avait envie de rire, ou de faire des gestes obscènes. Mais ce serait entrer dans le jeu de Tom. Il valait mieux se payer sa tête, et d'une telle façon qu'il ne pourrait pas manquer de s'en apercevoir.

Elle s'arrêta au coin de la rue suivante. Sur le trottoir d'en face se dressait une église romane, aux pierres noircies par l'âge et par la poussière. Sans regarder ni à droite ni à gauche, elle traversa et entra furtivement par la lourde porte de bois.

- Stop ! dit Tom au chauffeur. (Et il se tourna vers son équipe :) Plus de son !

Il ouvrit la portière arrière et sauta dans la rue.

- Sur la pointe des pieds maintenant, dit-il tandis que les autres descendaient derrière lui.

Tom avait l'impression d'avoir enfin découvert ce qui faisait l'essence même de Jeanne. Il n'aurait jamais cru qu'elle avait des dispositions religieuses. Cela lui plut. Cela confirmait sa pureté.

Il faisait sombre dans l'église presque déserte. Une rangée de cierges vacillants occupaient un recoin. L'autel n'était illuminé que par la faible lueur du jour, filtrant par les vitraux encrassés, tout en haut de la chapelle. Le cameraman porta son viseur à son œil et, suivant les signaux de Tom, filma les vitraux puis descendit par un large panoramique qui balaya la nef, jusqu'au moment où il eut Jeanne dans le champ.

Elle était agenouillée dans un confessionnal, les mains jointes dans la prière.

- Zoome sur elle, ordonna Tom.

Et il s'avança furtivement avec les autres. Ils approchèrent jusqu'au moment où ils purent entendre distinctement ses paroles.

- Tu es un salaud, Tom, disait-elle, le regard droit devant elle. Tu es un salaud, un salaud, un abominable salaud. Je te méprise. Je te déteste.

Tom approcha encore, n'en croyant pas ses oreilles. Il s'arrêta auprès d'elle, quêtant ses explications, mais incapable d'articuler un mot. Elle poursuivait sa litanie, sans même lever les yeux.

La script-girl s'avança et prit Tom par le bras.

- Ça suffit, murmura-t-elle.

- Tu as raison, dit-il. Elle m'a vraiment baisé.

L'équipe le suivit dans la rue. Sans un mot ils remontèrent dans la camionnette et rechargèrent leur équipement. Tom était furieux, il se sentait ridicule. La camionnette démarra sans douceur et remonta la rue Jules-Verne.

Il faisait de plus en plus sombre dans la nef. Une brise venant d'on ne sait où faisait danser la flamme des cierges. Pendant quelques minutes, Jeanne demeura immobile. Elle savait qu'elle avait fait souffrir Tom, mais il le méritait. Elle crut un instant qu'elle allait pleurer de déception : elle avait manqué sa chance de trouver Paul à l'appartement.

Elle sortit dans le soir froid, se demandant si elle le reverrait jamais.

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