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Jeanne prit l'ascenseur, sans vraiment savoir pourquoi. La vieille machine geignait et soupirait, menaçant de ne jamais arriver jusqu'au cinquième. Une partie d'elle-même souhaitait ne jamais revoir cette entrée sans air, toujours vide et n'offrant pour tout spectacle que cette concierge folle, assise le dos tourné à sa minuscule fenêtre et fredonnant inlassablement. Jeanne avait essayé de se persuader qu'en réalité elle comptait louer l'appartement au cas où l'homme qu'elle avait rencontré là-haut ne l'aurait pas effectivement loué. Mais ce n'était pas l'appartement qu'elle voulait maintenant.

Elle pressa le bouton de sonnette, puis pressa encore, presque aussitôt. Rien ne bougeait dans ce caveau hors du temps qu'elle se représentait dans des nuances automnales, dans des rouges et des ors fanés. Elle serrait la clef si fort qu'elle en avait la paume moite.

Une porte s'ouvrit à l'étage au-dessus, puis il y eut un bruit de pas. Jeanne fut brusquement prise d'une peur totalement irraisonnée. Elle ne savait pas ce qu'elle redoutait le plus : être vue ou bien être chassée du seuil de l'aventure. D'un geste impétueux, elle introduisit la clef dans la serrure, la tourna et poussa la porte. L'appartement aussitôt l'accueillit, et elle se sentit chez elle. Elle referma rapidement la porte, sans même jeter un coup d'œil derrière elle.

Jeanne se retourna pour faire face à l'étroit couloir reliant les diverses pièces entre elles et avança lentement. Tout était comme elle en avait gardé le souvenir. Le soleil avait tourné, jetant ses reflets d'or brûlé contre le mur opposé de la pièce rouille. Dans cette douce lumière, les taches d'eau et les accrocs dans les tentures aux murs faisaient songer au fin tracé d'un électrocardiogramme. L'excitation et le sentiment d'incrédulité qu'elle avait connus ce matin revinrent. Cette rencontre l'avait laissée sur sa faim : elle ne pouvait pas s'empêcher d'y penser, même quand elle se faisait filmer par Tom. Elle ne savait plus à quoi s'attendre maintenant.

Quelque chose bougea. Jeanne pivota sur ses talons et aperçut dans le coin auprès du radiateur un gros chat jaune, tapi dans l'ombre, et qui l'observait. Elle tapa du pied et s'avança vers le chat, en sifflant comme si elle était vraiment sa rivale. Elle était agacée par l'intrusion de cet animal, par la façon dont il la toisait sans vergogne. Le chat bondit sur l'appui de la fenêtre entrouverte et disparut. Elle le poursuivit jusque là mais se surprit à regarder les toits, et elle aperçut au loin la silhouetté de la tour Eiffel dominant le paysage, bien installée dans son décor, qui avait l'air de se moquer d'elle. Sur l'autre rive de la Seine, la sirène d'une voiture de police approcha puis s'éloigna. Une fois de plus, l'appartement lui semblait un havre.

- Y'a personne ? fit une voix dans le couloir.

Un instant, l'affolement que Jeanne avait éprouvé un peu plus tôt la reprit. Elle serra la clef et la brandit devant elle comme une pitoyable lance.

Elle s'attendait à voir un homme trapu dans un manteau en poil de chameau. Au lieu de cela, elle vit les pieds d'un fauteuil apparaître dans le couloir, soutenus par une paire de jambes humaines dans une salopette d'un bleu délavé s'achevant sur des chaussures fatiguées. Le fauteuil descendit, révélant un déménageur au béret de guingois, une Gauloise au coin des lèvres.

- Alors, ma petite dame, dit-il avec un fort accent marseillais, où est-ce que je le mets ?

Jeanne était trop surprise pour parler. L'homme s'avança jusqu'au milieu de la pièce sans attendre une réponse et reposa le fauteuil.

- Vous auriez pu sonner, fit-elle - et aussitôt elle se sentit parfaitement stupide.

- La porte était ouverte.

Le déménageur détacha la cigarette de ses lèvres et exhala de la fumée par les narines. Le bout du mégot était humide et marron.

- Je peux le mettre là ? demanda-t-il en désignant le fauteuil.

- Non. Devant la cheminée, fit Jeanne d'un ton catégorique.

L'air maussade, il déplaça le fauteuil et sortit de la pièce. Jeanne décida elle aussi de partir. Mais, au moment où elle arrivait à la porte, elle se trouva nez à nez avec un second déménageur, traînant derrière lui plusieurs chaises.

- Et les chaises ? demanda-t-il.

Puis sans attendre il se mit à les disposer en cercle au milieu de la pièce. Le premier déménageur revint avec une table, une table ronde en merisier taché, avec un lourd pied central marqué de profondes rayures. Elle n'allait pas avec les chaises - de fausses chaises Regency dans un bois teinté acajou, et Jeanne se demanda si ce mobilier appartenait à l'Américain. Pour elle qui travaillait dans un magasin d'antiquités, cela paraissait un assemblage bien hétéroclite, elle ne pouvait se douter que c'étaient des meubles pris dans diverses chambres d'un vieil hôtel.

- Et la table, qu'est-ce que j'en fais ? demanda le déménageur.

- Je ne sais pas, répondit Jeanne, faisant semblant d'être chez elle. C'est lui qui décidera.

L'intrusion des déménageurs gâta l'humeur de Jeanne. L'appartement était loué. Elle repartit vers le couloir, décidée à abandonner les lieux, mais une fois de plus elle trouva la route barrée, cette fois par les deux hommes qui se débattaient sous le poids d'un grand matelas de deux personnes. Ils déchargèrent leur fardeau dans une petite pièce qui donnait dans le couloir. Le matelas débordait.

Elle leur donna dix francs à chacun et ils s'en allèrent.

Maintenant, elle était libre. Elle pouvait fuir. Mais le bruit de la serrure la figea sur place. Elle regarda dans le couloir et aperçut le large dos de Paul drapé dans son manteau.

Pour la première fois de sa vie, Jeanne eut vraiment peur de quelqu'un. Son esprit s'agitait en tout sens comme un oiseau pris au piège. Pourquoi n'était-elle pas partie plus tôt, quand elle en avait la possibilité ? Battant en retraite, elle se jeta dans le gros fauteuil, nouant ses bras autour de ses longues jambes dans une attitude de soumission. Elle tendit l'oreille, guettant le bruit des pas qui approchaient, et détourna la tête de façon à lui faire face lorsqu'il entrerait.

Elle était prête à manifester sa surprise, mais ce fut à peine s'il jeta un coup d'œil dans sa direction lorsqu'il entra dans la pièce. Les mains enfoncées dans les poches de son manteau, il arpentait le grand salon rond, inspectant les meubles avec une expression légèrement désapprobatrice.

Il s'approcha du fauteuil où était Jeanne. Elle aurait voulu lui parler de la clef, lui expliquer qu'elle était simplement venue pour la rendre, mais elle ne voulait pas être la première à parler. Il y avait toujours une chance pour qu'il indiquât par ses propos que sa présence était la bienvenue.

Ses premières paroles furent un ordre :

- Il faut mettre le fauteuil devant la fenêtre.

Sans lui laisser le temps de répondre, il s'empara du fauteuil et, avec une force impressionnante, le souleva à moitié avec elle encore assise dedans et vint le déposer à l'autre bout du salon, devant la fenêtre. Il se recula, ôta nonchalamment son manteau qu'il jeta sur le dossier d'une chaise. Il portait une veste à chevrons grise et un chandail à col roulé qui lui donnait un air juvénile. Il s'était rasé depuis ce matin et s'était soigneusement brossé les cheveux. Il avait un air presque distingué. Elle espérait que c'était pour elle qu'il s'était ainsi soigné. Sa crainte diminua. Pourtant ce fut d'un ton qui était encore sur la défensive qu'elle dit :

- Je suis venue rapporter la clef.

Il ne releva pas sa remarque.

- Venez m'aider, ordonna-t-il.

Son ton interdisait tout refus. Jeanne se leva comme au garde-à-vous, et ôta son manteau, parfaitement consciente du fait qu'elle ne portait rien sous sa jupe. Elle secoua la tête, et une masse de boucles châtain vint tomber en cascade sur ses épaules. Ses seins amples pointaient vigoureusement sous le tissu léger de sa robe. Mais Paul avait l'esprit ailleurs.

- Vous n'avez pas perdu de temps pour faire apporter vos meubles. (Elle désigna la clef qu'elle avait laissée sur la table). Je suis venue vous la rendre.

- Qu'est-ce que ça peut me foutre ?

Il souleva une chaise et la lui tendit, la regardant pour la première fois.

- Mettez les chaises autour de la table, ordonna-t-il.

Jeanne haussa les épaules et obéit. En même temps qu'elle éprouvait un plaisir pervers à se laisser donner des ordres par cet homme étrange, qui ne respectait aucune bienséance, cela l'agaçait aussi.

- J'allais jeter la clef, dit-elle sans se retourner. (Et elle fit glisser ses doigts sur le dossier raide et lisse de la chaise. En haut, il était arrondi et creusé de cannelures. De l'index, elle suivit lentement le grain du bois, tout en examinant son ongle long et effilé). Mais je n'ai pas eu le courage de la jeter, reprit-elle. Quelle idiote je suis.

C'était un petit aveu, et elle était certaine qu'il allait réagir. Elle révélait le désarroi dans lequel elle était, et il n'allait sûrement pas manquer de compatir. Après tout, lui aussi était un être humain, même si l'on sentait chez lui une violence latente.

Jeanne se tourna pour lui faire face et découvrit qu'elle était seule dans la pièce.

- Hé, vous ! fit-elle d'un ton irrité. (Sa déception n'avait d'égale que son incrédulité : il s'en fichait vraiment, et elle avait du mal à le comprendre après ce qui s'était passé ce matin). Où êtes-vous ? Il faut que je m'en aille.

Pas de réponse. Un moment, elle crut qu'il était parti, mais son manteau était toujours là. La peur qu'elle avait éprouvée lui revint.

Elle traversa le salon le cherchant derrière les meubles recouverts d'un drap, puis dans le couloir.

Il était planté à l'entrée de la petite chambre, à contempler l'énorme matelas, une main sur la hanche, l'autre appuyée contre le mur.

- Le lit est trop grand pour la pièce, déclara-t-il, comme si ça n'était pas évident.

- Je ne sais comment vous appeler, dit Jeanne.

- Je n'ai pas de nom.

Cette déclaration bizarre troubla Jeanne.

- Vous voulez savoir le mien ? demanda-t-elle.

- Non.

- C'est...

Elle ne vit même pas le coup arriver. On aurait dit qu'il avait simplement secoué le poignet, mais la violence avec laquelle le revers de sa main vint la frapper lui fit partir la tête de côté. Jeanne resta bouche bée, les yeux ronds de surprise, de colère et de peur.

- Je ne veux pas savoir votre nom, dit-il d'un ton menaçant, en la regardant droit dans les yeux. Vous n'avez pas de nom et je n'ai pas de nom non plus. Pas de nom ici. Absolument pas !

- Vous êtes fou, murmura Jeanne en portant la main à sa joue.

Elle se mit à pleurer doucement.

- Peut-être. Mais je ne veux rien savoir de vous. Je ne veux pas savoir où vous habitez ni d'où vous venez. Je ne veux rien savoir. Rien ! Vous comprenez ? (Il criait presque).

- Vous m'avez fait peur, dit-elle en essuyant les larmes sur ses joues.

- Rien, répéta-t-il. (Il parlait d'un ton plus doux maintenant, et ses yeux étaient fixés sur ceux de Jeanne). Vous et moi nous nous retrouverons ici, sans rien savoir de ce qui se passe dehors.

Il avait dit cela d'un ton d'un hypnotiseur qui veut persuader le sujet de quelque chose.

- Mais pourquoi ? demanda-t-elle d'une toute petite voix.

Paul n'éprouvait pour elle aucune pitié. Il s'approcha et posa une main sur sa gorge. La peau était lisse et douce, et l'on sentait dessous les muscles crispés.

- Parce que, dit-il, nous n'avons pas besoin de noms ici. Nous allons oublier tout ce que nous savions, les gens que nous connaissons, ce que nous faisons, où nous habitons. Nous allons tout oublier.

Elle essaya d'imaginer cela.

- Mais moi, je ne pourrai pas. Et vous ?

- Je ne sais pas, avoua-t-il. Ça vous fait peur ?

Elle ne répondit pas. Lentement Paul se mit à défaire les boutons de sa robe. Il se pencha pour l'embrasser, mais Jeanne recula.

- Assez pour aujourd'hui, dit-elle, les yeux baissés. Laissez-moi partir.

Paul la tenait par le bras. Elle était toute molle.

- Demain, murmura-t-elle. (Elle lui prit la main et y déposa un baiser). Je vous en prie, j'aurai plus envie de vous demain.

Ils étaient là à se regarder, plantés l'un devant l'autre - le ravisseur et sa proie fragile -, tous deux ne sachant pas trop ce qui allait se passer.

- Très bien, finit-il par dire. D'accord. Comme ça, ça ne deviendra pas une habitude.

Il pencha la tête vers la sienne, prenant les cheveux de Jeanne dans sa main, humant son parfum.

- Ne m'embrassez pas, dit-elle. Si vous m'embrassez, je n'arriverai pas à partir.

- Je vais vous accompagner jusqu'à la porte.

Ils prirent le couloir d'un pas lent, comme s'ils répugnaient à se séparer. Ils ne se touchaient pas, mais chacun avait violemment conscience du corps de l'autre, de cette proximité, de toutes ces possibilités vagues et tentantes, c'était le lien qui existait entre eux. Paul lui ouvrit la porte et Jeanne sortit sur le palier.

Elle se retourna pour dire au revoir, mais la lourde porte était déjà refermée.

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