5

Paul n'éprouva aucune joie après le départ de Jeanne, seulement le sentiment sans gaieté de dominer une situation. Il ne s'attendait à rien de plus et, même ça, il l'avait oublié lorsqu'il regagna son hôtel, pour sentir les odeurs bien réelles de poisson pourri là où on avait renversé une poubelle dans le caniveau de sa rue ; et lorsqu'il entendit des hurlements, il crut tout d'abord que c'étaient des cris de douleur, jusqu'au moment où il se rendit compte que c'était un bébé qui pleurait. Il se demanda si Rosa avait poussé des hurlements dans ses derniers instants, puis il se dit qu'elle avait dû le quitter en silence, un peu comme elle avait vécu avec lui. Cela et le fait qu'elle l'avait quitté sans explications étaient comme autant de couteaux qu'on retournait dans la plaie dont Paul saignait encore. La vie, dans l'ensemble, était sordide et moche, c'était une épreuve : chaque bruit un peu violent, la moindre irritation le faisaient sursauter, et parfois c'était à peine s'il parvenait à maîtriser la violence de ses réactions.

Le vestibule de la pension était désert. Derrière le petit bureau, sur lequel était seul posé le registre fatigué - que Paul ne tenait que parce que la loi l'exigeait, et non parce que cela l'intéressait de connaître le nom de ses clients -, la porte de la chambre était ouverte. Il y avait quelqu'un dans la pièce. Il ôta sans bruit son manteau, le posa sur le bureau de la réception et se glissa silencieusement par la porte. Il aurait accueilli avec plaisir une bagarre, mais il s'aperçut que c'était sa belle-mère qui était là, une robuste femme entre deux âges, vêtue d'un manteau noir et coiffée d'un chapeau avec un voile. Elle avait les yeux rouges et battus. Toute la couche de poudre qu'elle s'était appliquée ne parvenait pas totalement à masquer la pâleur malsaine de sa peau. Elle était plantée devant un tiroir ouvert de la commode de Paul, fouillant frénétiquement parmi les affaires de Rosa.

Il ne la dérangeait pas. Mère - c'était comme ça qu'elle lui avait demandé de l'appeler, et ça lui avait paru assez facile - lui inspirait des sentiments mêlés, et qui n'étaient pas tous hostiles. Elle et son sycophante de mari appartenaient à cette petite bourgeoisie qu'il méprisait, mais il savait qu'elle avait aimé sa fille et qu'elle s'était efforcée vainement de la comprendre. Paul était persuadé d'être le seul à comprendre Rosa, et les circonstances horribles dans lesquelles il avait découvert hier soir à quel point cette supposition était ridicule le rendaient aujourd'hui plus tolérant envers la mère de Rosa. Après tout, c'était Mère qui avait décidé de leur laisser l'hôtel à gérer, mais au fond ce n'était peut-être pas si bien que ça. Ils auraient peut-être eu une chance s'ils avaient quitté Paris...

Elle se retourna et l'aperçut. Pendant quelques secondes, ils hésitèrent, puis chacun fit rapidement quelques pas vers l'autre, et ils s'étreignirent. Paul la sentait très solide dans ses bras, et il se rappela ses voyages dominicaux où Rosa et lui prenaient le train pour aller la voir dans le petit pavillon où elle habitait avec son mari, près de Versailles. La spécialité de Mère, c'était le ragoût, qu'elle servait avec un petit vin blanc sec et légèrement pétillant qui ne donnait absolument pas la gueule de bois.

- J'ai pris le train de 5 heures, annonça-t-elle. (Elle tourna vers lui des yeux las, tout embués de chagrin). Oh, mon Dieu, Paul ! s'écria-t-elle.

Il ne trouvait rien à lui dire, et il redoutait ses questions. Peut-être se rendrait-elle compte à quel point toute question était vaine. Elle se retourna et se mit à fouiller machinalement parmi les bouts de papier, les boutons, les broches et autres objets personnels répandus sur la table de chevet, auprès du lit de Paul.

- Papa est couché avec une crise d'asthme, dit-elle. (Ni elle ni Paul ne regrettaient qu'il ne fût pas venu, puisque jamais il n'avait approuvé la façon dont vivaient Paul et Rosa, mais il n'avait jamais eu le courage de le leur reprocher). Le docteur n'a pas voulu le laisser sortir. Ça vaut mieux comme ça. Je suis plus forte.

Elle se dirigea vers la penderie et l'ouvrit sans lui demander la permission. Elle fouilla parmi les robes de Rosa et passa la main sur l'étagère du haut. L'un après l'autre, elle prit les sacs à main de Rosa et les aligna sur le lit. Elle les retourna successivement, sans rien découvrir qu'un vieux bâton de rouge à lèvres.

- Qu'est-ce que vous cherchez ? demanda Paul, son agacement ne faisant que croître. (Il sentait se dissiper le peu de chaleur que brusquement il y avait eu entre eux).

- Quelque chose qui m'expliquerait, dit Mère. Une lettre, un indice. Ça n'est pas possible que ma Rosa n'ait rien laissé pour sa mère. Pas même un mot.

Elle se mit à pleurer, secouée de longs sanglots. Paul ramassa les sacs et les remit en place, puis referma la porte de la penderie. Tout en haut, il y avait l'étagère qui contenait les souvenirs de Rosa, et il la contempla longuement. Il n'y avait aucune raison de ne pas lui laisser voir ces choses-là, puisqu'elles n'expliquaient rien.

- Je vous l'ai dit au téléphone, reprit-il. Elle n'a rien laissé. C'est inutile de continuer à chercher.

Il ramassa sa valise, une grande valise de toile qui semblait trop lourde pour simplement un bref séjour. Il ne tenait pas à ce qu'elle restât longtemps à l'hôtel, car sa vue lui rappelait Rosa et tous les problèmes restés sans solution.

- Il faut vous reposer, lui dit-il d'un ton qui ne souffrait pas la contradiction. Vous en avez besoin. Il y a des chambres de libres en haut.

Paul la guida vers l'escalier. Mère remarqua combien la moquette était usée, comment elle avait tendance à s'effilocher au bord de chaque marche ; elle observa aussi que l'abat-jour en verre de la lampe de cuivre auprès du bureau était fêlé, et que les rideaux tendus sur les vitres en verre dépoli de la porte d'entrée n'avaient pas été lavés depuis un an. Il flottait aussi dans l'hôtel une odeur dont elle ne se souvenait pas, - des relents de vieux camembert - et elle se félicita une fois de plus que son mari ne l'eût pas accompagnée.

Ils croisèrent un couple noir dans l'escalier. C'était l'Algérien qui jouait du saxophone et sa femme, tous deux vêtus de manteaux un peu trop grands, et tous deux souriant en exhibant des dents blanches et saines. Paul les salua de la tête, mais Mère se contenta de s'arrêter sur la marche et de les regarder descendre. Du temps où c'était elle qui dirigeait l'hôtel, jamais on n'avait loué de chambres à des nègres, et elle leva vers Paul un regard stupéfait. Il la toisa froidement, ses yeux n'exprimant rien. Il n'allait pas faciliter ces jérémiades, et se retourna sans lui laisser le temps de dire un mot puis reprit son ascension.

Les portes avaient toutes l'air d'avoir besoin d'être repeintes, et cela les faisait paraître encore plus anonymes. Derrière l'une d'elles, on entendait la femme de chambre qui passait l'aspirateur. Paul ouvrit la suivante et s'effaça pour laisser entrer Mère. Sur la minuscule commode il y avait une bouteille et un verre de lait, mais pas de fleurs. Il posa sa valise au milieu du lit qui s'affaissa dans un grand soupir de ressorts fatigués.

- Avec un rasoir ? demanda Mère.

Paul tressaillit. Il savait que la question allait venir et pourtant il n'y était pas préparé. Y répondre, c'était un peu comme céder à la nausée.

- Oui, dit-il sans passion.

- Quand est-ce que c'est arrivé ?

Paul se dit qu'il allait expliquer une fois pour toutes, et qu'après cela il n'en reparlerait jamais, en aucune circonstance.

- Je ne sais pas, commença-t-il. J'étais de nuit. Le dernier client est rentré vers 1 heure. J'ai fermé et...

Il ferma les yeux, revit la scène : une petite chambre aspergée de plus de sang qu'il ne l'aurait cru possible. Rosa, affalée dans sa baignoire, toujours redoutable et austère, même dans cette mort grandguignolesque. Il n'avait pu aller plus loin que le lit, non pas parce qu'il ne pouvait pas supporter ce spectacle, mais parce qu'il avait peur du rasoir et de ce qu'il pourrait en faire. Elle aurait pu le préparer : avoir un geste, un mot, quelque chose pour atténuer le coup et rendre son acte compréhensible. Elle aurait pu s'arranger pour que ce fût la femme de chambre ou le portier, Raymond, qui découvre cette horreur. Est-ce qu'elle voulait le faire souffrir encore plus ou bien s'en fichait-elle éperdument ? Dans les deux cas, c'était épouvantable.

- Elle s'est tuée dans la soirée, dit-il, pour terminer.

- Et ensuite ?

Sa voix était comme un écho : il aurait beau dire n'importe quoi, Paul savait qu'il y aurait toujours une autre question après.

- Je vous ai déjà raconté, dit-il, soudain très las. Quand je l'ai trouvée, j'ai appelé une ambulance.

Il ressortit dans le couloir avant qu'elle ait eu le temps de poursuivre. La chambre dont ils parlaient était juste en face, et Paul crut entendre l'eau couler dans la baignoire. Il colla son oreille au bois rugueux de la porte. Mère avait commencé à défaire sa valise sans s'apercevoir qu'il était parti.

- Après votre coup de téléphone, dit-elle, nous avons veillé toute la nuit, à parler de Rosa et de vous.

Paul se demanda si la femme de chambre avait laissé l'eau couler. Elle aurait pu le faire par méchanceté, ou bien parce qu'elle avait peur que le sang ne bouche la tuyauterie. Elle était très superstitieuse, mais Paul ne pensait pas qu'elle se fût attardée dans cette chambre.

Il revint dans celle de Mère. Elle était en train de poser avec soin ses affaires : articles de toilette, une chemise de nuit bien chaude, une robe noire pour l'enterrement. Elle regardait tout cela d'un air approbateur.

- Papa parlait à voix basse, continua-t-elle, comme si tout cela était arrivé chez nous.

Elle le regarda avec une expression curieuse et qui lui parut grotesque.

- Où est-ce que ça s'est passé ? demanda-t-elle.

- Dans une des chambres. (Paul parlait avec un certain mépris, prononçant le mot « chambre » comme s'il s'agissait d'un grand salon). Qu'est-ce que ça change ?

- Sait-on si elle a souffert ?

« Comment n'aurait-elle pas souffert ? songea Paul. Et pourquoi avait-elle fait ça ? »

- Il faudra demander aux médecins. (Et il ajouta avec un plaisir pervers :) Ils font une autopsie.

Elle ouvrit la bouche avec ahurissement. Dans son esprit, l'idée d'autopsie était associée à celle de crime, de déshonneur, et ça elle ne pouvait pas le supporter.

- Pas question d'autopsie, dit-elle, comme si elle avait son mot à dire.

Paul tourna les talons et traversa le couloir pour gagner l'autre chambre. Il tourna le bouton de la porte, brusquement celle-ci s'ouvrit. La chambre était vide, comme si rien n'était arrivé. L'eau coulait doucement dans la baignoire. Il traversa la pièce pour aller fermer le robinet, contempla l'émail bien blanc. Il devrait peut-être amener Mère ici pour lui montrer le lieu où sa fille s'était suicidée, peut-être que cela la satisfairait. Paul ferma le robinet plus fort, mais s'arrêta avant de casser le joint. La chambre était si banale, c'était peut-être pour cela que Rosa l'avait choisie.

De l'autre côté du couloir, Mère commençait à déballer des paquets de cartes et d'enveloppes. Elles étaient toutes bordées de noir, et ne servaient que pour des faire-part de décès. C'était ce qui restait des enterrements d'autres membres de sa famille, et elle se flattait de connaître à fond le protocole dans ces pénibles circonstances. Elle s'occuperait comme il fallait des funérailles de sa fille : Rosa ne manquerait de rien. Paul l'inquiétait un peu. Elle avait toujours eu peur de lui, en même temps qu'elle reconnaissait son intense virilité. C'était différent de son mari à elle. Elle avait pensé jadis que Paul était le seul genre d'homme capable de maîtriser Rosa, et c'était pour cette raison qu'elle avait donné sa bénédiction au mariage de Rosa avec un soldat de fortune. C'était la formule de son mari.

Paul était débout sur le seuil, à regarder la collection de cartes et d'enveloppes. Mère en prit une et l'examina presque avec tendresse.

- Je les avais à la maison, dit-elle en évitant son regard. La mort, ça me connaît, hélas ! Maintenant, je prends les choses en main. Je m'en vais faire une belle décoration dans la chambre, avec des fleurs partout.

Paul serra les poings. Il n'en pouvait plus.

- Les faire-part et la famille, dit-il d'un ton amer, les fleurs et les tenues de deuil... tout ça dans cette valise. Vous n'avez rien oublié, sauf une chose. Je ne veux pas de prêtre.

Un enterrement sans prêtre était impensable.

- Ce sera une cérémonie religieuse, balbutia-t-elle. Il faut un enterrement religieux.

- Rosa n'était pas croyante !

Ces paroles retentirent dans le couloir. Des portes s'ouvrirent, des clients passèrent la tête pour mieux entendre. Le suicide de Rosa avait jeté comme un voile de deuil sur tout l'hôtel, la plupart des clients glissaient furtivement dans les couloirs, soit parce que la mort leur faisait peur, soit parce qu'ils ne voulaient pas gêner. Paul ne savait pas très bien, et il s'en fichait éperdument.

- Il n'y a pas de croyants ici ! cria-t-il, à l'intention des autres.

- Ne criez pas, Paul, fit Mère en reculant hâtivement jusqu'au moment où le lit se trouva entre eux.

Paul hurla :

- L'Église ne veut pas des suicidés !

C'était absurde, et pourtant il se sentait déchiré par l'angoisse, par l'exaspération. Il crut un moment qu'il allait l'étrangler, mais il se retourna vers la porte et se mit à la frapper des deux poings, la poussant contre le mur. Elle trembla sur ses gonds et un grand silence s'abattit sur l'hôtel.

- On lui donnera l'absolution, reprit Mère, se remettant à pleurer. Je m'en occuperai. Nous allons faire dire une belle messe... (Puis elle s'assit sur le lit, le visage enfoui dans ses mains). Vous savez ce que Papa a dit ? fit-elle entre deux sanglots, incapable de retenir ce qu'elle croyait être la vérité, il a dit : « Ma petite fille a toujours été heureuse. Qu'est-ce qu'ils lui ont fait ? Pourquoi s'est-elle tuée ? »

Paul, lui aussi, aurait voulu pouvoir pleurer, pouvoir faire quelque chose, qui diminuât sa souffrance. Mais il ne pouvait rien faire.

- Je ne sais pas, dit-il. Je ne saurai jamais.

Maîtrisant sa colère, il tourna les talons et sortit précipitamment dans le couloir. La plupart des portes se fermèrent rapidement, les clients s'efforçant de ne pas montrer qu'ils écoutaient. Seules quelques-unes demeurèrent entrebâillées. Paul éprouvait un mépris profond pour les gens qui se trouvaient derrière ces portes, il aurait voulu les provoquer, mais il savait bien qu'aucun d'eux n'avait le courage de l'affronter. Leur existence était aussi dépourvue de but que la sienne, aussi méprisable.

Avec une assurance feinte, il s'engagea dans le couloir. Au passage, attrapant l'une après l'autre les poignées de cuivre ternies, il repoussait puis claquait avec force les portes indiscrètes.

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