PROLOGUE LA TOUR OUBLIÉE

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L’écho des pas de fer raclant la terre gelée s’éloigna, s’estompa, se perdit dans le lointain… Lentement, comme s’il craignait d’entendre craquer ses vertèbres, le fugitif releva la tête. Contre le sol son cœur cognait si fort qu’il lui semblait saisir les palpitations profondes des mondes souterrains. Cela faisait un bruit immense qui emplissait ses oreilles et chassait celui du vent d’hiver.

Son visage saignait des épines où il s’était jeté quand la lune avait fait luire un instant les casques des hommes d’armes, mais il ne sentait rien que ce battement inhumain qui l’étouffait et ne voulait pas se taire…

L’une après l’autre ses mains raidies de froid se détachèrent des racines affleurantes où elles s’agrippaient, l’aidèrent à se remettre debout sans crainte d’être vu parce qu’il était à l’orée d’une forêt, la grande forêt qui faisait suite au bout de lande sauvage où ne poussaient guère que la bruyère et les rochers. Il devait à la vitesse de ses longues jambes et au sol dur qui ne gardait pas de traces de l’avoir traversée sans être repris. Devant lui c’était la masse des arbres, des taillis, des buissons où il était si facile de se perdre. Les loups aussi, dont c’était le pays, mais derrière lui il y avait celui des hommes où le danger était tapi sous chaque visage et sous le toit de chaque maison. Le choix était facile…

Pour apaiser son cœur fou, il respira longuement. L’air froid lui fit du bien même s’il frissonna sous sa morsure, conscient tout à coup de n’avoir sur lui que sa chemise et ses chausses. Jusque-là, il avait trop couru pour s’en apercevoir. Avec la mort aux trousses, qui se soucie de son vêtement ou de la température ? Certes sa situation n’avait rien d’enviable mais au moins il était vivant… Vivant ! Alors qu’il ne devrait être, à cette heure, qu’un corps inerte, sans regard et sans voix, sans douleur et sans exigences. Un peu de chair morte pendue à un bout de chanvre et promise à l’enfouissement. Au lieu de cela la vie courait toujours dans ses veines et le poids de la terre noire ne fermait pas ses yeux à jamais… Seulement ce n’était peut-être que partie remise. Quelle belle chose qu’être en vie ! Encore fallait-il le rester.

Le premier besoin, le plus impérieux, c’était de manger et il ne s’agissait pas d’un petit problème pour un garçon qui n’avait que ses mains dans un paysage dénudé par l’hiver. Le dernier morceau de pain remontait à la veille. Ce matin, les gens du bailli n’avaient pas jugé bon de nourrir un condamné. Il avait tout juste reçu un verre de vin avant de monter à l’échafaud et comme c’était uniquement pour obéir à la coutume et pour la galerie, on lui avait donné une affreuse piquette à peine moins raide que du verjus. Il en sentait encore les effets dans son estomac vide.

Cela ne le gênait pas quand il n’attendait plus que la mort et s’y résignait, mais voilà que pour un incident fort mince – une bagarre entre deux marchands de volailles éclatant sur la place du Martroi dont on le destinait à devenir l’ornement –, il y avait eu un remous violent dans la foule, une trouée dans les gardes. Il en avait profité. Saisissant cette chance si faible qui s’offrait, il s’était jeté dans ce trou, noyé dans le flot humain. Un couteau invisible avait tranché ses liens avant qu’on le pousse vers l’extérieur. L’épaisseur de la foule avait élevé une barrière naturelle, difficilement franchissable, entre lui et les hommes d’armes, une barrière qui avait fini par céder devant le fer des guisarmes mais qui avait tenu assez longtemps pour lui permettre de fuir.

De taillis en chemins creux, de bosquets en oseraies, il avait gagné les friches, courbé pour se perdre dans la nature, la tête plus souvent à la hauteur des genoux qu’à sa place normale et les genoux bien souvent sur le sol, indifférent au froid, aux épines, aux mares gelées, possédé tout entier par sa fringale de vie et de liberté. Le moindre bruit le couchait à terre, les oreilles bourdonnantes, le cœur arrêté. Mais mille fois aplati, mille fois relevé, il avait fait du chemin et le temps avec lui. Bientôt l’aube humide allait dissoudre en grisaille la suie épaisse du ciel. Quelque part dans la campagne le cri enroué d’un coq annonçait déjà que dans leurs maisons ou leurs cabanes closes les hommes allaient s’éveiller. Il fallait trouver un endroit où se cacher. La forêt représentant le meilleur refuge, il s’y enfonça dans l’espoir d’y trouver, avec un abri pour dormir, quelques-unes de ces racines que, depuis l’enfance, il avait appris à reconnaître. En revanche, il ne savait pas où il était.

En sortant de Châteaurenard, il n’avait songé – en admettant qu’il songeât à quelque chose ! – qu’à mettre le plus de distance possible entre la potence et sa personne. Il avait fui droit devant lui comme un lièvre poursuivi, mais la réflexion et le semblant de lever de soleil le renseignèrent : après les grandes friches, la seule forêt dont il eût connaissance dans cette direction ne pouvait être que celle de Courtenay dont les maîtres, descendants d’un roi de France, étaient si hauts seigneurs qu’ils auraient réussi à coiffer disait-on une couronne impériale dans un lointain pays d’Orient. C’était peut-être pour ça qu’on ne les voyait jamais et qu’à Châteaurenard – de leur mouvance cependant ! – le bailli se comportait comme s’il était le seigneur du lieu ?

De toute façon qu’il allât vers Courtenay ou ailleurs était de peu d’importance. Tout autour de lui, le monde ne pouvait que se montrer hostile et sa seule chance était de trouver sur son chemin un moutier ou un lieu d’église qui lui serait un asile inviolable. Il devait bien en exister un ou deux aux abords de la cité suzeraine ?

Même dépouillée par l’hiver, la forêt était belle, coupée de menus ruisseaux. Il y avait de grands chênes, des hêtres, des bouleaux et des aulnes, des saules aussi près des filets d’eau, et dessous un fouillis de ronces, de merisiers, de prunelliers, de houx et de pommiers sauvages – sans plus de fruits, malheureusement ! Et le fugitif avait si faim, si faim ! En même temps il se sentait bien las et l’idée lui vint que s’il trouvait un rocher ou des buissons pour s’abriter, le mieux serait peut-être de prendre un peu de repos en vertu du vieil adage qui veut que « qui dort dîne ».

Il trouva presque tout de suite ce qu’il cherchait : un amoncellement de trois rocs en surplomb d’un trou broussailleux mais dépourvu d’épines où il se glissa non sans s’écorcher encore. Le trou était étroit mais on pouvait s’y étendre une fois franchies les broussailles. En outre il y faisait sec et un peu moins froid. Conscient donc d’y être à peu près invisible, le jeune homme s’y coucha pelotonné sur lui-même et s’endormit.

Quand il s’éveilla, il avait toujours aussi faim mais il se sentait reposé et prêt à poursuivre son chemin. Le bref jour d’hiver s’achevait. Il était temps de se remettre en route. Ce qu’il fit après avoir bu un peu d’eau d’un ruisseau voisin et mâché une racine affleurante hâtivement lavée qui lui donna seulement l’illusion de la nourriture.

S’il ne trouvait pas très vite de quoi se sustenter, le résultat risquait d’être aussi désastreux que si on l’avait pendu, mais beaucoup plus long à venir… Cependant il se reprocha aussitôt ces idées noires. Si Dieu lui avait permis d’échapper au gibet, il ne l’abandonnerait pas dans sa quête pour la vie. Et tout en reprenant sa marche qu’il étaya d’une branche presque lisse trouvée à terre, il eut soudain l’impression que quelque chose le poussait en avant. Son ange gardien peut-être ?… Ou encore l’âme de sa pauvre mère que les soldats du bailli avaient assommée au seuil de leur maison quand ils étaient venus s’emparer de lui en l’accusant d’un meurtre qu’il n’avait pas commis ? À cette pensée les larmes lui montèrent aux yeux et il s’en étonna : il avait tant pleuré sur elle dans sa prison qu’il ne devait plus lui en rester une seule à verser…

Le froid se faisait plus vif et d’un revers du bras il essuya sa figure de crainte que les pleurs n’y gèlent. En outre, ils lui brouillaient la vue et il n’y faisait déjà pas si clair ! Il avait rejoint un ruisseau qu’il décida de suivre en pensant qu’il devait bien mener quelque part…

Soudain, à travers le treillage serré des troncs d’arbres le fugitif crut voir briller quelque chose : une faible lumière qui pouvait être celle d’une chandelle et, tout naturellement, il se dirigea vers ce menu signe de vie comme les Mages vers l’Étoile dans la nuit de Bethléem. Elle disparut pourtant sous la densité accrue des bois et parce que le ru s’offrait le luxe d’un méandre. À cause de ce caprice, pourtant, le jeune homme sut de quoi il s’approchait. Le souvenir lui revint de ce jour d’automne, il y avait… oh, plus de dix ans que son père l’avait mené ici en lui recommandant le silence et le secret – ce qui avait fait frissonner l’enfant de plaisir. Jamais encore, lorsque son père l’emmenait, on n’était allé si loin de la maison puisque l’on en était parti la veille. Ce dont le petit s’était émerveillé d’autant que l’on n’avait fait halte dans aucune auberge : le cheval portait avec eux ce qu’il fallait.

De questions, il n’en avait posé aucune, sachant bien qu’elles ne seraient pas reçues. Il s’était contenté d’attendre, avec la joie secrète, l’orgueil aussi, d’être jugé digne d’approcher un mystère. L’arrivée ne l’avait pas déçu et il espérait de tout son cœur qu’il en serait de même aujourd’hui.

Quand le rideau d’arbres et de buissons enfin s’écarta, révélant une clairière, la vieille tour à demi ruinée fut devant lui et, si le jeune homme frissonna une fois encore, ce fut de joie parce que la petite flamme de tout à l’heure brûlait derrière une étroite fenêtre. Cela devait vouloir dire que le vieil homme vivait toujours et qu’il allait le secourir. Le besoin s’en faisait sentir si cruellement qu’il repoussait la méfiance qu’éprouve une bête traquée. Après tout même si quelqu’un d’autre habitait à présent la tour oubliée, même s’il se trouvait en face d’un ennemi, il ne lui restait plus grand-chose à perdre…

Quelques marches inégales menaient à la porte basse. Il se colla contre son bois rude, anticipant pour son corps transi la bonne chaleur qui devait régner de l’autre côté puis, après une dernière hésitation, toqua d’un doigt si gourd qu’il ne fit guère de bruit. Alors il recommença, mettant ce qui lui restait de forces dans son poing. Une voix profonde lui répondit :

— Qui va là ?

— Un malheureux… qui implore secours !

Le vantail s’ouvrit aussitôt révélant, découpée dans la lumière, une haute silhouette en robe de bure noire, un crâne chauve où glissait un reflet jaune, une longue barbe blanche. La silhouette se voûtait et l’homme s’appuyait à présent sur une béquille mais le fugitif sut que c’était le même qu’autrefois.

— Sire Thibaut, pria-t-il, ayez pitié de moi !

— Tu me connais ? Qui es-tu ?

— Renaud des Courtils. Mon défunt père, jadis, m’a mené ici…

— Entre ! Entre vite !

Quittant le chambranle où il se soutenait, le jeune homme se jeta à genoux près de l’âtre central où brûlaient quelques bûches au point que le vieillard crut qu’il allait prendre le feu dans ses bras. Il n’était plus guère vêtu que de haillons trempés et tremblait si fort que ses dents claquaient.

— D’où viens-tu en cet état ? S’inquiéta celui qu’il avait appelé sire Thibaut. Où est ton père ?

— Mort… à la Saint-Hilaire, il y a un mois. Un flux de ventre qui l’a vidé comme un sac de son troué. Ça a été le premier de nos malheurs. Le bailli du roi a voulu s’emparer de notre héritage sous le prétexte d’argent que mon père lui aurait emprunté. Ce qui est faux !

— Tu n’as pas besoin de le dire. Jamais ton père n’a dû un liard à qui que ce soit. Mais ôte ces hardes trempées et enveloppe-toi là-dedans ! ajouta-t-il en tendant à son hôte un morceau de couverture tiré d’un coffre en bois grossier. Je vais te frictionner pendant que tu me diras la suite.

— Oh ! Ce sera vite fait : le bailli est venu chez nous, aux Courtils, pour nous en chasser. Un de ses hommes a tué ma mère qui s’opposait à lui en le maudissant et moi on m’a jeté en prison après m’avoir désarmé…

— Pour avoir voulu défendre ton bien ?

— Non, ricana Renaud avec amertume. Pour avoir tué ma mère et volé une agrafe de manteau au bailli, et qu’on a trouvée dans mon matelas sans que je sache comment elle y était venue.

— Ce n’est pas difficile à deviner : l’un de ces misérables, le bailli lui-même peut-être, l’y a mise. Ensuite ?

— La prison… et puis, hier au matin, la potence… dont j’ai eu la chance extrême de pouvoir me sauver.

— La potence ? Mais enfin ton père était prud’homme et franc compagnon. Il avait des amis ? Et personne ne s’est venu mettre à la traverse des desseins du bailli ? Tout de même, la corde pour qui a du sang noble !

Renaud haussa des épaules encore frissonnantes sous la laine bourrue qui les réchauffait :

— La peur règne à Châteaurenard d’où beaucoup s’en sont partis pour la croisade… ou pour rejoindre l’empereur.

Le vieil homme alla chercher dans un coin une marmite à demi pleine qu’il mit à chauffer sur la grille de fer disposée au-dessus du foyer, après quoi, dans une huche, il prit un chanteau de pain noir dont il tailla une large tranche avant de la tendre au garçon :

— Mange ça en attendant la soupe. Tu dois mourir de faim…

C’était peu dire ! Renaud se saisit du pain offert et y mordit à pleines dents. Armé d’une longue cuillère pour touiller le contenu de la marmite, le vieux Thibaut vint s’asseoir auprès de lui sur les blocs de pierre disposés autour du feu et soupira :

— La croisade ! C’était belle chose au temps du valeureux Godefroi et des princes de Tarente ! Belle chose aussi au temps où le royaume franc était grand aux mains de Baudouin et autres Amaury, comme ce roi trop tôt disparu qui m’a tenu sur les fonts baptismaux… Mais que de désastres en terre de France ! Les seigneurs partent pour un temps indéfini, laissant leurs fiefs aux mains des femmes dans le meilleur cas, et à condition qu’elles soient capables et gardent auprès d’elles un fils pour les aider. Sinon, on gage le fief à un cousin, à un voisin que l’on croit honnête ou encore au roi afin d’en obtenir des subsides pour l’expédition. Et que font ces gens à qui l’on a donné mandat ? Ils envoient d’autres gens à eux, un bailli qui pressure le peuple d’autant plus que son maître entend toucher de gros revenus et qu’isolé dans son coin, il peut s’assurer à lui-même une fortune. Et si, pour les pauvres gens, c’est le début des temps mauvais, pour le grand fief c’est celui de la décomposition…

— N’êtes-vous pas allé vous-même à la croisade, messire ? C’est du moins ce que disait mon père… et aussi que vous étiez…

Gêné par les mots qui lui venaient, le jeune homme préféra se consacrer tout entier à son morceau de pain et ce fut le vieillard qui acheva la phrase :

— … un frère que le Temple a rejeté pour avoir manqué gravement à la règle de l’ordre, et dont les âmes simples d’alentour ont fait un Templier maudit. Ce dont je suis redevable d’une grande solitude et d’une paix profonde tant on craint les maléfices que j’ai pu rapporter de là-bas ! De là-bas qui était mon pays. Car, sache-le comme le savait ton père, je ne suis jamais parti en croisade : je suis né là-bas.

— Né là-bas ? Vous voulez dire… en Terre Sainte ?

Le ton admiratif arracha au vieil homme un petit rire qui s’acheva en une quinte de toux, laquelle lui empourpra la figure et ne se calma qu’après quelques gorgées d’eau prises à la cruche. Une figure qui ressemblait à une coquille de noix tant elle était brune et ridée, mais les yeux gris où perlaient les larmes restaient clairs et vigilants.

— Vous êtes malade, messire ? S’inquiéta Renaud, impressionné par la violence de l’accès. Peut-être faudrait-il un mire (1) ?

— Aucun n’accepterait de s’approcher de ma tour perdue et j’en sais plus qu’eux sur l’art de soigner les maux des hommes. C’est pourquoi je sais qu’un jour, proche je pense, cette toux m’emportera. Mais, puisque, grâce à Dieu, l’heure n’en est pas encore venue, ajouta-t-il avec un sourire, revenons à ce dont nous devisions… Je disais…

— … que vous avez vu le jour sur la terre même où naquit le Seigneur Christ.

— Pas tout à fait. Je suis né à Antioche, la puissante cité du nord, sur le fleuve Oronte, à cent cinquante lieues de Jérusalem et plus loin encore de Bethléem où le Sauveur vit le jour… Mais nous parlerons plus tard. Tu es exténué et la soupe est chaude. Mange, puis tu dormiras !


Tandis que le jeune homme dévorait l’écuellée d’épais magma de raves et de fèves, le vieil homme alla chercher dans une petite resserre une botte de paille qu’il disposa sur le sol – son lit à lui se composait d’une planche nue, d’une couverture et d’un boudin de paille comme oreiller –, après quoi il prit dans le coffre une chemise de grosse toile et une cotte de laine bourrue qu’il lui tendit :

— Mets ça quand tu auras fini afin que la couverture puisse sécher. Puis couche-toi ! Tu en as grand besoin…

Renaud ne se le fit pas dire deux fois. Cependant, avant de s’étendre, il s’agenouilla devant la modeste croix de bois noir, pendue à la muraille entre des bouquets d’herbes sèches, pour remercier Dieu d’avoir placé sur sa route obscure la lumière du refuge. Debout, derrière lui, Thibaut priait aussi et prolongea sa prière bien après que le garçon se fut lové dans la paille avec un soupir de bien-être. Ensuite il remit deux ou trois bûches sur le feu, s’assit à nouveau sur une pierre de l’âtre et entra en méditation.

Il pensait bien qu’un jour le garçon viendrait à lui et que ce jour n’était pas éloigné puisqu’il venait d’avoir dix-huit ans, mais pas de cette manière. Pas comme une bête épuisée, traquée par le chasseur, la faim, l’hiver ! Quant à ce qu’il était advenu d’Olin des Courtils et de dame Alais, sa douce et patiente épouse, cela n’avait de nom dans aucune langue chrétienne. Depuis longtemps, il est vrai, lui-même ne gardait plus la moindre illusion sur les ravages que la cupidité et la corruption pouvaient opérer dans l’âme humaine : il les avait, de ses yeux, vues détruire un royaume, le plus sanctifié des royaumes de la terre, celui de Jérusalem. Mais que ces deux démons se fussent emparés d’un homme, d’un bailli dépêché par le roi Louis qu’en dépit de sa jeunesse on disait déjà saint, au point de lui faire oublier les plus élémentaires lois divines et jusqu’à la simple prudence envers la justice royale, cela dépassait l’entendement. Cela aurait dû tout au moins faire réfléchir ce bailli, mais la tentation était peut-être trop forte de se croire maître réel de la puissante et riche comtée dont le seigneur titulaire était absent au point d’avoir vu le jour dans la pourpre impériale de Constantinople. Et pas ici !…

Étrange famille en vérité que ces Courtenay – dont il était lui-même un mince rameau ! – sur lesquels agissait si fort la magie de l’aventure et des terres lointaines. L’ancêtre Athon, fils d’un capitaine apparenté aux comtes de Sens, ne s’encombrait pas de scrupules religieux et se tailla son premier fief de Courtenay dans les terres de la grande abbaye de Ferrières. Il y bâtit un fort château et, avec le concours d’une « haute dame » dont l’histoire n’a pas retenu le nom parce qu’il l’avait peut-être bien oublié lui-même, commença la famille : un fils d’abord et quelques filles puis quatre petits-fils dont deux quittèrent la tour paternelle pour n’y plus revenir. Tandis que Milon, l’aîné, recevait l’héritage et se consacrait à l’agrandir, le second, Jocelin, prit la croix en 1101 et suivit son ami Etienne de Blois en Palestine où il se mit au service de son cousin Baudouin du Bourg, parti plus tôt avec Godefroi de Bouillon, et devenu comte d’Edesse aux frontières de l’Arménie et des terres infidèles. Admirable image de la chevalerie dans ce qu’elle avait de plus noble et de plus pur, Jocelin, beau comme un dieu au demeurant ainsi que le seraient ses descendants, reçut la riche terre de Turbessel, sur la rive occidentale de l’Euphrate. L’ascension de Baudouin du Bourg au trône de Jérusalem sous le vocable de Baudouin II valut à Jocelin la comtée d’Edesse tout entière. Avec l’aide d’une princesse arménienne il y implanta le nom de Courtenay qui allait emplir de son bruit tout le pays entre les deux fleuves et la Méditerranée. Pas pour son bien malheureusement, car le second Jocelin de Courtenay ne vaudrait pas son père et moins encore le petit-fils Jocelin III.

Mais il y avait alors beau temps qu’en France, la seigneurie du Gâtinais à laquelle s’ajoutaient Montargis, Châteaurenard et beaucoup d’autres avaient changé de main.

Le troisième petit-fils d’Athon, Geoffroy, s’en alla lui aussi en Terre Sainte mais beaucoup plus tard que Jocelin : en 1139. Ce fut pour y trouver la mort sous les murs de Montferrand, une forteresse de la comtée de Tripoli que tenait alors l’émir Zengi. Le château fut délivré mais toute l’armée pleura la mort de Geoffroy le preux.

Le dernier des quatre frères, Renaud, n’eut qu’une fille et Milon, l’aîné, n’ayant pas laissé de descendance, cette fille, Elisabeth, se retrouva investie de tout l’héritage familial, ce qui n’était pas peu dire. Au point de tenter le roi Louis VI le Gros qui demanda pour Pierre de France, son septième fils, la main d’Elisabeth. Le mariage eut lieu et le prince Pierre, obéissant alors à une coutume fort répandue – où, quand un cadet de famille, même royale, épousait une héritière, il s’intégrait tout entier dans ce qui devenait son bien –, prit le nom de Pierre de Courtenay et fit abandon de l’écu aux fleurs de lys pour celui aux besants d’or qu’il allait mener beaucoup plus loin qu’il ne l’imaginait. Jusqu’en Palestine lui aussi, où, en 1180, il se rendit avec le comte de Champagne pour aider à desserrer l’étau dont Saladin commençait à étrangler le royaume franc de Jérusalem.

Après avoir mis ordre à ses affaires et intronisé Elisabeth comme dame et maîtresse en toutes choses, il s’en alla vers son destin, laissant derrière lui une magnifique progéniture : sept fils et six filles qu’il ne revit jamais. La mort le prit quelques mois plus tard, alors qu’il défendait le grand château tout neuf du Gué de Jacob dont les pierres blanches offensaient la vue du Sultan…

Pendant ce temps le pré carré de Courtenay s’agrandissait encore. Titré comte d’Auxerre dès sa naissance, le fils de Pierre de France, Pierre II de Courtenay, devenait par un premier mariage avec Agnès de Nevers comte de Nevers et de Tonnerre et, neuf ans plus tard, marquis de Namur par la grâce d’un second mariage avec Yolande de Hainaut. Cependant que son frère Renaud, bientôt rebaptisé Reginald, suivait en Angleterre la reine Aliénor répudiée par Louis VII qui s’en allait porter à Henri II Plantagenêt presque la moitié de la France. Reginald y épousa une noble dame grâce à laquelle ses descendants devinrent comtes de Devon, pairs d’Angleterre et baronnets d’Irlande (2). Mais revenons à Pierre II.

À celui-là, les jeux de l’Histoire réservaient un sort peu ordinaire mais, à tout prendre, absolument digne d’un prince du sang de France puisque à la suite d’une croisade détournée par les Vénitiens il allait se retrouver empereur de Constantinople.

Depuis, la prestigieuse couronne était restée dans la famille avec des fortunes diverses et, à l’heure où Thibaut rappelait ses souvenirs, elle y était toujours, à ce détail près que le dernier empereur Courtenay était en Occident depuis des mois afin de conclure des accords dont il avait le plus grand besoin pour raffermir un trône singulièrement branlant.


Le feu n’était plus que braises rouges et, le froid se glissant jusqu’à lui, l’ermite sentit un frisson qui le tira de la rêverie où il s’était enfoncé. Toujours toussant, il alla chercher un fagot de branchettes et quelques bûches, mais attendit d’avoir retrouvé sa respiration pour souffler dans le tube de fer dont il se servait pour attiser le feu. Il souffrait beaucoup avec l’impression que, dans sa poitrine, quelque chose se déchirait et que son cœur allait exploser ; mais enfin, tout se calma, une flamme monta joyeusement, puis une autre, et le vieil homme resta là un moment à se réchauffer avant d’aller s’agenouiller devant le crucifix où il s’abîma dans une ardente prière. Il savait que la mort approchait à grands pas, mais il ne voulait pas qu’elle le prenne avant que l’enfant venu se réfugier auprès de lui sût tout ce qu’il devait savoir sur ce qu’avait été sa vie à lui et les secrets qu’elle tenait cachés. Que Renaud eût été chassé de la terre des Courtils prenait à ses yeux les couleurs d’un ordre divin plus que d’une criminelle injustice. De toute façon, Renaud devait partir et peut-être serait-il moins malheureux en apprenant qu’Olin et Alais n’étaient pas ses vrais parents, qu’il avait vu le jour lui aussi au-delà des mers, dans cette terre lointaine à la sainteté lacérée par trop d’ambitions, trop de vils calculs, trop de sang aussi… et que sa mère était une belle et douce princesse victime d’un amour défendu. Oui, le temps était venu et il s’agissait de bien employer celui que la clémence divine accordait encore à son humble serviteur Thibaut.

Sa prière achevée, il sortit pour tirer de l’eau au puits dissimulé dans les broussailles. Le temps s’adoucissait. Il avait neigé vers la fin de la nuit et les traces de pas du fugitif, s’il en restait, ne se voyaient plus. Ce dont Thibaut remercia Dieu. Puis il alla chercher quelques légumes dans sa petite réserve ainsi qu’un morceau de lard, présent d’un bûcheron que, à l’automne dernier, il avait guéri d’une vilaine blessure à la jambe. Les gens de la forêt n’avaient pas peur de lui. Ils savaient qu’il connaissait les plantes et venaient volontiers. Tout au contraire de ceux des campagnes à qui faisaient peur la grande forêt et ses mystères.

Muni de tout cela, Thibaut nettoya les raves, le chou sauvage et mit la soupe à tremper. L’enfant – curieux que dans son cœur il ne pût l’appeler autrement en dépit d’une virilité déjà affirmée ! –, l’enfant aurait faim quand il s’éveillerait…

Un long moment, il le regarda dormir, attendri de retrouver sous la crasse et la barbe naissante quelques signes évoquant la part de sang grec de la mère : le nez surtout, si droit, prolongeant exactement la ligne du haut front intelligent que les volutes de cheveux blonds emmêlés et sales raccourcissaient à peine. Le reste appartenait au père : les yeux si noirs, un peu étirés vers les tempes sous les sourcils droits, la bouche nettement ourlée mais sans épaisseur excessive, une bouche dont on devinait qu’elle souriait volontiers. La mâchoire enfin, fermement dessinée dans la droite ligne d’un menton volontaire, annonçait l’énergie. Pourtant l’enfance n’était pas encore tout à fait effacée : la douceur de la peau ivoirine et des lèvres lui appartenait et aussi cette larme arrêtée dans le cerne de l’œil.

Le vieil homme prit l’une des mains abandonnées sur la couverture et en ouvrit doucement les doigts pour examiner la paume. Quelques écorchures s’y voyaient mais aussi le cal léger dû au maniement quotidien de l’épée, de la hache ou de la lance. On pouvait faire confiance à Olin des Courtils pour le rude apprentissage du métier des armes et du maniement des chevaux. S’il n’était dépossédé de tout, Renaud était prêt sans aucun doute pour l’adoubement mais puisqu’il avait pu échapper à ses ennemis et arriver jusqu’ici rien ne serait perdu. Restait à sonder son cœur et son âme afin de savoir s’il pourrait recueillir l’héritage que lui, Thibaut, lui destinait depuis si longtemps…

La main qu’il tenait se referma soudain sur la sienne et Renaud ouvrit les yeux. D’abord surpris de rencontrer un visage inhabituel, il sourit, se redressa et s’étira :

— Que j’ai bien dormi ! Exhala-t-il dans un soupir. Cela ne m’était pas arrivé depuis…

— Qui peut dormir, à ton âge, quand on attend le bourreau avec un esprit plein de douleur et d’indignation ? Va te laver à présent ! Je t’ai tiré de l’eau et il fait moins froid. Je vais te préparer de quoi t’habiller d’une manière qui te permettra de passer inaperçu quand tu partiras d’ici…

— Vous me chassez, messire ? Émit le jeune homme du ton d’un enfant apeuré que l’on menace des ténèbres extérieures.

— Où as-tu pris cela ? Tu partiras, bien sûr, mais je n’ai pas dit que ce serait sur l’heure. J’ai bien des choses à t’apprendre avant de t’envoyer à travers le vaste monde, ajouta Thibaut en tirant du coffre une coule de moine semblable à la sienne que le jeune homme considéra avec surprise : il était rare qu’un religieux, plus encore un ermite, eût une garde-robe si bien fournie. D’autant que ce vêtement était plus neuf que celui qu’il portait lui-même.

Le vieil homme saisit sa pensée et sourit :

— Cela m’a été donné par un ami pour remplacer ma vêture si l’usure l’amenait à m’abandonner. On ne refuse pas le présent d’un ami. Maintenant il est à toi. Tu peux l’endosser sans crainte. Ensuite nous mangerons… et puis nous parlerons…

— Je veux bien, mais est-ce qu’en restant ici je ne vous mets pas en danger ?

— Non. Pas plus que toi-même. S’il tient son pouvoir du roi, le bailli de Châteaurenard n’osera poursuivre ses recherches sur le fief souverain de Courtenay qui appartient toujours au jeune empereur et qui est bien gardé. Surtout qu’il est peut-être en France ces temps-ci et risque d’y venir à n’importe quel moment.

À nouveau Renaud s’émerveilla :

— Cette forêt est dense, profonde. Elle vous tient loin de tout et plus encore peut-être cette tour dont tous ou presque, selon mon père, ont oublié l’existence. Comment savez-vous tout cela ?

— Il arrive cependant que certains se souviennent comme tu le fis jadis avec le sage Olin. Fort peu sans doute, mais cela suffît pour que les nouvelles importantes arrivent jusqu’à moi. Oui, je sais bien des choses… que je ne retiens pas toujours. Seulement celles qui me paraissent importantes sur ce coin de terre, pour le royaume… ou pour ton avenir dont je me préoccupe depuis longtemps. Mais va te laver à présent. Ensuite je t’aiderai à parfaire ton apparence et quand nous aurons fini la soupe sera prête.

Un moment plus tard, après avoir dit les grâces, tous deux s’installaient, une écuelle entre les genoux, pour manger une partie du contenu de la marmite dont le modeste fumet, à lui tout seul, réparait déjà les forces. Ils mangeaient en silence, comme il se doit, en marque de respect pour la nourriture qui est don de Dieu. Renaud dévorait littéralement les épaisses tranches de pain trempées de bouillon et sa part du lard auquel Thibaut n’avait pas touché, pour lui en laisser davantage sans doute mais aussi pour obéir à l’esprit de pénitence qui était l’une de ses règles. Mais tout en absorbant sa portion, il contemplait son œuvre avec une certaine satisfaction. Renaud avait déjà changé. Lavé, rasé avec sur les joues une ou deux estafilades, il n’arborait plus sa luxuriante tignasse blonde. Elle était réduite à une calotte ronde dégageant le cou et les oreilles et faisait de lui un autre homme. Oui, l’ouvrage était bien fait et, sous ce déguisement, le jeune homme pourrait aller sans trop courir de danger vers un destin tout autre que celui décidé par le bailli de Châteaurenard…


Le repas terminé, Renaud prit les écuelles et s’en alla les laver. Le vieillard, qu’une nouvelle et méchante toux venait de secouer si violemment qu’un peu de sang était apparu sur le tampon de charpie précipitamment appliqué sur sa bouche, semblait si faible tout à coup qu’il s’inquiéta et souhaita le servir de son mieux. Il était temps de renverser les rôles :

— Vous me sauvez la vie, messire. Dites-moi ce que je peux faire pour vous aider…

— Me chercher le pot de miel sauvage qui est sur une planche dans la resserre. Une cuillerée me fera du bien…

— Ma mère disait que nos abeilles du Gâtinais font le meilleur miel du royaume. Nous en avions toujours à la maison et vous devriez garder ce pot près de votre main au lieu de le mettre là-bas, fit le garçon en rapportant ce qu’on lui demandait.

— C’est que je n’en ai pas beaucoup et le temps de la récolte est encore loin. Je n’en prends que lorsque cela devient trop difficile. Mais, tu vois, cela va mieux, fit Thibaut en trouvant un sourire pour le jeune visage inquiet penché sur lui.

— Devez-vous vraiment rester seul ici ? Vous m’avez dit hier que le Temple vous avait chassé, mais il existe un devoir de charité envers ceux qui souffrent et je sais qu’il y a à Joigny une puissante commanderie. L’on y pourrait vous secourir. Surtout si vous avez grand regret de… de votre faute ? ajouta-t-il en rougissant, conscient de s’aventurer sur un terrain malséant.

Mais le vieux chevalier sourit à nouveau en hochant la tête :

— Non. De ma faute comme tu dis, de mes fautes plutôt, je n’ai nul regret car elles sont d’amour… et aussi d’un secret que j’ai refusé de livrer. J’ai doublement enfreint la règle et ai été justement banni. On ne me recevrait pas. Et je ne le demanderai pas.

— Mais il y a des monastères… et aussi la maison qu’à Courtenay, si j’ai bien compris, tiennent les chevaliers de l’Hôpital de Jérusalem…

— Saint-Jean de Jérusalem, rectifia Thibaut. Mais là non plus un ancien Templier n’a selon moi rien à faire ni dans aucun autre couvent. Ma solitude m’est chère et je veux y mourir.

— Alors je reste avec vous. Je vous soignerai si vous voulez bien me guider au milieu de toutes les herbes, fioles et petits pots qu’il y a là-bas, ajouta Renaud en pointant le menton en direction de la resserre. Enseignez-moi !

— Je n’en aurai pas le temps. La main du Seigneur t’a conduit jusqu’ici au moment où je cherchais comment faire parvenir un message à ton… père. Je voulais qu’il revienne avec toi parce que je sais que les jours me sont comptés et qu’il était temps pour moi de m’en remettre à lui, de l’autoriser à lever le voile. Ensuite de t’apprendre ce qu’il n’a jamais su.

Dans la clarté mouvante des flammes, les yeux agrandis du jeune homme se mirent à étinceler :

— Lever le voile ? Messire… vos paroles sont si obscures !

— C’est pourquoi il convient de les éclairer. Te reste-t-il quelques souvenirs de ta toute petite enfance ou bien es-tu persuadé d’être né aux Courtils ?

— Je n’ai d’autres souvenirs que celui de notre manoir. Devrais-je me souvenir d’autre chose ?

— Peut-être et peut-être pas. Tu avais quelques mois quand Olin qui était devenu mon compagnon et moi-même t’avons rapporté à dame Alais qui était bréhaigne, la pauvre, et songeait à aller vivre chez les nonnes si son époux ne revenait pas de la Terre Sainte où il était parti depuis cinq longues années. Ton arrivée a été pour elle le plus beau des présents du Seigneur et pas un instant elle n’a cru que son époux lui mentait en disant que tu n’étais pas son fils. C’est pourquoi elle t’a élevé si tendrement, pourquoi tu l’aimes tant et pourquoi tu peux toujours la pleurer comme ta mère.

— Oh, je n’ai pas besoin qu’on m’y encourage, fit Renaud dont les yeux, soudain pleins de larmes, débordèrent. Sa fin si cruelle me poursuit sans cesse et il n’est guère possible d’aimer plus que je ne l’aime. Et vous me dites qu’elle n’était pas ma mère ? Qui était alors la femme qui m’a rejeté si loin d’elle ?

— Une très haute dame et, si elle t’a rejeté comme tu dis, elle ne l’a pas fait de cœur mais poussée par la plus cruelle nécessité pour une mère : se séparer de son enfant ou le voir mourir… et mourir avec lui sans doute, ce qui, à tout prendre, lui eût été consolation…

— Et… elle s’appelait ?

— Mélisende de Jérusalem-Lusignan et par elle tu portes en toi le sang des rois francs. Elle a été mariée toute jeunette au prince d’Antioche Bohémond IV le Borgne… mais ce n’est pas lui ton père.

L’horreur des dernières paroles effaça la surprise merveilleuse suscitée par le si beau nom maternel :

— Un bâtard ! Je suis un bâtard ?

— J’en suis bien un, moi ! Et jamais n’en ai senti de honte. Dans les familles princières, tu sais, c’est chose presque normale et les enfants sont tous élevés ensemble.

— Peut-être, mais moi je préfère être l’honnête fils d’un honnête mariage et non le rejeton, fût-elle reine, d’une p…

La main de Thibaut durement appliquée sur sa bouche étouffa le mot insultant :

— Tais-toi ! Pour juger il faut savoir et tu ne sais rien encore. Jamais je ne te permettrai de salir ta mère. C’est une belle et douce princesse pour qui l’amour de ton père a été le seul rayon de bonheur dans le genre de vie que l’on mène quand, par raison d’État, on est mariée à une brute. Avare, lâche et époux exécrable, tel était Bohémond le Borgne. Tel il est peut-être encore pour son malheur à elle !

— Vit-elle toujours ?

— Elle pourrait car elle doit avoir trente-huit ans, mais je ne sais s’il faut le souhaiter.

— Et… celui qui m’a engendré ?

Le détour et le ton raide firent sourire Thibaut :

— Je conçois que tu ne parviennes pas à lui donner le nom de père mais pour aujourd’hui tu n’en sauras pas davantage.

— Pourquoi ?

— Parce que je pense que le temps n’est pas encore venu et que…

Une nouvelle toux lui coupa la parole et le plia en deux. La fumée dégagée par une bûche moins sèche que les autres l’incommodait visiblement. Renaud courut à la porte, l’ouvrit toute grande puis, à l’aide d’une pelle trouvée dans un coin et d’un morceau de bois, ôta la bûche coupable et la jeta dehors. Après quoi il referma et alla chercher le pot de miel, mais le vieil homme refusa : il réclama d’abord un peu d’eau, puis, l’accès se calmant, il se leva et soutenu par son bâton marcha vers l’espèce de boursouflure accolée au mur de la tour et qu’il appelait la resserre.

— Assiste-moi ! dit-il.

Plus encore qu’autour de la croix, il y avait là des paquets d’herbes qui séchaient pendues à une longue perche appuyée sur deux pierres du mur. Il y avait aussi sur une planche des pots, des fioles portant des inscriptions latines.

— En Orient, j’ai appris à soigner bien des maux. Les maisons templières ont toutes leur apothicairerie et il faut bien avouer que nous avons beaucoup appris des médecins arabes… ou juifs…

— Des infidèles ? s’écria Renaud horrifié.

— Pourquoi pas ? Ils ne sont pas que des guerriers, mais aussi de grands sages et entre les combats il y avait de larges ères de paix pendant lesquelles on se rapprochait. Souvent parce que chacun pouvait reconnaître la valeur de l’autre. Et puis aussi, il faut bien le dire, parce que là-bas la façon de vivre est infiniment plus agréable que dans nos pays du Nord. Ne me regarde pas de cet air ahuri ! Je n’ai jamais eu commerce avec le Malin mais, à ma petite échelle, j’ai appris bien des choses. Sans pour autant prétendre au rang de médecin. Vois-tu, j’ai toujours aimé les plantes, les fleurs qui sont nées d’un sourire de Dieu et cela m’a permis d’apaiser des souffrances. Tiens, voici de la bardane qui est bonne pour les maladies de la peau, la bistorte pour les flux du ventre, le sureau dont l’écorce, les fleurs et les baies peuvent soigner beaucoup d’indispositions, la valériane qui apaise les nerfs. Et ceci c’est du « pas-d’âne » qui, en décoction, apaise la toux…

— Pourquoi n’en prenez-vous pas, alors ?

— Parce que je suis un vieil imbécile qui a laissé passer le temps sans en préparer. Peut-être parce que je me sentais un peu mieux. Mais je vais en faire tout de suite…

Il prit de l’eau dans un petit pot, y jeta une grosse pincée d’une herbe grisâtre et mit le tout sur le feu.

— Est-ce mieux que le miel ? demanda Renaud en fronçant le nez comme un chien qui flaire.

— Oui, dans un sens, mais il ne faut pas en prendre trop. En outre, la plante comme le miel ne sont que palliatifs. Le mal est plus profond en moi et je sais qu’il est sans remède. Mon poumon est rongé par une bête malfaisante qui aura le dernier mot…

— Et l’on ne peut tuer cette bête ?

— Non. Elle fait partie de moi à présent et en la tuant on me tuerait. Ce serait rapide, évidemment, mais dommage car la douleur est salutaire pour qui a beaucoup péché. Dieu me pardonnera davantage si j’ai beaucoup souffert…

— Et vous souffrez en ce moment, affirma Renaud sans crainte de se tromper en voyant des gouttes de sueur perler aux tempes dégarnies et autour de la bouche qui prenait une curieuse teinte de cire. Vous devriez vous étendre. Il est vrai que cette couche ne doit pas apporter grand apaisement, ajouta-t-il en considérant d’un œil sévère la planche nue où reposait le vieil homme. Laissez-moi l’arranger un peu !

Il cherchait déjà de la paille pour confectionner une sorte de matelas mais Thibaut l’en empêcha :

— Non. Je dors dessus depuis si longtemps que les coussins les plus moelleux me seraient une gêne. Cependant je vais m’étendre et prier. Il arrive que le sommeil me soit donné pendant l’oraison. Mais auparavant…

Il marcha vers l’angle le plus obscur de sa tour et arrivé là se retourna :

— Viens m’aider ! fît-il tristement après un effort infructueux. Il me semble que je n’ai plus de forces…

Sur ses indications, Renaud ôta deux grosses pierres derrière lesquelles il y avait un espace d’où il tira un paquet enveloppé d’une forte toile et le déposa sur la table.

— Ouvre-le ! ordonna Thibaut.

Renaud dénoua la cordelette qui maintenait l’ensemble, rabattit les pans de toile auxquels s’attachait une odeur ancienne et indéfinissable, et découvrit une pile de parchemins presque aussi fins que du vélin. Ils formaient des cahiers de plusieurs feuilles reliées par des brins de chanvre tordus ensemble, passés dans des trous et noués. Tous couverts d’une écriture bien formée et facilement lisible. C’était en quelque sorte un livre sans couverture et sans titre, sauf deux dates : 1176-1230.

Le vieux chevalier posa sur l’ouvrage une main restée belle, exempte des nœuds cruels qui, avec l’âge, déforment et boursouflent les jointures :

— J’ai écrit tout cela pour toi. Il y a là… ma vie et ce que le destin lui a apporté de secrets qui te seront, je l’espère, bénéfiques. Il y a aussi ce que je sais de ta naissance. Tu dois le lire maintenant afin que le pécheur que je suis puisse s’en aller vers la paix divine. Ensuite je te donnerai les moyens de forger l’anneau qui rattachera ta vie à ce que fut la mienne, la vraie, aux lieux et temps où elle s’est arrêtée… Lis, mon enfant, lis !

Une sorte de solennité donnait à ces paroles un étrange relief. Impressionné, Renaud aida le vieil homme à s’étendre sur sa rude couche, lui fit boire un gobelet de tisane à laquelle il avait ajouté un peu de miel, remit du bois dans le feu, puis s’installa sur un grossier tabouret fait d’un tronçon d’arbre et de trois branches égalisées devant une planche posée sur des tréteaux. La lumière qui descendait comme une bénédiction de l’étroite ouverture sous laquelle il était assis avait à présent une douceur inattendue. Sa froideur hivernale se teintait d’or léger comme si le soleil tentait de venir jusqu’à lui.

Renaud leva vers elle un regard plein de gratitude, traça sur lui-même le signe de la Croix puis avec le même respect que s’il s’agissait d’un évangile mais avec beaucoup plus de curiosité, il commença sa lecture…


« Venu finir ma vie dans cette terre ancestrale à laquelle je me sens tellement étranger et n’attendant plus de la divine miséricorde que le temps d’achever l’ouvrage que j’entreprends aujourd’hui pour l’édification de celui qui est l’enfant de mon cœur, je vais essayer de retracer ce que fut ma vie. Non parce qu’elle a été celle d’un homme illustre ou d’un important personnage : je n’en fus jamais rien, mais parce qu’elle a côtoyé tant de grandeur et de lâcheté, tant de gloire et de misère, tant de lumière et d’obscurité, tant d’abîmes et de sommets, tant de secrets et d’évidences qu’il faut bien, à la fin, que je dépose ici ce fardeau.

Que l’Esprit-Saint me vienne en aide et que Dieu, avant de me pardonner, tourne Sa face glorieuse vers ceux, vers celles dont j’ai par grand amour ou grande nécessité partagé ou suscité le péché !

Je m’appelle Thibaut de Courtenay et je porte les armes illustres d’une très ancienne famille du Gâtinais essaimée en Terre Sainte au temps de la croisade menée par Godefroi de Bouillon qui nous donna Jérusalem. Et même si la barre senestre proclame à tous que je suis un bâtard, cela ne m’a jamais empêché de les mener au combat avec orgueil – bien légitime lui ! – bien que mon père… Mais j’y reviendrai en temps voulu…

Au moment de ma naissance, survenue à Antioche, la belle cité de l’Oronte, à l’automne de l’an 1160 du Seigneur, mon père Jocelin III de Courtenay n’était plus que comte titulaire d’Edesse et de Turbessel sans plus rien en posséder. La perte d’Edesse ne lui incombait pas mais à son père, Jocelin II, homme incapable et faible parce que trop ami des plaisirs. La belle comtée du nord de la Syrie lui avait été enlevée en 1144 par l’émir de Mossoul, le redoutable Zengi. Il lui restait encore, cependant, quelques forteresses dont Turbessel, la riante, où il se plaisait particulièrement mais, homme vantard et de peu de jugeote, il trouva distrayant de narguer Nur ed-Din, le puissant atabeg d’Alep. Une nuit de mai 1150, alors qu’il se rendait de Turbessel à Antioche pour y conférer avec le Patriarche, une embuscade qui traquait volontiers les voyageurs attardés vint à bout de sa petite escorte sans d’abord savoir qui en était le chef. Ce fut un Juif qui, l’ayant reconnu, révéla son identité et il fut conduit devant Nur ed-Din qui le chargea de fers et le mit en dure prison. Il l’y tint jusqu’à sa mort survenue neuf ans plus tard. Un sursaut d’honneur et de dignité lui aurait fait préférer le supplice à l’abjuration d’une foi chrétienne qui ne semblait pourtant pas l’occuper beaucoup jusque-là mais les voies du Seigneur sont impénétrables. Pendant cette absence qui ne devait jamais finir, son épouse – ma grand-mère Béatrice, dame de Saône – s’efforça de garder Turbessel et ses autres terres des bords de l’Euphrate tout en achevant d’élever son fils, Jocelin le jeune. La tâche était trop rude pour elle, le fief se trouvant aux avant-postes du royaume franc de Jérusalem dont les souverains, en dépit de leur valeur, ne pouvaient accourir sans cesse aux quatre coins de leurs domaines pour secourir tel ou tel baron coupable de n’avoir pas respecté les traités. À cette époque, en effet, une sorte d’équilibre s’était établi, sous la forme d’une longue trêve conclue entre le roi de Jérusalem et l’atabeg de Damas. Ainsi il était admis que les troupeaux damasquins puissent être menés paître aux sources du Jourdain, dans les belles prairies entourant la ville de Panéas. Or, les cavaliers gardant ces troupeaux montaient de magnifiques chevaux qui suscitèrent la convoitise des Francs de la région qui s’en emparèrent par surprise en massacrant les gardiens. Le butin que l’on ramena vers Jérusalem fut énorme mais les lois de l’hospitalité, sacrées en Orient, étaient violées et la guerre se ralluma qui allait durer trente ans…

Pour en revenir à dame Béatrice, une solution fut trouvée que l’on crut satisfaisante : remettre contre dédommagement les fiefs menacés aux Byzantins et un accord ferme fut alors passé avec l’agrément du roi de Jérusalem qui se nommait Baudouin III. Et furent remis terres et châteaux mais une partie de la population refusa de passer sous la férule grecque et un long, un pénible exode s’ensuivit des rives de l’Euphrate jusqu’à Antioche et la côte. La comtesse Béatrice partit avec ses enfants : son fils devenu Jocelin III et ses deux filles : Agnès et Elisabeth, et s’en vint à Antioche où tous reçurent grand accueil.

C’est là que je fis mon apparition. Comme tous les Courtenay, le comte Jocelin était d’une grande beauté et rencontrait peu de cruelles. Il eut un caprice pour une jeune Arménienne orpheline, de noble famille, vivant à la cour d’Antioche sous la protection de la princesse Constance qui en était la souveraine. Elle se nommait Doryla et c’est tout ce que je sais d’elle car elle mourut en me donnant le jour. Mon père n’ayant jamais eu la moindre intention de l’épouser, ce lui fut un grand soulagement et il se laissa convaincre de me reconnaître mais sans que je puisse jamais prétendre à sa succession, celle-ci étant réservée à ses enfants légitimes lorsqu’il lui plairait de se marier.

Ce fut Elisabeth, sa plus jeune sœur, qui se chargea de moi et me montra une tendresse de mère. Elle se destinait à Dieu mais retarda son entrée au couvent afin de se consacrer à cet enfant qui lui tombait du ciel. Elle était belle et douce et sage, et je garde au fond du cœur le souvenir d’une petite enfance épanouie dans la lumière de son sourire et de son regard tendre…

Bien différente était Agnès, sa sœur aînée. Je n’ai jamais rencontré beauté plus fulgurante ni plus perverse. Lorsque je vins au monde, elle avait dix-huit ans et se mariait pour la seconde fois. Le premier époux, Renaud de Marash, qui l’avait eue à seize ans, s’était fait tuer au bout d’un an, désespéré par son infidélité. La belle Agnès, en effet, s’était éprise d’Amaury d’Anjou, comte de Jaffa et d’Ascalon, frère de Baudouin III de Jérusalem. Un homme sage, cependant, autant que preux chevalier, intelligent et pondéré, mais qu’elle avait affolé d’amour et dont, d’ailleurs, elle était enceinte lorsque mourut

Marash. Les voiles du deuil ne la cachèrent pas longtemps : quelques semaines après son veuvage elle épousait Amaury. La couronne devait, plus tard, les séparer.

En effet, le 10 janvier 1162, Baudouin III mourait à Beyrouth, empoisonné par Barac, son propre médecin, dont on ne sait trop s’il fut l’instigateur du meurtre. Il avait trente-trois ans, l’âge du Seigneur crucifié, et tandis que l’on portait son corps sur le Calvaire où était la sépulture des rois de Jérusalem, éclata la douleur du peuple, cherchant à qui s’en prendre de la fin tragique d’un si bon roi dont le génie politique avait su maintenir l’équilibre entre forces chrétiennes et forces musulmanes. Le sultan Nur ed-Din lui-même rendit hommage à cet adversaire chevaleresque.

Cela changeait singulièrement les choses pour l’époux d’Agnès. Le roi étant mort sans enfants, son frère le comte de Jaffa lui succédait sous le nom d’Amaury Ier et ma tante aurait dû devenir reine si sa présence à ses côtés n’eût fait scandale. Son inconduite était notoire et les barons mirent le marché en main à Amaury : s’il voulait être roi, il devait la répudier. Ce qu’il refusa d’abord : il avait d’elle deux enfants. En outre, il l’aimait encore mais l’assurance que son fils, le petit Baudouin âgé alors d’un an, lui succéderait emporta la décision de ce politique avisé et froid pour qui régner sur Jérusalem était de grande importance. Agnès de Courtenay repartit donc pour Antioche avec sa fille Sibylle, qui avait deux ans, mais le petit Baudouin, devenu prince héritier, demeura au palais de Jérusalem… et moi avec lui. Je n’allais plus le quitter.

J’étais né presque en même temps que Sibylle et jusque-là ma mère adoptive Elisabeth et moi avions vécu à Jaffa, auprès d’Agnès, mais celle-ci repartant vers son destin – pas tragique le moins du monde d’ailleurs : quelques mois plus tard, elle épousait Hugues d’Ibelin, seigneur de Ramla, descendant des vicomtes de Chartres ! –, nous restâmes à Jérusalem où Elisabeth prit soin de son neveu en même temps que de moi.

De mon père Jocelin de Courtenay je ne sus rien pendant longtemps. D’autant moins qu’en août 1164 – j’avais donc à peu près quatre ans – au cours d’un engagement devant la forteresse d’Harenc (que ceux d’en face appellent Harim) à l’est d’Antioche, il fut fait prisonnier avec le jeune Bohémond III d’Antioche (le fils de la régente Constance qui nous avait accueillis après la perte de Turbessel), le comte Raymond III de Tripoli, Hugues de Lusignan et le duc byzantin de Cilicie, Constantin. Toute cette jeunesse un peu trop turbulente n’avait pas pris l’affaire suffisamment au sérieux et se laissa capturer sans trop de difficultés. À l’exception du duc de Cilicie et de Bohémond, ils allaient souffrir de longues années dans les geôles d’Alep.

Ce furent des jours d’enfance d’une telle douceur qu’à l’instant où mon calame s’apprête à tracer les mots qui vont l’évoquer je la ressens encore. Je n’étais qu’un petit enfant lorsque je fus amené dans le palais neuf, aux pierres blondes, élevé contre la muraille occidentale de la ville entre la tour de David et la porte de Jaffa, et j’en ai aimé tout de suite les grandes salles fraîches, les cours ombreuses où les rameaux blancs de l’acacia et du jasmin se penchaient sur l’eau claire d’une fontaine scintillant dans l’air bleu pour retomber dans un bassin où nous allions patauger aux heures chaudes tandis que, dans le ciel turquoise, des colombes tournoyaient avant de se poser sur un entablement de fenêtre ou les chapiteaux de colonnettes d’une galerie. Nous, c’étaient moi et le petit prince Baudouin dont j’étais l’aîné d’un an et que j’ai aimé comme un frère, et plus encore je crois lorsque sont apparus les premiers signes du mal qui allait le détruire et qui d’abord fit tant d’incrédules.

Jamais on ne vit enfant si beau, si droit, si fier et si rayonnant d’intelligence. De sa mère, Agnès, il tenait les épais cheveux dorés, les larges prunelles reflétant l’azur intense du ciel, la pureté des traits et la grâce du sourire. De son père la stature qui s’annonçait élevée, l’esprit vif, la soif de culture, la vaillance et une étonnante disposition à tous les exercices du corps, l’habileté aux armes et à l’art équestre. À sept ans, il chevauchait mieux que quiconque, petit centaure que moi et ses autres jeunes compagnons avions peine à suivre dans les collines de Judée. De son père aussi le seul défaut physique qu’on lui connût : un défaut de la parole, un bégaiement léger mais qui l’irritait et qu’il s’efforçait de combattre en s’obligeant à parler lentement. Son maître – qui était aussi le mien ! – l’archidiacre Guillaume de Tyr, homme de grand savoir, de sage conseil et de vaste expérience bien qu’il n’eût pas atteint quarante ans, en était fier comme s’il était son propre fils et prédisait déjà qu’il serait un grand roi…

En attendant, le temps coulait insouciant pour nous dans cette ville merveilleuse qu’était Jérusalem, dont la couleur des pierres changeait avec les heures du jour ! Elle était tout entière à nous dès l’instant où maître Guillaume nous accompagnait. En dehors du palais citadelle si majestueux et si bien gardé, il y avait la cité du Seigneur marquée du sceau de son martyre, mais aussi incroyablement vivante et gaie. Nous aimions ses rues à escaliers, ses venelles glissant sous des voûtes sombres, ses étroits passages débouchant sur des cours à arcades, ses places ornées de belles églises dont notre maître savait l’histoire comme il savait toutes choses, ayant déjà beaucoup voyagé – le droit acquis en Occident ainsi que les arts libéraux, l’histoire et les beaux textes, les langues aussi : français, latin, grec, arabe et même hébreu. Il semblait connaître tout le monde à Jérusalem et nous emmenait aussi bien parmi les éventaires de la grande place du marché que, hors les puissantes murailles décorées de mosaïques de marbre, galoper dans la vallée du Cédron ou prier au jardin des Oliviers et dans les lieux, si nombreux, où s’étaient posés les pas divins du Seigneur Jésus. Nous rentrions de ces expéditions affamés mais désaltérés à cette fontaine du savoir comme nous le faisions à celles des fontaines à dômes et à colonnettes des places, heureux et vivant par avance les jours à venir, tout aussi riches, tout aussi exaltants car nous savions aussi que viendrait celui où ce serait à nous de défendre la Cité sainte contre les armées infidèles de Nur ed-Din qui, trois quarts de siècle après la conquête de Godefroi, avait déjà arraché des morceaux du manteau royal étendu sur le royaume franc. Mais cela ne nous attristait pas, au contraire : Baudouin ne pensait qu’à reprendre au maître de Damas les terres de ses ancêtres et singulièrement ce beau comté d’Edesse qui le faisait rêver. Et puis…

Et puis il y eut ce jour de malheur insigne où une incroyable catastrophe s’est abattue sur nous avec la soudaineté de la foudre. Baudouin avait alors neuf ans et moi dix. Comme cela nous arrivait fréquemment, nous jouions à la guerre dans les cours du palais et sous l’œil débonnaire des soldats montant la garde aux remparts de la citadelle. Plusieurs fils de hauts seigneurs qui faisaient notre compagnie habituelle y participaient avec entrain. Il y avait là, si je m’en souviens bien, Hugues de Tibériade et son frère Guillaume, et aussi le jeune Balian d’Ibelin et Pierre de Niané et Guy de Gibelet, d’autres encore dont j’ai oublié le nom. Nous y allions de si bon cœur que s’ensuivaient des égratignures, des petites blessures qui faisaient crier ou pleurer ceux qui les recevaient. Le prince seul semblait n’y prêter aucune attention. Ce qui étonna maître Guillaume. Il prit son élève entre ses genoux pour examiner une assez vilaine écorchure qu’il avait au cou :

— Vous n’avez pas mal ? demanda-t-il.

— Non, fit Baudouin avec son beau sourire. Ce n’est pas vaillance de ma part. C’est seulement que je ne sens rien. J’ai remarqué cela il y a déjà un peu de temps. Même une flamme ne me brûle pas ! N’est-ce pas merveilleux ?

Merveilleux, en effet…

Guillaume de Tyr n’ajouta rien mais il avait pâli. La blessure pansée, il s’en alla trouver le roi Amaury. Le soir même son médecin examina l’enfant et n’osa pas poser de diagnostic. Il fallut que le roi le pousse dans ses retranchements pour qu’il ose avouer enfin ce qu’il redoutait : que l’héritier du trône, l’enfant de lumière, fût atteint de la pire des maladies, celle qui fait reculer les plus braves – la lèpre.

L’homme était assez savant pour qu’on le crût. Accablé de douleur mais fidèle à lui-même, le père décida de se battre. De tous les coins du pays mais sous le sceau du secret, il fit venir des hommes de science, des médecins, des religieux, des empiriques. On conduisit Baudouin au fleuve Jourdain dans l’espoir que se renouvellerait le miracle dont le prophète Elisée avait fait bénéficier Naa-man, le général devenu lépreux. On l’y trempa sept fois. Sans résultat ! On envisagea aussi de conduire Baudouin à Tours, au tombeau de saint Martin où des lépreux avaient été guéris et, naturellement, père et fils allèrent prier longuement au Saint-Sépulcre. Bien n’y fit. L’enfant était toujours aussi insensible et même une tache brune avait fait son apparition sur son corps. Amaury cependant refusait de se rendre et cherchait toujours, lorsqu’il partit pour l’Egypte dont il voulait faire la conquête afin d’éviter à son royaume d’être pris en tenaille entre l’émir du Caire et l’atabeg de Damas. C’est là qu’il entendit vanter les mérites d’un médecin extraordinaire. On l’appelait Moïse l’Espagnol parce qu’il venait de Cordoue, la ville savante entre toutes dont l’avait chassé la victoire des noirs guerriers de Youssouf, mais il était connu sous le nom de Maïmonide. Amaury le fit venir puis conduire sous bonne escorte à Jérusalem où il put examiner Baudouin. Sa sentence quand il revint vers Amaury n’apporta aucune variante : c’était bien la lèpre mais, s’il ne connaissait pas de remède radical, il savait cependant une plante qui pouvait retarder les ravages du mal. Il s’agissait d’une huile tirée des pépins d’un fruit qu’il appelait "coba" ou "encoba" que l’on récoltait au cœur de l’Afrique dans une région de grands lacs. Une plante qu’il dessina pour le roi.

— Si tu peux envoyer une caravane dans le pays que je te dirai, je préparerai cette huile pour ton fils(3), mais le chemin est long et il faudrait faire une quantité d’un baume qui finira par se corrompre…

— Est-ce un secret ou peux-tu apprendre à mon médecin à préparer ce remède ?

— Si c’est un bon mire, il y arrivera.

— Alors la caravane partira.

Elle revint aussi et le baume fut préparé. Pendant des années la lèpre ne fit pas de progrès cependant que le secret restait bien gardé. D’autant plus facilement que Baudouin se développait de façon tout à fait normale. Néanmoins son entourage était réduit, et sous le prétexte de l’initier au gouvernement, le roi Amaury le tenait un peu à l’écart de ce qu’il aimait le plus. Ainsi de sa petite sœur Isabelle. En effet, afin de resserrer les liens politiques avec l’empereur de Byzance, Amaury avait épousé en secondes noces l’une de ses nièces, Marie Comnène, qui n’avait pas tout à fait quinze ans quand les navires grecs la déposèrent dans le port de Tyr au mois d’août 1167. Isabelle naquit un an après et c’était bien le plus ravissant bébé que l’on puisse voir. Sa mère était d’ailleurs jolie comme une fleur et possédait les plus beaux yeux noirs du monde. Elle était aussi douce, timide et aimante, tout le contraire d’Agnès la répudiée, et le roi son époux l’aimait chèrement. Or Baudouin, n’ayant plus guère l’occasion de voir sa sœur Sibylle élevée au couvent Saint-Lazare de Béthanie sous l’égide de sa grand-tante l’abbesse Yvette, se prit d’une profonde tendresse pour Isabelle qu’il venait voir dix fois le jour avant que le mal ne se manifestât. Et moi je partageais cette tendresse parce qu’il était impossible de ne pas aimer cette mignonne enfant.

Mais l’apparition de la lèpre – qu’on ne lui cacha pas longtemps – obligea Baudouin à se tenir à l’écart. La reine Marie, qui aimait beaucoup Baudouin mais éprouvait une peur horrible de son mal, l’y aida et ce fut moi qui assurai alors le service des nouvelles. Je portais des lettres que la reine lisait puis brûlait, mais auxquelles elle répondait avec une tendresse qui s’efforçait de cacher une pitié que le prince n’eût pas acceptée. Car moi j’éprouvais pour lui une dévotion si vraie, si forte qu’il m’était apparu tout naturel de ne rien changer à notre existence, de rester auprès de lui et de partager chaque heure d’une vie que le cours des années allait rendre toujours plus douloureuse. Nous jouions aux osselets, aux tables, aux échecs où il était très fort, aux boules aussi et quand nous séjournions à Jaffa, nous nagions ensemble dans la mer pour laquelle il éprouvait une grande attirance parce qu’elle lui donnait l’impression de s’y purifier.

— Tu peux si tu le veux t’écarter, m’avait dit le roi Amaury. Je saurai le comprendre si tu désires rejoindre ta tante à Bamla…

— Elle ne m’aime pas et je ne suis pas certain de ne pas la détester. En revanche, j’aime mon prince et désire le servir et l’aider aussi longtemps qu’il voudra de moi…

— Tu n’as pas peur de la lèpre ? C’est un mal abominable, tu sais ?

— Notre maître, l’archidiacre Guillaume, n’en a pas peur et je ne vois pas pourquoi je serais plus craintif que lui. Je veux rester.

Amaury Ier était un homme à l’intelligence froide, volontiers distant, mais cette fois il m’embrassa :

— Je t’armerai chevalier de ma main en même temps que Baudouin et tu deviendras son écuyer. Songe seulement que tu es bien jeune et que c’est là un grave engagement !

— Il n’y a aucune raison pour que le temps me fasse changer…

Peu après l’affreuse révélation, un autre drame vint frapper le royaume et faire saigner un peu plus le cœur du roi : le tremblement de terre qui secoua toute la côte syrienne, détruisant de nombreux villages et blessant gravement des villes comme Antioche, Tripoli où un seul homme fut retrouvé vivant, Alep, Hama, Baalbek où s’écroulèrent les hautes colonnes de marbre du temple colossal de Jupiter Héliopolitain, dont ne subsistèrent que six…

Amaury Ier ne savait comment interpréter cette double catastrophe et ordonna de grandes prières pour détourner de ce pays si beau la colère de Dieu. Plus que tous peut-être, Baudouin pria, mais pas pour lui-même. Il n’avait de pensées que pour les malheureux emportés ou ruinés par le séisme et le raz de marée. En dehors de cela nous ne changions rien à nos habitudes et chaque jour nous sortions, à pied ou à cheval, et, chose incroyable quand on sait la peur qu’inspire la lèpre, jamais le peuple de Jérusalem, jamais les hommes d’armes, jamais les paysans ne firent seulement mine de s’écarter devant mon ami. Le rayonnement de sa personne était tel qu’il chassait les craintes les plus légitimes. Seulement, quand il était passé, les femmes pleuraient et plus encore les jeunes filles que sa beauté menacée désespérait…

En ce temps-là le monde islamique se partageait encore en deux règnes ennemis relevant de courants de pensée et de rites différents : au califat de Bagdad, de confession sunnite, s’opposait le califat fatimide du Caire prônant le chiisme. Le second exécrait le maître de Bagdad d’autant plus que celui-ci-vivait le rêve éveillé des Mille et Une Nuits, entouré de femmes, de poètes, d’émirs et de jardins. Pour assumer les dures réalités du pouvoir, il avait fait appel à des mercenaires turcs, véritables hordes de loups affamés qui dégringolèrent de leurs plateaux d’Asie Mineure et s’emparèrent des leviers de commande, laissant seulement au calife son pouvoir religieux. Deux maîtres donc, deux interprétations différentes des cent quarante sourates du Coran qui donnèrent naissance à une kyrielle de sectes. Certes, le Prophète avait dit : "La variété est une miséricorde d’Allah" mais cette fois il y en avait un peu trop et Godefroi de Bouillon avait eu la partie assez belle de faire surgir le royaume franc au milieu de tout cela.

Cependant les sabres turcs de Zengi puis de Nur ed-Din, son fils, ayant commencé à tailler dans ce beau royaume chrétien, les rois Baudouin III et Amaury Ier tournèrent leurs regards vers l’Egypte qui, à son tour, connaissait la décadence dans les délices d’une cour aussi raffinée, aussi corrompue que celle de Bagdad. Comme le faisait d’ailleurs Nur ed-Din à Damas.

Après la mort de son frère, Amaury conduisit une première expédition contre les Fatimides du Caire. Ce ne fut guère qu’une razzia mais elle prouva au roi de Jérusalem que l’Egypte pouvait être une proie facile. Deux autres expéditions suivirent, avec des fortunes diverses. Par deux fois le roi dut rentrer pour combattre Nur ed-Din qui profitait de son absence pour agrandir son pré carré. En outre, l’homme de Damas avait envoyé au Caire un guerrier valeureux, Shirkouh, afin de remplacer le vizir Chawer dont Amaury faisait à peu près ce qu’il voulait. Mais Shirkouh était vieux et Chawer espérait jouer au plus fin avec lui. C’était compter sans le neveu du vieux guerrier. Celui-ci était jeune, plein de génie et d’ambition et d’une extrême rigueur religieuse. Il proposa à Chawer une promenade pour visiter la tombe d’un saint musulman et chevauchait paisiblement auprès de lui quand, se penchant soudain, il arracha le vizir de sa selle, le fit charger de chaînes puis décapiter avant de s’installer à sa place au poste de vizir. Il se nommait Salah ed-Din dont nous autres Francs avons fait Saladin. Il allait réunir dans sa main les deux moitiés éclatées de l’Islam.

Les espoirs d’Amaury Ier sur l’Egypte subissaient là un rude coup mais ce politique avisé en profita pour resserrer encore ses liens avec Manuel Comnène, l’empereur de Byzance dont la flotte puissante et les armées pouvaient lui apporter une aide appréciable.

Cependant, au Caire, le jeune Saladin poursuivait sa politique d’assainissement en supprimant purement et simplement l’antique califat fatimide et en se déclarant maître du pays. Ce qui ne fut pas du goût de Nur ed-Din. Le vieil atabeg de Damas ne vit en lui qu’un simple sujet rebelle et se mit à organiser une expédition punitive. Saladin alors se rapprocha d’Amaury Ier dont les États lui semblaient constituer un excellent tampon entre « son » Égypte et Damas. Le roi de Jérusalem était trop fin politique pour ne pas se prêter à de si aimables dispositions. D’autant que Nur ed-Din mourut à Damas le 15 mai 1174, laissant un enfant de onze ans, Malik al-Salih. Et le roi de Jérusalem songeait sérieusement à se constituer le protecteur de cet enfant, à moins qu’il n’arrive à une entente avec Saladin dans le but de partager la Syrie quand, deux mois après la mort de Nur ed-Din, le 11 juillet 1174, il était emporté lui-même par le typhus à moins de quarante ans.

Trois jours plus tard, le 14 juillet, celui que j’appelais mon frère était sacré dans la basilique du Saint-Sépulcre et devenait le roi Baudouin IV. Il avait quatorze ans. Pas beaucoup plus sans doute que le jeune Malik al-Salih, mais il y avait, entre eux une très grande différence : le mal dont souffrait Baudouin forgeait son âme, et cette couronne que l’on venait de poser sur sa tête, il l’avait reçue avec des larmes dans les yeux et une majesté qui frappa tous les assistants. Sa voix que la mue venait de changer était celle d’un homme énergique et décidé quand il prononça :

« … Je promets de garder les anciens privilèges et justices, et les anciennes coutumes et franchises, comme de faire bonne justice aux veuves et aux orphelins. Je garderai les anciennes coutumes des rois, mes devanciers, et tout le peuple chrétien du royaume selon les coutumes anciennes en leur droit et justice. Je garderai toutes choses fidèlement ainsi que le doit faire un roi chrétien et loyal envers Dieu ! »

Dieu m’est témoin qu’il ne manqua jamais à son serment, qu’il porta sa couronne avec une admirable vaillance et, jusqu’à l’heure dernière, qu’il fut grand au-delà des limites humaines et qu’il aima chèrement ce beau royaume où il était né ainsi que ce peuple dont il savait déjà l’amour.

Mais à peine les yeux d’Amaury se furent-ils fermés qu’accourut à Jérusalem le pire couple de vautours qui se soient jamais abattus sur un cadavre : la mère du jeune roi, ma tante Agnès, et son "confesseur" le moine Héraclius. Puissent-ils brûler leur éternité dans les flammes de l’enfer !

Quant à toi qui me liras, sache encore ceci : au cours de ce récit tu trouveras ce que mes yeux ont vu, mais aussi des moments d’existence vécus par certains de mes proches et dont ils m’ont donné connaissance. Aussi ai-je préféré, puisque je ne pouvais leur confier la plume, les placer dans la continuité de l’histoire comme si j’avais assisté moi-même à ce qu’ils m’ont raconté. Ne t’étonne donc pas et apprends, à présent, ce que tu dois savoir… »

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