PREMIÈRE PARTIE UN SI GRAND AMOUR !…

1176

1 Les revenants

Toutes les cloches de Jérusalem sonnaient à la volée pour annoncer à la terre entière que le jeune roi revenait victorieux. De Sainte-Anne au Saint-Sépulcre, de la cathédrale Saint-Jacques au Temple, de Saint-Etienne à Saint-Gilles, de Saint-Ladre à l’Hôpital, de Sainte-Marie et Saint-Sauveur du mont Sion à Sainte-Marie et Saint-Sauveur de Gethsémani, de toutes les chapelles, de tous les couvents, clos derrière les remparts ou dispersés dans la campagne, elles se répondaient, voix sonores ou frêles, profondes ou légères à travers l’air bleu du soir où montaient les nuages de poussière soulevés par les cavaliers.

L’ost n’était plus au complet. Rassemblée au début du mois d’août 1176 afin d’obliger Turhan shah, gouverneur de Damas pour son frère Saladin, à sortir de sa ville en ravageant ses greniers, les terres merveilleusement fertiles de la Beqa, elle s’était dissociée, fief après fief, durant le retour vers la ville capitale. Victoire acquise à Aïn Anjarr et Turhan shah repartit lécher ses plaies dans sa blanche cité. Baudouin IV était revenu à Tyr d’où son cousin, le comte Raymond III de Tripoli, avait regagné son château sur la mer avec ses gens et sa part d’un énorme butin. Jusqu’à ces derniers temps le grand comte était régent du royaume mais à quinze ans la majorité royale était atteinte et Baudouin régnerait seul désormais. Ce que Raymond avait admis avec élégance. À Acre, à Césarée, à Jaffa on avait laissé d’autres troupes, d’autres dépouilles mais nombreux étaient encore les chariots chargés de blé, les troupeaux et les captifs que l’armée royale ramenait à sa suite.

Sachant qu’il entrerait par la porte Saint-Etienne afin d’aller s’agenouiller au Tombeau pour y rendre grâce et déposer ses armes avant de retourner au palais, la foule se pressait sur cet itinéraire, tellement entassée sur les toits en terrasse des maisons qu’elle avait l’air d’une vague débordant en ressaut dans le passage crépusculaire des rues que le soleil couchant n’éclairait plus. Quand les trompettes sonnèrent sur le rempart pour annoncer l’arrivée, une immense ovation, une sorte d’alléluia tonitruant monta vers le ciel. Enfin « Il » parut, droit sur son cheval – un bel arabe à la robe blanche, aux yeux de feu ! – qu’il menait d’une seule main, l’autre tombant calmement le long de l’épée dont le fourreau battait son flanc gauche. Sous le surcot de soie argentée frappée des armes des rois de Jérusalem – la croix potencée d’or accolée de quatre croisettes de même –, le haubert en mailles d’acier l’emprisonnait des genoux aux épaules, continué par le camail couvrant la tête sur lequel reposait le heaume cerclé de la couronne royale. Le brillant tissu de fer ne laissait paraître que le jeune visage impérieux à la peau hâlée, le nez fier, le menton volontaire et les larges yeux d’un bleu intense si lumineux qu’en rencontrant leur regard les petites gens – les autres aussi parfois ! – croyaient voir se poser sur eux le regard même du Christ. Et quand Baudouin souriait, comme à cet instant dans la joie du triomphe, ils refusaient de croire ce que chacun savait pourtant à ce moment : qu’en cet adolescent si beau, ce jeune chef de quinze ans dont ses soldats vantaient la vaillance et la générosité, sommeillait la bête immonde de la lèpre. Aussi l’approchaient-ils sans peur, persuadés que le Seigneur Dieu corrigerait pareille injustice et qu’un miracle s’accomplirait. Ce miracle, le peuple l’appelait de toutes ses forces dans les clameurs dont il couvrait son jeune souverain au long de son chemin.

Un autre l’appelait aussi, un autre voulait y croire. Aux côtés de Baudouin IV, bardé de fer lui aussi et portant l’écu royal, le bâtard de Courtenay qui ne le quittait jamais, de jour ni de nuit, chevauchait pensivement. Il savait cependant que les marques de la maladie, les taches brunes, essaimaient sur le corps et que, si le mal cheminait lentement – grâce à l’huile du médecin juif ? –, il était toujours présent mais, comme celle de son roi, la foi de Thibaut était profonde, ardente et pleine d’espérance. Un fait, d’ailleurs, ancrait en lui le grand espoir d’une guérison miraculeuse quand il plairait à Dieu : ni lui-même ni aucun de ceux qui approchaient Baudouin et le servaient n’avait contracté la maladie. C’était déjà un signe cela, non ? Il se sentait lui-même plus fort que jamais.

Thibaut était un solide garçon de seize ans brun de peau et de cheveux avec de pénétrants yeux gris, grand pour son âge, comme Baudouin lui-même, avec une carrure développée par le maniement des armes et déjà redoutable. Un visage étroit aux traits finement ciselés aurait pu le faire passer facilement pour un Sarrazin sans ce regard différent et une nette propension à une gaieté inscrite par un pli d’ironie au coin de la bouche. En fait il n’avait rien de la beauté blonde des Courtenay qui parait si bien Baudouin, et tenait son physique de la noble jeune fille arménienne qui avait été sa mère si peu de temps. Quant à son caractère, s’il était volontiers généreux et accommodant, il était aussi capable de s’emporter en de noires colères d’où jaillissait la violence dès que l’on s’en prenait à ce qu’il vénérait. Dans l’ordre : son roi, son Dieu, sa tante Elisabeth, son maître Guillaume de Tyr, les lois de la chevalerie et cette belle terre de Palestine où il avait poussé son premier cri. Il y avait aussi quelqu’un d’autre, mais il ne savait pas encore très bien quelle place lui donner dans sa dévotion. Plutôt méfiant, en outre, celui que Baudouin appelait en riant « Thibaut l’incrédule » ne se livrait pas facilement et savait d’instinct que, dans les entours d’un souverain, il n’était pas bon de faire crédit à tout le monde.

La rue était étroite qui montait par degrés souvent couverts d’une arche de pierre ou d’un passage reliant une maison à une autre et Baudouin se sépara de la plus grande partie de son escorte. Seuls purent le suivre le vieil Onfroi de Toron qui depuis vingt-cinq ans portait si vaillamment la grande épée de connétable, son porte-bannière Plugues de Gibelet, son écuyer Thibaut de Courtenay et cinq ou six barons. C’était très suffisant : la foule encombrait le passage et il fallait la protéger des réactions des chevaux. Enfin on déboucha – et le mot était exact car la rue parut éclater ! – sur la place étendue devant la basilique trois fois sainte, si majestueuse sous son dôme azuré dont le sommet s’ouvrait à la Pentecôte pour laisser pénétrer le feu du ciel. Le double portail ouvert laissait voir les ors, les émaux, les mosaïques de l’intérieur illuminés par des centaines de cierges rouges. Et là, devant, se tenait le Patriarche, Amaury de Nesle, imposant vieillard dont la barbe blanche, la mitre en tissu d’or et le manteau de pourpre attaché par une agrafe de rubis évoquaient l’image de Dieu le Père. En dépit du fait que se tenaient derrière lui le Maître du Temple, Odon de Saint-Omer, celui de l’Hôpital, le frère Joubert, et plus loin, une trentaine de prêtres et de clercs en grand habit, on ne voyait que lui. Sa haute taille faisait disparaître les autres et, comme on le savait profondément pieux, de mœurs austères et d’humeur hautaine, on s’attendait presque à voir la foudre jaillir de la crosse qu’il tenait plantée en terre.

Dans un soudain silence de la foule marquant ainsi la solennité du moment – les cloches, elles, s’en donnaient à cœur joie ! –, Baudouin sauta à terre comme si le fer dont il était vêtu ne pesait rien, ôta son heaume couronné qu’il tendit à Thibaut, rabattit le camail, découvrant ainsi une épaisse chevelure couleur de miel striée de mèches presque blanches puis, à grands pas souples, marcha vers le Patriarche devant lequel il s’inclina pour baiser l’anneau de sa main.

Avec un sourire où se lisait l’affection, Amaury de Nesle alors le prit aux épaules et l’embrassa avec des larmes dans les yeux… Il n’était pas difficile de deviner ce qu’il pensait : « Si jeune, si beau, si vaillant, si noble et déjà condamné à une mort lente, affreuse… et inévitable. » Il dompta cependant son émotion :

— Dieu a béni tes armes, mon fils ! dit-il d’une voix forte qui résonna au fond de la place. Allons ensemble l’en remercier !

Comme un père conduisant son enfant, ils marchèrent tous deux vers l’église sans que le bras du Patriarche quittât les épaules du jeune roi. Les prêtres les suivirent mais les hauts hommes qui escortaient Baudouin, tous ayant mis eux aussi pied à terre, s’agenouillèrent pour que leurs prières accompagnent celle des deux maîtres de Jérusalem.

Thibaut fit comme les autres mais avec un sourire de contentement. Il lui plaisait que ce soir on eût bousculé le cérémonial habituel plutôt pompeux pour cette simple et affectueuse rencontre du berger des âmes et du berger des corps.

Le roi pria longtemps, prosterné devant la dalle de marbre sous laquelle était le Tombeau, remerciant de tout son cœur pour la victoire donnée et pour cet instant de paix seul en face de Dieu.

Les prières de Baudouin n’avaient rien de commun avec celles d’un garçon de son âge occupé de plaisirs divers, de beaux coups d’épée, de conquêtes et aussi d’amour. Lui n’avait pas à se soucier d’un avenir puisque le sien se bornait à quelques années tout au plus, ni à se choisir une épouse qu’il ne pourrait étreindre. Son amour, c’était à son peuple qu’il le devait tout entier. Ce peuple, lui, avait un avenir et, dépositaire de la plus noble terre qui soit au monde, Baudouin devait, dès à présent, se soucier de celui qui serait assez digne et sage pour conduire après lui Jérusalem dans les eaux calmes d’une paix enrichissante. Alors le royal adolescent suppliait qu’on lui accorde la force et le courage de surmonter la souffrance qui viendrait bientôt et continuer sa tâche, envers et contre tout, pour le bien du royaume et l’honneur de Dieu.

Il savait que les conjonctures politiques lui étaient favorables. Saladin alors en Égypte d’où il avait chassé la dynastie fatimide pour implanter la sienne – celle des Ayyubides – souhaitait extirper définitivement de Syrie le jeune fils de Nur ed-Din, Al-Salih. Certes il avait pris Damas, la « grande silencieuse blanche », mais le jeune prince gardait de chauds partisans appuyés sur les puissantes cités d’Alep et de Mossoul. Avec habileté, Raymond de Tripoli, régent jusqu’au quinzième anniversaire de Baudouin, avait compris qu’en aidant Al-Salih, il combattrait plus efficacement Saladin qu’en l’attaquant de face. Et des trêves, un traité d’assistance mutuelle même s’étaient conclus. Ainsi l’année précédente, alors que Saladin assiégeait Alep, Raymond lui fit lâcher prise par une brève diversion sur Homs, en même temps que Baudouin, chef d’armée à quatorze ans, s’en allait ravager les abords de Damas, faubourgs et campagnes, afin de priver la ville de ses ravitaillements. Saladin s’était tenu tranquille quelque temps mais, toujours talonné par son désir ardent de rassembler sous sa main la totalité de la Syrie musulmane, il était revenu assiéger Alep dont la formidable forteresse hantait ses nuits. Baudouin, alors, avait levé l’ost et dirigé ses coups une fois encore sur Damas. Turhan shah battu à Ain-Anjarr, son frère aîné s’était résigné à abandonner Alep pour regagner Le Caire où des troubles se levaient. Remettant à plus tard ses projets d’empire unifié, le « sultan » venait de décider une longue trêve que le chancelier Guillaume de Tyr jugeait tout à fait satisfaisante. Baudouin, rentrant à Jérusalem, pouvait se consacrer tout entier à l’avenir de son royaume. Saladin apprenait à le respecter…

En ramenant Baudouin sur le parvis du Saint-Sépulcre avec le même geste chaleureux qu’à l’arrivée, le Patriarche fit tomber une large bénédiction sur les barons et les habitants qui s’y pressaient maintenant. Il annonça qu’une cérémonie d’action de grâces serait célébrée le lendemain et que tous y seraient conviés puis l’on se sépara. En s’enlevant en selle avec la maîtrise du cavalier consommé qu’il était, Baudouin sourit à Thibaut :

— Rentrons à présent. J’ai hâte de retrouver la maison…

— Il n’y a que vous pour l’appeler comme ça !

— Peut-être mais le mot palais qui plaît tant à ma mère lui va si mal !

En fait aucun des deux termes ne convenait vraiment au noble et sévère logis bâti par Baudouin Ier au cœur de l’ancienne citadelle de David reconstruite et cernée de massives tours carrées, d’où celle portant le nom du roi biblique surgissait, donjon sévère surmonté d’un élancement svelte comme un minaret de mosquée ou comme une fleur dont la haute galerie ajourée représentait la corolle encore close. Mais cette forteresse avait ses grâces, cette masse de pierres blondes enfermait des jardins pleins d’odeurs, des cours intérieures fleuries comme les patios mozarabes, des galeries couvertes soutenues par de fines colonnettes enroulées de jasmin blanc et d’ipomées bleues, des terrasses où la nuit venue il faisait bon s’étendre en regardant les étoiles. C’était à cela que rêvait Baudouin en guidant son cheval dans les rues ferventes. Le poids de la fatigue des derniers jours était en train de s’abattre sur lui comme cela arrivait parfois depuis quelque temps. Ce dont il enrageait : être las à quinze ans, qui a jamais entendu chose plus ridicule ? Il s’efforçait de n’en rien montrer, continuait à sourire, à saluer de sa main libre, à jeter un mot amical à une figure connue. C’était bon aussi cet amour de tous, cet orgueil de ses armes glorieuses qui leur rapportaient la paix. Une paix qu’ils espéraient fructueuse parce qu’elle signifiait le libre passage des riches caravanes, les cultures arrivant à terme dans les champs, et le droit de vaquer tranquillement à ses occupations sans qu’une mauvaise nouvelle, portée par un cavalier couvert de poussière et relayée par le tocsin, vînt annoncer une incursion ennemie à tel ou tel coin du royaume.

Sultan, le cheval de Baudouin, allait s’engager dans la pente douce menant au pont-levis de la citadelle quand une jeune fille surgit de la foule et se jeta presque dans les jambes du coursier. Elle tenait un bouquet de roses blanches qu’en tombant à terre elle réussit à lancer sur les mains du jeune homme en criant :

— Pour toi, mon roi ! Avec tout mon amour !

Le cri de Baudouin répondit au sien : elle allait être foulée aux pieds de Sultan sans qu’il pût rien pour la tirer de là, mais déjà Thibaut était à terre : sa monture à lui avait moins de sang que celle de son maître et ne rechignait pas à s’arrêter pile. Prenant la jeune fille dans ses bras, il la sortit de ce mauvais pas. Le roi, quelques foulées en avant, maîtrisait l’animal que ce projectile imprévu avait affolé, puis sautait à terre, abandonnant la bride sur le dos du cheval qui ne bougea plus. Il revint vers la jeune fille un peu étourdie, en train de reprendre ses esprits étendue sur le sol, le buste soutenu par Thibaut. Il mit genou en terre auprès d’elle et contempla un instant le mince et délicat visage ivoirin. Une épaisse natte noire et brillante échappée de la légère guimpe de mousseline blanche remontant jusqu’au petit tambourin de satin rouge de la coiffure mettait en valeur le rose de ses lèvres et la profondeur des yeux sombres qui s’illuminèrent en reconnaissant le roi.

— Est-elle blessée ? demanda celui-ci.

— Non, sire. Étourdie seulement, mais elle a eu de la chance : Sultan déteste que l’on se jette dans ses jambes.

— Et pour m’offrir ces fleurs ! fit Baudouin ému. Merci, jeune fille, mais vous avez couru un trop grand risque.

— Non, puisque vous êtes là près de moi. Oh, monseigneur, pour la joie de vous servir j’irais vers la mort en chantant…

Elle se redressait, se relevait en secouant sa robe en soie d’un rouge brillant sur laquelle glissait un collier d’or ciselé. Baudouin la regarda et sourit :

— Quelle folie ! Mais combien douce à entendre ! Quel est votre nom ?

— Ariane, sire, je suis la fille de Toros, l’orfèvre lapidaire arménien de la rue…

Elle n’eut pas le temps d’achever. Comme si le prononcé de son nom le matérialisait soudain, un gros homme emballé dans une robe lie-de-vin et coiffé d’un haut bonnet de feutre noir surgit de la foule et bouscula Thibaut pour s’emparer du bras de la jouvencelle :

— Fille sans pudeur ! As-tu donc juré de me faire mourir de chagrin ? Il faut lui pardonner, grand roi ! Sa pauvre cervelle est dérangée depuis la mort de sa mère et, en outre, elle est tout ce que cette malheureuse m’a donné comme descendance. Vous devez comprendre ma douleur et me la rendre. Viens par ici, toi !

Le flot de paroles s’accompagnait de calottes que Thibaut ne supporta pas ; il arracha Ariane au courroux paternel qui, selon lui, ne sonnait pas très juste :

— Ça suffit ! N’as-tu donc aucun respect pour ton roi à te conduire devant lui comme si tu étais dans ta maison ? Personne ici n’a l’intention de te prendre ta fille : elle a eu seulement le joli geste d’offrir des roses. Il n’y a pas de quoi la frapper.

Le gros homme soufflait la fureur par les naseaux mais n’en considéra pas moins les six pieds de fer vêtus qui venaient de lui arracher sa proie. Il fit un gros effort et se calma :

— Comprends-moi, noble baron ! Cette fille de malheur vient de refuser cinq partis magnifiques sous le prétexte stupide qu’elle aime le roi et se garde pour lui. Elle veut aller au palais le servir

Cette fois, ce fut Baudouin qui intervint :

— Paix, vous autres ! Ceci me regarde, il me semble !

Si impérieuse était cette voix déjà grave que le silence se fit. Le jeune roi alors poursuivit :

— Votre fille va vous suivre comme elle en a le devoir, Toros le lapidaire, car aucune femme n’a le droit de me servir à l’exception de Marietta que vous connaissez tous et qui m’a nourri de son lait. En échange, je vous prie de la bien traiter et non comme vous venez de le faire. Quant à vous, jeune fille, vous avez ma gratitude pour ces roses, mais je ne peux rien vous donner d’autre.

— Crois-tu ?

L’élan fut si rapide que personne n’eût pu l’arrêter. Ariane se jeta au cou de Baudouin et, appuyant ses lèvres sur sa bouche, lui donna un baiser que la stupeur de tous lui permit de prolonger. Puis elle se détacha du jeune homme et lui offrit un lumineux sourire :

— Voilà ! s’écria-t-elle. Que tu le veuilles ou non je suis tienne, monseigneur, car on te dit mesel(4) et si mesel tu es, meselle je serai… Viens à présent, père ! Nous pouvons rentrer.

Le baiser avait pétrifié la foule. Elle s’ouvrit devant la jeune fille qui, tête droite et avec un sourire de bonheur, regagnait le quartier arménien, tramant après elle un père désorienté. Tous les regardèrent partir. Baudouin d’un geste machinal avait porté la main à sa bouche, mais sans l’essuyer, puis regardait cette main comme s’il s’attendait à y voir trace de cet instant incroyable… Enfin tournant les talons, il alla reprendre son cheval et s’engagea dans le chemin de la citadelle en respirant rêveusement le bouquet. Un instant il se tourna vers Thibaut :

— Ses lèvres avaient le goût de la pomme et la fraîcheur de la menthe, murmura-t-il. Je ne pourrai jamais l’oublier… Mais pourquoi a-t-elle fait cela ?

— Parce qu’elle vous aime, tout simplement.

— Au point de vouloir partager mon mal ? Si elle doit souffrir de ce baiser, je ne me le pardonnerai jamais…

— Vous auriez tort. Voilà des années que je vis auprès de vous et je ne suis pas le seul. Personne n’a jamais rien attrapé. Alors ne cherchez pas à abîmer ce beau souvenir !

Baudouin le remercia d’un regard et tourna la tête vers les fortes murailles sur lesquelles sonnaient déjà les longues trompettes annonçant sa venue. Le pont-levis était baissé et la herse relevée, découvrant les avant-cours où s’était déversé tout le petit peuple de la citadelle éclairé par les pots à feu que l’on venait d’allumer. Tous acclamaient leur jeune roi et cela offrait à ses oreilles une belle et exaltante musique, doux corollaire de l’instant inouï qu’il venait de vivre. Tandis que Sultan le portait vers sa demeure, Baudouin oubliait le mal qui rongeait à la fois son corps et son esprit.


Devant l’entrée du logis royal, la cour l’attendait, une cour composée surtout de femmes, de jeunes enfants et de vieillards, religieux ou trop âgés pour porter les armes. Ils faisaient, dans la lumière dansante des torches, une fresque chatoyante et colorée dont le centre rayonnant était une noble dame, grande et belle, dont les approches de la quarantaine atténuaient à peine l’éclat : la mère du roi, la belle Agnès que certains appelaient – par convenance et encore du bout des lèvres ! – la « reine mère » bien qu’elle n’eût jamais porté couronne. À regret d’ailleurs, car aucune femme n’était aussi fascinante ; aucune aussi dissolue : dans son lit se succédaient des hommes qui n’avaient pas toujours droit au titre d’époux. Il lui suffisait qu’ils fussent beaux, vigoureux et ardents aux jeux de l’amour dont elle avait besoin comme d’une drogue. Elle ne rencontrait guère de refus. Son corps, qu’elle moulait des épaules aux hanches dans le satin ou le velours selon la saison, irradiait la sensualité et même ses pires ennemis avaient rêvé secrètement de la culbuter un jour dans un coin de galerie ou l’ombre d’un jardin, mais de préférence dans le bruit et la fureur d’une ville prise d’assaut et livrée au pillage, car c’était de bien bas instincts que cette femme éveillait. Certains y étaient arrivés, mais ne la haïssaient que davantage parce qu’ils n’avaient pas su la combler et qu’elle le leur avait fait savoir. Alors ils l’insultaient sous le manteau, murmuraient qu’elle avait communiqué à son fils la pourriture de son âme et que Baudouin payait les péchés de sa mère.

Quelle foudroyante beauté, en vérité ! Avec ses longs cheveux d’un blond ardent qu’elle laissait libres comme une jeune fille, à peine retenus au front par un cercle de saphirs recouvert d’une mousseline que le vent du soir faisait voltiger, elle ressemblait à une lionne triomphante avec ses longs yeux d’azur étincelant d’orgueil et ses belles lèvres carminées entrouvertes dans un sourire ressemblant à un appel au baiser. Son fils ne revenait-il pas vainqueur et avec lui le jeune Renaud de Sidon, son quatrième mari épousé bien qu’il eût quinze ans de moins qu’elle peu après la mort du troisième ? Celui-ci, Hugues d’Ibelin, avait lui-même succédé à celui qui devenait le roi Amaury Ier, mais était déjà son amant, au temps où elle était l’épouse du sire de Marash. Ce quadruple lien conjugal n’avait d’ailleurs jamais empêché Agnès de s’offrir à qui éveillait sa curiosité et son désir.

Le dernier élu en date se tenait auprès d’elle, à peine en retrait, et c’était un évêque. Un drôle de prélat d’ailleurs qui avait choisi l’Église pour faire fortune comme d’autres choisissent le commerce ou le pillage dans une troupe mercenaire. C’était au départ un simple moine du Gévaudan qui avait dû fuir son couvent et le courroux de son abbé pour avoir engrossé la fille d’un notable du bourg voisin. Il avait couru ainsi jusqu’à Marseille où, l’appétit éveillé par le récit d’un croisé de retour de Palestine, il s’était embarqué avec une théorie de pèlerins. Débarqué à Césarée dont le seigneur était Renaud de Sidon, tout fraîchement marié à Agnès – on était à la fin de 1174 –, il s’était arrangé pour rencontrer la dame du lieu dont la réputation était venue à ses oreilles et n’avait pas eu la moindre peine à la séduire. C’était en effet un homme magnifique, un de ces Arvernes blonds, taillés dans la lave de leurs volcans avec des muscles d’acier, des yeux de feu, un sourire carnassier à belles dents blanches, et des appétits sexuels à la hauteur des exigences d’Agnès. Devenu son confesseur – ce qui était bien commode pour les rapprochements intimes, une connaissance des fautes évitant les longs développements –, la mort de l’évêque de Césarée survenue quelques mois après leur rencontre lui avait valu de coiffer la mitre et de brandir la crosse grâce aux bons offices de sa belle. Mais en fait on n’a jamais su son nom réel. Débarquant en Terre Sainte, il s’était choisi celui d’Héraclius, le parrainage d’un empereur qui avait jadis repris Jérusalem aux Perses lui paraissant de bon augure. Et ce soir du retour de Baudouin, il était là, aux premières loges, cet évêque dont les prières ne s’adressaient au Christ que lorsqu’il ne pouvait pas faire autrement et encore du bout des lèvres car, simoniaque, avide et totalement dépourvu de scrupules, il ne s’agenouillait en son âme perverse que devant deux déesses, la Fortune et Vénus.

Baudouin ne l’aimait pas et le cachait à peine : tout juste ce qu’il fallait pour ne pas peiner une mère qu’il aimait en dépit d’une réputation dont il ne voulait rien savoir. Héraclius s’en souciait peu. Il savait le jeune homme condamné à plus ou moins brève échéance alors qu’il se sentait lui-même plein de vie et de santé. Aussi ne lui coûtait-il guère de lui montrer un respect d’apparence : tout ce qu’il souhaitait était qu’il vécût assez longtemps pour qu’Agnès en obtienne pour lui la place du Patriarche. Amaury de Nesle était vieux, malade et ne durerait plus. Ce titre prestigieux donnait le pas sur le roi lui-même puisque le véritable souverain de la Ville sainte était le Christ dont le Patriarche était le représentant. Qu’il en soit digne ou pas était de peu d’importance… C’était du moins ce que pensait Héraclius tandis que ses yeux verts, toujours extraordinairement brillants, observaient les mouvements du jeune roi en train de mettre pied à terre pour aller saluer sa mère. En fait, le seul problème que lui posât Baudouin était cette étonnante résistance à un mal qui, constaté depuis six ans, ne semblait guère opérer de ravages. Or, s’il souhaitait que le lépreux vive assez longtemps pour lui donner ce qu’il voulait, il craignait affreusement une contagion dont Agnès n’avait pas l’air de se soucier. Officiellement tout au moins.

Certes elle ne l’embrassait pas, mais c’était le jeune homme lui-même qui avait, dès longtemps, banni cette marque de tendresse. Pourtant il arrivait à Agnès de lui donner l’accolade lorsqu’il était en armure et que leurs peaux ne se touchaient pas, ou encore de tendre ses mains vers ses lèvres en pliant le genou devant la majesté royale comme elle le faisait en cet instant de retrouvailles, et le moindre contact faisait frémir le trop bel évêque dont le courage n’était pas la vertu première. À supposer qu’il en eût d’autres !

— Sire, mon fils, s’écriait à cet instant la « reine mère » d’une voix claire et allègre, c’est grande joie de votre retour. Tous ici se réjouissent d’une victoire qui apporte la paix pour longtemps !

— Dieu vous entende, ma mère ! Dieu vous entende…

— Vous ne croyez pas à la parole de votre ennemi ?

— Turhan shah craint pour Damas qui va souffrir de famine et il a paré au plus pressé, mais celui qui compte c’est Saladin et Saladin est au Caire. Il est possible que son frère atermoie pour attendre son retour.

— Dans ce cas, que n’avez-vous pris Damas. Et Alep ?

— Alep est tacitement notre alliée, ma mère, puisqu’elle compte sur nous pour barrer la route à Saladin, faire reconnaître les droits du jeune Al-Salih, et maintenir ainsi la division de l’Islam. Quant à Damas, il y faudrait une armée plus puissante que je n’en puis réunir. Peut-être au printemps si le contingent de croisés envoyés d’Europe est important. Le temps ramènera sans doute Saladin mais Damas, elle, sera épuisée par les privations. Et nous n’en sommes pas là, grâce à Dieu.

— Qu’allez-vous faire ?

— Laisser faire les choses… et aussi le comte de Tripoli. Mon cousin Raymond a regagné son fief après le dernier combat et ne restera pas inactif. C’est un fin politique et…

Une soudaine poussée de colère fit flamboyer le visage et les yeux d’Agnès.

— Ce traître ! Vous continuez à vous en remettre à lui ? Je me demande bien pourquoi. Vous êtes roi, que je sache, et il n’est plus régent !

Baudouin connaissait bien la vieille haine que sa mère vouait à Raymond, celle-là même qu’elle vouait aux grands barons qui avaient forcé Amaury Ier à la répudier pour devenir roi. Avec peut-être un peu plus d’intensité qu’aux autres : lorsqu’il était régent, elle avait tenté de le séduire mais il était resté immuablement fidèle à son épouse, la belle Echive de Tibériade. Naturellement le roi n’en montra rien :

— Il demeure notre plus puissant baron et sa connaissance des affaires le rend précieux. Cela dit, nous en reparlerons plus tard. Laissez-moi à présent saluer ma sœur !

Auprès d’Agnès, mais un peu en retrait, se tenait en effet Sibylle, sa fille aînée. Une blonde jeune fille de dix-sept ans, très belle aussi quoique d’une beauté différente. Plus blonde, plus déliée. D’Agnès elle tenait ses yeux bleus et ses lèvres pulpeuses, mais la coupe du visage, le petit menton rond et têtu, le pli obstiné de la bouche, elle les devait à son père, ce qui laissait supposer qu’elle était bien la fille d’Amaury Ier. Une question qui pouvait prêter au doute avec une femme comme Agnès. Infiniment gracieuse au demeurant, Sibylle possédait un corps souple et mince, encore un peu adolescent mais dont l’épanouissement s’annonçait et qu’elle savait déjà mouvoir avec cet art qui allume le regard des hommes et que sa mère pratiquait à un si haut degré. En résumé, une très séduisante jeune fille à ceci près que les beaux yeux regardaient rarement en face et que le sourire moqueur pouvait être déplaisant.

Thibaut de Courtenay observait la scène avec un peu d’agacement. Il n’aimait pas Agnès, sa tante cependant, pas beaucoup plus sa cousine Sibylle, et déplorait que Baudouin leur demeurât attaché. Ces deux femmes ne méritaient pas sa tendresse. Elles étaient, si différentes d’Elisabeth ! La sœur d’Agnès et sa mère adoptive à lui Thibaut à présent retirée chez les dames de Béthanie, couvent fortifié élevé sur un contrefort du mont des Oliviers sous le vocable de Saint-Lazare par la feue reine Mélisende, épouse de Foulques Ier (d’Anjou), qui en épousant la fille de Baudouin II avait remplacé le sang de Godefroi de Bouillon par celui des Plantagenêt. La jeune sœur de Mélisende, Yvette, en était l’abbesse. C’était le refuge normal des femmes de la famille. Sibylle y avait été élevée sans y acquérir grande culture : elle était beaucoup trop paresseuse pour encombrer de grec, de science ou d’autres fariboles un esprit tourné exclusivement vers la toilette et les plaisirs.

Depuis peu une autre princesse l’y remplaçait : elle s’appelait Isabelle, elle avait huit ans et elle était la demi-sœur de Baudouin, fille de la princesse byzantine Marie Comnène, épousée par Amaury Ier après la répudiation d’Agnès. Elle était aussi la plus adorable petite fille que l’on puisse voir et Thibaut sentait des frissons courir le long de son dos chaque fois qu’il évoquait la mignonne silhouette qui se redressait si fièrement sous le poids des épaisses nattes brun doré, le délicieux visage aux traits si purs éclairé par les yeux mêmes de son frère : prunelles d’azur clair où le ciel semblait se refléter. Bien loin des langueurs précoces de Sibylle, elle avait la gaieté, la pétulance et l’espièglerie d’un lutin et faisait retentir la sainte maison de ses galopades et de ses fous rires. Baudouin l’adorait et Thibaut plus encore depuis le jour où, à cinq ans, elle avait réussi à se hisser sur le destrier moreau de son père et où il l’avait vue partir à fond de train sur le dos du cheval soudain emballé sous les cris des palefreniers. Thibaut sautant sur le premier coursier venu s’était lancé à sa poursuite et avait réussi à arracher Isabelle à sa périlleuse position, laissant la royale monture se calmer d’elle-même. Il n’avait alors que treize ans et c’était un exploit dont on l’avait félicité, mais ce qui comptait pour lui c’était l’impression de bonheur intense ressentie quand il avait recueilli Isabelle dans ses bras et qu’elle s’était pelotonnée contre lui en tremblant comme un oiseau effrayé. Elle n’avait pas émis un son, mais elle était toute blanche et son petit cœur battait la chamade. Il l’avait couverte de baisers et de caresses pour la rassurer et elle s’était apaisée tandis qu’au pas ils revenaient vers la porte de David. Quand il l’avait remise à sa gouvernante affolée, il avait eu l’impression qu’on lui enlevait une part de lui-même.

Les trois ans écoulés n’avaient fait que renforcer ce sentiment d’autant plus fort qu’à la mort du roi, la reine Marie s’était réfugiée avec sa fille dans son fief de Naplouse pour échapper aux fureurs d’Agnès qui la haïssait et était revenue en force s’installer au palais dès l’instant où son fils devenait roi. Heureux de retrouver sa mère, Baudouin l’avait accueillie mais c’était avec les honneurs royaux que Marie avait gagné son beau domaine en compagnie de sa petite Isabelle. Bien qu’il les aimât toutes les deux, le jeune roi s’était fié en cela au conseil de Guillaume de Tyr, son ancien précepteur, qui, sachant de quoi Agnès était capable, jugeait plus prudent de mettre la reine douairière et sa fille à l’abri des mauvaises surprises.

Ce départ, bien sûr, avait peiné Thibaut et c’était avec une vraie joie qu’il avait appris l’entrée de la petite fille au couvent de Béthanie : cela doublerait le plaisir de ses visites à Elisabeth.

Les sentiments que son ami portait à sa petite sœur n’avaient pas échappé à Baudouin. Lorsqu’un jour il y avait fait allusion, Thibaut était devenu tout rouge et s’était refermé comme une huître. Ce qui avait fait rire le jeune roi :

— Te sentirais-tu coupable, par hasard ? Aimer n’est pas un péché, que je sache ?

Aimer trop haut, si ! Je ne suis qu’un bâtard.

— Qui donc y prête attention ? Et à ta première action d’éclat je te ferai prince. Je suis le roi. Et je vous aime tous les deux.

On n’en avait plus jamais parlé, mais Thibaut gardait cette promesse dans son cœur parce qu’il savait Baudouin capable de la tenir.

C’était à cela qu’il pensait, ce soir-là, en le suivant dans son appartement privé, essentiellement une grande chambre fraîche défendue par une galerie à arcades donnant sur l’agréable cour du Figuier où chantait une petite fontaine. Ainsi l’avait voulue le roi Amaury quand le mal s’était révélé, afin que son fils pût goûter au repos à l’écart du tintamarre quotidien du palais-citadelle. Des bains en dépendaient où l’on descendait par quelques marches. Seul Thibaut partageait ce logis sur lequel régnait Marietta. Elle avait été la nourrice de Baudouin et ne laissait à personne, pas même au médecin de la cour – qui se gardait bien de protester d’ailleurs –, ce qu’elle considérait comme un privilège : donner au jeune homme les soins de propreté ou autres que nécessitait sa maladie.

C’était une paysanne d’Ascalon dont l’époux cultivait et portait au château ces oignons au parfum différent qui faisaient la réputation de la région(5). Au moment où Agnès, alors comtesse de Jaffa et d’Ascalon, allait accoucher de son fils, Marietta venait de perdre à la fois son mari écrasé par un pan de mur en démolition et son bébé enlevé par une fièvre maligne. Sa santé à elle était magnifique et elle débordait de lait. La nourrice retenue d’abord pour allaiter le fils du comte ayant eu l’heur de déplaire à la mère, on avait fait appel à elle et Marietta s’était donnée tout entière à cet enfant si beau qui lui rendait une raison de vivre. Depuis elle ne l’avait plus quitté et l’apparition de la lèpre, loin de la faire fuir, n’avait fait que renforcer son amour parce qu’elle savait que Baudouin aurait besoin d’elle toujours davantage. Au physique elle était aussi large que haute, avec un corps massif, un visage plein, presque sans expression mais animé par un beau regard sombre qui ne se baissait pas facilement. Immuablement vêtue de toile bleue plaquée sur le ventre par un devantier blanc, ses cheveux gris enfermés dans une guimpe de coton blanc, Marietta menait à la baguette les valets chargés du service.

Naturellement elle était là quand les portes s’ouvrirent devant Baudouin et son écuyer. Ce dernier se sentait très soulagé parce que le roi venait de refuser sa présence au festin préparé sur ordre de sa mère en disant qu’il n’avait pas faim et souhaitait avant tout se laver et se reposer.

— Tu aurais pu rester, Thibaut, remarqua-t-il tandis que celui-ci débouclait sa ceinture de cuir supportant l’épée qu’il alla déposer sur un coffre. Tu as plus d’appétit que moi et ma mère t’a spécialement invité.

— Vous devriez savoir que je n’apprécie pas les festins de votre mère. Elle aime trop les mélanges d’épices et de parfums, et les vins sont toujours trop lourds. Ils rendent la tête pesante et les idées bizarres…

Il n’ajouta pas que, depuis quelques mois, il évitait de se trouver en présence d’Agnès quand le roi n’y était pas. Cette décision datait du jour de ses seize ans où, dans l’église du Saint-Sépulcre, Baudouin lui avait conféré la chevalerie. Le soir même, il recevait d’Agnès des félicitations un peu particulières. Elle lui fit comprendre qu’elle le trouvait assez à son gré et qu’il ne tenait qu’à lui de nouer des liens dépassant le plan des relations familiales. N’étant pas complètement idiot, le nouvel adoubé comprit fort bien ce qu’elle entendait par là. Choqué au plus haut point et pris de court, il s’en tira, sur l’instant, en jouant les imbéciles : il était vraiment très heureux que sa chère tante lui rende enfin l’affection qu’il lui avait toujours portée, ce qui ne manquerait pas de renforcer les liens qui rattachaient déjà au roi son fils…

Pour cette fois Agnès n’insista pas, se demandant visiblement si ce garçon était vraiment aussi stupide qu’il le prétendait. Elle remit à plus tard l’éclaircissement d’une question somme toute secondaire puisqu’il ne s’agissait que d’un caprice comme elle en éprouvait parfois en face d’un beau garçon jeune et bien bâti. Thibaut, pour sa part, se le tint pour dit et se promit d’éviter à l’avenir le tête-à-tête avec l’incandescente Agnès. La guerre l’y avait aidé ; il fallait que la paix soit aussi rassurante…

Baudouin abandonna le sujet tandis que Thibaut l’aidait à ôter le haubert d’acier souple mais résistant – un cadeau de Raymond de Tripoli qui l’avait fait venir de Damas ! – sous lequel il ne portait qu’une chemise de forte toile. Songeur, il caressait du doigt une boule de chair apparue depuis peu entre ses sourcils et qui lui semblait avoir augmenté de volume. Il y portait la main fréquemment parce qu’il la percevait seulement par le toucher et non par sensation intérieure.

— Je crois, dit-il soudain, que le mal n’épargnera plus longtemps mon visage…

Marietta, qui allait descendre dans les bains avec le drap dont elle envelopperait Baudouin au sortir de la cuve, s’arrêta net au seuil, se sentit pâlir et prit un peu de temps pour se retourner :

— Vous aurez été piqué par une bête volante, dit-elle enfin d’une voix mate. Je vais vous mettre un emplâtre…

— … qui ne servira pas à grand-chose. Crois-tu que j’ignore comment agit la lèpre ? Peu à peu ma figure va se déformer, se boursoufler. Me donner ce qu’on appelle le « masque du lion ». Cela signifie que je dois me hâter…

Il n’acheva pas sa phrase. La porte venait de s’ouvrir sous la main d’un serviteur qui annonçait le chancelier et Baudouin renoua le cordon de sa chemise pour s’avancer à la rencontre de son ancien précepteur, le visage soudain apaisé et souriant, car il l’aimait autant qu’il avait aimé son père.

À quarante-six ans, Guillaume, archevêque de Tyr depuis l’avènement de Baudouin et chancelier du royaume dont il était aussi le chroniqueur, ressemblait plus à un moine qu’à un prélat. De taille moyenne, de complexion moyenne, il avait le cheveu poivre et sel formant une calotte ronde autour d’une large tonsure que rejoindrait bientôt le haut front en train de se dégarnir. Le visage, strictement rasé, était irrégulier mais vif et gai, avec des traits mobiles, une grande bouche souvent souriante et des yeux bruns dont la vivacité laissait parfois place à cette gravité dont se nourrit le grand dessein d’une pensée capable d’embrasser les affaires difficiles comme les profondeurs de l’âme humaine. Son savoir, acquis en Europe auprès des plus grands esprits tels que Bernard de Glairvaux, Gilbert de La Porrée, Maurice de Sully, Hilaire de Poitiers ou Robert de Melun durant les vingt années où il avait fréquenté les plus hautes universités, était immense. Cependant il n’avait rien d’un ascète comme l’attestait le début de ventre qui s’arrondissait doucement sous la robe à capuchon blanche qu’il couvrait d’une dalmatique noire, sans autre ornement qu’une croix pectorale en améthystes, rappel de l’anneau passé à son annulaire.

— Où étiez-vous passé, monseigneur ? reprocha doucement le jeune roi. J’espérais vous voir au Saint-Sépulcre afin de rendre grâces ensemble.

— Le Patriarche n’aurait peut-être pas apprécié et il aurait eu raison. La victoire est vôtre, sire, et c’est vous seul que Dieu voulait entendre. Quant à moi, j’avais à réfléchir sur un message que je viens de recevoir d’Alep. Al-Salih vous est si reconnaissant d’avoir fait lâcher prise à Saladin qu’il a décidé de vous rendre quelques prisonniers qui sont chez lui depuis longtemps. Et tout d’abord votre oncle, Jocelin de Courtenay, capturé à Haran il y a douze ans. Ton père, Thibaut, précisa-t-il en se tournant vers le jeune homme.

— Mon père ? fît celui-ci en haussant les épaules. Je crois que j’avais fini par l’oublier. J’avais quatre ans à peine quand il a été pris et, lorsqu’il venait chez celle que j’ai toujours appelée ma mère, il ne m’accordait guère d’attention, sinon pas du tout. Il me regardait comme un animal amusant et ne m’a jamais pris dans ses bras. Aussi, je me souviens seulement qu’il était très beau et toujours magnifiquement habillé. Et je pense que je l’admirais… mais c’est tout !

— Il sera certainement moins beau ! Douze ans dans une forteresse turque vous changent un homme. En outre, il n’y a pas que lui : on nous rend aussi Renaud de Châtillon. Et celui-là vous ne l’avez jamais vu, ni l’un ni l’autre, parce que vous n’étiez pas nés quand le sultan Nur ed-Din l’a capturé.

— Il vit encore ? s’étonna Baudouin. Je le croyais passé à l’état de légende. Il était, paraît-il, le plus fantastique guerrier qui soit au monde. Une bravoure sans exemple…

— Égale à sa folie, sa cruauté, son orgueil et son égoïsme ! Le pire trublion que la terre ait jamais porté…

— Et on nous le rend ? Il me semblait avoir ouï dire que le défunt sultan avait juré de ne le rendre que contre une rançon tellement faramineuse qu’il lui faudrait des siècles pour la réunir tout prince d’Antioche qu’il était. Al-Salih a-t-il fait table rase du serment de son père ?

— Que non pas ! La rançon a été payée. Cent mille dinars d’or !

— Cent ? Par qui, mon Dieu ? La princesse Constance son épouse est morte et Bohémond son beau-fils, aujourd’hui prince d’Antioche, ne doit pas se soucier beaucoup de lui ?

— En effet. Aussi la question reste entière. Qui a payé pour que, la paix revenue, nous retrouvions ce fauteur de troubles ? Au fait, Thibaut, il est ton cousin. La terre de Châtillon dont il est issu n’est pas loin de Courtenay.

— Eh bien, soupira Thibaut, on dirait que ma famille s’agrandit. Dois-je en être satisfait plus que vous ?

— L’avenir te le dira…

Marietta venait de reparaître, le mécontentement peint sur sa figure. Elle salua profondément l’archevêque mais bougonna :

— Les affaires de l’État ne peuvent-elles attendre que le roi soit baigné et reposé ? Il en a bien besoin, pourtant ! Vous devriez le savoir, monseigneur ! ajouta-t-elle.

— C’est vrai ! Pardonnez-moi, sire, cette intrusion dont je n’ai pas pensé qu’elle pouvait être inopportune. Je me retire…

— Non, protesta Baudouin, je veux vous parler d’une affaire plus importante encore que le retour de ces hommes. Acceptez-vous de m’attendre un moment ? Il y a ici du vin de Galilée et des fruits pour vous faire prendre patience.

Guillaume de Tyr accepta d’un sourire et alla s’installer sur l’un des sièges en cèdre sculpté garnis de coussins bleus – le bleu était avec le blanc la couleur favorite de Baudouin –, disposés sur la galerie près d’un grand plateau de cuivre à pieds supportant un plat de figues, des gobelets et un pot en verre de Sidon plein d’un vin sombre et parfumé. Thibaut le suivit, le servit et prit place auprès de lui :

— Si vous me racontiez l’histoire de ce Renaud de Châtillon, monseigneur ? demanda-t-il en remplissant un gobelet pour lui-même.

— Celle de ton père ne t’intéresse pas ?

— Y a-t-il seulement quelque chose à dire ?

— Pas vraiment. Tu as raison : l’autre est plus attachant. Plus redoutable aussi pour la paix du royaume. En fait, son histoire est celle d’un cadet de famille contraint par les lois de l’héritage à chercher fortune par lui-même. Il a quitté la France avec la deuxième croisade, celle que menait le roi Louis VII de France qu’accompagnait d’ailleurs la reine Aliénor son épouse. Entre parenthèses, ce fut à cause d’elle que l’expédition tourna court. Tout cela parce que à Antioche régnait son oncle, Raymond de Poitiers, qui fut sans doute l’un des hommes les plus séduisants de son temps. Aliénor noua avec lui une intrigue passionnée qui naturellement déplut à l’époux. D’où un retour précipité en France. Mais Renaud de Châtillon, lui, ne repartit pas. Notre pays lui plaisait avec son soleil, ses richesses et la vie tellement plus large qu’en Europe. Il resta et mit son épée au service du prince Raymond. Ce qui le plaça souventes fois sous les yeux de la princesse Constance mariée à celui-ci.

« Lorsque Raymond trouva la mort en juin 1149 dans un engagement contre Nur ed-Din, Constance se retrouva veuve et sans autre défenseur qu’un enfançon. Or, si Raymond était prince d’Antioche, c’était du fait de sa femme. Veuve, mère de quatre enfants celle-ci n’avait pourtant que vingt-deux ans. Il fallait un bras solide à la tête de cette princée si importante et donc remarier Constance. Les plus hauts barons, des princes même, parents de l’empereur Manuel, prétendirent à sa main. Elle les refusa tous et, un beau jour, déclara qu’elle aimait un chevalier sans fortune, un soldat d’aventures nommé Renaud de Châtillon et voulait l’épouser. Ce fut un beau scandale : tout le monde protesta, les barons du royaume comme les notables d’Antioche, mais… Constance s’entêta.

L’archevêque prit une figue, la dégusta avec un plaisir visible, but un peu de vin et reprit :

— Je ne sais trop ce que seize ans de prison auront fait de lui, d’autant qu’il doit avoir environ cinquante ans à présent, mais c’était un homme vraiment superbe, un géant dont la beauté barbare laissait peu de femmes insensibles. Constance, qui avait aimé profondément Raymond de Poitiers, ne pouvait lui donner comme successeur qu’un homme très séduisant. Elle laissa crier, l’épousa et ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle avait fait une folie car, passé brusquement d’une totale obscurité au rang de prince d’Antioche, Renaud perdit complètement le sens des mesures. Enivré par son pouvoir tout neuf, il ne laissa pas une minute avant de montrer de quel bois il était fait en réglant ses comptes avec ceux qui ne voulaient pas de lui. Le premier à en souffrir fut le patriarche de la ville, Aimery de Limoges, qui était un vieillard peut-être un peu caustique, mais sage et respecté. Renaud le fit saisir en dépit de son âge et de ses infirmités, traîner à la forteresse. Là, après l’avoir fait fouetter jusqu’au sang, il fit enduire ses plaies de miel et l’exposa nu et enchaîné sur la plus haute tour, à la brûlure du soleil et aux attaques des insectes.

— Quelle abomination ! exprima Thibaut, le cœur soulevé de dégoût. Et naturellement, le pauvre homme en est mort ?

Non. Sa chance fut que le roi de Jérusalem qui était alors Baudouin III, l’oncle de notre prince, fût averti très vite de ce qui se passait à Antioche. Il expédia son chancelier et l’évêque d’Acre à Renaud avec l’ordre formel de leur remettre sa victime. Comprenant qu’il allait au-devant des plus graves ennuis, le nouveau prince libéra le vieil homme que ses sauveurs ramenèrent à Jérusalem, en triste état, bien sûr, mais où il vécut encore quelques années en conservant son titre de Patriarche d’Antioche.

Sur ces entrefaites, le prince arménien de Cilicie – une province qui se trouve au nord d’Antioche sous la férule de Byzance – tenta de s’en libérer. L’empereur Manuel Comnène envoya son cousin Andronic, un soldat de valeur crois-moi, pour ramener les Arméniens dans le droit chemin, mais Andronic se fit battre. L’empereur alors s’adressa au prince d’Antioche en vertu du droit de vassalité dont les Byzantins se croyaient investis depuis la Grande Croisade. Très flatté, Renaud alla joyeusement ravager les terres de son voisin avec tant de sauvagerie que ceux-ci firent la paix avec l’empereur et Renaud dut rentrer chez lui, mais il attendait de Byzance un dédommagement pour ses bons et loyaux services. Ne voyant rien venir, il décida de se servir tout seul. Il choisit pour cela la plus riche des provinces grecques, l’île de Chypre, séparée de son port de Saint-Siméon par une quarantaine de lieues, et lui tomba dessus. Rien ne fut épargné aux Chypriotes qu’il massacra sans oublier les enfants en bas âge. Cultures et arbres fruitiers furent ravagés, détruits, les églises pillées et incendiées, les couvents forcés, les nonnes violées et égorgées, les moines privés de leurs pieds, de leurs mains, de leurs nez et de leurs oreilles, après quoi Renaud s’en revint chez lui avec un énorme butin mais sous la réprobation générale : Chypre était terre chrétienne et Renaud se voulait prince chrétien. L’empereur quitta Byzance pour châtier d’abord le prince de Cilicie qui bizarrement avait aidé Renaud dans son entreprise, puis prit le chemin d’Antioche à qui nul ne voulait plus porter secours. Et Renaud dut se résigner à venir au camp de l’empereur demander pardon, tête nue, bras nus et tenant son épée par la pointe. C’était à Mamistra. Manuel Comnène laissa Renaud à genoux pendant un long moment avant de prendre l’épée tendue et de relever le coupable qu’il daigna absoudre. Tout s’acheva dans les fêtes : l’empereur donna sa nièce, la belle Theodora, au roi de Jérusalem – dont la diplomatie avait fait merveille durant la crise – et épousa lui-même Marie d’Antioche, fille de Constance et donc belle-fille de Renaud. Cela se passait il y aura bientôt vingt ans.

— Je suppose que ce Renaud s’est tenu tranquille ensuite ? Comment se fait-il que, depuis seize ans, il soit prisonnier d’Alep ?

— Parce qu’il porte en lui le goût forcené du pillage, du massacre et de la fureur guerrière. À la fin de l’an 1160, ayant appris que de grands troupeaux appartenant aux gens d’Alep paissaient le long de la frontière de l’ancien comté d’Edesse, il s’y précipita et non seulement n’eut pas les troupeaux, mais se fit prendre. On le ramena à Alep nu et ligoté sur le dos d’un chameau… Voilà, mon garçon ! J’ai résumé bien entendu, mais tu sais à présent le principal. Tel est ce Renaud que l’on nous renvoie !

— Qu’allez-vous en faire ?

— D’honneur, je n’en sais rien car en fait il n’est plus rien. Le fils de Constance, Bohémond III, règne à Antioche et n’en voudra à aucun prix. Il ne reste à notre homme que son épée… s’il est encore capable de la manier, soupira Guillaume de Tyr. C’est pourquoi j’aimerais tant savoir qui a payé une fortune pour le libérer. Il suffisait de le laisser mourir dans sa prison, car je ne vois pas quel bien il pourrait apporter au royaume.

— Qui peut savoir ? fit la voix chaude de Baudouin qui, vêtu d’un drap de bain comme d’une toge romaine, était revenu sans que les deux autres s’en aperçoivent et avait entendu la fin du récit. Mon cousin Raymond de Tripoli a beaucoup changé, beaucoup appris surtout durant sa captivité, à commencer par l’arabe et certaines des sciences que professent les fils de l’Islam, leur poésie aussi. Qui sait si ce ne sera pas le cas de Châtillon ?

— Je ne suis même pas certain que Renaud sache lire, fit Guillaume en riant. Compter, oui, il sait, mais c’est à peu près tout. Ce qu’il connaît le mieux, c’est la guerre. Et nous sommes en paix… De quoi désiriez-vous me parler, sire ?

— De ce dont je vous ai déjà entretenu il y a quelques mois : de ma succession.

— Oh non ! protesta Thibaut. C’est… beaucoup trop tôt…

— Tais-toi ! Tu ne sais pas ce que tu dis, soupira Baudouin en caressant à nouveau la petite boule entre ses sourcils. Il faut au contraire s’en soucier plus que jamais. Avez-vous eu des nouvelles d’Italie, monseigneur ?

— Oui, sire, et je pense que de ce côté-là vous serez satisfait. Le jeune marquis de Montferrat a accueilli avec… empressement vos ouvertures en vue d’un mariage avec votre sœur Sibylle… Son arrivée ici est prévue pour les premiers jours du mois d’octobre.

Avec un soupir de soulagement, Baudouin se laissa tomber sur le siège que Thibaut venait d’abandonner :

— Merci à Dieu pour cette chance qu’il accorde à notre terre ! Guillaume de Montferrat possède toutes les qualités d’un vrai et bon roi. Il est jeune mais sa vaillance est déjà reconnue de tous comme sa sagesse et sa haute taille : on le surnomme Guillaume Longue-Epée…

— Ses alliances sont tout aussi intéressantes, renchérit le chancelier. Son grand-père était l’oncle du roi de France Louis VI le Gros et sa mère sœur de l’empereur d’Allemagne. Ce qui fait de lui un cousin proche des actuels souverains de ces deux grands pays : le roi Louis VII de France et l’empereur Frédéric Barberousse. Je crois sincèrement que nous ne pouvions trouver mieux, conclut-il avec satisfaction.

— Un étranger ? fît Thibaut surpris. Que diront les barons ? J’en sais plus d’un qui désire épouser la princesse !

— Je le sais aussi, coupa Baudouin, mais ils n’auront rien à dire. Montferrat est de sang royal et impérial, comme on vient de te l’expliquer. À une princesse il faut un prince !

— Sans doute, mais votre sœur l’acceptera-t-elle ?

— Si j’en crois ce que l’on rapporte, reprit l’archevêque, notre prétendant a tout ce qu’il faut pour lui plaire. Outre l’attrait de la nouveauté qui jouera incontestablement en sa faveur, c’est un jeune homme séduisant, aimable et bon compagnon, aimant la bonne chère…

Le roi se mit à rire de bon cœur :

— Voilà donc la raison profonde pour laquelle il vous plaît tant, monseigneur ! Vous aurez là un terrain d’entente…

— Eh, ce n’est pas à dédaigner ! La table, à condition de ne pas s’y goinfrer, est un excellent lieu de rencontre, dit Guillaume avec bonne humeur. Ce prince-là saura se faire des amis…

— J’espère surtout qu’il saura se faire obéir. C’est d’une main ferme que le royaume aura besoin quand…

S’il n’ajouta rien pour ces deux hommes qui l’écoutaient, le fil de sa pensée était facile à saisir. Guillaume de Tyr s’approcha de lui et posa sur son épaule une main apaisante :

— Sire… mon enfant, murmura-t-il sans essayer de retenir tout ce qu’il éprouvait de tendresse et de compassion. Nous n’en serons pas là avant longtemps peut-être et rien ne presse. Ce baume quasi miraculeux prescrit par Moïse Maïmonide et que prépare à présent Joad ben Ezra déjà démontre sa puissance. Voilà des années qu’il jugule le mal…

— Mais il n’en reste plus pour bien longtemps, émit Marietta qui du seuil de la pièce de bains écoutait sans se cacher.

Guillaume de Tyr se tourna vers elle :

— Rassure-toi ! La caravane que j’ai envoyée depuis plusieurs mois vers le pays des Grands Lacs ne devrait plus tarder. Si tout se passe comme je l’espère, Guillaume de Montferrat ne régnera pas de sitôt sur Jérusalem et nous aurons le temps de faire de grandes choses…

— Alors oublions les noires pensées pour nous réjouir seulement de sa venue ! s’écria Baudouin, son sourire revenu. Et, à propos de Châtillon et de mon oncle Jocelin, quand devraient-ils arriver ?

— Oh… d’ici une semaine peut-être…

Trois jours plus tard, ils étaient là.


Son faucon bleu au poing, le roi revenait de chasser dans les monts de Judée accompagné du seul Thibaut et d’un valet de fauconnerie comme il aimait à le faire dans la fraîcheur du matin, quand le soleil n’accablait pas encore la terre de ses brûlants rayons. C’était le seul moment de la journée où il réussissait à oublier les soucis du pouvoir et de la condamnation qu’il portait en lui. Il n’y avait plus que le ciel si pur, les contours de la campagne jaunissante sous le nuage gris des oliviers, la fusée éclatée d’un palmier ou l’élancement austère des cyprès noirs. Il y avait l’odeur du vent, différente s’il venait de la mer ou des sables du désert. Il y avait la griserie de la course, la chaleur du corps puissant de Sultan entre ses cuisses, la trajectoire de l’oiseau chasseur filant comme un joyau sombre vers la proie désignée avant de revenir planter ses serres sur la main gantée de cuir épais. Des moments précieux appartenant au temps de paix et que Baudouin n’aimait pas partager avec des gens de cour qui l’ennuyaient et dont il devinait les intrigues. Des instants auxquels mettait fin le chemin du retour que le jeune roi sanctifiait en s’arrêtant pour prier un moment dans quelque couvent et en distribuant de généreuses aumônes aux mendiants qui pullulaient aux portes de Jérusalem. Une journée commencée ainsi – en tenant compte de la messe entendue au lever du jour ! – lui semblait toujours meilleure que les autres. Ensuite il se consacrait avec une ardeur nouvelle aux soucis d’un gouvernement qu’il entendait assumer quels que puissent être les coups de fatigue soudaine qui s’abattaient parfois sur lui.

Ce matin-là en pénétrant dans la cour d’honneur de la citadelle, les chasseurs comprirent qu’il se passait quelque chose d’anormal : une véritable foule de seigneurs, de dames, de soldats, de valets, de servantes et même de gens du peuple entourait, à distance respectueuse, sans oser les approcher, deux hommes qui se tenaient debout près du puits où l’un d’eux buvait. Leur aspect était assez effrayant en dépit des vêtements convenables qu’ils portaient et des chevaux que les palefreniers emmenaient déjà vers les écuries. Un surtout : une sorte de géant érigeant sur des épaules monumentales et un cou de taureau une tête léonine aux cheveux grisonnants en bataille, à la lourde paupière voilant à moitié un œil fauve, dur et brillant comme une plaque de cuivre au soleil. Encore avait-il une façon de se tenir un peu courbé qui le faisait paraître plus petit qu’il n’était. Ce qui n’empêchait pas son compagnon de s’amenuiser auprès de lui bien qu’il fût de belle taille. Celui-là était un homme maigre et large d’épaules, blond et sans doute beaucoup plus jeune que l’autre si l’on parvenait à déchiffrer leur abondante pilosité. Il avait aussi de très beaux yeux bleus, des yeux qui rappelèrent tout de suite quelque chose à Thibaut : c’étaient exactement ceux de sa tante, à cette différence près que l’assurance frisant l’impudeur d’Agnès ne se retrouvait pas dans le regard oblique de son frère – car cet homme ne pouvait être que son frère. C’était lui qui buvait. L’autre apostrophait la foule d’une voix de tonnerre, dure et menaçante, qui usait d’ailleurs de son intonation habituelle car le géant ne s’exprimait jamais autrement :

— Qu’avez-vous à nous regarder de la sorte, bande de poulains(6) bâtards ! Nous ne sommes pas des fantômes, mais bons et preux chevaliers capables de vous en remontrer à la lance, à la hache ou à l’épée – moi, tout au moins ! – en dépit des seize années que je viens de vivre dans une geôle infecte sans qu’aucun de vous se soucie de m’en tirer ! Moi ! Moi qui ai nom Renaud de Châtillon, prince d’Antioche !

— Vous n’êtes plus rien, sire Renaud ! émit une voix paisible, venue de la galerie à colonnettes surplombant la cour. La princesse Constance par qui vous étiez prince est retournée à Dieu voici treize longues années et Bohémond III le souverain d’aujourd’hui n’est pas de votre sang. En outre, il ne vous aime pas !

Châtillon darda sur l’insolent un œil enflammé :

— Qui es-tu, toi, pour oser m’insulter sans craindre que je te tue ? Il est vrai que tu as pris tes distances. Descends me redire ça en face !

— Volontiers ! Je descends. Sachez seulement que j’ai nom Guillaume, archevêque de Tyr par la grâce de Dieu et chancelier de ce royaume par la grâce de notre roi Baudouin le quatrième !

— Belle paire que vous devez faire tous les deux ! ricana l’autre tandis que Guillaume se dirigeait paisiblement vers l’escalier extérieur. Tu as l’air d’un gras chanoine et j’ai ouï dire… qu’il a la lèpre ! acheva-t-il en crachant par terre.

À ce moment la foule s’ouvrait devant les chasseurs que les trompettes du chemin de ronde, absorbées par ce qui se passait dans la cour, n’avaient pas vus arriver et donc n’avaient pas annoncés. Étourderie que l’on se hâta de corriger en sonnant à pleins poumons mais Baudouin avait entendu.

Au pas dansant de Sultan qu’il contraignait à plus de solennité, il s’avança vers le furieux qu’il se donna le temps de considérer de haut, gardant l’avantage que lui donnait la stature de son cheval. Ainsi c’était donc là Renaud de Châtillon, le chevalier sans peur et sans pitié, le prisonnier quasi oublié d’Alep ? Il ressemblait davantage à une bête féroce qu’à un chevalier de légende, mais comment pouvait-on imaginer qu’il en serait autrement après une aussi longue captivité chez des gens qui n’avaient aucune raison d’adoucir son sort ? Qu’il eût gardé tant de puissance physique, tant de vitalité aussi tenait déjà du miracle !

Le roi ne disait rien : il regardait Renaud et le silence devenait pesant. Sous la clarté limpide de ses yeux impérieux, le fauve soudain se sentit mal à l’aise. Il fut pour tous évident qu’il luttait contre sa propre violence et son orgueil. Ses yeux clignaient comme ceux du hibou jeté soudain dans la lumière du matin ; il se tortillait comme un ver cloué par la fourche du pêcheur. Et le roi ne disait toujours rien. Et la foule retenait son souffle…

Enfin, avec un grondement sourd, maté, Renaud céda, comprenant sans doute qu’il n’y avait rien d’autre à faire puisque l’archevêque avait raison et qu’il n’était plus rien. D’un bloc il se laissa tomber sur un genou et courba la tête, plus vaincu par ce regard bleu qu’il ne l’avait été par la force des Turcs. Baudouin se pencha sur sa selle et lui tendit sa main gantée :

— La bienvenue à vous, Renaud de Châtillon ! dit-il seulement, et sa voix, si étrangement grave, était unie comme un velours.

Le revenant releva la tête, vit cette main, la prit et, après une imperceptible hésitation, baisa le gant de cuir brodé. Baudouin, alors, sourit avec un rien de malice :

— Relevez-vous ! Qui donc prétend que vous n’êtes plus rien ? Ne vous reste-t-il pas votre chevalerie ? Plus beau titre ne saurait se trouver.

— Sire roi, j’étais prince ! dit Renaud, et il y avait un monde d’amertume dans ces deux mots.

— Vous pourriez le redevenir. Ne vous reste-t-il pas aussi votre épée ? La plus vaillante, si j’en crois les récits que l’on m’a faits de vous. L’ouvrage ne manque pas. Ni les belles terres à reprendre…

Et le roi mit pied à terre cependant que sa mère surgissait du logis avec les dames, leurs robes de soie de toutes les couleurs, leurs voiles de mousseline et leurs joyaux qui firent fleurir la cour. Très émue – du moins elle en donnait l’impression –, Agnès se précipita vers l’autre revenant que la démesure de son compagnon effaçait, si bien que personne ne faisait attention à lui. Elle l’étreignit et le baisa sur la bouche à plusieurs reprises(7) :

— Mon beau frère ! Dieu permet donc que je vous revoie alors que nul n’osait y croire ! Sire, mon fils, ajouta-t-elle avec, agitation en lui prenant la main pour l’amener au roi, voici votre oncle Jocelin qui revient des geôles infidèles ! Il faut lui faire bel accueil car c’est grande joie que son retour !

— Point n’est besoin de le dire, ma mère. Bel oncle, répondit Baudouin avec ce sourire auquel on ne résistait pas, soyez le très bien venu en ce palais où vous serez chez vous. J’étais bien petit quand vous nous avez quittés, mais je ne vous ai pas oublié…

À celui-là il tendait les deux mains que Courtenay prit en s’inclinant. C’était geste de courtoisie affectueuse, mais aussi le moyen d’éviter l’accolade en tenant le nouveau venu à distance !

— J’aimerais vous embrasser, mais je n’embrasse jamais personne, ajouta le jeune roi. Ma mère le fera pour moi.

— Certes, certes ! s’écria Agnès. Et nous allons fêter ce grand jour comme il convient dès que nos voyageurs seront débarrassés des poussières du chemin et auront revêtu des habits dignes d’eux.

— Faites, ma mère, faites !

Tandis que les dames pépiant comme une volière en folie entraînaient les deux hommes vers les bains du palais où, selon la tradition, elles allaient se charger de les laver, les peigner, les parfumer avant de les parer, Guillaume de Tyr se rapprocha du roi qui, songeur, les regardait pénétrer dans sa demeure.

— Avez-vous songé, sire, à ce que vous allez faire de ce cadeau empoisonné que vous a offert l’atabeg d’Alep ? Ces hommes ne valent pas grand-chose. Les seules qualités de Châtillon sont sa folle bravoure et l’ascendant qu’il sait prendre sur ses guerriers, mais ce n’est pas le cas de votre bel oncle. Celui-là est un lâche qui, au point de vue des biens, n’est guère plus avantagé que son compagnon. Il garde son titre de comte d’Edesse et de Turbessel, mais il y a beau temps que son père et lui ont perdu les comtés. C’est peu, un titre vide.

— Une charge à la cour peut-être pour lui ? Quant à Renaud et puisque les armes seules lui conviennent, pourquoi ne pas lui confier la garde de Jérusalem ?

— Il se pourrait qu’ils trouvent vos propositions un peu minces. Tous deux ont toujours eu les dents longues et la captivité n’a sûrement fait que les aiguiser.

— Il faudra bien qu’ils s’en contentent ! s’écria le roi avec un mouvement d’humeur. Je n’ai pas le pouvoir de leur donner des terres. Où les prendrais-je ? Dois-je déposséder deux de mes barons pour les satisfaire et porter la guerre dans le royaume alors que Saladin se tient tranquille ? Il faudrait que je sois fou !

— Ce qu’à Dieu ne plaise ! conclut l’archevêque avec un sourire. Je suis heureux de constater une fois de plus votre sagesse. D’ailleurs, la vie fastueuse, la bonne chère, les vins, la soie, le velours et les femmes vont bien nous accorder quelques jours de répit. Le temps pour eux de se rouler dans la débauche…

Tandis qu’avec Thibaut le roi regagnait enfin son appartement au milieu du vacarme généré par les préparatifs de la fête, il demanda soudain à son écuyer :

— C’est ton père qui vient d’arriver. Pourquoi ne t’es-tu pas avancé tout à l’heure pour le saluer ? Il est vrai que j’aurais pu, moi, me charger de vous réunir.

— Grand merci au contraire, sire, de n’en avoir rien fait… L’annonce de son retour ne me causait guère de joie et je le rencontrerai toujours assez tôt.

— C’est ton père pourtant.

— Qui donc a jamais souhaité être reconnu fils d’un lâche ? Puisque tel on le dit…

2 Ce que femme veut…

Dans la maison de son père Toros le lapidaire, Ariane était traitée en pestiférée.

En regagnant le quartier arménien proche de la citadelle – il occupait le sud-ouest de la ville tout contre ses formidables murailles –, Toros avait secoué l’espèce d’hébétude qui s’était emparée de lui quand sa fille avait embrassé le roi. Soudain furieux, il s’était jeté sur elle avec une force et une rapidité surprenantes chez un homme aussi gras et aussi placide. Empoignant son épaisse natte noire, il l’avait autant dire traînée jusqu’à sa maison sans s’occuper de ses cris de douleur ni des commentaires divers des passants, qui ne se souciaient cependant pas d’intervenir parce que Toros était un homme riche et considéré. Sa demeure n’était peut-être pas beaucoup plus grande que celles de ses voisins, mais elle était mieux défendue. Une solide grille en barreaux de fer donnait accès à un couloir obscur au bout duquel on atteignait une porte de cèdre armée de ferrures ouvragées donnant sur une cour intérieure à arcades basses. Au centre, la faïence bleu de mer d’une vasque où clapotait un filet argentin. Des lauriers-roses couverts de fleurs lui tenaient compagnie et, sur deux côtés, l’habitation formait un L, une partie étant réservée à l’atelier et l’autre à la vie quotidienne. L’endroit était frais, agréable à l’œil, mais la coupable n’eut guère le temps de s’y attarder. Bousculant sans ménagements une vieille servante au visage ingrat sous une coiffe plate qui, de saisissement, lâcha son plat d’oignons cuits, Toros tira sa fille à travers la cuisine et une resserre jusqu’à l’entrée d’une cave dans laquelle il la précipita :

— On t’apportera une paillasse et de quoi manger, hurla-t-il hors de lui, mais tu resteras ici jusqu’à ce que je sache si tu as pris le mal maudit. Si tu es infestée, j’irai chercher les frères de Saint-Ladre pour qu’ils te conduisent à la maladrerie où tu seras enfermée jusqu’à ce que tu meures !

— Et si… je ne le suis pas ? émit péniblement la jeune fille, moulue et à demi assommée.

— Je… je ne sais pas ! Il faut que je réfléchisse… Peut-être que j’irai les chercher tout de même… par précaution ! Quel homme voudra encore de toi après ce scandale ? Certainement pas le fils de Sarkis à qui je t’ai promise ! À moins qu’il ne soit pas ici en ce moment ? Je sais qu’il devait se rendre à Acre…

De toute évidence Toros n’ayant pas de fils peinait à voir disparaître de son horizon un mariage qui eût rapproché de la sienne la maison de l’orfèvre Sarkis. Ses pensées tournaient vite dans sa tête et il se disait que peut-être… tout n’était pas perdu si Ariane n’avait pas contracté la lèpre.

— Vous feriez aussi bien de m’emmener tout de suite à Saint-Ladre, murmura la jeune fille d’une voix lasse. Si je ne peux être au roi, je préfère la maladrerie au fils de Sarkis.

— Être au roi ? Pauvre folle ! Tout mesel qu’il est, il n’a que faire de toi ! Maintenant, tu n’es même plus bonne à devenir une putain et si je ne me retenais pas…

Il leva son gros poing, prêt à frapper, et Ariane se replia sur elle-même, la tête dans les épaules pour amortir le coup qui ne vint pas. Avec son sens du commerce, Toros pensa que, si sa fille n’était pas atteinte, il serait stupide d’abîmer une beauté à peine éclose et que le temps confirmerait. En dehors du fils de Sarkis, d’autres hommes lui avaient laissé entendre qu’ils aimeraient mettre dans leur lit une aussi charmante épouse. Haussant les épaules, le lapidaire arménien remonta les quelques marches de la cave, referma et ôta la clef. Il fallait vraiment qu’il réfléchisse.

Derrière la porte, Toros trouva la servante qui n’avait même pas cherché à ramasser ses oignons. Elle était trop vieille pour avoir encore peur d’un maître qu’elle avait connu mouillant ses langes et le traitement qu’il infligeait à sa fille l’indignait. Elle l’apostropha :

— Qu’a-t-elle donc fait pour que tu la maltraites et l’enfermes comme si elle était enragée ?

— Elle est enragée et je te conseille de la laisser là où elle est si tu ne veux pas sentir le poids de ma colère, car elle m’a gravement offensé en se déshonorant publiquement.

— C’est impossible… ou alors elle a perdu la tête. À moins que ce ne soit toi ? Une fille si douce, si modeste, si sage ! Une fleur de vertu.

— Ta fleur de vertu s’est jetée dans les jambes du destrier du roi qui s’en revenait de guerre. Elle lui a donné des fleurs… puis ses lèvres en un baiser qui n’en finissait pas. Et devant tout Jérusalem ! grinça Toros cependant que la vieille femme hochait la tête avec tristesse.

— Il y a longtemps qu’elle l’aime ! soupira-t-elle en reniflant une larme. Cela date du jour où il est venu ici, accompagnant le roi son père qui voulait des rubis pour sa jeune épouse. Ils devaient avoir tous deux six ou sept ans, et ta fille a été éblouie pour toujours. Il était si beau, ce garçon !

— Il va l’être beaucoup moins, et avant peu ! En dépit des soins qu’on lui donne, la lèpre fait son chemin. Il ne cache pas encore son visage mais il ne quitte pas ses gants. Et elle, cette malheureuse qui a crié que s’il était lépreux elle voulait l’être aussi et se donner à lui ! Tous ont pu l’entendre et la voir se coller à lui pour l’embrasser. Oh, Dieu de nos pères, un homme a-t-il jamais senti pareille honte ! Sans compter celui qui la désirait et n’en voudra plus !

— Si tu parles du fils de Sarkis, ricana la vieille femme, je peux te rassurer. Il la prendrait couverte de poux, de gale, pissant le sang et meselle confirmée tant il a envie d’elle !

— Pour une nuit peut-être et se passer l’envie, mais pas comme épouse. Sarkis en tout cas n’en voudrait jamais dans sa maison. Et moi qui souhaitais faire de leur enfant mon héritier !

— Mais elle ne voulait pas ! Léon, le fils de Sarkis, lui fait horreur et je me demande si elle n’a pas désiré mettre l’irréparable entre elle et un mariage qui n’arrangeait que toi. Qu’est-ce que tu vas faire à présent ?

— Réfléchir ! grogna Toros qui s’accrochait visiblement à cette unique idée. Ariane va rester là où elle est jusqu’à ce que je sois sûr qu’elle est encore saine. Après, elle ira peut-être quelque temps dans un couvent pour qu’on oublie son geste…

— Et après ?

— Après, après ! Est-ce que je sais ? brailla le lapidaire. Je viens de te dire que je voulais réfléchir.

— Bon. Entendu. Mais ma petite colombe, qu’est-ce que tu en fais pendant que tu réfléchis. Si elle se morfond à la cave, elle ne va pas s’arranger, meselle ou non. Tu ne crois pas qu’elle serait mieux dans sa chambre ?

— Pour qu’elle contamine toute la maison ? Je vais lui descendre une paillasse et toi tu lui donneras à manger. Et aussi de quoi se laver et des vêtements propres : ceux qui ont touché le lépreux, tu les ramasseras avec une fourche et tu les jetteras au feu. Tu as compris ?

— Ça va être commode ! grommela Thécla. Oui, j’ai compris ! Pauvre petite !

— Ce n’est pas elle qui est à plaindre. C’est moi… c’est toute cette maison sinon tout le quartier ! Elle, elle aime ! conclut Toros en donnant à ses paroles une emphase démesurée.

Il croyait ironiser, mais il était dans le vrai : Ariane était heureuse à cet instant, assise sur la dernière marche de l’escalier souterrain. Les bras noués autour de ses genoux, les yeux clos et un sourire aux lèvres, elle revivait ce qui était pour elle son moment de gloire : elle avait approché son roi ; elle lui avait crié son amour à la face de tous ; elle avait baisé sa bouche qui lui avait paru si douce. C’était comme si elle s’était donnée à lui devant toute la ville et son cœur chantait de joie parce que son amour était si grand, si fort, et depuis si longtemps elle était prête à accepter le pire pour se faire sa servante, avoir le droit de le soigner, de veiller sur lui et, pourquoi pas, de mourir avec lui. Elle n’était pas exaltée ni ignorante. Elle savait ce qu’était la lèpre : elle avait tenu à la voir de ses yeux quand le bruit était venu jusqu’à elle du malheur affreux dont Baudouin allait porter le poids sa vie durant, mais elle croyait en la puissance de l’amour. Parce qu’un jour le rayonnement d’un regard bleu s’était posé, sur le sien, l’attirant à lui avec une force irrésistible. Elle était entrée dans ce regard comme on entre en religion et jamais n’en était ressortie…

L’entrée fracassante de Thécla chargée d’un matelas – elle avait déclaré à son maître qu’elle préférait de beaucoup se charger elle-même de l’installation de la petite –, d’une couverture et de coussins qui lui échappèrent, roulant sur les marches, en chassa la jeune fille. Elle se leva pour livrer passage à l’avalanche qu’accompagnaient les récriminations de la vieille servante :

— Ton père, ce sans cœur, a décidé que tu vivrais à la cave jusqu’à nouvel ordre, prunelle de mes yeux ! s’écria-t-elle en conclusion de sa diatribe. Mais moi j’entends que tu y sois bien ! Tu auras de la lumière et tout ce qu’il te faut ! Déshabille-toi !

— Me déshabiller ? Pourquoi ? J’ai mis ma plus belle robe et ne l’ai pas salie.

— Ce n’est pas l’avis de ton père ! Il veut que j’emporte tes habits avec une fourche et que je les brûle ! Alors enlève-les pendant que je vais t’en chercher d’autres !

— Il a peur à ce point ? fit Ariane avec tristesse. Suis-je meselle pour un seul baiser ?

— Je crois surtout qu’il veut te punir d’avoir jeté une grosse pierre dans la mare de ses projets de mariage.

— Qu’il me punisse autant qu’il veut ! L’important pour moi est que le fils de Sarkis s’éloigne de moi à jamais ! La seule idée de sa peau contre la mienne me fait horreur ! Il sent le bouc et il a de vilains boutons sur la figure !

— Qu’est cela auprès de ce que tu as choisi ? La lèpre, ma fleur, est comme une malédiction : elle pourrit le corps et ce jeune roi que tu vois si beau, il deviendra un objet d’horreur !

— Pour moi il sera toujours comme au premier jour.

— Son visage sera affreux.

— Mais il aura toujours ses yeux et je veux me noyer dans leur lumière bleue…

— Il peut devenir aveugle…

— Moi je ne le serai pas et leur profondeur me fera oublier le reste,. N’essaie pas plus longtemps de prêcher, Thécla ! Je l’aime, comprends-tu ? Et mon seul désir est d’aller vers lui…

— Ton père ne le permettra pas ! Il veut te garder enfermée le temps nécessaire pour être sûr que tu es encore saine. Si c’est le cas, tu iras quelque temps dans un couvent afin de purifier ton âme… et ensuite il te mariera au fils de Sarkis !

Ariane, qui avait recommencé à bercer son rêve assise cette fois sur le matelas, se dressa d’un seul coup :

— Jamais ! Penses-tu que j’endurerais la pénitence imposée par mon père pour être jetée à un lit qui me répugne ? Si c’est ce qui m’attend, je veux sortir d’ici le plus vite possible. Il faut que tu m’aides !

— À quoi faire ? À précipiter ta perte ? fit la vieille femme avec tristesse. Si tu sors d’ici, tu courras au palais où l’on ne te laissera pas approcher le jeune roi. Alors tu erreras par la ville en mendiant ton pain, toi dont le père est riche et considéré ? On te trahira pour quelques pièces de cuivre et Toros te jettera cette fois à la maladrerie. Ne compte pas sur moi pour t’aider à te perdre !

— Eh bien, je me passerai de ton aide ! Va exécuter les ordres de ton maître ! fit Ariane avec dureté en lui tournant le dos.

Thécla comprit qu’il était inutile d’insister. Avec un soupir elle sortit de la cave, et revint peu après portant un paquet de vêtements et une lampe à huile à trois becs dont les flammes courtes chassèrent les ténèbres, révélant un spectacle qui lui serra le cœur : obéissant à l’ordre qui lui avait été donné, Ariane s’était dépouillée de sa robe, de sa chemise et, nue, s’était étendue sur le matelas pour reprendre sa rêverie, la tête appuyée sur ses bras relevés. La beauté de ce corps adolescent doré par la douceur de la lumière bouleversa la servante. Curieusement elle ne l’imagina pas un instant marqué des taches brunes de la lèpre mais livré aux assauts de Léon Sarkis au soir du mariage. Elle crut voir les mains velues que le désir rendait moites – le garçon transpirait toujours quand il rencontrait la jeune fille – palper ces formes exquises en y laissant la trace visqueuse d’une grosse limace, et elle ferma les yeux un instant. Quand elle les rouvrit Ariane n’avait pas bougé et n’avait même pas l’air de s’apercevoir de sa présence. Alors elle jeta sur elle le paquet de tissus :

— Mets ça, impudique que tu es ! Tu as l’air d’une… fille de joie qui attend un client !

— Tu m’as dit de me déshabiller, je t’ai obéi !

— Tu aurais dû attendre que je revienne. Si au lieu de moi ton père était entré ?

— Quelle importance ? Je suis sa fille. Et j’avais cette couverture.

Thécla ne répondit pas. L’enfant était trop jeune, trop innocente aussi pour imaginer un seul instant qu’un père n’était parfois qu’un homme capable de se conduire comme une bête avec sa propre fille si elle lui offrait un aussi affolant spectacle. D’autant que son goût pour les gamines était connu de Thécla. De plus, les sentiments paternels n’étouffaient pas Toros. Sa fille représentait pour lui une valeur marchande dont il surveillait la floraison en attendant de la vendre au plus offrant… Il est vrai que la menace du terrible mal protégerait sans doute Ariane, mais pour combien de temps ?

— Je vais te chercher à manger maintenant, dit-elle, et demain je viendrai te laver. Pour ce soir, le mieux est que tu dormes bien. Nous… nous reparlerons de tout ça plus tard !

— Pourquoi, puisque tu ne veux pas m’aider ?

Je suis comme ton père, j’ai besoin de réfléchir, mais ne perds pas espoir ! Tu sais bien que je ne t’ai jamais rien refusé !

Thécla remonta une fois de plus l’escalier de la cave, fermement décidée à faire de son mieux pour sauver celle qu’elle appelait la prunelle de ses yeux !

Les jours suivants, elle découvrit que l’entreprise serait plus ardue qu’elle ne l’imaginait et que tirer Ariane de ce mauvais pas représentait un problème difficile à résoudre. Méfiant de nature, Toros n’ignorait pas le dévouement de sa servante pour sa fille, même si le mot tendresse lui était totalement hermétique. Thécla n’eut plus le droit de porter à la captive ce dont elle avait besoin que sous sa surveillance. Les clefs lui furent retirées et, à heures fixes, Toros ouvrait la porte devant elle et, du haut de l’escalier, surveillait chacun de ses gestes, un bâton sous le bras, prêt à lui en administrer quelques bons coups si elle enfreignait ses ordres : elle devait se contenter d’échanger les plateaux de nourriture, d’enlever l’eau usée et d’en rapporter de la fraîche tous les deux jours – le lapidaire tenait à ce que sa fille se lave ! –, le tout sans lui adresser la parole. L’opération terminée, il refermait la porte de la cave et remettait la clef dans sa ceinture.

La pauvre femme s’exécutait la mort dans l’âme, elle qui jusqu’alors savait si bien tenir tête à son maître. Cette fois elle n’avait pas le choix et le maître avait fait entendre sa volonté : ou elle obéissait sans discussion ou elle serait chassée à coups de bâton en s’estimant encore heureuse qu’on lui laissât la vie. Alors elle subissait, dominée par cette lueur mauvaise jamais encore vue dans l’œil de l’orfèvre et qui traduisait trop bien sa rancœur, sa rage et son humiliation ! Quelqu’un en ferait les frais un jour et la servante redoutait que ce fût la jeune fille. Que paraisse la première trace de la lèpre et il ne se donnerait pas la peine de conduire Ariane chez ses pareils : il la tuerait et brûlerait son corps. Mais si elle sortait indemne de sa claustration, il saurait bien l’obliger à faire sa volonté. C’était à quoi l’avait conduit la fameuse réflexion qu’il appelait si fort de ses vœux au jour de son « grand malheur ».

Une seule chose consolait un peu Thécla. Sa colombe ne paraissait pas souffrir vraiment de son emprisonnement. Elle ne semblait même pas s’en apercevoir. Elle ne se plaignait pas, ne récriminait pas, trouvait un sourire pour sa vieille servante, puis refermait les yeux comme si elle se rendormait. En réalité elle ne cessait de revivre l’instant de son baiser et en éprouvait une telle joie, une telle paix que son existence recluse lui importait peu.

Lorsqu’elle ne rêvait pas – tout éveillée ou endormie –, elle priait. Sans trop savoir ce qu’elle demandait. Peut-être que lui soient pardonnés son aveu public et le scandale causé mais, plus sûrement, que lui soit donné de revoir le bien-aimé et, si c’était impossible, qu’on lui permette d’achever sous le voile des moniales une vie qui n’avait de sens que par lui. À part Thécla, Baudouin était le seul être qu’elle aimât au monde.

La servante, elle, priait beaucoup mais avec infiniment moins de sérénité. Ses prières avaient quelque chose d’échevelé, une sorte de fébrilité dans des supplications désordonnées. La malheureuse ne savait plus à quel saint se vouer ni à qui demander secours dans une situation qui lui paraissait inextricable. Si Ariane sortait indemne de la cave, elle serait livrée à l’affreux Léon et très certainement mourrait à brève échéance de chagrin, de dégoût et peut-être de mauvais traitements, car on le disait violent. D’autre part, si la lèpre l’attaquait, Toros ne la laisserait pas vivre. Cruel dilemme où, de toute façon, se briserait son cœur. À moins que… ? Alors, jour après jour, la vieille femme courait entendre la messe de l’aurore, à la cathédrale voisine, et restait à genoux tant que durait le service mais elle ne s’approchait plus de la sainte table à cause des pensées terribles qui lui venaient et qu’elle ne pouvait pas avouer. Comment confesser que, durant ses nuits d’insomnie, elle formait le projet de tuer Toros avant qu’il ait eu le temps de disposer d’Ariane ? Et qui lui donnerait l’absolution si elle avouait qu’à ce plan elle avait donné un commencement d’exécution en se rendant à la nuit close dans la Juiverie, au nord de la ville, y rencontrer une certaine Rachel, connue pour son art des parfums et des onguents destinés à la guérison ou à la beauté, mais qui savait aussi confectionner d’étranges liqueurs moins innocentes. Entre ses mains Thécla avait laissé la moitié de sa fortune : l’un des deux bracelets d’or légués jadis par la mère d’Ariane en échange d’une petite fiole de verre sombre enveloppée de paille dont le contenu pouvait se mélanger à n’importe quel aliment épicé ou aillé comme les aimait le lapidaire. Et, depuis qu’elle était en possession de ce breuvage, la vieille femme se sentait un peu plus tranquille, même si ne plus communier lui fendait le cœur…

La solution allait venir d’ailleurs.

Ariane végétait dans sa cave depuis environ trois semaines quand un soir, tard, alors que Toros examinait dans son atelier un lot de perles et de turquoises qu’un marchand caravanier venu d’Akaba lui avait vendu le jour même, des coups violents retentirent sur sa porte armée de fer. Puis, comme saisi d’une crainte instinctive il se figeait, une seconde série de coups plus pressés se firent entendre accompagnés cette fois d’un appel autoritaire :

— Ouvre, Toros le lapidaire ! De par le roi !

Du coup, il bondit, glissa vivement ses emplettes dans un sachet de peau qu’il fourra dans un coffre et se rua vers sa porte dont il fit sauter les barres avant de tourner la clef, puis s’inclina devant la silhouette martiale qui se découpait sur le seuil. Il s’effaça aussitôt pour livrer passage à une autre presque aussi grande : celle d’une femme dont le parfum complexe, subtil et légèrement enivrant emplit la salle basse. L’allure de cette femme était inimitable et en dépit du voile qui la recouvrait jusqu’aux genoux, l’Arménien l’avait déjà reconnue et s’inclinait encore plus bas tandis qu’elle passait devant lui et allait s’asseoir sur le siège sculpté et garni d’un coussin rouge réservé aux visiteurs. L’officier, lui, resta dehors.

Cependant Toros prononçait les paroles convenables avec si haute dame.

— Qui suis-je pour que l’auguste mère de mon roi vienne jusqu’à ma misérable demeure, alors qu’il lui suffisait de me faire appeler pour que je lui présente ce qu’elle désire voir ?

Agnès releva son voile, découvrant sa tête blonde enveloppée d’une mousseline azurée que couronnait un cercle d’or et de saphirs :

— L’affaire que je veux traiter avec toi, marchand, n’est pas des plus ordinaires, soupira-t-elle en jouant avec le pan de la large ceinture orfévrée sertie d’émaux, de perles et de saphirs qui ceignait ses hanches. Ce que je viens t’acheter n’est pas une gemme, mais t’est peut-être encore précieux en dépit de sa dévalorisation récente…

Dès l’instant que l’on parlait affaires, Toros retrouvait son aplomb, encore que le préambule lui parût obscur. Il le dit sans détours :

— Je ne comprends pas… Veuillez me pardonner.

La « reine mère » sourit :

— C’est tout simple pourtant : je veux ta fille !

— Ma… fille ?

Toros avait le cuir dur et une sensibilité à peu près nulle quand il s’agissait d’argent ; mais cette femme disait qu’elle voulait « acheter » Ariane et, balayant le sens du commerce, la fierté qui sommeillait en tout Arménien de bon cru se réveilla :

— Nous sommes sujets du roi, Madame, mais ni serfs ni esclaves, et ma fille n’est pas à vendre !

Agnès eut un lent sourire qui n’atteignit pas ses yeux :

— Je ne t’empêche pas de me la donner.

— La… donner ? Mais pourquoi ?

— Allons, ne fais pas l’ignorant ! Tu n’as pas oublié, je pense, le retour de l’ost ? Ta fille s’est jetée au cou du roi, lui a longuement baisé les lèvres après avoir déclaré qu’elle voulait être à lui. Alors je viens la chercher. Justement pour la lui donner !

Une sueur froide glissa le long des reins de Toros en même temps que le faible espoir de voir un jour Léon épouser Ariane entrait en agonie. Ses jambes mollirent et il se retrouva à genoux, sans trop espérer d’ailleurs attendrir cette femme qu’il savait impitoyable, mais son corps réagissait alors même que son esprit cherchait en vain une parade. Il ne put que balbutier pauvrement :

— C’est… c’est impossible.

— Pourquoi ?

— Notre… grand roi est…

— Mesel ? Ta fille le savait quand elle l’a embrassé, elle a crié qu’elle voulait l’être aussi pour l’amour de lui. Alors j’ai pensé qu’elle était sa seule chance de connaître les joies de la chair. Aussi je la veux pour la lui donner. Qu’il ait eu au moins cela dans sa vie ! ajouta-t-elle avec, dans la voix, des larmes révélant un chagrin dont on l’aurait crue incapable… (Mais elle n’était pas femme à se démasquer devant un marchand et toussa à trois reprises pour retrouver son ton habituel.) Et si j’ai parlé d’argent tout à l’heure, ce n’était pas tant pour l’acheter, elle, mais pour que tu puisses t’offrir la plus belle fille pauvre que tu trouveras. Il ne te restera qu’à l’engrosser et elle te rendra une fille… ou mieux : un fils ! L’héritier que tu désires tant ! À présent va chercher cette amoureuse que la lèpre ne fait pas reculer ! Je veux la voir !

C’était un ordre et Toros ne s’y trompa pas. Péniblement, il se releva, regarda Agnès en hochant la tête, puis s’inclina :

— Si la noble dame veut bien prendre patience un moment, je vais lui obéir…

— Ne prends pas le temps de la faire parer ! recommanda Agnès. Je veux la voir telle qu’elle est au sortir du sommeil !

Un instant plus tard Ariane, pieds nus et seulement vêtue d’une chemise, les yeux à peine ouverts tant on s’était hâté de la tirer de sa couche, était amenée par un père à qui les perspectives ouvertes étaient en train de rendre du cœur au ventre. En effet, il se sentait encore jeune soudain et capable de procréer ! L’image de certaine jouvencelle, fille d’un pauvre tisserand de la porte de Sion, soudain remontée de sa mémoire, n’y était pas étrangère.

— Voici Ariane, ma fille, très noble dame !

— Je vois. Sors à présent ! Je veux être seule avec elle !

Toros ouvrit la bouche pour protester, mais la referma aussitôt. Avec cette femme toute discussion était du temps perdu… Il sortit sur la pointe des pieds cependant qu’Ariane, bien éveillée cette fois, regardait avec un étonnement un peu émerveillé cette dame si belle et si magnifiquement parée dont elle savait parfaitement qui elle était. Avec timidité elle plia le genou, ce qui fit sourire Agnès :

— Tu sais qui je suis ?

Trop émue pour parler, la jeune fille se contenta de hocher la tête, qu’elle tenait baissée.

— Très bien. Je suis ici pour toi, parce que je voulais te connaître. Relève-toi et regarde-moi. Tu es celle qui aime le roi, mon fils ? Ne rougis pas ! Ce n’est pas une honte car plus belle chose que l’amour ne se peut trouver au monde.

D’un geste vif Ariane releva la tête et osa planter son regard dans celui d’Agnès :

— Je n’ai pas honte et je ne renie aucune des paroles que je lui ai dites parce que je ne pouvais plus me taire. Il y a tant d’amour en moi, noble dame, qu’il me fallait le crier à peine d’étouffer. Oh, j’ai conscience de mon audace ainsi que de mon indignité, car il est un grand roi et je ne suis rien. Mais le servir est ce dont je rêve.

— Jusqu’à lui donner ton corps ?

— Il a mon âme ! Le corps n’est rien…

— Rien ? La source de toute volupté, du plaisir le plus intense mais aussi des pires douleurs ? Tu ne redoutes pas la lèpre ?

— Pas la sienne. Il a reçu l’onction du sacre. Le Seigneur Dieu a ce jour-là posé la main sur lui…

— Et tu espères un miracle ? C’est bien cela ? Tu n’imagines pas un instant que ce beau jeune homme puisse devenir repoussant ?

— Il ne le sera jamais pour moi.

D’un souple mouvement, la mère de Baudouin quitta son siège et vint près d’Ariane dont elle releva d’un doigt le menton pour mieux chercher la vérité dans son regard. Ce qu’elle venait d’entendre la laissait incrédule encore que vaguement admirative. Que cette fille acceptât l’inacceptable par la seule magie de l’amour la confondait, elle qui depuis toujours choisissait ses amants pour la puissance et la beauté de leurs corps…

Un doute la traversa. Le visage de la jeune Arménienne était délicat comme une fleur et d’une indéniable beauté, mais le reste de sa personne peut-être moins parfait. D’un geste vif, elle dénoua le lien qui coulissait la chemise autour du cou mince et, tandis que le tissu de lin tombait autour des pieds, elle recula pour mieux voir. Ainsi exposée, Ariane devint très rouge et croisa aussitôt ses bras sur sa poitrine en fermant les yeux mais Agnès l’obligea à les écarter. Puis, prenant la lampe sur la table, elle l’éleva pour que la lumière ne laisse rien dans l’ombre tandis que, lentement, elle faisait le tour de la fragile statue dont elle pouvait voir frissonner la peau semblable à de l’ivoire.

— Tu es faite à ravir, petite ! exhala-t-elle enfin sans pouvoir se défendre d’une pointe de nostalgie envieuse.

À quatorze ans, elle aussi possédait cette silhouette exquise et sans défauts lorsqu’elle s’était donnée pour la première fois. En dépit de soins constants, le temps et les abus de luxure l’alourdissaient, encore que peu d’hommes pussent résister à son attrait sensuel. Mais les jours d’autrefois avaient bien du charme… Satisfaite de son examen, elle revint face à Ariane.

— Tu es vierge, j’espère ?

— Oh !

Presque douloureuse, l’exclamation valait un discours. Alors Agnès reprit le visage de la jeune fille entre ses doigts chargés de bagues et posa un baiser léger sur ses lèvres tremblantes.

— Si mon fils ne doit cueillir qu’une seule fleur, je veux que ce soit la tienne ! Remets ta chemise et va t’habiller à présent. Je t’emmène.

— Vous m’emmenez ? souffla Ariane dont le visage s’illuminait.

— Naturellement ! Tu vivras désormais au palais. Dépêche-toi et dis à ton père que je l’attends…

Un quart d’heure plus tard, Ariane, les yeux pleins d’étoiles, quittait la maison de Toros pour la demeure de son bien-aimé. Le seul regret qu’elle emportait était le chagrin de sa vieille Thécla qu’elle venait de laisser à genoux au seuil de la maison, partagée entre la joie de la savoir heureuse et l’épouvante d’un destin forcément tragique. Toros, lui, pouvait se consoler avec la bourse d’or que la « reine mère », dédaigneuse, avait laissée sur sa table…

Cependant, si Ariane dans sa candeur naïve espérait être mise en présence de Baudouin dès le matin venu, elle allait être déçue. En arrivant au palais de la citadelle, Agnès, qui, au long du chemin, s’était entretenue avec elle sur ses connaissances et ce qu’elle savait faire, la confia à celle qui avait la haute main sur sa « maison » et qu’elle avait auprès d’elle depuis que les Courtenay s’étaient réfugiés à Antioche. Josefa, lointaine descendante de Damianos, un duc byzantin qui avait régné au Xe siècle sur la grande cité de l’Oronte, était à présent une femme d’âge mûr, arrogante et sèche, ne laissant ignorer à personne la hauteur de ses origines mais qui vouait à Agnès, dont elle était l’âme damnée, un dévouement total encore que lucide. Elle menait à la baguette l’escadron, réduit d’ailleurs, des filles nobles que l’impécuniosité ou le sens pratiqué de leurs parents avait conduites à composer – elles étaient à peine plus que des chambrières – l’entourage immédiat d’une princesse aussi décriée qu’Agnès mais toute-puissante. La fille d’un riche marchand pouvait y être admise, le souci des origines n’étant pas primordial.

— Jusqu’à nouvel ordre, elle va vivre dans mes chambres, précisa la « reine mère ». Commence par lui trouver un coin pour dormir…

— Que sait-elle faire ?

— Broder et tu sais comme y sont habiles les Arméniennes. Elle sait aussi lire et jouer du luth. Tu vois qu’on peut l’occuper en attendant…

Et se penchant vivement à l’oreille de Josefa, Agnès lui glissa quelques mots qui la firent sursauter :

— Et… elle accepte ?

— Plus encore : c’est son souhait le plus cher. Mais je préfère attendre un peu avant de l’y envoyer.

— Vous attendez qu’il guérisse ? fit Josefa avec un mince et dédaigneux sourire.

— Ne sois pas sotte ! Je pense seulement qu’au mariage de Sibylle le moment sera venu.

C’est ainsi que, bon gré mal gré, Ariane fut intégrée à une bande de jouvencelles, assez laides pour la plupart car elles étaient surtout destinées à servir de repoussoir à l’éclatante mère du roi. Elle en reçut un accueil méfiant, sinon effrayé, en dépit du fait que l’arrivée de cette jeune Arménienne bien habillée, musicienne et souriante, constituât une distraction non négligeable pour ces demoiselles qui, volontiers délaissées par leur dame, n’apparaissaient guère à ses côtés que dans les occasions officielles, partageaient peu sa vie diurne – Agnès restait parfois couchée des journées – et pas du tout une vie nocturne vouée à des plaisirs trop épicés pour elles. Seulement le bruit de son coup d’audace avait précédé Ariane : elle était celle qui avait embrassé le roi lépreux. Et si plus d’une était secrètement amoureuse de Baudouin, la peur de son mal restait la plus forte. Aussi, durant les jours qui séparèrent son entrée au palais de l’arrivée du jeune marquis de Montferrat, Ariane vécut-elle dans un isolement relatif qui lui convenait assez. Quand elle ne travaillait pas à broder d’or et de petites perles un surcot de satin bleu turquoise destiné à Sibylle, elle pouvait laisser errer ses doigts sur les cordes du tar en chantant à mi-voix un lai du poète arménien David de Sassoun qui savait si bien célébrer la beauté des roses et le parfum du jasmin. Elle y prenait même un malin plaisir en constatant qu’à l’autre bout de la salle, les demoiselles faisaient silence et tendaient l’oreille, certaines se rapprochant un peu pour mieux entendre.

En dépit de son égoïsme foncier, Agnès voulut réagir à cet état de choses, mais Ariane la pria humblement de n’en rien faire. Si elle était vraiment destinée à vivre dans l’entourage immédiat du roi, le reste de la cour s’écarterait d’elle tôt ou tard. Agnès comprit et n’insista pas. Tant de calme détermination la confondait et la mère en elle – car elle aimait son fils ! – se réjouissait de cette chance de bonheur qu’elle voulait placer sur son chemin.

Durant ces jours, Ariane aperçut souvent Baudouin quand, tôt le matin et après avoir entendu la messe dans la chapelle de la citadelle, il partait galoper dans les collines, un faucon au poing, accompagné du seul Thibaut ; mais il ne l’approcha qu’une seule fois.

En dehors de ses obligations de souverain, Baudouin vivait dans un isolement aussi étroit que possible, et cela de par sa volonté. Lorsqu’il ne siégeait pas en conseil ou ne donnait pas audience, il ne se mêlait en rien, sinon pour une brève et distante apparition, à la vie quotidienne du palais et moins encore aux divertissements, sauf quand il s’agissait de joutes. Il prenait seul la plupart de ses repas, servi par Thibaut et Marietta qui veillait sur lui avec une attention sourcilleuse, goûtant chaque plat et chaque pichet servis. Trois hommes pourtant avaient accès auprès de lui quand ils le désiraient : le Chancelier Guillaume de Tyr – et on le voyait une ou deux fois par jour ! –, le Patriarche Amaury de Nesle et le Connétable Onfroi de Toron, tous hommes d’âge, d’expérience et de sagesse. Le jeune roi s’appuyait sur eux, sachant bien qu’il n’en recevrait jamais un conseil douteux, qu’ils lui vouaient une véritable affection et méprisaient un risque de contagion que leurs cheveux gris ne redoutaient pas. Leur dévouement à ce tout jeune homme couronné par le malheur autant que par la naissance était sans faille. Ils admiraient son courage, sa résignation à la volonté de Dieu et se tenaient autour de lui comme un rempart contre lequel venaient se briser les machinations des barons plus soucieux de leur puissance personnelle que du bien du royaume.

Cependant Jérusalem se préparait pour les noces de la princesse Sibylle. On savait que Guillaume de Montferrat, le fiancé, faisait escale à Chypre et l’agitation était à son comble dans les boutiques et les ateliers de la ville, dans les entrepôts où arrivaient les caravanes, dans les riches demeures comme dans les pauvres et même dans les bains publics sur lesquels les Hospitaliers avaient la haute main et où l’on se préoccupait de se procurer des huiles plus fines et des savons dont on jurait qu’ils, venaient de Marseille, de Savone ou de Venise. Chacun se préoccupait de se mettre en valeur et, au palais, dans les chambres des dames surtout, on atteignait le plus haut degré d’ébullition. C’est que, pour une aussi belle fiancée, grands atours et grands ornements devaient être le plus magnifiques possible. On vivait au milieu d’un tourbillon de draps de soie, de samits, de mousselines, de satins, de velours et de brochés. On essayait de nouveaux arrangements, des broderies plus riches ; les lapidaires et orfèvres – c’était souvent la même chose et Toros était du nombre – ciselaient, montaient, sertissaient couronnes d’or et de pierres précieuses, ceintures, colliers, fermaux, bracelets, anneaux et ornements d’oreilles. Une véritable floraison de merveilles faisait, en cet automne, éclore sur la Ville Sainte un printemps fabuleux, car cette jeune fille que l’on mariait serait reine de Jérusalem lorsque le Seigneur rappellerait à lui son malheureux frère – et chacun en était conscient.

Un soir, alors qu’après un repas expédié les demoiselles s’empressaient auprès de Sibylle pour l’essayage d’une robe de soie bleue toute scintillante de fils d’argent, le cri d’un héraut, répercuté de salles en galeries annonça :

— Le roi !

Et le silence se fit. Ariane, qui brodait près d’une fenêtre en profitant des feux du soleil couchant, laissa tomber son ouvrage et se leva, les jambes soudain tremblantes. Elle se tenait non loin de la porte et il allait passer près d’elle !

Pourtant, quand il entra suivi de Thibaut qui portait un coffret, il ne vit d’elle qu’une ombre découpée sur l’ogive de ciel rutilant ; une ombre qui pliait les genoux. Mais Ariane ne se résigna pas à baisser la tête : elle voulait contempler ce fier profil casqué d’or roux érigé sur la robe quasi monastique dont Baudouin se vêtait le plus souvent quand il ne portait pas l’armure ou le manteau royal, une simple bure blanche serrée aux hanches par le Ceinturon d’où pendait l’épée. Elle vit alors qu’à la racine du nez une enflure s’était formée, comprit ce que cela signifiait mais ne l’en aima que davantage parce qu’elle ressentit dans son cœur ce qu’il devait souffrir.

Thibaut, lui, reconnut la jeune fille et haussa un sourcil surpris, mais ne dit rien : Baudouin s’avançait vers Sibylle.

— Vous êtes si belle, ma sœur ! Le bonheur vous ira bien car c’est, je l’espère, ce que vous trouverez dans cette union. J’espère aussi que vous aimerez ceci.

Sur un signe de lui, Thibaut mit un genou en terre devant Sibylle, élevant entre ses mains le coffret que la jeune fille ouvrit, découvrant une ravissante couronne qui était d’ailleurs l’œuvre de Toros : un large cercle en filigrane d’or représentant un treillage de feuilles et de fleurs en émeraudes et en perles.

— Oh, que c’est joli ! s’écria-t-elle ravie. Sire, mon frère, vous êtes toujours si généreux !

— Vous êtes ma sœur et vous vous mariez : c’est le moment ou jamais de l’être !

Dans sa joie, elle fit un mouvement pour l’embrasser, mais il la retint doucement de sa main gantée :

— Non… Votre plaisir est ma plus belle récompense. Je vous laisse à vos parures !

Il tourna les talons et Thibaut se pencha à son oreille pour murmurer :

— La jeune fille au bouquet de roses ! Elle est là, devant la dernière fenêtre.

Il tressaillit, ne dit rien et continua son chemin, mais son regard à présent était fixé sur Ariane. Elle s’en rendit compte et s’empourpra tandis qu’à son approche elle laissait ses jambes plier tout naturellement ; quand Baudouin fut devant elle, il lui fut impossible de soutenir le feu de son regard et elle baissa la tête :

— Comment êtes-vous ici ? demanda-t-il avec une grande douceur.

— La très haute et très noble dame votre mère m’est venue prendre chez mon père pour être au nombre de ses filles suivantes.

— Vraiment ? Alors pourquoi seule dans ce coin ? Vous devriez être avec les autres ?

Cette fois elle osa plonger ses yeux dans ceux du jeune roi :

— La lumière y est meilleure et je dois me hâter de finir ces ornements de manches, fit-elle en désignant le petit tas de samit azuré qui s’était formé à ses pieds.

— Elle ne le sera plus longtemps car voici le crépuscule ! Je… je suis heureux de vous savoir ici…

Ayant dit, il s’éloigna à grands pas rapides, craignant peut-être qu’elle ne réédite son geste fou de l’autre jour, mais il avait tort. Ses dernières paroles emplissaient la jeune Arménienne d’une joie si forte qu’elle était à deux doigts de perdre conscience et il lui fallut un peu de temps pour réussir à se remettre sur pied, puis à s’asseoir à nouveau sur son tabouret. Les anges chantaient pour elle avec la voix de Baudouin si étrangement profonde chez un aussi jeune homme… Et cette voix avait le don de la bouleverser comme nulle autre ne le pouvait.

Elle eût été plus heureuse encore de savoir que Baudouin partageait son émotion. Thibaut s’en rendit compte lorsque, en regagnant son logis, celui-ci pensa tout haut :

— Elle dans ce palais ! Comme c’est surprenant ! Je croyais bien ne plus jamais la revoir et voilà que je la retrouve chez les dames ! C’est assez incroyable, non ?

Le roi parlait pour lui-même et pour les courants d’air, pourtant Thibaut n’hésita pas à s’introduire dans son monologue.

— Elle vous l’a dit : votre mère l’a fait chercher…

— Non ce n’est pas cela qu’elle a dit. Je l’entends encore : « Votre mère m’est venue prendre ! » Ma mère se serait rendue elle-même au quartier arménien pour l’en ramener ? Quand on la connaît, cela n’a pas de sens.

— Elle semble être une très habile brodeuse pour ce que j’en ai pu voir…

— Mais il y en a déjà beaucoup parmi les dames et demoiselles qui l’entourent. Alors pourquoi celle-là ? Tu devrais essayer de savoir, Thibaut !

L’écuyer fit la grimace. S’aventurer dans les entours de la « reine mère » ne lui souriait guère. D’autant moins que Renaud de Sidon, l’actuel époux de la dame, était parti pour son fief afin d’y rejoindre le comte Raymond de Tripoli et d’y accueillir avec lui le marquis de Montferrat. Le fiancé, en effet, devait toucher terre dans le port de Sidon et Baudouin tenait à ce que belle et noble escorte lui soit donnée à sa sortie du navire pour l’amener avec honneur à Jérusalem. Jocelin de Courtenay l’accompagnait avec moult barons.

Thibaut n’était pas assez fat pour s’imaginer que, parce que son époux était au loin, Agnès l’entreprendrait, d’autant que le bel évêque de Césarée n’était jamais bien loin d’elle – l’état de grâce devait être son ordinaire car apparemment Héraclius la confessait de jour comme de nuit ! –, mais il la savait femme d’impulsion prompte à saisir le moment et il ne tenait pas à courir le moindre risque. La sagesse serait de s’adresser d’abord à Marietta : la nourrice du roi avait accès quand elle le voulait aux appartements d’Agnès. Cependant il fallait répondre à Baudouin :

— Je ferai votre volonté, sire, mais permettez-moi une question.

— Comme si tu avais besoin de ma permission !

— Cette jeune fille… Ariane pour lui donner son nom, semble vous intéresser.

Un grand sourire éclaira le visage songeur du roi.

— Elle s’appelle Ariane ? Quel joli nom et comme il lui va bien. Mais si tu savais cela, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

— Parce que, cher seigneur, vous ne me le demandiez pas. Je croyais… que vous aviez oublié.

— Comment aurais-je pu l’oublier ? Ses lèvres avaient le goût de la pomme et la fraîcheur de la menthe… mais que désires-tu savoir ? Tu voulais me poser une question.

— Une question ? Pardonnez-moi, sire… Mais je crois que je l’ai oubliée…

— Cela te reviendra plus tard.

Le visage brun du jeune homme revêtait la plus candide innocence. En fait, Baudouin sans le savoir lui avait répondu et Thibaut venait de comprendre qu’il pensait beaucoup à « la jeune fille au bouquet de roses ». Sans doute au point d’en être tombé amoureux. Restait à savoir si c’était pour lui bonne ou mauvaise chose mais, se souvenant du regard rayonnant d’Ariane quelques instants plus tôt, Thibaut se décida pour la première éventualité : même un garçon de peu d’expérience comme lui voyait d’évidence qu’elle l’aimait de toute son âme…


L’arrivée de Guillaume de Montferrat, surnommé Longue-Epée, fut le signal de grandes réjouissances. Des réjouissances sans arrière-pensées d’ailleurs, tant il était évident que ce mariage serait béni par l’amour et que les fiancés s’étaient aimés au premier regard. Sibylle eut même pour son frère un élan de gratitude joyeuse, toute reconnaissante de lui avoir choisi si bel époux. Guillaume en effet était un garçon d’environ vingt-sept ans, de haute taille et bien proportionné. Son visage aurait pu servir de modèle au masque d’un empereur romain et ses yeux noirs contrastaient heureusement avec ses cheveux blonds. On le savait preux chevalier, habile à manier ce long glaive qui lui pendait au flanc. Sage et réfléchi, peu bavard mais bien disant, il semblait posséder toutes les qualités requises pour faire un excellent roi. Sibylle, elle, le trouva superbe et, comme il fut conquis d’emblée par la beauté de la jeune fille, il y avait là toutes raisons pour que leurs noces fussent une véritable fête.

Le jour du mariage, Jérusalem sentait les viandes rôties, les épices, les fleurs que l’on avait répandues par centaines sur le passage du cortège, le vin qui coulait des fontaines, la cire chaude et l’encens. La ville était pavoisée des ruisseaux jusqu’au sommet de la tour de David où dans le vent léger claquaient les deux bannières unies du roi et du marquis de Montferrat. Dans les rues on chantait, on dansait, on festoyait et dans la grande salle des Preux, au palais, toute parée de tapis et d’oriflammes, toute bruissante de soies précieuses, toute scintillante de lumières, les jeunes époux avaient pris place dans le double siège placé sous le grand écu de Jérusalem, vers lequel convergeaient les regards de la noble assemblée où se retrouvaient les grands noms du royaume. Sibylle, vêtue selon la coutume de satin rouge clair tissé et brodé d’or, son grand voile de même couleur retenu sur ses cheveux blonds par la couronne que lui avait offerte son frère, semblait curieusement intimidée, mais sous leurs paupières baissées ses yeux ne quittaient guère son époux, aussi ému qu’elle. Ils touchaient à peine à ce qu’on leur servait, mais sans cesse leurs mains se frôlaient et des vagues de chaleur montaient à leurs visages. Ils frémissaient visiblement de l’impatience de se retrouver seuls dans le grand lit parfumé de myrte et de pétales de roses qu’on leur préparait. Guillaume buvait beaucoup. Sans doute pour vaincre son émotion.

Non loin d’eux, Agnès les regardait avec un demi-sourire. Il n’était pas difficile de deviner qu’avec ces deux-là la nuit de noces serait réussie et porterait peut-être un fruit. La date en avait été choisie d’après les phases de la lune et les règles de la fiancée. En outre, la veille, la « reine mère » avait elle-même trempé Sibylle dans un baquet d’eau de pluie conservé depuis la dernière averse, afin de la rendre féconde. Ne fallait-il pas assurer à tout prix la dynastie ? Oui, ce mariage était bonne chose et la vue de ce jeune couple qui brûlait de s’étreindre consolait Agnès d’avoir dû s’asseoir à la même table que nombre de ses ennemis. Car ils étaient tous venus – à l’exception des morts bien sûr ! Il y avait là le prince d’Antioche, Bohémond III le Bègue, un assez pauvre sire que menait par le bout du nez sa femme, Orgueilleuse de Harenc la bien nommée. Il y avait les deux frères d’Ibelin qui étaient aussi ceux d’Hugues, son troisième époux défunt : Baudouin de Mirabel et de Ramla et son cadet Balian II seigneur d’Ibelin, qui tous deux la détestaient : le premier parce qu’il était follement épris de Sibylle et que ce mariage le désespérait, le second parce qu’il aimait passionnément la rivale d’Agnès, la jeune reine douairière Marie Comnène, veuve d’Amaury, et souhaitait l’épouser. Ce que bien sûr « on » ne lui permettait pas. Il y avait surtout le pire de tous : Raymond de Tripoli, l’ancien régent, un bel homme de haute taille, le teint basané, le cheveu noir et raide, les épaules larges, le nez puissant et l’œil sombre et méditatif. Agnès aurait aimé le mettre dans son lit pour en faire sa chose, mais il se méfiait d’elle – non sans raisons ! – et semblait attaché à sa femme, Echive, veuve de Gautier de Saint-Omer, prince de Tibériade et de Galilée, et qui, en l’épousant, lui avait permis d’ajouter à son comté de Tripoli cette superbe principauté, faisant de lui le plus haut seigneur du royaume. Celui-là était très intelligent, cultivé aussi et fin politique, mais peut-être déplaisait-il à Dieu autant qu’à Agnès, car jusqu’à présent il n’avait tiré aucun enfant du ventre de sa princesse et devait se résigner à adopter les quatre fils issus de Saint-Omer et qui, un jour, lui reprendraient la Galilée. Enfin, il y avait Renaud de Sidon, son mari actuel, qu’elle ne voyait guère parce qu’il fuyait la honte d’être l’époux de la maîtresse d’Héraclius. Lui aussi buvait beaucoup et ne la regardait jamais. Tout à l’heure, une fois dégrisé, il repartirait pour Césarée ou pour Sidon, ses fiefs dont il s’occupait attentivement. Grâce à Dieu le mariage de Sibylle allait la mettre à l’abri de tous ces gens-là ! Et puis n’avait-elle pas désormais auprès d’elle son frère Jocelin, tout dévoué à sa cause et à la fortune familiale qu’il s’occupait activement de restaurer ?

Un dernier visage accrocha le regard de la « reine mère » : celui de Renaud de Châtillon qu’elle ne savait trop dans quelle catégorie ranger car il était rusé autant qu’elle-même. Fidèle à sa manière bien personnelle d’apprécier un homme et aussi pour savoir quel goût pouvait avoir ce fauve, elle avait couché avec lui mais c’était un amant trop brutal, sans nuances, bâfrant au lit autant qu’à table et incapable de donner à une femme raffinée tout le plaisir qu’elle était en droit d’espérer. Cependant ils s’étaient quittés en assez bons termes :

— Trouvez-moi une veuve bien riche et bien pourvue et je vous serai fidèle allié, lui avait-il déclaré sans plus de façons.

C’était plus facile à souhaiter qu’à réaliser : un fief comme Antioche ne se trouvait pas sous les pas d’un cheval et pour l’instant Renaud devait se contenter de régner sur les défenses de Jérusalem que le roi venait de lui confier, ce qui était tout à fait dans ses cordes. Un gouverneur un peu particulier. Très exact sans doute dans tous ses devoirs militaires, sachant commander et veiller sur l’état des fortifications, il était vénéré par les soldats que fascinaient sa légende et sa personnalité démesurée, mais il était tout aussi célèbre dans les bourdeaux de la ville et chez les marchands qu’il mettait plus ou moins en coupe réglée pour regonfler une escarcelle parvenue à une déprimante platitude.

Thibaut, aussi, regardait Châtillon mais sans le moindre doute sur ce qu’il devait penser : cet homme était dangereux et d’autant plus qu’il tenait du diable un charme sous lequel tombaient facilement ceux qu’aveuglait sa réputation de folle bravoure. Certains l’admiraient et, par malheur, Baudouin était de ceux-là en vertu de cette loi de la nature qui veut que s’attirent les contraires.

Atteint dans son corps qu’il savait voué à une prochaine destruction, le jeune roi était séduit par la fantastique vitalité de Renaud, sa belle humeur, ses foucades et son insatiable appétit de vivre. Il voyait en lui le héros de roman, le meneur d’hommes à la voix de stentor, ignorant que ce soudard – après tout il n’était pas autre chose ! -cachait à peine, lorsqu’il était loin de lui, le dédain que lui inspirait sa maladie et les espoirs fondés sur une fin rapide qui pour lui ne faisait aucun doute. Mais la méfiance de Thibaut s’était changée en haine depuis qu’il avait compris l’idée qui s’était mise à couver sous la crinière léonine de Châtillon : obtenir la main de la petite Isabelle que lui, Thibaut, aimait tant, devenir par elle prince de Jérusalem. La suite n’était pas difficile à deviner : par le fer ou le poison, accident provoqué ou meurtre délibéré, Renaud balaierait tout ce qui ferait obstacle entre lui et la couronne royale. Qu’il eût cinquante ans et la petite princesse huit ne le gênait en rien : il ne se cachait pas d’aimer les fruits verts.

Ce projet incroyable, Thibaut en avait eu connaissance la veille même du mariage en se rendant au couvent de Béthanie porter à la fillette, comme cela arrivait assez souvent, un présent du roi son frère afin qu’elle sût qu’il ne l’oubliait pas et l’aimait toujours. Hier le présent – un fermail de perles et de turquoises – était plus important que d’habitude : Baudouin voulait consoler sa petite sœur d’être écartée avec sa mère des fêtes données pour les noces. Or, à sa surprise – sa déception aussi ! –, Thibaut ne put voir Isabelle : mère Yvette, la supérieure, venait de la renvoyer chez sa mère au château de Naplouse et sous bonne escorte. La raison lui en fut donnée par sœur Elisabeth, sa mère adoptive : deux jours plus tôt, Renaud de Châtillon s’était présenté au couvent dans l’intention déclarée de vérifier les défenses extérieures d’une maison forte située hors les murs de la ville. Il était venu à cheval et sans escorte afin de ne pas effrayer les nonnes. Il avait fallu le laisser entrer. D’autant qu’il se prétendait porteur d’un message du roi pour Isabelle et on avait dû se résoudre à la lui présenter, en présence de l’abbesse bien naturellement, et celle-ci, devant la pauvreté du message – quelques phrases vaguement affectueuses –, comprit vite que cet homme mentait et qu’il voulait seulement examiner la jeune princesse.

— Notre mère s’est déterminée aussitôt à la renvoyer à Naplouse, ajouta Elisabeth. Cet homme la regardait comme si elle était un cheval de prix. C’est tout juste s’il ne lui a pas demandé de lui montrer ses dents…

— Pourquoi n’avoir pas envoyé quelqu’un sur-le-champ au palais prévenir notre sire ? Pareille conduite est inqualifiable…

— Nous en sommes toutes conscientes, mais notre mère a jugé qu’il valait mieux parer au plus pressé en éloignant Isabelle. Son intention était d’en écrire au roi dès après ces fêtes qui bouleversent la ville. Tu peux te rassurer, Thibaut : notre mignonne princesse est hors de portée de ce rustre.

— Quelle figure lui a-t-elle faite ?

— Elle lui a déclaré qu’elle ne le croyait pas venu de la part du roi son frère, qu’il était bien trop laid et, finalement, elle lui a tiré la langue avant de quitter la salle capitulaire.

Thibaut s’était tout de suite senti beaucoup mieux et, rentrant à la citadelle, il avait rendu compte de sa mission avec une flamme qui fit sourire Baudouin :

— Allons, rassure-toi ! J’aime bien Renaud mais je ne suis pas du tout disposé à lui donner ma petite Isabelle !

— Ne lui ferez-vous pas sentir votre colère ? s’écria Thibaut en comprenant que la fureur était sienne et non le fait du roi.

— Nous verrons plus tard. Mère Yvette a fort bien fait d’envoyer Isabelle à Naplouse et je préfère, pour l’instant, ignorer l’incident. Châtillon serait capable de se poser aussitôt en prétendant. Il ne pourrait qu’essuyer un refus et j’ai trop besoin d’hommes de sa valeur pour la défense du royaume…

Il n’y avait rien à ajouter. Thibaut dut se contenter d’une réponse prévisible en ce sens qu’il ne voyait pas Baudouin accorder sa ravissante petite sœur à ce monstre, mais il se promit de surveiller de près l’ex-prince d’Antioche.

Le festin cependant tirait à sa fin. L’heure était venue de conduire les mariés dans la chambre nuptiale. Agnès vint prendre sa fille par la main sous un tonnerre d’acclamations :

— Noël ! Longue vie aux époux !

Sibylle et Guillaume burent une coupe de vin à la santé de leurs invités, puis dames et demoiselles entourèrent la mariée pour la conduire hors de la salle tandis que le roi et ses barons emmenaient Guillaume au son des luths, des flûtes et des rebecs, laissant quelques ivrognes vaincus par les vins cuver sous les tables… Avant de sortir, Thibaut vit que Renaud de Châtillon restait là lui aussi. Affalé à sa place, les coudes dans la vaisselle, il vidait un hanap à grandes goulées gourmandes, mais ses yeux injectés de sang étaient fixés sur le trône que Baudouin laissait vide… Non loin de lui l’aîné des Ibelin, un solide gaillard de quarante ans, sanglotait la tête sur ses bras, qui reposaient dans une large tache de vin. Pour celui-là qui venait de voir celle qu’il aimait s’en aller vers l’amour d’un autre, Thibaut de Courtenay eut un regard de pitié.

Dans la chambre nuptiale tendue de tapis de soie aux couleurs vives, dont les fenêtres et portes étaient ornées de guirlandes de jasmin, de roses et de lis à l’odeur grisante, le lit immense et blanc avec ses draps de soie piqués de bouquets de lavande et d’herbes aromatiques ressemblait à un autel païen dans la lumière dansante des longues bougies de cire rouge. Les jeunes filles qui se pressaient autour de Sibylle pour tresser ses cheveux et la déshabiller rougissaient quand leur regard s’y posait.

Une fois revêtue d’une longue chemise blanche, si fine qu’elle laissait transparaître la roseur de sa peau et les détails charmants de son corps, Sibylle fut menée au lit préalablement béni par le Patriarche et, assise le dos contre les oreillers, elle attendit, les yeux modestement baissés. Guillaume arriva peu après, précédé du roi qui vint se placer près du chevet. Il était en chemise lui aussi et s’assit près de sa jeune épouse pour répondre aux saluts et aux félicitations d’une cour un peu vacillante ; après quoi Agnès leur porta une coupe de vin cuit avec de la menthe et autres herbes propres à exciter les sens pendant que les demoiselles chantaient en battant des mains. Enfin, tous se retirèrent peu à peu. Baudouin sortit le dernier, ferma la porte et remit la clef à un chambellan qui resterait là toute la nuit pour s’assurer que nul ne viendrait troubler les époux.

Quand il le rejoignit, Thibaut fut surpris de sa pâleur et vit que ses mains tremblaient. Tout de suite il s’inquiéta :

— Sire, mon roi ! Vous souffrez ?

— Un peu je crois, murmura Baudouin avec un sourire plus triste que les larmes. Ce mariage me rassure et me réconforte pour l’avenir du royaume, mais devant ce bonheur que j’ai voulu, je ne peux m’empêcher de penser que moi aussi j’aurais aimé me marier, prendre dans mes bras une douce jeune fille et faire fleurir sa chair jusqu’à ce qu’elle porte des fruits à notre image. Moi, je suis destiné à épouser la mort !

C’était la première fois que le malheureux garçon laissait remonter à ses lèvres la souffrance qu’il cachait si bien d’habitude et Thibaut en fut bouleversé. Il aurait pu dire qu’en fait de douce jeune fille il y avait mieux que l’arrogante Sibylle, et que Guillaume serait peut-être moins heureux qu’on ne le souhaitait pour lui, mais les plaisanteries dans lesquelles Baudouin se réfugiait parfois n’étaient pas de mise à cet instant douloureux. Ne sachant que répondre, il se contenta de presser d’une main fraternelle l’épaule de son ami, puis enfin trouva :

— Pourquoi ne serait-ce pas qu’une épreuve ? Dieu a fait de vous un roi et veut que vous soyez grand. Peut-être l’a-t-il envoyée pour forger votre âme et quand il Lui plaira Il vous guérira ? La terre que nous foulons est celle de tous les miracles. Il ne faut pas désespérer !

À mesure qu’il parlait, Thibaut voyait se détendre les traits crispés. Baudouin enfin sourit :

— Jamais je ne désespérerai de la grâce divine, mais je te remercie de me l’avoir rappelée. Allons prier !

Durant une heure dans la chapelle obscure où brûlait seulement la veilleuse du tabernacle, le roi lépreux étendu de tout son long sur les dalles et les bras en croix, comme la nuit qui avait précédé son sacre, s’abandonna à la volonté divine plus qu’il ne pria. Thibaut le comprit qui, à genoux derrière lui et les larmes aux yeux, criait silencieusement vers le ciel pour que la coupe d’un martyre hideux s’éloigne de son roi. Les échos de la ville en liesse et d’un palais livré à la célébration des plaisirs charnels venaient mourir sur l’épaisseur des murs de pierre et ces minutes passées dans cette salle protégée apportèrent au moins l’apaisement. Quand les deux jeunes gens regagnèrent l’appartement royal, ils se sentaient plus légers, plus confiants.

Devant la porte de la chambre, ils trouvèrent Marietta qui arrêta Thibaut : le roi devait entrer seul parce que quelqu’un l’attendait. Baudouin fronça le sourcil :

— À cette heure de la nuit ? Qui est-ce ?

— Rien qui intéresse le royaume, répondit-elle avec un haussement d’épaules. Ni d’ailleurs les jeunes écuyers curieux.

— Je ne quitte le roi de jour ni de nuit ! protesta Thibaut en voulant écarter la grosse femme, mais elle tenait bon.

Baudouin de toute façon était déjà entré. Marietta alors se fit rassurante :

— Allons ! Je vous assure qu’il n’y a rien à craindre. Bien au contraire !

Là, cependant, un incroyable spectacle attendait Baudouin qui se crut, un instant, revenu dans la chambre nuptiale. Comme tout à l’heure il y avait, éclairée par un bouquet de chandelles rouges, une jeune fille en chemise blanche assise dans le lit parsemé de lavande et de pétales de roses. Les yeux baissés et les joues roses d’émoi, elle tenait ses petites mains croisées sur sa poitrine que révélait la finesse du tissu. Seule différait la couleur des cheveux : ceux de l’apparition étaient plus sombres que la nuit et, au lieu d’être tressés de perles, ils coulaient librement sur les douces épaules. Jamais Baudouin n’avait rien vu de plus ravissant…

Un instant suffoqué, il se reprit vite mais la belle image l’attirait et il vint s’asseoir au bord du lit :

— Demoiselle, murmura-t-il, pourquoi êtes-vous ici ?

Sans oser le regarder mais en rougissant davantage, elle répondit d’une voix mal assurée :

— Pour faire votre plaisir, mon seigneur et mon roi. La très noble dame votre mère a tout préparé elle-même afin qu’amour vous soit donné comme à la princesse en cette nuit qui lui appartient.

— Ma… mère ? Comment a-t-elle osé vous commander cela ?

Les yeux d’Ariane se relevèrent brusquement et le jeune roi vit qu’ils brillaient comme des diamants noirs :

— Commandé ? Oh, mon doux sire, je serais venue de moi-même si elle ne l’avait fait ! Vous savez bien que je vous aime ! Mais… vous l’aviez peut-être oublié ?

— Non… non, certes ! Comment… l’aurais-je pu ? Le baiser que vous m’avez donné fait la douceur de mes jours… et le tourment de mes nuits.

— Alors il faut me le rendre… ou me laisser vous en donner d’autres ! Beaucoup d’autres !

Elle avait quitté l’appui des oreillers et, glissant sur les draps de soie, s’était approchée tout près de lui. Il eut, à un pouce de ses lèvres, le joli visage rayonnant de joie et, autour de son cou, la douceur embaumée de ses bras frais. Elle s’approcha encore et leurs bouches s’unirent, se mêlèrent avec une passion qui les submergea. Sous ses mains Baudouin sentit la chaleur de ce jeune corps qui s’offrait à lui, contre sa poitrine la rondeur des petits seins durs et dans ses reins à lui la montée brûlante d’un désir où sombraient sa raison comme sa volonté. Cependant quand il sentit les doigts d’Ariane ouvrir son bliaut pour atteindre sa peau, il eut un sursaut, voulut l’écarter de lui :

— Non… non, je ne peux pas…

— Et moi je veux ! Je t’aime ! Tu ne peux savoir combien je t’aime. Je t’ai toujours appartenu et n’ai vécu que pour cet instant. Ne l’abîme pas ! Je suis si heureuse.

Il l’était aussi. Au point de ne pouvoir l’exprimer. Ariane, avec la science innée que donne l’amour sous le ciel d’Orient, l’enveloppait d’un réseau délicat de baisers, de caresses. Délicat mais irrésistible, et il succomba. Ce fut lui alors qui mena le jeu pour finalement s’emparer d’elle avec un sanglot de bonheur et une sorte de furie qui arracha à la jeune fille un cri de douleur quand il la déflora. Ce cri dégrisa Baudouin en lui rendant le contrôle de sa volonté. Avec un gémissement, il s’arracha d’elle, du lit et tituba plus qu’il ne marcha vers les colonnettes de la galerie où il s’accrocha pour laisser à son cœur le temps de se calmer. Sa tête sonnait comme un bourdon de cathédrale quand il entendit Ariane l’appeler d’une voix plaintive :

— Reviens, mon doux seigneur !

— Non ! Non, je n’aurais jamais dû ! Comment ai-je pu oublier ce que je suis… ce que tu es ?

Elle l’avait déjà rejoint et se coulait dans ses bras sans qu’il trouvât la force de la repousser :

— Ce que je suis ? Ton bien, ta servante, ton esclave mais surtout celle qui t’aimera tant qu’il lui restera un souffle de vie…

— Mais c’est à ta vie que je pense ! Moi, ce que je porte en moi, c’est la mort… Une mort affreuse, et tu es si belle, si pure, si jeune !

— Qu’importe ! De toute façon, je mourrai un jour ! Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras car l’amour est fort comme la mort…

Il tressaillit, surpris par ses derniers mots :

— Tu connais le Cantique des Cantiques ? C’est à peine croyable !

— Pourquoi ? C’est le plus beau poème d’amour qui soit et les filles de ma race sont plus cultivées que tu ne le penses…

Elle riait à présent et ce rire le désarma, mais quand elle voulut l’entraîner à nouveau vers le lit, il résista :

— Il ne faut pas ! J’aurais trop de remords ensuite !

— Alors c’est que tu ne m’aimes pas, se plaignit-elle, prête à pleurer.

— Mais c’est parce que je t’aime que je veux t’épargner.

Il prit son visage entre ses mains et l’approcha presque à toucher ses lèvres.

— Oh oui, je t’aime ! Depuis le jour du bouquet de roses, tu es en moi comme une douce lumière… et un regret déchirant ! Si j’étais un homme comme les autres, je ferais de toi une reine…

— Non, tu ne le pourrais pas car je suis de trop petite naissance, mais il ne faut pas le regretter puisque nous sommes tout de même réunis. Accepte ce que le destin… et ta noble mère nous offrent ! Être auprès de toi, dans l’ombre mais tout près, est tout ce que je désire. Pour le reste je m’en remets au Dieu tout-puissant. Et aussi à l’amour ! Il lui arrive de faire des miracles…

De nouveau le charme opérait. Cette voix était si douce à entendre, ce qu’elle disait plus encore, que l’âme douloureuse du jeune roi la recevait comme un baume. Pourquoi refuser, refuser toujours et encore ? Il se sentait si las tout à coup de lutter contre lui-même.

— Comment rejeter ce que je désire le plus au monde ? chuchota-t-il dans ses cheveux, bouleversé du bonheur de la sentir se blottir plus étroitement contre lui.

Peut-être allaient-ils reprendre le chemin de ce lit au drap marqué d’une tache de sang quand au-dehors éclata le vacarme de portes roulant sur leurs gonds de bronze, de commandements militaires assortis du galop d’un cheval. Puis quelqu’un brailla :

— Un message de Byzance ! Au roi !

En hâte, Baudouin ramassa sur le dallage la chemise abandonnée par Ariane, puis le manteau posé sur un tabouret, l’aida à s’en envelopper, lui donna un baiser rapide, puis alla appeler Marietta pour qu’elle ramène Ariane chez sa mère. Mais la nourrice n’était pas là.

— Elle est allée aux cuisines chercher je ne sais quoi, expliqua Thibaut qui veillait au-dehors, étendu sur un banc. Voulez-vous que j’aille la chercher ?

— Non, coupa Ariane. Je peux fort bien rentrer seule ! Ce n’est pas si loin !

Et elle s’enfuit comme une ombre légère vers la vis de pierre de l’escalier, tandis que Baudouin rentrait dans sa chambre pour revêtir une tenue plus convenable à l’accueil d’un messager impérial. Thibaut ne le suivit pas tout de suite, pris par un désagréable pressentiment : quand la jeune Arménienne était passée devant lui en coup de vent, il avait eu la vague impression d’une menace. Il hésita un instant, puis cria à l’intention de son maître :

— Je vais la suivre. Il y a cette nuit beaucoup trop d’ivrognes répandus un peu partout dans le château.

À son tour, il dégringola l’escalier, traversa la cour du Figuier qu’il trouva déserte, s’engagea sous une voûte basse, puis dans un nouvel escalier plus étroit. Il entendit des cris, grimpa quatre à quatre et déboucha dans un passage éclairé par deux torches fichées dans les moellons du mur par des griffes de fer. Il vit alors que ce qu’il redoutait obscurément était en train de se passer. C’était Ariane qui avait crié mais qui, à présent, ne pouvait plus que gémir sous la main brutale de l’homme qui était occupé à la violer. Il l’avait dépouillée de son manteau et Thibaut ne voyait d’elle que ses jambes nues écartelées sous le poids de l’homme qui la besognait à grands coups de reins. Furieux tout à coup, il fondit sur le misérable, empoigna le col de sa robe dont les fils d’or brillaient dans l’ombre, l’arracha du corps de la pauvrette et le rejeta en arrière avec tant de force – la sienne était décuplée par la fureur ! – qu’il l’envoya cogner contre le mur où il s’affala, évanoui sous la violence du coup. Il était tombé juste sous l’une des torches et Thibaut n’eut aucune peine à le reconnaître : c’était Jocelin de Courtenay, son père…

Il en fut à peine surpris. Dès l’instant où il avait posé les yeux sur lui le jour de son retour avec Renaud de Châtillon, Thibaut n’avait éprouvé aucun élan d’aucune sorte, sinon la certitude qu’en face de cet homme il lui faudrait toujours rester sur ses gardes et qu’aucun lien, jamais, ne se tisserait. Même l’état misérable où Courtenay se trouvait alors ne l’avait pas ému parce qu’en dépit de son jeune âge il savait lire sous les apparences. Trop souple, trop glissant, trop fuyant, sous des dehors où la grâce le disputait à l’arrogance, Jocelin de Courtenay, au contraire de Raymond de Tripoli, n’avait tiré aucun enseignement de ses années de captivité : il n’en revenait que plus avide de jouir d’une vie et de privilèges que son titre de comte titulaire d’Edesse et de Turbessel ne justifiait pas plus que celui de prince d’Antioche pour son compagnon de geôle. Sa chance était de retrouver sa sœur installée dans le rôle superbe de mère d’un roi dont on pouvait prédire sans crainte de se tromper qu’il ne ferait pas de vieux os. D’un roi qu’il méprisa d’emblée tout en s’en effrayant, mais en dissimulant ses sentiments sous la plus bénigne apparence. Revêtu à présent de la dignité de sénéchal, il s’était fait donner un hôtel en ville et de quoi mener la vie fastueuse qui lui avait tant manqué, passant de longues heures à table ou au lit en compagnie de jolies filles ou de jeunes garçons, promenant le reste du temps à travers le palais sa silhouette toujours somptueusement vêtue de tissus précieux brodés d’or ou d’argent sous lesquels un ventre confortable commençait à s’arrondir.

De son côté et en se retrouvant en face de ce fils qu’il avait oublié, Jocelin ne fit pas montre d’une joie excessive et, s’il lui donna l’accolade sans vraiment l’embrasser, ce fut uniquement pour la galerie et parce que tous les yeux étaient fixés sur lui : ses yeux à lui, bleu pâle, un peu étirés vers les tempes comme ceux de sa sœur, restèrent de glace. Depuis il ne lui avait pas adressé la parole trois fois. Encore était-ce pour des remarques désagréables.

Cette nuit-là, Thibaut, soulevé de dégoût et de haine, dut faire appel à sa raison et au souvenir de ses vœux de chevalerie pour ne pas égorger comme un porc ce gros homme qui déshonorait le nom qu’ils portaient tous deux. Sans s’inquiéter d’ailleurs de savoir s’il n’était pas sérieusement blessé à la suite de sa rencontre avec la muraille, il se soucia uniquement d’Ariane demeurée inerte et nue sur le sol, bras et jambes écartés dans la position où son agresseur l’avait clouée ; mais, en se penchant sur elle, Thibaut vit ses yeux grands ouverts sur une affreuse expression de désespoir et les larmes qui en coulaient.

En hâte il ramena sur elle les lambeaux de sa chemise déchirée, chercha son manteau pour l’en envelopper. Elle se laissait faire comme un petit enfant mais, quand Thibaut voulut la soulever, elle eut un gémissement de douleur en se laissant aller en arrière et le jeune homme, inquiet, se demanda s’il allait réussir à soulever ce poids inerte. Or il fallait à Ariane des soins que seules des femmes ou un médecin pouvaient donner. Bandant ses muscles, il se penchait pour une nouvelle tentative quand un trottinement qui s’approchait lui fit lever la tête. À son soulagement il reconnut Marietta et courut vers elle. La nourrice de Baudouin n’eut pas besoin de longues explications. Elle prit feu tout de suite :

— Vous voulez l’emmener chez dame Agnès pour qu’elle soit la risée des donzelles qui la servent ?

— Où alors ?

— Chez moi ! Prenez-la aux épaules, je prends les jambes…

Marietta devait à la maladie de Baudouin et à son statut de nourrice d’habiter une petite pièce, prise entre la chambre royale et la muraille, qui servait aussi d’apothicairerie. Elle y disposait d’un coffre, d’un entassement de matelas et de coussins, d’une cruche et d’une cuvette. On y accédait directement par l’escalier. Ariane y fut déposée, après quoi Marietta mit Thibaut à la porte.

— Allez à vos affaires maintenant ! Je sais comment soigner ça. Elle n’est pas, et de loin, la première fille violée qui me passe par les mains.

— Mais elle est sans connaissance ! Vous êtes sûre qu’elle n’est pas en danger ? Pourtant je suis arrivé vite et ce fils de chien n’a pas eu beaucoup de temps…

— Il n’en faut pas beaucoup pour forcer une fille quand on l’a d’abord étourdie d’un coup de poing. Rassure-toi !

Son corps guérira vite, mais pour son esprit ce sera plus long. Pauvrette ! Il a eu ce qu’il voulait, ce mauvais !

— Comment ça, ce qu’il voulait ? Est-ce que…

— Je dis ce qui est : depuis qu’elle est arrivée il lui tourne autour. Dame Agnès le sait bien qui lui a déjà fait remontrances. Elle voulait que la petite arrive vierge au roi. Il a dû la suivre, la guetter.

— Je croyais qu’il avait peur de la lèpre ?

— Il doit être ivre : il pue le vin ! Allez-vous-en, maintenant ! J’ai à faire !

Avant d’aller rejoindre Baudouin, occupé à recevoir le message de Byzance, Thibaut retourna au passage voûté dans l’intention d’ôter à Courtenay toute envie de recommencer. Même s’il ne gardait guère d’illusions sur ce qu’il valait, l’idée d’avoir été engendré par un tel misérable lui était odieuse. L’eût-il rencontré que le sénéchal du royaume eût passé un fort mauvais quart d’heure car le jeune homme était si furieux qu’il était prêt à le tuer. Mais il ne le trouva plus. Seule, sur le mur, une légère trace de sang disait qu’il avait été là.

3 Les dames de Naplouse

Le lendemain, après avoir assisté au départ des jeunes époux vers leur fief d’Ascalon et leur lune de miel, le roi tint un conseil élargi, profitant de la présence à Jérusalem de tous ses barons. Les nouvelles arrivées dans la nuit justifiaient cette assemblée qui se tint dans la salle où était le trône, un haut siège de bronze, d’ivoire et d’or surmonté d’un dais bleu et or et des armes de la maison d’Anjou-Ardennes. Tout autour les bannières et les écus des grands du royaume formaient une haie bruissante et colorée, chaque baron – dont plusieurs étaient des femmes ! – disposant d’une sorte de stalle sous son écu armorié. Aucun rappel ici des décors moelleux de l’Orient, adoucis de tapis et de tentures précieuses : la vaste salle était sévère sous son appareillage de pierre mais imposante et d’une grande noblesse. On attendait une ambassade byzantine dont trois galères de guerre s’étaient ancrées dans le port d’Acre. C’était là la nouvelle portée par le messager de la nuit mais pour le moment, le roi, vêtu d’une robe bleu et or, la couronne sur la tête, assisté de Guillaume de Tyr qui se tenait debout auprès de lui, réglait diverses questions.

— Sire, notre roi bien-aimé !

Celle dont la voix haute et claire s’élevait et qui vint occuper le devant de la scène était sans doute la femme investie de la plus grande puissance du moment au royaume franc, puisqu’elle régnait seule sur l’immense seigneurie d’Outre-Jourdain qui, de Jéricho à la mer Rouge, englobait le riche pays de Moab où poussaient la vigne, l’olivier, les céréales et les champs de canne à sucre, traversé par les grandes routes caravanières rejoignant l’Arabie ou les riches contrées du golfe Persique(8). D’imprenables forteresses – Montréal et le Krak de Moab – y assuraient une garde vigilante, si impressionnante que l’on avait surnommé cette femme la « Dame du Krak ».

En fait elle s’appelait Etiennette de Milly, fille de Philippe de Milly, seigneur d’Outre-Jourdain retiré au Temple en 1167 à la mort de sa femme. Âgée d’à peine trente ans, elle était déjà deux fois veuve. D’abord d’Onfroi III de Toron, fils du vieux connétable et dont elle avait un fils d’une douzaine d’années – baptisé Onfroi comme ses père et grand-père –, et une fille, Isabelle, reine d’Arménie depuis l’année précédente. En secondes noces – l’énorme territoire ayant tout de même besoin d’un guerrier confirmé à sa tête – elle avait épousé le sénéchal Milon de Plancy, un Champenois têtu, teigneux, atrabilaire et vaniteux qui ne l’avait encombrée que deux ans : pour avoir voulu s’arroger la régence du royaume pendant la minorité de Baudouin, il avait été égorgé une nuit de décembre 1174 dans une ruelle d’Acre. Depuis Etiennette menait son monde avec fermeté et intelligence : le mariage de sa fille avec Roupen III d’Arménie en était la preuve.

La veille, elle avait été l’un des ornements des noces de Sibylle car sa beauté demeurait frappante. Elle n’était pas très grande mais le paraissait tant son attitude était fière et hautaine. Une ossature parfaite conférait à son visage, délicatement aquilin, une splendeur durable. Ses grands yeux bruns au regard direct ne cillaient pas, mais ses lèvres sensuellement ourlées disaient que cette femme froide et altière pouvait s’embraser. Autre particularité : elle était peut-être la seule amie d’Agnès avec qui elle avait toujours entretenu d’excellentes relations.

Et c’est en plein accord avec celle-ci qu’elle venait de quitter son siège et s’avançait vers le trône avec grâce et majesté, laissant flotter derrière elle le long voile violet qui enveloppait sa tête et son buste retenu au front par un cercle d’améthystes et de perles. Baudouin lui adressa un sourire et un geste courtois quand elle fut devant lui :

— Que veut de nous la noble dame d’Outre-Jourdain, notre féale et amie ?

— Que le roi resserre les liens qui nous attachent à sa couronne, moi et les miens. Ce palais résonne encore des échos de la fête d’hier. Belle et grande fête qui scellait l’accord de deux maisons par l’amour de deux jeunes gens ! Aussi ai-je pensé à une autre fête, à venir celle-là, mais qui serait tout aussi bénéfique pour le royaume.

— A quelle fête pensez-vous, madame ?

— A un autre mariage. Sire notre roi, je viens ici vous demander d’accorder à mon fils, Onfroi IV de Toron, à qui je remettrai toutes mes seigneuries, votre jeune sœur Isabelle afin qu’ensemble et quand le temps en sera venu, ils donnent au royaume les puissants défenseurs dont il ne saurait se passer.

Debout auprès du trône, un peu en arrière, Thibaut serra les poings. On s’occupait un peu trop, à son goût, de l’avenir de sa princesse. Après ce soudard de Châtillon, c’était cette harpie qui, à présent, voulait mettre la main sur elle ? Pas difficile de deviner pourquoi ! Marier son rejeton à celle qui, après Sibylle, pouvait prétendre à régner serait pour Etiennette une excellente opération car ainsi son fils deviendrait roi. Mais il n’eut pas le temps de suivre davantage le fil de ses pensées. Guillaume de Tyr intervenait à sa manière souriante :

— Belle et noble idée, sire, et qui pourrait retenir votre attention… dans quelques années. La princesse Isabelle n’a pas neuf ans et son prétendu douze, si je ne me trompe ?

Etiennette de Milly toisa l’importun :

— Dans les maisons princières, les alliances se concluent tôt et la fiancée est alors élevée près de celui qu’elle épousera le temps venu.

Thibaut frémit. La Dame du Krak, il le savait, haïssait Marie Comnène pour l’excellente raison qu’après la répudiation d’Agnès de Courtenay par Amaury Ier, elle avait espéré épouser le roi et par la même occasion coiffer la couronne de Jérusalem. Quelle espèce d’affection la fille de la « Grecque », comme elle l’appelait avec dédain, pourrait-elle en espérer ? Et il éprouva une nausée à la pensée que, peut-être, Baudouin allait accepter l’alliance et envoyer sa fragile petite sœur vivre son adolescence derrière les formidables murailles du Krak de Moab. Baudouin, pour l’instant, ne répondait rien. Mais le Chancelier, lui, avait encore quelque chose à dire. Il eut, pour la dame dressée devant lui comme un cobra prêt à frapper, un sourire plein de bonhomie :

— Le roi ne saurait vous répondre sur l’instant, noble Etiennette. Nous sommes ici pour attendre une ambassade du Basileus(9). La reine douairière Marie est sa nièce et l’empereur peut avoir des vues sur sa fille. Nous ne saurions engager la petite Isabelle sans son aveu…

Il n’y avait rien à répondre à cela : Etiennette était battue et Baudouin en remercia son ancien maître d’un léger sourire. Pourtant un champion inattendu se trouva brusquement aux côtés de la Dame du Krak prête à regagner sa place : Renaud de Châtillon accourut pour lui offrir son poing mais, au lieu de la ramener, il la retourna résolument vers le trône :

— Sire, clama-t-il si fort que sa voix puissante dut s’entendre jusque dans la cour d’honneur, le maître du royaume franc de Jérusalem n’a que faire de l’avis d’un Grec pour marier sa jeune sœur. Qu’elle porte en elle une part de ce sang maudit est bien suffisant. Donnez-lui pour époux un prince bien de chez nous : cela évitera aux enfants qu’elle aura d’hériter l’esprit tordu de Byzance. La seigneurie d’Outre-Jourdain vaut un royaume. Qu’elle aille au plus digne. Qu’en pensez-vous, vous autres ? ajouta-t-il en s’adressant aux autres barons.

Les approbations lui arrivèrent d’un peu partout, faisant naître sur sa face une grimace de triomphe. Presque seul, Raymond de Tripoli protesta :

— Où vous croyez-vous donc, sire Renaud ? Ce n’est un secret pour personne que vous haïssez l’empereur depuis l’humiliation qu’il vous a infligée, quand après vos sanglants exploits de Chypre il vous a contraint à venir demander pardon à ses genoux, les bras nus et tendant votre épée par la pointe. Vous étiez alors prince d’Antioche, mais à présent vous n’êtes plus que ce que veut bien le roi…

À cet instant s’éleva la voix de celui-ci :

— Tous ici connaissent votre sagesse et votre dévouement au royaume, mon beau cousin, et je suis le premier à vous en savoir un gré infini. Cependant il ne faut pas qu’ils vous poussent à manquer de charité envers le prochain. Quant à vous, messire Renaud, nul n’ignore ici quel magnifique guerrier vous êtes et tous avec moi souhaitent que cette épée, trop longtemps réduite à l’inaction, flamboie de nouveau au soleil des batailles ; mais, pour ce qui est de la politique, faites-moi la grâce de me la laisser ! Nous entendrons les ambassadeurs de Byzance. Quant à vous, gracieuse dame, je vous reverrai avec grand plaisir !

Il n’y avait rien à ajouter. Tous le comprirent et Guillaume de Tyr dissimula sa satisfaction, heureux de constater que son élève, en dépit de son jeune âge, pouvait se montrer aussi ferme que bon diplomate. À présent, la Dame du Krak regagnait sa place, menée fièrement par Renaud qui la couvait d’un œil ardent. Duquel, soudain, elle semblait captive. Depuis qu’il était apparu auprès d’elle, Etiennette avait senti une étrange émotion s’emparer d’elle. Sous ses doigts elle sentait les os et les muscles durs de ce poing énorme, solide comme un roc. Dans un instant, elle allait s’en séparer, s’en éloigner pour retourner vers son pays de Cocagne et ses châteaux trop grands, trop vides, et déjà elle en éprouvait quelque chose qui ressemblait à de la douleur. La stature de Renaud effaçait tout, jusqu’au souvenir de sa requête, jusqu’à sa haine pour Marie Comnène, pour laisser la place à une bien séduisante idée. Qu’avait-elle à se soucier de marier son fils quand elle-même se sentait encore si jeune, ses flancs si capables de porter les fruits de l’amour ? Sans le savoir, elle refaisait le parcours émotionnel de Constance d’Antioche qui, courtisée par tant de hauts barons, avait choisi un soldat de fortune, un chevalier errant mais qui avait su éveiller en elle tous les tourments et toutes les délices de la passion…

Renaud avait trop l’habitude des femmes pour ne pas se rendre compte de l’effet produit chez celle-là. Tout à l’heure il avait agi sous une impulsion irraisonnée, le besoin d’insulter son ennemi par personne interposée ; mais il découvrait que se déclarer le chevalier de cette dame était sans doute l’action la plus intelligente qu’il eût accomplie depuis son exploit d’Antioche. Elle était belle, et désirable… et combien plus désirables encore ses terres immenses et ses forteresses imprenables. Il souhaita de toutes ses forces lui plaire, la séduire et si possible l’épouser. Aussi en la ramenant à sa place eut-il l’un de ces gestes de courtoisie tendre qu’il savait rendre irrésistibles. Ramenant le poing de la dame vers sa bouche il posa un baiser léger, puis plia le genou :

— Accordez-moi la faveur de porter vos couleurs, gracieuse dame, et jamais, je le jure, vous n’aurez eu champion plus attentif à cet honneur. En tous lieux et contre tout appelant, je vous défendrai tant qu’il me restera un souffle de vie !

Un murmure mi-approbateur, mi-moqueur accueillit le coup d’audace, mais le visage d’Etiennette de Milly assombri par le refus royal rayonnait à présent d’une joie si forte que Guillaume de Tyr renonça à rappeler Châtillon à ses devoirs envers le roi ; pensant que les choses se terminaient mieux qu’il ne l’avait craint il remit à plus tard de surveiller ces deux-là. Les trompettes, sur les murs du palais, annonçaient les envoyés de Byzance et l’on se prépara à les recevoir.

En fait, si le sort de la jeune Isabelle fut invoqué au cours de la première entrevue, aucune demande précise assortie d’un acte ne fut formulée. Le protosébaste Andronic l’Ange qui menait la délégation venait seulement voir de quel œil Baudouin IV considérait les accords passés avant lui entre son père Amaury Ier et l’empereur Manuel à Constantinople, touchant une descente commune en Égypte afin de tenter de saper, sur ses bases mêmes, la puissance grandissante de Saladin avant qu’il ne soit trop tard.

Le jeune roi fit grand accueil au magnifique seigneur. Il était trop conscient des liens, personnels et familiaux, qui avaient uni son père au Basileus, pour ne pas souhaiter les garder intacts. Byzance était le meilleur et le plus puissant allié du royaume franc. Aussi ne laissa-t-il planer aucun doute sur ses intentions. Cependant la trêve existait, signée avec Turhan shah, et Jérusalem avait besoin qu’elle dure encore quelque temps afin de préparer comme il convenait une campagne certainement difficile et qui demanderait de forts contingents. Le mieux serait d’attendre les nouveaux croisés qui ne manqueraient pas de débarquer aux environs de Pâques. L’ambassadeur en demeura d’accord : il n’était d’ailleurs venu qu’avec peu de navires. L’important était d’être assuré que les accords tenaient toujours. Et l’on festoya joyeusement, buvant et levant bien haut les coupes de vin à la gloire de ceux qui réussiraient à abattre le Renard du Caire.

Seul le roi ne participait qu’en apparence. Dieu seul savait s’il serait de ceux qui libéreraient le royaume d’une menace singulièrement grave, car il ne s’illusionnait pas sur la qualité d’un ennemi dont il espérait seulement qu’il ne prendrait pas l’initiative de rompre une trêve devinée fragile. Tant qu’Alep tiendrait bon contre lui, Saladin aurait du grain à moudre avant de s’approprier la totalité de la Syrie et Jérusalem vivrait des jours paisibles. D’autre part, Baudouin n’aimait pas l’idée d’être le premier à rompre cette trêve si précieuse et les impatiences de l’empereur le contrariaient même s’il n’en laissait rien voir. Mais Guillaume de Tyr n’était pas de ceux-là : il lisait à livre ouvert dans l’esprit et le cœur de son élève :

— Vous avez fort bien fait, sire, de ne rien précipiter. Le Basileus, dont les troupes viennent de subir une sévère défaite en Anatolie, ne rêve que de vengeance ; mais pour aller attaquer l’Egypte, ses navires ont besoin de nos ports et de notre soutien, bien qu’il ait beaucoup plus d’hommes et de moyens que nous. Or, pour l’instant, la victoire est nôtre et vos barons comme vos hommes d’armes souhaitent en jouir en toute tranquillité. Rassembler l’ost serait d’un effet désastreux.

— Oh, je sais ! Seulement je crains que le protosébaste s’incruste ici pour attendre le printemps, le nouveau contingent venu d’Europe et le gros de la flotte byzantine… Auquel cas, il faudra bien prendre le chemin du Caire.

— Ce n’est pas certain. Il n’a que trois galères et préférera sans doute retourner passer l’hiver chez lui. Au besoin, nous pouvons l’y inciter… discrètement. Pour le moment, il souhaite aller présenter ses devoirs à la reine douairière, sa cousine.

— C’est bien naturel. En ce cas, je vais envoyer Thibaut avertir ma belle-mère.

— Pourquoi Thibaut, quand une lettre portée par un simple coureur de vos écuries suffirait ? s’étonna Guillaume qui, mieux que quiconque, savait que le bâtard détestait s’éloigner de Baudouin.

— J’ai pour cela une excellente raison, mon ami. Vous n’avez pas été sans remarquer, à la réception, l’absence du Sénéchal ?

— En effet. On m’a dit qu’il était souffrant. Ce qui m’a fort surpris : il aime tant à parader sur le devant de la scène qu’il doit être très malade pour avoir manqué cela.

— Il a fait la nuit dernière une mauvaise chute contre un mur. Il a pris une énorme bosse sur le côté de la tête cependant qu’une aspérité lui déchirait la joue. Ses jours ne sont pas en danger mais il n’est pas beau à voir…

— Il était ivre à ce point ? fit le Chancelier en riant.

— Non. En fait, c’est Thibaut qui lui a valu cela en l’arrachant du corps d’une jeune fille que ce bouc puant était en train de forcer.

Les sourcils en accent circonflexe, Guillaume examina le visage soudain blanc de colère du jeune roi et garda un instant le silence.

— Une jeune fille ! émit-il enfin. Ce n’est pas, j’espère, la petite Arménienne ? Celle que votre mère vous a offerte ?

De blanc, Baudouin passa au rouge profond :

— Vous savez cela ? fit-il sèchement.

— Pour vous bien servir, sire, j’ai besoin de tout savoir de ce qui se passe dans ce palais. Je sais qu’on l’a menée chez vous cette nuit, qu’elle en était heureuse car elle vous aime d’amour grand et vrai. J’espérais que vous le seriez aussi.

Sa voix était infiniment douce. Baudouin, cependant, lui tourna le dos pour qu’il ne vît pas les larmes qui lui montaient aux yeux.

— Je l’ai été, murmura-t-il. J’ai connu un moment de joie intense parce que j’avais oublié ce que j’étais et le mal que je porte. Son cri au moment où je l’ai déflorée m’a dégrisé… rendu à l’horrible réalité. Ma semence maudite ne s’est pas répandue en elle et de cela je remercie Dieu. Dieu qui ne m’a pas sauvé de la tentation !

— Ne l’accusez pas ! Cet amour qui se donnait à vous, il ne le condamnait pas ! Chacun est libre de son corps et cette jeune fille vous donnait le sien en toute connaissance de cause. Que s’est-il passé ensuite ?

— Le messager des Byzantins est arrivé et je l’ai renvoyée chez ma mère. Elle ne voulait pas qu’on la raccompagne, mais Thibaut s’en est inquiété. Il a couru derrière elle et vous savez la suite…

— Le Sénéchal a-t-il reconnu son agresseur ?

— Thibaut ne le pense pas. Tout a été très rapide et il faisait sombre.

— Et vous avez fait ramener la jeune fille chez votre mère ? Dans l’état où elle devait être, ce n’était guère…

— Marietta l’a prise chez elle et elle y est encore. J’ai prévenu ma mère – en la remerciant – que je la gardais, mais ce n’est pas mon intention. Il faut qu’elle parte et c’est pourquoi j’envoie Thibaut à Naplouse ce soir même : il va conduire Ariane chez ma belle-mère. Marie est un peu folle, mais c’est la bonté même et sa demeure un enchantement. Ariane y sera bien… et moi j’aurai l’esprit en paix. Ici, entre la méchanceté des femmes et cet ignoble Courtenay qui cherchera sans doute à recommencer ou à se venger d’autre manière, elle ne serait plus en sûreté. Par les plaies du Christ ! De quelle boue sont faits les hommes !

Tout en parlant, Baudouin s’était approché d’un coffre en cèdre sculpté sur lequel étaient posées son épée et sa dague. Il prit celle-ci, la dégaina et, sur les derniers mots, la planta avec fureur dans le précieux couvercle, puis l’en arracha et fixa la lame brillante comme s’il lui cherchait un autre fourreau. Guillaume de Tyr, inquiet du désespoir qui s’inscrivait sur son visage, s’élança et, calmement, ôta le poignard des mains du jeune homme :

— Non. Cela ne résoudrait rien et vous perdriez votre âme ! Mon fils… vous l’aimez déjà tant, cette enfant ?

— Vous me connaissez mieux que mon confesseur, n’est-ce pas ? fit-il avec amertume. Oh oui, je l’aime ! Et alors que je la voudrais toute à moi je dois l’écarter de ma personne, l’envoyer au loin !

— C’est cela le véritable amour : vouloir le bien de l’autre au détriment du sien propre. Naplouse n’est pas si loin ! Quinze petites lieues !

— Elles doivent être pour moi aussi vastes qu’un océan. Si je ne la revois pas, j’arriverai peut-être à l’oublier…

Guillaume se contenta de hocher la tête : il le connaissait trop pour s’illusionner sur cette éventualité venant d’un tel cœur, mais la sagesse était de l’y encourager. Thibaut, qui était allé chez Marietta prendre des nouvelles d’Ariane, revint à cet instant. Son sourire répondit au regard interrogateur de Baudouin :

— Elle va mieux que nous n’osions l’espérer. Marietta l’a bien soignée. J’ajoute qu’elle désire beaucoup vous voir, mais sans oser le demander. Elle est ravagée de honte à présent que ce monstre l’a souillée.

— Est-elle en état de voyager ?

— Voyager ? Mais pour aller où ?

— A Naplouse où tu vas la conduire ce soir ! Je ne veux pas qu’elle reste ici exposée à… toutes sortes d’avanies !

— Elle ne voudra jamais, émit Thibaut, anticipant les réactions de la jeune Arménienne. En outre, elle n’a jamais mis son… séant sur un cheval…

— Je ne lui laisse pas le choix. C’est un ordre ! Quant au cheval, après ce qu’elle vient de subir ce serait… difficile.

Tu prendras une mule… un âne… une litière, n’importe quoi. Mais il faut que demain matin, elle soit loin d’ici. Dis à Marietta de tout préparer ! Moi, je vais écrire à Marie…

Avec une grimace comique à l’adresse de Guillaume de Tyr qui le regardait en souriant, Thibaut se mit en devoir de s’exécuter. Il savait d’expérience que, lorsque Baudouin employait un certain ton, discuter était du temps perdu. Mais il revint peu après, et il était très ému :

— Sire, il vous faut la voir ne fût-ce qu’un instant ! dit-il. Elle est en larmes, persuadée que, si vous l’envoyez loin de vous, c’est parce qu’elle vous fait horreur.

— Elle, me faire horreur ? Mais, par tous les saints du Paradis, c’est le monde à l’envers ! C’est bon : va la chercher !

Elle fut là dans l’instant. Tellement semblable à une statue de la désolation que Baudouin ne put s’empêcher de rire. Ce qui la blessa.

— Oh, sire, vous me plongez dans l’affliction, vous me chassez et cela vous fait rire ?

— Oui, parce qu’il n’y a aucune raison de vous mettre dans cet état. Je ne vous chasse pas : je vous mets à l’abri de l’infâme personnage qui a abusé de vous… et qui recommencera si l’on ne vous éloigne pas. À Naplouse vous serez bien. La reine Marie est bonne et ma petite sœur adorable… En outre, le Sénéchal n’y mettra jamais les pieds.

— Je pensais que…

— Je sais ce que vous pensiez, mais c’est une grave erreur. Vous m’êtes infiniment précieuse… et chère.

Ariane joignit les mains en un geste de ferveur tandis que ses yeux rougis s’illuminaient d’espérance :

— Oh, si je vous suis chère, gardez-moi ! Je ne veux vivre que pour vous et par vous. Mon doux seigneur, saurez-vous jamais combien je vous aime ?

Elle avait mis genou en terre et levait les mains vers lui. Il les prit pour la relever et, un instant, la tint contre lui.

— Peut-être que je le sais mieux que vous n’imaginez, fit-il avec une grande gentillesse. Vous m’avez fait le plus merveilleux des présents et la pensée de votre amour éclairera ma triste route. À présent, obéissez-moi et partez ! Ne me rendez pas cet instant plus cruel ! Dieu m’est témoin que je voudrais toujours vous garder contre moi !

Il effleura de ses lèvres les doigts de la jeune fille, puis les lâcha :

— Emmène-la, Thibaut ! Et veille bien sur elle. Il y a là une lettre pour la reine Marie. Prends-la et prends aussi une escorte !

— C’est inutile. Je préfère que nous passions inaperçus et le pays est calme.

Il allait emmener la jeune fille, docile cette fois mais dont les larmes coulaient de nouveau en silence :

— Attends ! dit Baudouin.

Le roi prit, à son chevet, un petit coffre serti d’émaux bleus, l’ouvrit, en tira un anneau où s’enchâssait la plus bleue des turquoises et vint le passer à l’annulaire d’Ariane :

— Cette bague m’a toujours été précieuse. Elle m’a été donnée par mon père lorsque j’ai eu dix ans. Il disait qu’elle m’apporterait la sérénité et la protection du ciel. Je ne peux plus la mettre, ni d’ailleurs aucune autre, ajouta-t-il en regardant ses doigts qui commençaient à s’épaissir. Mais toi, ma douce Ariane, garde-la en mémoire de moi.

Elle y posa aussitôt ses lèvres, puis supplia :

— Je vous reverrai, n’est-ce pas ?

— Si Dieu le veut ! Mais s’il ne le veut pas, sache que je n’aimerai jamais que toi !

Une heure plus tard, Thibaut et Ariane quittaient Jérusalem par la porte de David sur laquelle veillait la citadelle, et qui permettait de sortir sans traverser la ville ; puis ils remontèrent vers le nord pour rejoindre la route de Ramla et de Naplouse.


Au pied des montagnes de Samarie, la verte vallée de Naplouse – l’antique Sichem – était l’un de ces endroits bénis du ciel où la grâce du paysage se mêle à la profusion de la nature pour composer, entre ciel bleu et terre blonde, une corbeille de végétation, une oasis de douceur et de paix où le voyageur souhaite s’arrêter et l’âme se reposer. Figuiers, oliviers, lauriers, citronniers et orangers y poussaient à foison autour des maisons blanches, à terrasses ou à coupoles, sur lesquelles de grands palmiers mettaient une ombre mouvante.

La demeure de la reine douairière de Jérusalem s’élevait au-dessus de la ville sur les premières pentes du mont Garizim, jadis haut lieu de religion gnostique et ascétique des Samaritains. Après la prise de Jérusalem, au siècle précédent, Tancrède de Hauteville, qui serait un jour prince d’Antioche, y avait construit un château à la sicilienne, moitié défense, moitié palais – ce dernier avatar ayant pris le pas sur le premier quand le roi Amaury avait offert Naplouse en douaire pour sa jeune épouse. Il y avait fait porter une part des richesses qui avaient constitué la fabuleuse dot de la princesse byzantine, ce qui était prudent car lorsque après sa mort Agnès était revenue s’installer triomphalement à Jérusalem en commençant par chasser celle à qui elle ne pardonnait pas de porter une couronne qu’on lui avait refusée, elle n’avait tout de même pas osé demander que l’on pille sa demeure, sachant bien que Baudouin et Raymond de Tripoli, alors régent du royaume, s’y seraient fortement opposés.

Aussi, lorsque après deux jours d’un voyage où son compagnon avait fait en sorte de la ménager, Ariane aborda la demeure de l’ancienne souveraine, se crut-elle arrivée en paradis. Les appartements d’Agnès au palais de la citadelle n’étaient pas dépourvus de splendeur grâce à leur profusion bien orientale de tapis, de tentures et de coussins ; mais un concentré de la magnificence byzantine se retrouvait là dans le dallage de marbre figurant une prairie émaillée de fleurs, dans les mosaïques des murs représentant des anges aux longues ailes tournés vers une Mère de Dieu à l’œil absent, drapée d’azur et d’or, offrant à l’adoration un Enfant Jésus hiératique et bénisseur, dans les colonnes de porphyre soutenant une voûte étoilée qui rejoignait un portique ouvert sur un jardin de lauriers et d’orangers où chantait une fontaine.

La reine Marie elle-même semblait tout juste descendue d’une de ces mosaïques. À la mode byzantine, elle portait une longue et somptueuse robe d’une pourpre sombre ornée de bandes de broderies d’or qui lui emprisonnait le cou, mais dont les larges manches doublées de drap d’or tombant jusqu’à terre pouvaient glisser jusqu’à l’épaule si elle levait un bras chargé de lourds bracelets. Un bandeau d’améthystes et de perles assorti au pectoral disposé sur ses épaules ceignait son front. Deux longues mèches lisses et brunes encadraient un visage d’une étonnante pureté, mais dont on ne remarquait les traits qu’après avoir échappé à la fascination d’énormes yeux sombres d’icône, infiniment plus brillants.

Cependant, le hiératisme de sa personne s’arrêtait là. À vingt-six ans, la nièce du Basileus était une jeune femme pleine de vie. Lorsque Thibaut et sa compagne lui furent amenés, conduits par une dame de parage rebondie à qui un chambellan âgé et sourcilleux les avait confiés, elle jouait sous le portique avec un petit chien blanc taché de roux qui s’étranglait dans son enthousiasme à sauter sur le menu bâton qu’elle lui lançait. Elle retrouva le maintien convenable à une reine pour accueillir les arrivants, mais il était évident que leur venue l’enchantait comme toute nouvelle de Jérusalem car, dans ce beau pays et cette magnifique demeure, Marie Comnène s’ennuyait ferme. En bonne Grecque, elle adorait la musique, la danse, les fêtes, la poésie et la jeunesse, toutes choses que son statut de reine veuve écartait d’elle, remplacées par un redoutable cérémonial où la prière et les exercices religieux tenaient la plus grande place.

Assise sur un haut siège d’ivoire sculpté, elle les reçut avec un plaisir d’autant plus vif qu’elle connaissait bien Thibaut :

— Messire de Courtenay ! s’écria-t-elle. Que me vaut la joie de recevoir le fidèle, l’indispensable compagnon de notre sire Baudouin que Dieu veuille tenir en Sa sainte garde ?

— Une lettre de sa main, madame.

Le jeune homme mit genou en terre, aussitôt imité par Ariane, et offrit le message scellé du petit sceau privé que le dragon introducteur qui s’était placé près du fauteuil voulut prendre d’une main d’ailleurs hésitante, mais Marie la devança :

— Ce message est du roi lui-même, Euphémia ! À moi de le prendre. Et ne faites pas cette tête-là ! Vous savez bien que mon beau-fils ne quitte pas ses gants.

Elle fit sauter le cachet de cire, déroula le parchemin et le parcourut des yeux, puis le laissa reposer sur ses genoux :

— Relevez-vous, tous deux ! Le roi nous confie cette jeune fille, Euphémia, afin de la soustraire aux entreprises d’un haut personnage de la cour. Il dit qu’elle a été peu de temps au service de sa mère, qu’elle joue du luth avec grâce et brode avec une extrême habileté…

— Et vous pensez qu’avoir été au service de cette femme la rend digne de servir une aussi grande princesse que vous ? s’indigna la dame de parage. Le roi doit avoir perdu l’esprit. Nous n’avons que faire de filles de cette sorte !

— Paix, Euphémia ! Paix et silence ! Notre sire dit aussi qu’elle lui est chère et que nulle part ailleurs que dans ma maison elle sera mieux protégée. Tu viens du quartier arménien, écrit-il, et tu es la fille unique de Toros, le riche lapidaire. Quel âge as-tu ?

— Quinze ans, madame la reine, depuis la Saint-Jacques.

En dépit du sourire encourageant de Thibaut, Ariane, consciente de subir encore un examen, se sentait mal à l’aise. La lettre du roi, elle le savait, taisait ce qui faisait sa honte, se bornant à dire que le Sénéchal la poursuivait d’assiduités gênantes ; pourtant, elle avait l’impression que les larges prunelles violettes de la reine pouvaient lire jusqu’au fond de son âme…

Celle-ci cependant lui tendait une main et prononçait des paroles de bienvenue, ajoutant qu’elle serait attachée au service de sa fille Isabelle, quand celle-ci arriva soudain du jardin en courant, sa robe bleue, copie réduite de celle de sa mère, tenue à deux mains et retroussée jusqu’aux genoux pour faciliter la course, ce qui, vu la raideur du vêtement, lui donnait une curieuse allure que la grosse Euphémia salua d’un cri d’horreur :

— Voulez-vous lâcher vos robes tout de suite ! Il y a ici un homme !

Le cœur de l’homme en question venait de manquer un battement à la vue de celle qui l’occupait de façon si constante. Leur dernière rencontre remontait à plusieurs mois et, bien qu’elle approchât seulement de l’adolescence – mais dans les pays d’Orient la nature des filles se développe plus vite –, la jeune Isabelle était déjà si ravissante que ceux qui la voyaient ne pouvaient se défendre d’anticiper ce qu’elle serait dans peu d’années quand ses membres encore un peu grêles – et ses façons de poulain vif-argent – se seraient assouplis, adoucis. Elle réussissait l’exploit de ressembler à la fois à sa mère par la délicatesse des traits, du petit nez droit et des lèvres déjà pulpeuses et à son frère Baudouin dont elle avait l’allure fïère, la silhouette élancée due au sang Plantagenêt – elle était déjà presque aussi grande que la reine Marie –, et surtout les longs yeux d’azur clair extraordinairement lumineux sous des cils foncés d’une invraisemblable longueur. Quant à sa chevelure d’un brun de châtaigne mûre traversé d’éclats d’or que nul ne pouvait ignorer, car on la laissait danser librement sur son dos, elle n’appartenait à personne, sauf peut-être à sa grand-mère paternelle, la reine Mélisende, qui avait été l’une des foudroyantes beautés de son temps. De toute évidence Isabelle allait marcher sur ses traces.

Cependant, l’apostrophe d’Euphémia faisait son effet : elle lâcha ses robes, rougit violemment et vint baiser la main de sa mère en murmurant comme excuse qu’elle avait aperçu l’arrivée des voyageurs et accourait aux nouvelles ; mais, en même temps, elle reconnut l’écuyer de son frère et, incapable de se maîtriser davantage, se précipita vers lui avec des paroles presque semblables à celles de sa mère :

— Messire Thibaut ! Quelle joie ! Je commençais à croire que vous m’oubliiez !

— C’est là chose impossible, madame, et ce n’est pas ma faute si l’on vous a fait quitter le couvent pour revenir ici.

— Il paraît que c’était sagesse, fit Isabelle avec un soupir, mais ce n’est pas sans regret de ma part. La vie que nous menons ici, ajouta-t-elle en baissant le ton, est encore plus religieuse que chez la révérende mère Yvette… et plus ennuyeuse ! Au fait, qui est celle-ci ? ajouta-t-elle en faisant voleter ses lourdes robes pour considérer Ariane.

Sa mère la renseigna et elle vint regarder la nouvelle venue sous le nez, tourna autour en fronçant le sourcil :

— Si mon frère l’aime, qu’a-t-elle besoin d’autre protection ? Il est le roi, il me semble ?

— Vous êtes trop jeune pour savoir ce que la vie à la cour comporte de dangers, dit la reine avec fermeté. Et le roi a d’autres soucis que de veiller sur telle ou telle demoiselle du palais…

— Êtes-vous bien sûre, ma mère, que ce n’est pas lui qu’elle fuit ? Si elle l’aime elle doit avoir peur de son mal parce que, comme les autres, elle n’est pas capable de comprendre quel être merveilleux il est…

— Oh, si, je l’aime ! Dieu m’est témoin que je l’aime plus que tout au monde !

Le cri désespéré d’Ariane frappa Isabelle au point de la pétrifier. Elle s’immobilisa, tandis que la jeune Arménienne se laissait tomber à genoux en sanglotant, proche de la crise nerveuse et balbutiant au milieu de ses pleurs qu’elle voulait retourner vers lui. Mais aucun de ceux qui étaient là n’eut le temps d’intervenir. Quittant brusquement sa pose figée, Isabelle s’agenouillait auprès de la jeune fille, sans oser la toucher. Sa voix sonna haute et claire :

— Pardonnez-moi ! dit-elle. Voyez-vous, il est mon frère bien-aimé et je souffre de toutes ses douleurs. Je crois que je suis un peu… jalouse. Voulez-vous me donner la main ?

Ariane relevait la tête pour regarder la petite princesse à genoux près d’elle. Timidement, elle tendit sa main sur laquelle Isabelle posa la sienne, la serra, l’aidant du même coup à se relever.

— J’ai pensé à la mettre auprès de vous, ma fille, dit alors Marie. Si j’en crois ce que je vois, vous ne vous y opposerez point ?

— Non. Et même je vous en prie ! Je vais la conduire chez moi. Venez-vous aussi, messire Thibaut ?

— J’ai grande espérance de vous revoir avant de repartir, madame, mais, avec sa permission, je dois parler encore à la reine, répondit-il, étouffant un soupir en suivant des yeux les gracieuses silhouettes qui s’éloignaient appuyées l’une sur l’autre, comme si elles se connaissaient depuis toujours.

Quand elles eurent disparu, Marie Comnène se leva et, se tournant vers sa suivante :

— Suivez-les, Euphémia, et veillez au logement de cette jeune fille ! Quant à nous, ami Thibaut, allons respirer sous les palmes. Il me semble que je recevrai vos autres nouvelles plus sereinement. Surtout si elles sont désagréables…

— Pas toutes, noble reine ! Un ambassadeur du Basileus est entré dans Jérusalem peu avant mon départ. Il s’agit du protosébaste Andronic l’Ange qui vous est cousin, je crois, et son intention déclarée est de venir vous rendre hommage sous peu.

— Je ne l’aime pas beaucoup. Si c’est là votre bonne nouvelle…

— Je l’espérais, madame, et vous m’en voyez désolé car je crains fort que vous aimiez encore moins la suite de mon discours.

— Il en sera ce que Dieu voudra…

Elle fit un ample signe de croix, joignit les mains et se mit à prier tout en marchant dans les allées dallées du jardin jusqu’à une fontaine de mosaïques bleues qui murmurait au milieu d’un rond-point ombragé de hauts palmiers dattiers. Un banc cernait la petite place où Marie alla s’asseoir ; des buissons de myrtes et de jasmin embaumaient l’air.

— Voyons votre nouvelle ! soupira-t-elle après s’être signée une dernière fois.

En quelques phrases rapides, Thibaut retraça l’intervention quasi solennelle de la Dame du Krak à l’assemblée des barons et sa demande instante de la main d’Isabelle pour son fils Onfroi, mais il n’eut pas le temps de s’étendre sur le sujet. À peine avait-il prononcé le mot mariage que Marie se levait, rouge de colère et raide d’indignation :

— Jamais ! Livrer ma fille à cette femme ? Jamais, vous m’entendez ? Elle n’aurait à en attendre qu’avanies et méchanceté.

— Le roi n’est pas plus favorable que vous, madame, mais dame Etiennette est têtue, elle reviendra à la charge, à moins que le protosébaste ne fasse une demande pour un prince de la famille impériale. Ce qui pourrait être dans ses intentions…

— Cela non plus ne saurait me convenir. J’entends garder ma fille près de moi et il faudra bien que le roi, mon beau-fils, tienne compte. de ma volonté. En outre, je n’oublie pas que le mal dont il souffre le conduira au tombeau dans peu d’années sans doute et ma fille, à sa mort, deviendra reine de Jérusalem.

— Nul n’en serait plus heureux que moi, car ce serait un baume sur la blessure qu’ouvrira en moi le trépas de mon cher seigneur mais… il y a aussi la princesse Sibylle qui vient de prendre époux, et elle est l’aînée.

— La fille de la putain ? Jamais les hauts barons ne l’accepteront ! Le sang d’Isabelle est entièrement royal. Cela fera la différence en temps voulu. Vous direz au roi que la princesse sa sœur n’ira pas à Byzance épouser un des nombreux cousins de l’empereur pour s’y perdre dans leur foule, et ne sera pas non plus livrée à la Dame du Krak pour qu’elle en fasse un otage. À présent, allons prier ! J’entends les simandres(10) qui nous appellent à l’office du soir.

Il fallut bien la suivre. Thibaut réprima un soupir. Il était aussi bon chrétien que n’importe qui, plein d’amour et d’humilité pour le Rédempteur crucifié, mais s’il priait chaque jour comme le devait tout bon chevalier, il ne voyait pas l’utilité de passer la moitié de son temps à genoux sur la terre ou la pierre à la manière des moines. Ainsi que l’avait dit tout à l’heure Isabelle, ce palais semblait extraordinairement religieux et à cette heure il eût de beaucoup préféré aller manger un morceau avant de s’étendre dans un coin tranquille pour y prendre un repos réparateur : ce voyage trop lent mais nécessaire au confort d’une jeune fille blessée dans sa chair l’avait fatigué plus qu’une rapide chevauchée. Cependant, il se résigna à passer une heure dans les fumées de l’encens et des cierges, consolé malgré tout par la présence d’une Isabelle qui lui envoyait sourires et clins d’œil tout en se tortillant sur son carreau de soie mince comme une galette.

L’office terminé, il se disposait à rejoindre le châtelet, commandant l’entrée de l’enceinte fortifiée, où logeaient les gardes et les éventuels visiteurs masculins, les seuls hommes autorisés à résider dans le palais de la reine douairière étant les prêtres ou les moines, lorsque quelqu’un le rattrapa : Isabelle.

— Quand partez-vous, sire Thibaut ? fit-elle un peu essoufflée d’avoir couru. Pas ce soir j’espère ?

— Non, madame, mais demain matin dès l’ouverture des portes. Je ne vous reverrai donc pas, ajouta-t-il avec une note de tristesse qui n’échappa pas à la fillette.

— Quand reviendrez-vous ?

— Pas de sitôt, je le crains. Je n’ai rien à faire ici…

— Et me voir ? Ce n’est pas important ?

Il était trop jeune pour savoir dissimuler les mouvements de son cœur et lâcha :

— Oh si ! S’il n’était que de moi, princesse, je voudrais vous voir toujours !

Le sourire qu’elle lui offrit fit rayonner son ravissant visage et battre un peu plus vite encore le cœur du jeune homme :

— Alors, faites ce qu’il faut pour cela : dites au roi mon frère que je l’aime… et que je m’ennuie à mourir ici ! Je voudrais tant rentrer à Jérusalem !

Implorante, elle s’accrochait à son bras et Thibaut s’accorda le bonheur de poser sa paume sur les deux petites mains : elles étaient douces et tièdes comme un plumage d’oiseau.

— Vous vous ennuieriez plus encore si l’on devait vous livrer à l’un de ceux qui briguent déjà votre alliance car vous n’auriez d’eux ni joie, ni bonheur.

— Parce qu’on me demande ? Et qui donc ?

— Vous le savez fort bien. Ce vieux soudard de Renaud de Châtillon à cause de qui mère Yvette vous a fait quitter le couvent. Il y a aussi dame Etiennette de Milly qui voudrait vous faire épouser son fils… Et ce ne serait pas pour vous rendre heureuse car vous seriez obligée d’aller vivre aux confins du royaume et des déserts, dans son redoutable Krak de Moab. Jérusalem vous paraîtrait encore plus éloignée.

— Je sais qu’elle déteste ma mère, que ma mère la déteste et je ne voudrais à aucun prix devenir sa fille. Mais, s’il faut vraiment me marier, pourquoi donc le roi mon frère ne me donnerait-il pas à quelque chevalier qui aurait place dans son estime et son affection ?

— Qui, par exemple ?

— Pourquoi pas vous ? Je crois que… j’aimerais beaucoup devenir votre épouse… Thibaut.

Il dut fermer les yeux un instant, tant ce qu’il lisait dans les yeux bleus de la fillette l’éblouissait. Il dut aussi se forcer pour répondre :

— Vous êtes une grande princesse… et moi je ne suis qu’un bâtard…

— De très noble maison tout de même et, par votre alliance, vous serez plus encore. En outre… il me souvient, un jour, alors que vous quittiez le couvent avec mon frère, de l’avoir entendu vous dire… je ne sais à quel propos car vous remontiez tous deux à cheval : « Allons, ne sois pas si modeste ! Je te ferai prince et tu auras ma sœur », et il a ajouté : « Je sais bien que tu l’aimes… » Thibaut ! Est-il vrai que vous m’aimez ?

Éperdu, Thibaut n’osait pas regarder Isabelle. Ce qui lui arrivait là était trop beau, trop doux, trop soudain surtout, et il osait à peine y croire.

— C’est si facile de vous aimer, madame ! Pour moi, ce n’est pas cela le plus important : c’est…

— … de savoir si moi je vous aime, peut-être ?

Cette fois il plongea son regard dans les beaux lacs d’azur qui le tentaient :

— Peut-être, émit-il d’une voix si étranglée qu’elle se mit à rire, ce qui tout de suite effaroucha le garçon. Il serait cependant cruel d’en faire un jeu, madame…

— Un jeu ? Je n’ai jamais été aussi sérieuse et je vais vous répondre. Mais penchez-vous un peu : vous êtes décidément trop grand !

Il fit ce qu’elle demandait. Alors elle glissa ses bras autour de son cou que les raides broderies de sa robe griffèrent, mais il n’en sentit rien parce que Isabelle venait de poser ses lèvres sur les siennes après avoir chuchoté :

— Et cessez donc de m’appeler madame quand nous sommes seuls !

Le baiser qu’elle lui donna le bouleversa, tout inexpérimenté qu’il était et même un peu maladroit, mais c’était le premier qu’il recevait et lui eût-il été donné par les savantes houris du paradis de Mahomet qu’il ne l’eût pas grisé davantage. Il fut heureux de s’être gardé pur pour cet instant divin. En effet, et parce qu’il portait en lui cet amour dès avant la puberté, il n’avait jamais voulu répondre aux avances subtiles des dames ou demoiselles de la cour attirées par sa prestance, le contraste entre ses yeux d’acier froid et le charme de son sourire – à commencer par Agnès ! –, et celles plus appuyées et plus crues des filles follieuses au hasard des ruelles de la Ville sainte. Pur il était au moment où il avait reçu la chevalerie par l’épée de Baudouin, pur il était encore à cet instant où Isabelle lui offrait son âme…

Cependant le baiser l’enflamma d’un seul coup. Il referma ses bras autour de sa bien-aimée afin de sentir son Corps contre le sien… et découvrit que c’était impossible : l’empesage de broderies et de pierres qui couvrait la robe en faisait le plus efficace des porte-respect. Contre son visage, Isabelle se mit à rire :

— Tout beau, messire ! Les fiançailles ne sont pas le mariage et vous pouvez constater que les modes de Byzance s’entendent à vous y amener pucelle !

— Sommes-nous donc fiancés ?

Je croyais vous l’avoir fait entendre ? Mais, afin de mieux vous en convaincre, prenez cette bague et gardez-la jusqu’au jour où vous me donnerez l’anneau qui la remplacera.

Elle ôta une de ses bagues – un cercle de turquoises et de petites perles – qu’elle voulut lui passer au doigt, mais cette entreprise-là présentait elle aussi une difficulté insurmontable : aucun des doigts de Thibaut, même l’auriculaire, n’était assez mince pour la recevoir. Il la prit cependant et y posa ses lèvres avec une sorte de piété :

— Je la porterai sur mon cœur, au bout d’une chaîne. Grand merci, douce… Isabelle !

À nouveau elle le baisa sur la bouche, puis s’éloigna en courant comme elle était venue. Thibaut l’entendit encore lancer :

— N’oubliez tout de même pas de dire au roi mon frère que je m’ennuie ici !

L’écho d’une voix grondeuse qui appelait la princesse lui parvint aussitôt et, serrant bien fort la bague dans sa paume, il reprit son chemin vers les défenses du palais sur lesquelles s’étendait un coucher de soleil si glorieux, si doré, si triomphant que le jeune amoureux y vit le plus merveilleux des présages. Fiancé ! Il était le fiancé d’Isabelle, et même si aucun prêtre n’était venu bénir l’anneau qu’elle lui avait donné, même si le roi n’avait rien confirmé, il serait à jamais pour lui le plus sacré des engagements, le plus inviolable des serments.

Il allait atteindre le corps de garde pour prendre l’escalier menant à la grande salle quand un chevalier suivi d’un écuyer et de quatre cavaliers franchit la double herse relevée de l’entrée. Ses armes étaient magnifiques, encore que ternies par la poussière des chemins, mais Thibaut n’eut pas besoin de consulter les symboles brodés sur la cotte ou peintes sur l’écu pour identifier l’arrivant : le profil de faucon que révélait le camail d’acier lui était familier comme appartenant à l’un des plus fidèles soutiens de la couronne, l’un des plus puissants barons aussi : Balian d’Ibelin, l’ex-beau-frère et l’ennemi juré de la « reine mère ». Que venait-il faire ici ?

Apparemment l’arrivant se posait la même question à son sujet car il avait, lui, reconnu le bâtard de Courtenay, mais il était trop courtois pour la formuler. Aussi Thibaut se chargea-t-il de le renseigner :

— Je suis ici de par le roi, seigneur comte, dit-il en souriant. Envoyé extraordinaire en quelque sorte, mais dans le genre discret.

— Il faut qu’il en soit ainsi pour que l’on vous trouve en ce lieu sans escorte, répondit Ibelin aimablement. Cela fait honneur à votre courage car vous êtes encore bien jeune, mais on sait l’estime – justifiée – que vous porte notre sire ! Quant à moi, je suis mon propre envoyé, ajouta-t-il plus sérieusement. Il m’arrive de venir à Naplouse afin que la reine Marie soit toujours au fait de ce qui se passe à la cour. Vous savez que ses amis n’y sont guère bienvenus…

— Vous assurez la liaison ? fit Thibaut avec un bon sourire.

— En quelque sorte. Je me veux ses yeux et ses oreilles afin de pallier toutes les avanies que pourrait lui vouloir dame Agnès.

Thibaut pensa qu’il venait lui annoncer la requête de la Dame du Krak et choisit de ne pas dire qu’elle en était déjà informée. Balian d’Ibelin était un homme réservé, plutôt grave même. Or, à cet instant, il rayonnait d’une joie inconnue et le bâtard ne voulut pas lui gâcher son plaisir. Il salua courtoisement le comte et le laissa poursuivre son chemin vers le logis de la reine.

Il ne le vit pas à la table du souper et s’en étonna, mais pensa qu’il avait tant de choses à dire à la reine Marie qu’elle le retenait encore ou alors qu’il n’avait pas faim. Ce qui n’était pas son cas à lui. L’appétit de Thibaut était en effet sur le point de passer à l’état légendaire, d’autant plus qu’il ne le faisait pas grossir d’une ligne. Il est vrai que sa croissance n’était pas encore achevée !

À la table du capitaine commandant le château, il dévora joyeusement, but modérément à son habitude, puis, son repas achevé, éprouva le besoin d’aller faire quelques pas dehors avant d’aller dormir.

La nuit d’automne était belle, claire, limpide même et les jardins embaumaient le myrte et l’oranger. Après s’être assuré qu’il n’était pas interdit de s’y promener à condition ne pas approcher du château, il s’engagea dans une allée bordée de grands lauriers qui escaladait la pente du mont Garizim, en direction d’un petit oratoire niché dans un cercle de noirs cyprès qui avaient l’air de monter, autour de sa délicate construction, une garde silencieuse.

Il s’en approcha à pas lents, les assourdissant d’instinct afin de ne pas troubler la sérénité de cette belle nuit, respirant l’air si doux et admirant la beauté de la vallée endormie à ses pieds où se révélait si bien la splendeur de l’œuvre de Dieu. Il avait repris entre ses doigts l’anneau d’Isabelle et, de temps en temps, le portait à ses lèvres pour le baiser longuement.

Comme il arrivait près des grands cyprès, il eut soudain le désir d’aller remercier pour le grand bonheur reçu en ce jour. La porte de la chapelle était ouverte et il allait y entrer quand une voix de femme lui parvint, une voix qui disait :

— N’avons-nous pas assez attendu, mon doux ami ? Voilà trois ans que je suis veuve et le temps passe comme la fleur de la beauté. Pourquoi ne pas laisser celle de notre amour s’épanouir au grand jour ? Le roi vous aime et je sais que mon bonheur ne lui est pas indifférent.

— Nul plus que moi, ma reine, ne souhaite faire éclater aux yeux de tous la joie que vous me donnez. Le roi, en effet, vous confierait à moi avec plaisir mais il est auprès de lui une femme que notre félicité enragerait et malheureusement elle est puissante. Le diable est avec elle et le roi aime sa mère, ce qui est bien naturel. À Jérusalem vous ne seriez pas en sûreté. Moins encore peut-être votre fille, la petite Isabelle, dont on s’occupe un peu trop en ce moment. Oh, mon amour, si vous saviez comme il m’est cruel de prêcher ainsi la sagesse quand mon cœur est plein de vous…

Il y eut un soudain silence que seul un soupir vint troubler. Figé sur place, Thibaut n’osait plus bouger, quelque envie qu’il en eût, car il avait conscience d’être indiscret. Cependant il se décida et, en prenant d’extrêmes précautions, réussit à s’éloigner sans faire de bruit, point trop content de ce qu’il venait de découvrir. Que la reine Marie et Balian d’Ibelin s’aiment ne l’aurait pas autrement tourmenté – et même il eût été satisfait de lui savoir un défenseur de cette trempe ! – s’il n’y avait eu les convoitises dont Isabelle était le centre. Qui pouvait savoir si, pour vivre son bonheur au grand jour, Marie n’accepterait pas de marier sa fille à l’un de ses prétendants bien en cour ?

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