DEUXIÈME PARTIE UNE AGONIE À CHEVAL

4 Un voile de mousseline blanche

En dépit de ce qu’espéraient le roi et Guillaume de Tyr, le protosébaste fit entendre, à son retour de Naplouse, son désir de prolonger son séjour en Terre Sainte. Comme il l’expliqua aux deux hommes avec un aimable sourire, le temps se gâtait en Méditerranée – ce qui était exact ! – et, en outre, il ne voyait pas l’utilité d’imposer à ses galères un voyage de retour à Byzance suivi d’une nouvelle traversée au petit printemps quand il était si simple, puisque l’on était d’accord pour l’expédition d’Égypte, d’attendre tranquillement l’arrivée de la flotte de guerre. Il aurait ainsi le temps de perfectionner l’accastillage et l’armement de ses navires. De plus, souhaitant resserrer les liens entre la reine douairière et son pays natal, il comptait se rendre auprès d’elle à plusieurs reprises. À commencer par le temps de Noël qu’elle l’avait invité à passer chez elle.

— Ce qu’il y a de remarquable chez les Byzantins, c’est qu’avec eux rien n’est jamais simple, rien n’est jamais sûr ! soupira Guillaume de Tyr un soir qu’il jouait aux échecs avec le roi. Ils disent blanc un jour, noir le lendemain, et trouvent encore moyen de vous démontrer qu’ils obéissent en cela à la plus pure logique.

— Ces trois galères dans le port d’Acre vous soucient à ce point, monseigneur ? demanda Baudouin en avançant un pion pour laisser son fou menacer directement la reine de son adversaire.

— Pas vraiment, encore que des marins grecs inoccupés et lâchés en liberté dans un port soient rarement un élément de tranquillité ! Je me soucie davantage de la grande assiduité du protosébaste auprès de la reine douairière… Il passe à Naplouse les trois quarts de son temps.

— Et que craignez-vous ? Qu’il l’enlève comme fit le « cousin » Andronic avec la tante Theodora, la veuve du roi Baudouin III, et la perde de réputation ?

— Non. La reine Marie est trop sage pour cela. En outre, elle aime ailleurs. Ce que je redoute, c’est une dangereuse querelle entre lui et le seigneur d’Ibelin. Celui-là est éperdument amoureux d’elle…

De surprise, Thibaut lâcha l’épée dont il était occupé à nettoyer la poignée et qui rebondit sur les dalles en sonnant comme une cloche, ce qui fit se retourner les joueurs.

— Comment le savez-vous, monseigneur ? demanda-t-il, l’œil arrondi.

— Apparemment tu le sais aussi ? fit Baudouin tout aussi surpris. Et tu ne m’en as rien dit ?

— Sire, fit le bâtard sans se démonter, s’il arrive à un chevalier de surprendre le secret d’un autre chevalier, l’honneur commande qu’il le garde… même envers son roi. Durant la nuit que j’ai passée au château de Naplouse, j’ai, en effet, surpris un… entretien. Ce qui m’a étonné c’est que monseigneur Guillaume qui ne bouge d’ici l’ait appris…

— Mon ami, fit celui-ci, j’ai comme tout le monde des yeux et des oreilles, mais au surplus – et je le dois à ma charge – je dispose ici et là de quelques paires d’yeux. Et, justement enseigné par l’aventure scandaleuse de la reine Theodora, j’avoue au roi que je fais surveiller la reine douairière…

— Et vous ne m’en avez rien dit ? grogna le roi.

— Parce que cet amour ne représente aucun danger pour le royaume. Bien au contraire : ce n’est pas à vous, sire, que j’apprendrai que les Ibelin sont de haute et noble lignée et que le seigneur Balian, bien que cadet, mais fort apanagé, est parfaitement digne d’une reine veuve. Et puis il est votre féal. Je n’ai pas du tout envie qu’un poignard ou une flèche, aussi silencieux que grecs, nous le suppriment.

— Alors, marions-les ? Au moins Isabelle reviendrait à Jérusalem avec sa mère, fit Baudouin avec un mince sourire en direction de Thibaut.

— Sire ! Sire ! Je croyais vous avoir appris à regarder derrière les façades ! De quel œil votre mère verrait-elle sa rivale de toujours devenir sa belle-sœur ?

— Depuis qu’elle a épousé Sidon, elle n’est plus sa belle-sœur.

— Oh, Sidon ne la dérange pas beaucoup. Il ne quitte guère sa ville et…

— Faites-moi la grâce du reste, monseigneur ! coupa Baudouin soudain crispé. Si vous voulez dire que son inconduite a éloigné cet époux-là comme les autres, je n’ai pas besoin qu’on me le rappelle. C’est « ma » mère ! Et je l’aime !

Aussitôt, Guillaume jaillit de son siège et, passant derrière le jeune roi, posa ses deux mains sur les épaules qu’il sentit trembler.

— Elle vous aime aussi ! Calmez-vous, mon cher enfant ! À Dieu ne plaise que j’aie voulu vous blesser. Quand deux femmes se haïssent autant que celles-là, mieux vaut pour la paix du royaume les tenir écartées l’une de l’autre.

Au prix d’un effort et de quelques profondes respirations, Baudouin réussit à se dominer et retrouva même un sourire :

— Vous avez raison. Cela je le sais aussi… mais que conseillez-vous ?

— Parlez à Balian ! Bien franchement ! Dites-lui que j’ai surpris son secret et que vous n’êtes pas hostile au remariage de votre belle-mère avec lui, mais dans quelque temps, et demandez-lui comme un service d’éviter de rencontrer un protosébaste qu’il n’a aucune raison de redouter… et qui disparaîtra quand viendra le printemps comme les pluies de l’hiver.

— Ainsi ferai-je ! soupira Baudouin après un instant de réflexion. Voulez-vous qu’à présent nous reprenions notre partie ? ajouta-t-il en désignant d’un geste courtois le siège resté vide de l’autre côté de l’échiquier d’ébène et d’ivoire…

Il est toujours difficile de convaincre un amoureux ; néanmoins Balian aimait son roi et, fort de la parole qu’il lui donnait, accepta d’éviter le Byzantin autant que faire se pouvait, mais il se rapprocha de Thibaut avec lequel, au fil des semaines et des mois, il noua une amitié en dépit de la dizaine d’années qui le séparait du jeune homme. Baudouin en fut heureux. D’abord parce que les Ibelin avaient toujours été proches de lui, ensuite parce qu’il souffrait de l’espèce d’isolement dans lequel, à la cour, on tenait volontiers son écuyer, trop continuellement en contact étroit avec lui pour que l’on ne se demande pas si la terrible maladie n’était pas en train de couver sous le haubert de mailles qu’il portait si souvent ; mais Thibaut tenait à être toujours prêt à recevoir les coups qu’une main criminelle pouvait avoir l’idée de diriger contre son roi.

L’hiver passa, aigre, frileux et inquiétant. Pendant la nuit de Noël une véritable tempête de neige s’abattit sur la Terre Sainte, transformant les dômes et les clochers de Jérusalem en une réduction de paysage montagneux, à la plus grande joie des gamins de la ville pour qui les batailles à coups de boules de neige étaient une distraction de choix parce que trop rare à leur gré. Ceux-là au moins étaient heureux, mais au palais l’inquiétude grandissait : la caravane chargée de rapporter d’Afrique les graines de l’encoba générateur de baume dont le lépreux avait besoin n’était jamais arrivée et, bien que Guillaume de Tyr en eût envoyé une seconde à l’automne pour essayer de savoir ce qu’elle était devenue et au besoin la remplacer, on achevait d’user la dernière fiole. La « reine mère » en était affectée, ce que chacun pouvait comprendre, mais l’humeur noire qu’elle affichait n’était pas due uniquement à un souci tout maternel : son jeune époux ne quittait plus sa ville de Sidon où elle se refusait obstinément à aller vivre comme il le lui demandait et, en outre, elle avait découvert que le bel Héraclius – qui ne mettait jamais les pieds dans son diocèse de Césarée – la trompait, discrètement et épisodiquement sans doute, mais la trompait tout de même avec la sémillante épouse d’un mercier de Naplouse – une ville que, selon Agnès, on aurait dû raser jusqu’aux fondations ! –, qui venait séjourner chez sa sœur à Béthanie quand le marchand se rendait à Acre pour s’approvisionner aux entrepôts du grand port. La belle se nommait Paque de Rivery, elle était d’une foudroyante beauté, sensuelle à souhait et, avec l’inconscience de ses vingt ans elle se plaisait à se parer au-dessus de sa condition et à parader dans Jérusalem dans des atours qui mettaient Agnès hors d’elle et Héraclius plutôt mal à l’aise… Cela donnait lieu à des scènes retentissantes dont se pourléchaient curieux et cancanières, mais qui scandalisaient l’entourage du roi. Celui-ci, pour couper court à tout ce bruit déplaisant, fit signifier au mercier de garder sa femme en sa maison de Naplouse et de s’en faire accompagner lorsqu’il se déplaçait à Acre pour ses affaires. En même temps, le Patriarche Amaury de Nesle fit savoir à Héraclius que la poursuite de cette aventure pouvait avoir les plus graves répercussions sur sa carrière ecclésiastique. Trop rusé pour s’entêter devant une telle coalition, l’ancien moine se le tint pour dit, voua une haine encore plus solide au Patriarche, mais regagna le lit d’Agnès et le palais de la citadelle retrouva son calme.

Pas pour longtemps. Quand revint un printemps singulièrement humide, un messager de la princesse Sibylle tomba aux genoux du roi, apportant une affreuse nouvelle : Guillaume de Montferrat atteint d’une maladie à laquelle les médecins n’avaient pas l’air de comprendre grand-chose était en train de mourir. La lettre de sa jeune épouse éplorée avançait l’hypothèse du poison…

Baudouin n’hésita pas même une seconde : il ordonna son départ pour Ascalon et fit chercher son médecin, Joad ben Ezra, pour qu’il l’accompagne. Naturellement ce fut autour de lui une levée de boucliers dont, pour une fois, Guillaume de Tyr fut le porte-parole :

— Vous allez courir un danger inutile, sire ! Les médecins d’Ascalon sont aussi bons que le vôtre et je suis certain que le comte est bien soigné. Vous devez songer à votre propre santé !

— Ma santé ? Que voulez-vous qu’elle m’apporte de pire que la lèpre ? Guillaume est mon frère par l’esprit et par le cœur. Il est celui dont j’ai fait choix pour continuer le royaume. Je veux – et il appuya sur le mot – aller vers lui et lui porter tout le secours possible. À lui et à ma sœur qui est en grand désarroi. Si c’est le poison j’ordonnerai une enquête pour punir le coupable et si c’est un mal quelconque, nous verrons à le combattre au mieux et nous prierons. Moi surtout pour que Dieu veuille conserver à mon royaume ce grand espoir que Guillaume représente. Mon cheval et une escorte réduite ! Un grand arroi me ralentirait. Je veux être parti dans une heure !

Baudouin aimait Ascalon, sa ville natale, et si les souvenirs de la toute petite enfance étaient un peu estompés, chaque fois qu’il y était retourné, du temps de son père ou ensuite, il retrouvait la même impression heureuse devant l’énorme Tell couronné de murailles blanches qui laissait glisser la ville jusqu’au port et à la mer bleue où la douceur du climat entretenait toute l’année une température sensiblement égale, où cèdres et palmiers dispensaient leurs ombres fraîches un peu partout, donnant l’impression que les remparts enfermaient autant de jardins que de maisons. En outre, les flancs de la colline en forme de bol renversé, constituée par les ruines des cités successives, laissaient parfois échapper des vestiges qu’il trouvait émouvants parce qu’il aimait y voir la trace des civilisations mortes avec leur mystère. Un endroit idéal pour une lune de miel royale et Baudouin n’aurait jamais imaginé que Sibylle, comtesse en titre ainsi que de Jaffa, pût y vivre un cauchemar. Le palais comtal, jadis bâti par les Fatimides d’Egypte à qui la ville avait été reprise en 1153, possédait cette clarté, cet art de vivre et ce charme des grandes demeures orientales ; mais quand le roi et sa suite y pénétrèrent toute lumière semblait s’en être retirée et le parfum des fleurs lui-même disparaissait sous les pénibles odeurs d’excréments combattues tant bien que mal par des encensoirs fumants.

Dans la chambre de Guillaume l’odeur était intolérable. Des médecins en robe noire s’affairaient autour de la couche où reposait le malade dont les servantes étaient en train de changer les draps souillés. Ils parlaient tous à la fois en faisant beaucoup de gestes avec cette faconde des Méditerranéens. Au milieu d’eux, le pauvre Guillaume gisait sans forces, jaune comme un coing, son corps amaigri ayant l’air de flotter dans sa peau comme si les beaux muscles de naguère s’étaient dégonflés.

— Le roi !

L’annonce, clamée par le gosier solide de Thibaut, fit l’effet d’une pierre dans une mare à grenouilles. Les robes noires s’éparpillèrent tandis que Baudouin, sans leur accorder un regard, s’avançait vers le lit sur lequel il se pencha :

— Mon frère, dit-il doucement en prenant entre ses mains gantées celle du malade, vous voilà bien mal en point. De quoi souffrez-vous ?

En dépit de son état, Guillaume s’efforça de sourire :

— Mes entrailles… Je crois qu’elles sont en train de pourrir. Je me vide sans cesse…

L’un des médecins retrouva le courage d’approcher tout en scrutant par en dessous le visage de ce jeune homme que l’on disait lépreux… et qui devait l’être si l’on en jugeait l’enflure des arcades sourcilières où la peau formait comme des écailles.

— Un flux malin du ventre, sire, mais il y a d’autres cas dans la ville. Le seigneur comte a dû boire de l’eau mauvaise…

— Et la comtesse, ma sœur ? A-t-elle aussi pris le mal ?

— Non, grâce à Dieu ! Elle n’entre plus dans cette chambre depuis… depuis…

Il cherchait à dater l’absence de Sibylle, mais Baudouin qui regardait avec compassion la figure de son beau-frère y vit soudain couler des larmes et comprit :

— Depuis longtemps, n’est-ce pas ? Le début de la maladie ?

— Nous… nous le lui avons vivement conseillé ! La jeune comtesse se doit à l’enfant qu’elle porte, fit le médecin soudain volubile et inquiet du ton cassant du roi.

Mais celui-ci lui imposa silence d’un geste et haussa les épaules :

— On ne risque pas d’attraper ce genre de maladie en épongeant un front en sueur ou en prononçant des mots de réconfort et d’amour.

L’attitude de Sibylle ne le surprenait pas. Son affection pour sa sœur – comme celle qu’il vouait à sa mère – était sans illusions. Il la savait frivole, jouisseuse et foncièrement égoïste. L’enfant qu’elle portait lui offrait une excuse idéale : même sans lui, elle se fût écartée de Guillaume dès les premiers symptômes. Elle tenait trop à sa beauté !

Cependant le médecin personnel de Baudouin, Joad ben Ezra, s’était penché sur le malade et l’examinait. Le jeune roi avait grande confiance en lui car c’était un homme sage et savant, un Juif chassé d’Espagne par les soldats de Youssouf, l’Almohade, comme Maïmonide lui-même avec lequel il avait étudié. Grisonnant, plutôt court sur jambes, la bedaine arrondie mais point agressive, la barbé carrée, le sourcil touffu, il parlait peu et lentement. Quand il eut achevé son examen dont les autres n’essayèrent pas de se mêler, il se redressa et dit :

— Il y a autre chose…

— Que veux-tu dire ?

— La dysenterie ne donne pas cette forte fièvre, ces écoulements sanglants et ces rougeurs de la peau que j’ai découvertes sur son corps.

Dans le regard soudain épouvanté du roi, Joad ben Ezra devina quelle pensée terrifiante le traversait et, tout de suite, posa sur son bras une main apaisante :

— Non. Ce n’est pas cela. Si l’eau est mauvaise et s’il y a d’autres malades, ce peut être ce qu’on appelle en grec tuphos. En ce cas, la comtesse a bien fait de s’écarter. Et tu devrais en faire autant, sire roi ! Mais ce peut être aussi… le poison ! ajouta-t-il si bas que seul Baudouin l’entendit.

L’œil de celui-ci flamba :

— Qui oserait ? Et pourquoi ?

— Tu veux en faire ton héritier. Cela peut donner à penser, mais je veux voir les autres malades. Ne t’approche pas de lui ! En attendant je vais ordonner une tisane de tamarin, fit le médecin qui demanda aussitôt de quoi se laver les mains.

Baudouin trouva sa sœur sur la terrasse élevée qu’un portique reliait à la chambre où elle s’était réfugiée. Étendue sur un amoncellement de coussins à la mode orientale, elle regardait la mer en grignotant des confiseries placées sur un plateau auprès d’elle. Sa grossesse se lisait plutôt sur son joli visage aux yeux cernés et aux traits tirés que sur sa personne enveloppée d’une sorte de dalmatique en soie bleue molletonnée qui la protégeait de la fraîcheur de l’air. L’arrivée de son frère ne lui procura visiblement aucun plaisir et elle le lui fit sentir :

— Pour l’amour de Dieu, sire mon frère, que venez-vous faire ici ? Trouvez-vous que nous n’avons pas notre suffisance de maux sans que vous apportiez les vôtres ? Aussi, je vous en prie, ne m’approchez pas !

— Telle n’est pas mon intention, rassurez-vous ! Je désire seulement savoir comment vous allez.

D’un geste, Sibylle éloigna les deux servantes qui se tenaient à quelques pas d’elle, prêtes à répondre à ses moindres désirs.

— Comment voulez-vous que j’aille alors que mon époux n’est plus qu’un flot putride et dégoûtant et que je porte en moi ce poids qui me donne mal au cœur ? Je vais mal ! Voilà ! Je vais très mal, même !

Baudouin fronça le sourcil.

— Il serait temps de vous souvenir de ce que vous êtes, ma sœur. Il n’y a pas si longtemps, vous me remerciiez de vous avoir mariée à ce flot putride que vous disiez adorer ! Quant à ce poids qui vous donne la nausée, il est celui – ou celle – qui portera un jour la couronne de Jérusalem.

— Comme vous me parlez ! Alors que j’ai tant besoin d’être réconfortée…

— Si vous pensiez un peu moins à vous-même et un peu plus aux autres, vous n’auriez pas besoin de si grand réconfort ! Cela dit, ne sortez plus de cet appartement : il se peut qu’il s’agisse d’une autre maladie qu’un flux de ventre.

Et le roi lépreux retourna près du beau chevalier agonisant qu’il avait reçu comme un frère et dont il attendait l’héritier qu’il ne pourrait jamais avoir lui-même. Mais quatre jours plus tard Guillaume de Montferrat exhalait son dernier soupir et, tandis que son cadavre était hâtivement mis au cercueil et qu’on le descendait dans la crypte de l’église Sainte-Marie-la-Verte en attendant son transfert à Jérusalem, le mal qu’aucun médecin n’avait réussi à définir clairement s’attaquait à Baudouin. Brûlant de fièvre, les entrailles liquéfiées, il dut s’aliter mais, cette fois, il n’y eut pas de grands conciliabules de robes noires autour de sa couche et Joad ben Ezra n’eut pas besoin de revendiquer son titre de médecin royal : persuadés que sa lèpre jointe à la mystérieuse maladie n’allait pas tarder à l’emporter et peu désireux d’approcher un malade si redoutable, les mires locaux prirent le large en déclarant qu’ils devaient se consacrer aux autres cas de la ville. Thibaut et Joad restèrent maîtres du terrain, se lançant dans la bataille avec la volonté farouche de la gagner tandis que, dans la cité, on entamait à tout hasard les prières des agonisants. Les deux hommes, eux, n’avaient guère le temps de prier, sinon la nuit quand le malade sous l’influence d’un élixir opiacé réussissait à s’endormir. Ils se relayaient pour changer continuellement son linge trempé de sueur ou de sanies, lui faire boire les préparations à base de plantes, comme le tamarin et la scolopendre, de miel, de cannelle que le médecin concoctait, ou encore du vin aromatisé. L’encens que l’on brûlait pour combattre les odeurs et l’esprit du mal se mêlait à la myrrhe que vinrent offrir les Mages à l’Enfant dans la nuit de Bethléem. Et jamais malade ne s’abandonna aussi docilement à ceux qui le soignaient. Jamais une plainte, mais des paroles douces qui n’empêchaient pas que l’on sentît qu’au fond de lui-même le malade se battait aussi. Une seule phrase résuma sa pensée profonde :

— Il faut que je guérisse car ma tâche n’est pas achevée. Cependant, que la volonté de Dieu soit faite !

Le combat dura trois interminables semaines, mais un jour enfin la maladie se retira du corps épuisé comme le flot se retire du rivage que sa colère vient de battre. La fièvre tomba et tout s’apaisa… Hélas, à la douleur muette des deux fidèles, la lèpre, elle, avait gagné du terrain. Des boursouflures étaient apparues aux narines, aux tempes et sur les membres, épaisses et d’un brun cuivré, tandis que sur le corps les taches s’étendaient sans épaisseur. On s’attacha alors à réparer les forces perdues par une nourriture saine, tonique et rafraîchissante.

Vint enfin le jour où Baudouin put se lever, marcher dans la chambre et déclara qu’il fallait cesser de prier pour lui, mais rendre grâces au Seigneur Tout-Puissant qui lui accordait de poursuivre sa tâche pendant quelque temps encore. Pas une seule fois, durant tout ce temps, Sibylle ne s’était approchée de la chambre du malade. Les nouvelles lui étaient portées par l’une de ses femmes qu’elle envoyait auprès de Thibaut, exigeant qu’elles lui soient communiquées à travers la porte car l’écuyer lui non plus ne devait pas s’approcher d’elle. Sa grossesse avançait et il était naturel qu’elle voulût protéger son enfant, mais les bruits du palais étaient venus jusqu’à la chambre de Baudouin, véhiculés par les serviteurs chargés du nettoyage : la jeune veuve, toutes nausées abolies, avait recouvré sa belle santé et s’impatientait à présent d’être retenue à Ascalon. Elle souhaitait que l’on conduisît le corps de Guillaume à Jérusalem pour y recevoir sa sépulture et gagner ensuite, avant les fortes chaleurs de l’été, le petit palais de Jaffa, en bord de mer lui aussi, mais où rien ne lui rappellerait les jours pénibles d’Ascalon. C’était tout à fait dans sa manière égoïste de réagir devant le deuil ou la souffrance des autres et Thibaut, qui la connaissait bien, était persuadé qu’une fois l’enfant venu au monde elle n’aurait de cesse qu’on lui trouve un nouvel époux aussi beau et aussi vaillant au déduit que l’avait été le pauvre Guillaume déjà oublié sans doute. Comme dame Nature et dame Agnès, Sibylle avait horreur du vide…

La convalescence de Baudouin se poursuivait cahin-caha dans un corps déjà tant éprouvé quand deux nouvelles franchirent les portes d’Ascalon, fermées sur l’ordre du roi pour éviter que l’épidémie – plusieurs personnes étaient mortes après Guillaume de Montferrat – ne se propage. D’abord, la flotte de guerre byzantine venait de rejoindre, dans le port d’Acre, les navires du protosébaste et elle était d’importance : plusieurs dizaines de dromons, ces énormes coques cuirassées qui transportaient des troupes, mais aussi les lourdes machines de siège, les catapultes et les tubes de fer vomissant le feu grégeois, cette arme redoutable dont les flammes pouvaient incendier n’importe quel objectif et que l’eau n’éteignait pas car elles pouvaient courir sur la mer ; il y avait aussi des galères rapides et des navires de débarquement dont l’arrière s’abattait sur le rivage pour y jeter leur chargement d’hommes. Plusieurs hauts personnages de l’empire les commandaient et ceux-ci ne cachaient pas leur impatience de s’adjoindre les forces promises jadis par le roi Amaury et d’aller attaquer Saladin sur sa terre d’Egypte. En attendant, tout ce monde créait dans le port d’Acre une agitation et un désordre que la longue absence du roi autorisait.

La seconde nouvelle était de moindre importance encore qu’elle relevât du même processus d’absence : Etiennette de Milly, la Dame du Krak, venait d’épouser Renaud de Châtillon.

— Sans mon aveu ! gronda Baudouin. Ces gens-là me croient-ils déjà mort pour se conduire comme si je n’existais plus ? Il faut rentrer à Jérusalem. Et vite !

— Vous êtes encore faible, sire ! objecta Joad ben Ezra. Au moins, acceptez de faire le chemin en litière !

— Comme une femme, ma sœur par exemple qui devra suivre le corps de son époux ? Jamais ! Surtout en de telles circonstances ! Je ferai la route à cheval !

Ordre fut donc donné de tout préparer pour le départ. Le roi escorterait lui-même la dépouille mortelle de son beau-frère jusqu’à la chapelle des Chevaliers de l’Hôpital dont la maison était proche du Saint-Sépulcre, où Guillaume de Tyr célébrerait les obsèques et où le défunt reposerait pour l’éternité en compagnie de sa longue épée devenue inutile.

Le matin du départ, Baudouin, pour la première fois, demanda un miroir. Déjà revêtu du long surcot armorié passé sur le haubert, il se tenait debout près d’une fenêtre dans la claire lumière du matin et, sans se retourner, tendit la main pour saisir l’objet demandé. Enfin il se regarda mais sans que l’on pût voir trembler sa main ou frissonner sa haute silhouette. Il n’eut même pas un soupir tandis que durant une interminable minute, il scrutait son visage. Enfin il rendit le miroir à Thibaut mais ordonna :

— Va me chercher un voile !

— Un voile ?

— Oui. Est-ce si difficile à comprendre ? Une mousseline suffira… pour le moment. Mais blanche !

Un peu plus tard, Thibaut, crispé, rapportait ce qu’on lui demandait : l’une de ces écharpes transparentes dont les dames s’enveloppaient la tête et les épaules. Baudouin prit l’étoffe, trop longue pour ce qu’il voulait en faire, la trancha en deux sur le fil de son épée, s’en enveloppa la tête et ordonna que l’on pose dessus le heaume couronné sans ventail qu’il portait lorsqu’il n’allait pas au combat.

— Bientôt, dit-il – et sa voix était calme et unie comme l’eau d’un lac –, je n’aurai plus de visage acceptable. Mieux vaut que je n’en aie plus du tout pour personne. Sauf Marietta ! Je ne suis pas sûr que ma mère le supporterait, elle pour qui la beauté est la seule raison d’être !

— Mais moi je ne suis pas elle ! Mais moi je vous vénère et je vous aime, cria Thibaut soudain hors de lui. Votre visage ne m’effraie pas.

— Pas encore parce que tu y es habitué, mais cela viendra.

— Jamais ! Imaginez qu’au cours d’une bataille ma figure soit détruite : me rejetteriez-vous ?

— Tu sais bien que non.

— Alors pourquoi voulez-vous me rejeter maintenant ? Car c’est à quoi cela revient si vous ne voulez plus me montrer votre visage. Comment vous soigner ? Comment vous servir en ce cas ? Aurais-je démérité ?

— Ne pose pas de questions stupides ! Tu viens de te battre durant des jours pour sauver ma misérable vie. Je t’en remercie au nom de mon royaume… comme je te remercie aussi, Joad ben Ezra, ajouta-t-il en se tournant vers le médecin qui l’observait, bras croisés sur la poitrine, en triturant un bout de sa barbe. Je saurai te payer de ta peine.

— Si vous continuez d’accepter mes soins, je serai payé au centuple. Oh, je ne suis pas indifférent aux biens terrestres, mais, sire, je suis médecin avant tout et vous représentez le cas le plus fascinant de toute ma carrière, répondit-il avec dans les yeux une étincelle malicieuse. Et à moi non plus vous ne cacherez pas votre visage parce que je veux combattre le mal pied à pied, et si le Très-Haut le veut…

Baudouin garda le silence un instant, appréciant à leur valeur ces dévouements dont il n’aurait sans doute jamais douté sans le choc émotionnel ressenti en découvrant dans le miroir que son visage avait commencé sa destruction. Peut-être qu’au fond de lui-même il n’y avait jamais cru et sa décision de porter désormais un voile venait certainement du besoin de cacher les traces de son désespoir plus encore que les ravages de la lèpre.

— Merci ! dit-il enfin, et il se dirigea vers l’escalier.

Quand il parut dans la cour sous les rayons du soleil une sorte de frisson passa sur ces hommes en armes qui l’attendaient rangés autour du chariot tendu de noir où reposait le corps du défunt. La vue du léger tissu, immaculé et ondoyant, qu’encadrait l’acier du casque couronné d’or et qui changeait le visage en une brume neigeuse les frappa de plein fouet. Certains se signèrent, comprenant ce que cela signifiait. Sans se soucier de la douleur soudaine qu’il ressentit à la hanche, Baudouin enfourcha Sultan qu’il fit volter, cabrer même, puis il le calma en flattant son encolure soyeuse. Sa voix s’éleva, sonore et grave, tandis qu’il tirait son épée et la brandissait :

— Je suis toujours votre roi ! clama-t-il. Et même si vous ne voyez plus mes traits, sachez que, tant qu’il me restera un peu de forces, je continuerai à vous mener au combat, à défendre cette couronne que je tiens de mes pères et surtout notre sainte terre où coula le sang du Christ. Et, avec votre aide, nous triompherons encore de l’infidèle !

Un tonnerre d’acclamations lui répondit tandis que dansaient bannières et pennons. Poussant son cheval, Baudouin prit la tête du cortège pour traverser la ville et rejoindre la route de Jérusalem. Il avait gardé son épée à la main et les rayons du soleil frappant à la fois la lame étincelante et les feuilles d’or de la couronne l’environnaient d’une si grande lumière que les bonnes gens, croyant voir saint Georges en personne, s’agenouillaient dans la poussière sur son passage. Lui ne les voyait pas. Son regard s’attachait à la scintillante croix dorée plantée sur le dôme de Sainte-Marie-la-Verte et que l’astre du matin nimbait de gloire. Il sentit alors, avec une certitude aveuglante, qu’il était toujours le maillon entre cette foule craintive et le ciel étincelant, et qu’il fallait que ce lien tienne jusqu’à la limite extrême. Peut-être était-il la victime expiatoire nécessaire au salut de ce peuple, fragile comme il l’était lui-même devant les tentations du siècle, mais, de cet instant, il accepta…

Soudain, comme il franchissait les portes de la ville, il entendit une femme qui disait :

— Est-ce vraiment lui ou déjà son fantôme ? Il me fait peur…

Et un homme qui répondait :

— S’il pouvait faire aussi peur aux Sarrasins, ce serait bonne chose…

Chevauchant à la croupe de Sultan, Thibaut aussi avait entendu et il en éprouva une espèce de soulagement, presque de la joie. C’était peut-être la réponse à l’angoisse qui lui serrait le ventre depuis que le visage de son roi avait disparu sous la blanche mousseline. Le brumeux tissu pouvait le faire entrer vivant dans la légende, celle qui naît d’un mystère. Au lieu d’être un repoussoir, le royal chevalier au voile blanc allait attirer tous ces gens épris de merveilleux ou les frapper de terreur. De toute façon Baudouin en tirerait une force nouvelle… Tout au long des dix-huit lieues séparant Ascalon de Jérusalem, parcourues au rythme lent imposé par le char funèbre et la litière transportant la jeune veuve, le même phénomène se reproduisit : tous s’agenouillaient au passage de ce mort mené par un chevalier sans visage aux armes fulgurantes, donnant à penser que c’était peut-être là non plus le roi mesel, mais quelque archange descendu du ciel.

Aux portes de la Ville sainte apparut la Vraie Croix(11), le plus haut symbole du royaume dont le bois fragilisé par le temps s’habillait d’or et de pierres précieuses, entourée par les Chevaliers du Temple, comme aux jours de bataille, et devant laquelle se détachait la lourde silhouette du Grand Maître Odon de Saint-Amand, dont Guillaume de Tyr qui le détestait disait qu’il soufflait la fureur par les narines, ne craignant ni Dieu ni les hommes. Vinrent aussi frère Joubert et ses Chevaliers de l’Hôpital Saint-Jean de Jérusalem, dont les robes noires frappées d’une croix blanche contrastaient si fort avec celles, blanches à croix rouge, des Templiers, leurs rivaux. Ceux-là venaient prendre livraison du mort car, n’étant pas roi, Guillaume de Montferrat ne pouvait gagner sur le Calvaire la sépulture royale. Celle-ci lui serait donnée dans la chapelle de l’Hôpital. Vinrent ensuite le Patriarche et aussi le Chancelier, mais c’était à la rencontre du roi, non à celle de son beau-frère.

À la vue de Baudouin IV, immobile et droit sur sa selle, la surprise se peignit sur tous ces visages, mais celui de Guillaume de Tyr refléta la douleur car il avait compris quelle souffrance se cacherait désormais sous le masque de voile blanc.

La mère aussi comprit quand, aux marches du palais, elle vint saluer son fils et recevoir sa fille au corps déformé par l’enfant à naître. Sibylle portait elle-même un voile mais celui-là, bleu comme le ciel, l’enveloppait tout entière et dissimulait une espérance. En voyant Baudouin, de lourdes larmes glissèrent en silence sur le beau visage d’Agnès : elle aussi avait longtemps cru qu’un miracle pourrait advenir… Mais cru vraiment ! De toute la foi qui somnolait au fond de son âme pervertie depuis longtemps par la révélation de sa beauté et de ce qu’elle pouvait en tirer de plaisir. Cette terre n’était-elle pas celle où l’impossible se réalisait ? Pourquoi alors les flots du Jourdain qui avaient guéri tant de lépreux étaient-ils impuissants à libérer son fils de l’horreur annoncée ? Elle savait ce que l’on chuchotait au palais comme à la ville : que l’enfant payait pour l’inconduite de sa mère, mais, de tout son orgueil, elle refusait à ces gens de rien le droit de la juger, comme elle se refusait à déverser dans l’oreille d’un prêtre – d’un vrai ! – les beaux péchés de chair qu’elle ne regrettait pas un seul instant. Demander pardon, même à Dieu, lui était impossible !

Pourtant, cet enfant, elle l’aimait et, dans sa douleur en face de ce visage caché, elle trouva l’impulsion d’un geste dont personne ne l’aurait crue capable. Lorsqu’il mit pied à terre, moins vite et avec plus de peine que d’habitude, elle s’élança vers lui, le prit dans ses bras, le serra contre elle et posa ses lèvres sur le visage dont elle souleva le masque de mousseline :

— Mon fils bien-aimé ! Vous êtes vivant et nous devons en remercier le Seigneur Dieu !

Bouleversé par cet instant d’amour pur, il lui rendit son étreinte en rejetant la tête en arrière.

— Ma mère, dit-il avec une infinie douceur, c’est pour l’enfant à naître qu’il faut prier Dieu ! Il aura besoin de votre force plus encore que de sa mère qui n’en a guère ! Veillez sur lui !

Il passa son chemin, une main appuyée à l’épaule de Thibaut. Celui-ci remarqua alors les deux hommes qui s’étaient tenus derrière Agnès et que Baudouin, trop ému sans doute, n’avait pas aperçus. Jocelin de Courtenay et Héraclius suivaient le roi des yeux. Un regard curieusement semblable et qui ne lui plut pas : la même haine brûlait dans leurs prunelles étrécies, une haine incompréhensible à moins qu’elle ne fût née de la déception de voir le roi revenir vivant des portes de la mort. Il pensa qu’il lui faudrait rester sur ses gardes plus que jamais…

En retrouvant celui qu’elle appelait volontiers son petiot, Marietta ne fit aucun commentaire mais, quand il eut enlevé le heaume et le voile, Thibaut vit bien qu’elle pâlissait et, dans le regard qu’elle échangea avec lui, il lut une grande douleur. Baudouin, lui, ne vit rien : il était trop las. La lente chevauchée de deux jours l’avait épuisé bien plus que ne l’eût fait une bataille. Peut-être était-ce parce qu’il mesurait à quel point il était affaibli et que l’avenir du royaume l’angoissait de nouveau. Il l’avoua d’ailleurs sans détour :

— Je ne tiendrai jamais jusqu’à ce que l’enfant soit en âge de régner. Montferrat mort, tout s’écroule. Après moi qui saura gouverner durant la minorité de l’héritier ? Si c’est un garçon ! Et même, c’est chose bien fragile qu’un petit enfant. Il faudrait peut-être que Sibylle accepte de se remarier ? Mais avec quel prince à présent ?

— Pourquoi un prince ? fit Guillaume de Tyr entré selon son habitude sans se faire annoncer. La naissance est proche et, si le bébé est viable, point n’est besoin de faire venir quelque fils ou neveu de roi qui pourrait être tenté de travailler pour son propre compte. Un haut seigneur de chez nous, vaillant, intelligent et fidèle devrait suffire à la tâche.

— À qui pensez-vous ?

— À Baudouin de Ramla, le plus aîné des Ibelin. Il se dessèche d’amour pour la princesse dont le mariage l’a réduit au désespoir, mais il possède de grandes qualités et c’est votre féal sans discussion possible.

— Pourquoi pas ? Si ma sœur l’agrée…

— Il était loin de lui déplaire avant l’arrivée de Montferrat.

— C’est peut-être la solution… bien que nous ignorions s’il possède l’envergure nécessaire. Mais, si le temps me prenait de vitesse, vous pourriez recourir à un régent comme durant ma minorité. Mon cousin Raymond s’est admirablement acquitté de cette tâche et il est encore jeune… Et comme il semble incapable de procréer, il ne pourrait espérer implanter une dynastie aux lieu et place de la nôtre…

— Cela n’empêche pas l’ambition. En outre, vous savez bien que l’assemblée des barons ne l’accepterait pas ! De toute façon, ajouta le Chancelier avec douceur, nous avons grandement loisir de peser le pour et le contre. Comment vous sentez-vous, sire ?

— Très las mais, après tout, je suis encore convalescent. Un peu de repos devrait me rétablir tout à fait. À présent, parlons de ce qui vient de se passer ici. Les Byzantins ?

— Viendront vous saluer dès que vous le leur permettrez.

— Demain ! Ou plutôt après-demain. Ils attendront bien vingt-quatre heures de plus. J’ai une autre affaire à régler : ce mariage conclu sans l’autorisation royale. Thibaut, ajouta-t-il en se tournant vers son écuyer, va me chercher messire Renaud !

— Ne bougez pas, Thibaut, intervint Guillaume. Il n’est plus là !

— Plus là ? tonna Baudouin à qui la colère rendait des forces. Cela ressemble à de la désertion, une vilenie dont je le croyais incapable. Et qui commande ici ?

— Balian d’Ibelin. Entre parenthèses, il s’en tire à merveille car, s’il est plus froid, il est tout aussi vaillant que Renaud. Quant à celui-ci, il est venu me voir avant son départ pour le pays de Moab avec son épouse, c’est-à-dire il y a huit jours…

— Il a osé ? Vous ne l’avez pas fait jeter en prison sur-le-champ ?

— Non, sire, et je crois que vous allez comprendre. L’arrivée de la flotte byzantine lui a donné à penser. Si l’expédition prévue prend la mer en direction de l’Egypte, Saladin peut en conclure que les immenses terres d’Outre-Jourdain seront sans défenseur et, tout en repoussant vos assauts, envoyer des troupes par la mer Rouge faire main basse sur ce grand fief qui est au sud, la clef du royaume. Il mérite une punition, sans doute, mais…

— Son raisonnement n’est pas si bête ! Et puis, n’est-ce pas, personne ici ne croyait me revoir vivant ? Oublions cela ! D’autres nouvelles ?

— Oui, sire, et non des moindres : le comte de Flandre Philippe d’Alsace vient d’arriver à Césarée avec un important contingent. J’avoue que cela me comble de joie : je ne cesse d’écrire à l’Europe entière pour que rois et princes se soucient de la Terre Sainte, nous envoient des troupes, et…

— Par le Dieu Tout-Puissant que ne le disiez-vous plus tôt ? C’est la meilleure des nouvelles ! Voilà le salut qui nous arrive du ciel et la réponse à mes prières. Le comte de Flandre n’est pas roi, mais c’est l’un des hauts seigneurs de la Chrétienté et il est notre cousin très proche par le sang, mais aussi par l’amour pour la Terre Sainte puisque son père, le grand comte Thierry, est venu prier et guerroyer ici à quatre reprises. En outre, il a épousé Sibylle d’Anjou, fille de mon grand-père Foulque et de sa première femme Aremburge du Maine. Si Philippe est aussi vaillant que lui, le chef qui mènera les Francs en Égypte sur les vaisseaux de Byzance est tout trouvé ! Et moi, pendant ce temps, je préparerai si belle défense que lorsque Saladin, chassé de sa grasse Égypte, viendra regrouper ses forces de Syrie dans l’espoir de nous prendre à revers, tout sera prêt pour le recevoir ! Mon père avait raison : tant que le sultan tiendra l’Egypte, il n’y aura pas de paix durable possible pour le royaume !

La joie qui rayonnait sur le visage déjà si cruellement abîmé serra le cœur des deux hommes qui écoutaient, mais en son âme le Chancelier archevêque remercia Dieu : la foi en la grandeur de sa couronne habitait toujours Baudouin. En dépit du calvaire devenu soudain si rude, il restait le roi avec son poids d’espérance et ses grands desseins. Il avait compris que Saladin ne resterait pas toujours tapi dans son palais du Caire, trêve ou pas, et que la seule façon d’éviter qu’il n’étende à nouveau sa griffe vers le royaume de Jérusalem était de l’obliger à se défendre. Mais quitter son poste de vigilant gardien du royaume ne se pouvait. L’arrivée de Philippe d’Alsace le libérait même si, au fond de lui-même, il regretterait qu’un autre s’en allât cueillir les lauriers de la victoire.

Guillaume de Tyr qui lisait dans la pensée de son ancien élève ne put s’empêcher de sourire :

— Ne rêvez pas trop, sire ! Votre héros est marié depuis dix-huit ans à Isabelle de Vermandois.

— Je ne pensais pas à cela. De toute façon, une veuve ne saurait se remarier avant une année révolue et le pèlerinage de notre cousin ne durera peut-être pas si longtemps. Que cela ne nous empêche pas de remercier Dieu de nous l’avoir envoyé !

Baudouin ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’était un peu hâté de rendre grâces. Non que le comte de Flandre fût déplaisant à première vue. Ce grand féodal à la solide quarantaine, ami des lettres et des poètes, était précédé d’une réputation d’excellent administrateur. Il savait aussi faire œuvre de pionnier, ayant fait exécuter chez lui d’importants travaux, comme l’assèchement des immenses marais de l’Aa entre Watten et Bourbourg, et veillé à l’embellissement de plusieurs cités comme Cambrai et Lille. Aussi pouvait-on se demander pour quelle raison il avait quitté ses riches terres, emmenant un important contingent pour ce long et pénible voyage en forme de pèlerinage. Peut-être pour suivre l’exemple de son père, le comte Thierry, venu quatre fois avec tant de piété que le Patriarche d’alors lui avait remis une sainte ampoule contenant quelques gouttes du sang du Christ recueilli sur le Calvaire par Joseph d’Arimathie et qui, rapportée à Bruges, était devenue le centre de toute dévotion(12). Etait-ce pour obtenir du ciel l’héritier que, depuis dix-huit ans, son épouse Isabelle de Vermandois n’avait pas réussi à lui donner ? En observateur sagace de l’humanité, Guillaume n’y croyait guère. Le visage avenant du comte, ses grandes manières et son teint fleuri de bon vivant n’interdisaient pas qu’il y eût à se méfier de son œil gris-bleu froid comme la pierre et de sa mâchoire carnassière… Mais Baudouin était trop jeune pour s’arrêter à ces détails. L’accueil qu’il réserva à son cousin en présence de tous les barons et des envoyés de Byzance fut fastueux, mais aussi chaleureux. Avec l’enthousiasme de son âge il ne lui cacha pas qu’il voyait en lui l’homme providentiel grâce à qui, de compte à demi avec l’empereur, les visées expansionnistes de Saladin pourraient être détruites et le royaume franc capable de reprendre les terres déjà reconquises comme les comtés d’Edesse et de Turbessel. En outre, au cas où la mort le prendrait plus tôt que prévu, Philippe d’Alsace ne serait-il pas le meilleur régent possible, étant donné ses grandes qualités ?

Hélas, cette offre née d’un si grand oubli de soi et d’un tel souci du bien du royaume ne trouva pas chez le comte l’écho espéré. En face de ce visage voilé et couronné d’or qui lui rappelait sans doute un souvenir désagréable – son beau-frère Raoul II de Vermandois n’avait-il pas succombé à la lèpre douze ans plus tôt ? –, il opposa un refus, non seulement fort peu chrétien mais presque insultant : il n’était pas venu pour s’engager à quoi que ce soit ni rester plus longtemps que prévu. Quant à la régence, le roi pouvait bien en investir qui lui chantait.

Avec une patience infinie Baudouin ne riposta pas comme l’aurait mérité l’insolent, mais chargea les barons – peu satisfaits du personnage – de le convaincre de mettre au moins son épée au service de la Croix en allant combattre et réduire Saladin, son plus grand ennemi, la régence en cas de mort subite pouvant être confiée en son absence à un homme de guerre solide comme Renaud de Châtillon.

Le résultat fut encore plus désastreux. Philippe commença par leur dire qu’il ne voulait pas entendre parler du seigneur de Krak – lequel, survenu à toute allure pour la circonstance, faillit bien l’étrangler en réclamant raison de cette bonne parole ! Quant à l’Egypte, s’il y allait ce serait pour en devenir lui-même le roi. En outre, au cours de la conversation, le comte de Flandre eut le front de déclarer qu’en ce qui concernait l’avenir du royaume, il ne voyait pas pourquoi les deux sœurs du roi ne seraient pas données en mariage au fils d’un de ses vassaux, Robert de Béthune, un petit seigneur d’Artois qu’il avait emmené dans son voyage.

« En entendant ces paroles, écrivit plus tard Guillaume de Tyr, nous découvrîmes avec stupeur la perversité de cet homme et ses projets déloyaux. Lui qui avait été accueilli par le roi avec une infinie bienveillance oubliait sa qualité d’hôte, méprisait les lois de la succession et nouait des intrigues pour le détrôner. »

Baudouin, alors, lui écrivit une lettre fort sèche qui le rappelait au souci des convenances : une princesse ne pouvait se remarier avant un an et Guillaume de Montferrat n’était mort que depuis trois mois. En outre, une fille de roi et nièce d’empereur – cela pour Isabelle – ne pouvait se donner à n’importe qui. Comprenant qu’il était allé trop loin, Philippe demanda qu’on lui laisse le soin de choisir quelqu’un de tout à fait digne, mais sans donner de nom. Ce que roi et barons refusèrent en bloc.

Cependant les Byzantins commençaient à perdre patience. Le contingent de Flandre les intéressait, les derniers ordres de l’empereur étant de ne point contraindre le roi de Jérusalem à se dépouiller de ses propres forces pour les accompagner. Andronic l’Ange et Jean Doukas lui montrèrent la bulle d’or de l’empereur afin d’accréditer leurs pouvoirs. L’imprévisible Philippe trouva alors une autre échappatoire : il ne voulait pas que lui et ses troupes fussent exposés à « mourir de faim ». Il était personnellement habitué à n’emmener ses hommes que là où régnait l’abondance : « ils ne pourraient pas supporter les privations ». En revanche il aiderait volontiers à servir la cause du Christ dans un endroit moins dangereux…

La suite était plus que prévisible : à l’unanimité on l’accusa de lâcheté, ce qui le mit fort en colère – et avec quelque raison car ce bruit venu de Terre Sainte risquait de le mettre au ban de la Chrétienté. Il décida alors d’accomplir les rites du pèlerinage, après quoi il réfléchirait au lieu où il pourrait étaler sa bravoure.

Cette comédie n’avait duré que quinze jours mais Baudouin en avait tant souffert qu’il lui avait fallu s’aliter de nouveau. Les envoyés de Byzance, pleins de compassion et d’admiration pour son courage, proposèrent de repousser l’expédition d’Egypte de quelques mois. En même temps ils apprirent au roi que le comte de Flandre venait de quitter Jérusalem pour Naplouse, ce qui les inquiétait fort. Aussitôt Baudouin convoqua Guillaume de Tyr :

— Que va-t-il faire là-bas ? N’ayant pu mettre la main sur ma sœur Sibylle, compte-t-il prendre ma sœur Isabelle en otage ? Pour la marier selon son idée et se rapprocher ainsi de l’empereur ?

— C’est fort probable. Tel que nous le connaissons maintenant, nous pouvons nous attendre à tout.

— Votre conseil, mon ami !

Les yeux bruns du Chancelier pétillèrent de malice :

— Il est court, sire, et tient en un seul mot : Ibelin !

— Que j’autorise la reine Marie à épouser Balian ? C’est cela ?

— Parfaitement, et je pense qu’il faut faire vite et envoyer dans l’heure votre assentiment au mariage. Dois-je appeler votre secrétaire ? Si vous en êtes d’accord, bien sûr.

— Quelle question ! C’est la meilleure des idées… Le douaire va se changer en dot et Balian saura la défendre contre tout venant. Je vais envoyer…

— Avec votre permission, sire, envoyez donc Balian lui-même avec ceux de sa mesnie. C’est encore lui qui ira le plus vite, car l’aiguillon de l’amour est le plus fort qui soit.

— Tu l’accompagneras, Thibaut ! fit le roi en se retournant vers son écuyer. Avec ma bannière et mes armes, afin que tous sachent que ce mariage est ma volonté. Va te préparer ! Je te remettrai ensuite un présent pour la fiancée ! Fais célébrer le mariage aussitôt !

Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois et, une heure plus tard, en effet, il chevauchait à côté d’un Balian d’Ibelin rayonnant de bonheur et d’orgueil. Il était heureux lui aussi à la pensée de revoir Isabelle dont, depuis un an, il n’avait eu aucune nouvelle. Il donnait aussi une pensée à Ariane en se demandant toutefois si elle était toujours auprès de sa princesse. Longtemps il avait redouté un coup de tête suscité par le si grand amour qu’elle portait à Baudouin. Elle avait tant espéré vivre dans son ombre, ne plus le quitter jamais, que le séjour de Naplouse devait ressembler pour elle à un cruel exil… En tout cas il n’y avait guère apparence qu’elle fût revenue à Jérusalem où Thibaut s’était renseigné sur ce qui se passait chez son père. Toros était à présent l’heureux époux d’une toute jeune femme qu’il couvrait de bijoux, et semblait avoir oublié jusqu’au nom de sa fille.

L’écuyer du roi fut vite rassuré : lorsque à la suite de Balian il fut admis dans la salle d’honneur où la reine douairière siégeait au milieu de toute sa maison, il vit Ariane au premier rang des femmes groupées auprès du petit trône d’argent et d’émaux où avait pris place Marie Comnène. Isabelle, pour sa part, se tenait assise sur un carreau de velours aux pieds de sa mère, mais leurs sourires se rejoignirent et il en éprouva une joie extravagante qu’il dut réprimer afin de ne pas troubler la solennité de l’instant… Un profond silence régnait, en effet, tandis que Marie lisait la lettre de son beau-fils.

Quand elle eut fini, elle se leva, toute droite dans sa robe violette ocellée de perles, vint jusqu’à Balian qui avait mis genou en terre et lui tendit ses deux mains avec un radieux sourire :

— Voici mes mains, sire Balian, et ma foi et mon cœur ! Notre roi bien-aimé a bien voulu non seulement autoriser, mais ordonner nos épousailles. Désormais vous serez seigneur en ces lieux !

Il se releva, la baisa sur la bouche, puis tous deux se dirigèrent vers la chapelle afin de remercier Dieu du bonheur qui leur était accordé et prier pour celui qui en était le royal artisan. Les préparatifs de la cérémonie nuptiale commenceraient aussitôt après, en ville aussi bien qu’au palais, car l’annonce de l’événement allait être faite aux carrefours afin que chacun y prenne part. Tout Naplouse s’y emploierait de bon cœur, car c’était belle joie pour tous que la princesse grecque, dame de ces lieux, consolide ses liens avec le royaume en épousant l’un de ses plus hauts et plus vaillants barons.

Seul Philippe d’Alsace ne se réjouit pas. Il avait espéré amener Marie à épouser l’un des siens afin de nouer avec Byzance des liens extérieurs à ceux tissés jadis avec le royaume franc. Quant à la jeune Isabelle, sa mère, lors d’une entrevue assez raide qu’il avait eue avec elle, lui avait déclaré que sa fille venait d’être promise au jeune Alexis, fils du Basileus. Ce qui était un mensonge éhonté, dont elle n’eut guère de peine à obtenir l’absolution, mais c’était la seule issue qui lui était venue à l’esprit.

Aussi quand le dernier messager de Flandre à Jérusalem, Robert de Béthune, revint lui annoncer que Doukas et l’Ange étaient prêts à modifier leurs plans et à attendre son bon vouloir pour peu qu’il s’engageât par serment à les accompagner en Égypte ou, s’il était empêché par la maladie, à laisser partir ses hommes, répondit-il avec fureur par un refus aussi obstiné que définitif. Il irait guerroyer contre l’Islam avec qui lui conviendrait et quand il lui plairait !


Cependant, dans les jardins du palais, Thibaut retrouvait Isabelle près de ces mêmes cyprès qui avaient été témoins de leur engagement. Elle avait grandi et elle était plus ravissante encore qu’au soir du baiser donné. La nature semblait décidée à lui épargner les angles et les gaucheries de l’adolescence : ce qui aurait dû être aigu se traduisait chez elle en fragile délicatesse, mais le discours qu’elle lui tint n’avait rien de fragile :

— Eh bien, messire Thibaut, que devient votre promesse de nous faire regagner Jérusalem ? Voilà que vous vous mêlez de marier ma mère au seigneur d’Ibelin et qu’apparemment il est venu ici pour y rester ?

— Je n’ai rien promis de tel, il me semble ? protesta le jeune homme outré de tant de mauvaise foi. J’ai dit seulement que je serais infiniment heureux de vous revoir auprès de votre frère. Quant à marier la reine, je ne suis dans cette affaire que le témoin du roi ! Il se peut d’ailleurs que vous ne restiez pas ici. Vous irez peut-être à Ibelin.

— Je ne sais même pas où cela se trouve. Un trou perdu sans doute ? Et qui pourrait me faire regretter Naplouse.

Puis, se calmant et changeant de ton, elle demanda :

— Comment va-t-il ?

— Qui, madame ?

— Ne faites pas l’âne ! Mon cher Baudouin, bien sûr.

Son inquiétude faisait trembler sa voix. Ses beaux yeux imploraient une réponse réconfortante, mais Thibaut détourna son regard :

— Pas bien ! Le mal qu’il a pris en Ascalon du défunt marquis de Montferrat a manqué le tuer, mais n’a pas tué la lèpre dont il souffre plus que jamais. Son visage est attaqué, comme ses mains et ses pieds, et il le cache désormais sous un voile blanc.

— Oh, mon Dieu !

Au cri de douleur d’Isabelle, un autre fit écho, suivi de sanglots plus déchirants encore… Ils venaient de derrière un buisson que Thibaut franchit, suivi de la princesse. Ariane était là, à genoux sur le sable de l’allée et quasi prosternée, son visage caché dans ses mains crispées, image vivante et pitoyable du désespoir. Aussitôt Isabelle se laissa tomber près d’elle et la prit dans ses bras pour la bercer, mais releva son menton pour regarder Thibaut :

— Elle était là, Bonne Mère de Jésus ! Vous n’imaginez pas, Thibaut, combien elle l’aime !

— Je le sais, madame… mieux encore que vous, peut-être, mais je ne regrette pas qu’elle sache dès à présent à quoi s’en tenir. De toute façon, il me fallait le lui dire et, au moins, à cette heure vous êtes là pour adoucir le coup. Non, je ne regrette pas qu’elle ait entendu.

Un long moment, tous deux restèrent muets. Isabelle caressait doucement les cheveux d’Ariane dont le chapel rouge et le voile avaient glissé. Elle pleurait, elle aussi, et Thibaut les regardait, navré. Isabelle dit enfin :

— Je l’aime beaucoup, vous savez ? Pas au début, parce que je la croyais votre douce amie en dépit de ce…

— De ce que je vous ai avoué… et de cet anneau que je porte toujours au cou ? Oh, Isabelle !

— Je pensais qu’elle l’avait été et que par chevalerie vous vouliez la protéger, mais une nuit je l’ai entendue pleurer et elle m’a tout dit. Aussi m’est-elle devenue chère, comme une sœur puisque son être entier est à mon frère.

La voix d’Ariane se fit alors entendre, suppliante et désolée :

— Ramenez-moi auprès de lui, messire ! S’il souffre à ce point, il a plus que jamais besoin de se savoir aimé…

— Marietta le soigne mieux qu’une mère et moi je suis là aussi. Nous l’aimons tous les deux. J’admets qu’il en a besoin, car nous n’avons plus de cette huile et de ces graines qui retardaient le mal. La caravane n’est jamais arrivée et celle envoyée par Guillaume de Tyr pas encore revenue. Vous voyez, je vous dis tout.

— Si c’est votre manière de chercher à la décourager, fit Isabelle acerbe, ce n’est pas la bonne !

En effet, Ariane se redressait, visiblement prête à livrer bataille :

— Alors il faut que j’y aille ! Nous autres gens d’Arménie avons nos remèdes appris dans nos montagnes. Il en est que l’on pourrait essayer…

— Non, coupa Thibaut, pensant que la discussion avait assez duré et qu’il fallait y mettre fin. Non, vous ne le soignerez pas parce qu’il ne l’acceptera pas. Surtout de vous ! Je vous ai dit qu’il cachait son visage sous un voile : pensez-vous qu’il vous permettrait de le soulever ? Seule la main divine du Christ pourrait tout effacer et vous n’êtes pas le Christ. Vous ne pouvez rien, sinon aggraver sa souffrance !

— Devez-vous vraiment être aussi brutal ? s’insurgea la princesse. Ayez au moins un peu de pitié !

— J’en ai, mais pas pour elle ! Votre frère, madame, a l’âme trop haute pour accepter compassion ou attendrissements alors qu’il rassemble ses forces pour poursuivre sa mission royale. Et savez-vous pourquoi il les accepterait moins de cette jeune fille que de quiconque ?

— Pourquoi ?

— Parce qu’il l’aime ! Aussi, Ariane, resterez-vous là où il vous a mise, ajouta-t-il en revenant à la jeune fille qui l’écoutait, muette. Vous lui obéirez parce que c’est sa volonté ! Et que moi, Thibaut de Courtenay, je ne vous aiderai jamais à la transgresser !

— Même si c’est moi qui vous en prie ? murmura Isabelle.

Il venait de saluer, il allait s’éloigner. La phrase l’atteignit comme une flèche. Il s’arrêta, puis revint mettre genou en terre devant elle, se pencha, prit l’ourlet de sa robe de samit vert raidie par le lacis serré de ses broderies d’or dessinant des fleurs dont le cœur était fait de pierres fines, et le porta à ses lèvres :

— Je suis à jamais votre chevalier, gracieuse dame, et vos désirs me sont aussi sacrés que la loi divine… sauf s’il leur arrive de contrarier les ordres de mon seigneur et roi. Là où il en est, il ne se soucie plus que de la gloire de Dieu et de la sauvegarde du royaume. Il a besoin, pour cette tâche, de toutes les forces qui lui restent : ne l’en privez pas !

Un instant, la petite princesse contempla le jeune homme quasi prosterné à ses pieds. S’il l’avait regardée, il eût vu des larmes glisser sur sa joue. Enfin, elle étendit sa main pour lui toucher l’épaule et l’y appuya :

— À Dieu ne plaise, mon ami, que je veuille ajouter à ses tourments. Dites-lui qu’il sera obéi, mais qu’il n’oublie pas que je suis sa sœur tendre et fidèle… et que je garde auprès de moi un cœur qui est tout à lui !

— Et votre cœur à vous, madame, saurez-vous me le garder par-delà le temps ? Il se peut que de nombreux jours s’écoulent avant que j’aie le bonheur de vous revoir.

— Je ne reprends jamais ce que je donne, Thibaut ! Et je saurai patienter… Vous aussi, j’espère ?

Sans attendre la réponse, elle se pencha vers lui, lui posa un baiser sur les lèvres, puis, saisissant la main d’une Ariane enfermée dans son rêve intérieur, elle s’enfuit en courant vers les portiques du palais. Alors il se releva :

— À jamais, Isabelle ! cria-t-il dans le vent. À jamais je suis à vous !

Quelques jours plus tard, le mariage de Marie Comnène et de Balian d’Ibelin dûment béni et consommé, Thibaut de Courtenay quittait Naplouse peu après l’ouverture des portes, au moment où le soleil accrochait ses premiers rayons à la cime du mont Garizim. La ville samaritaine avait retrouvé son calme : Philippe d’Alsace et ses gens en étaient partis peu après l’arrivée du « fiancé » se dirigeant vers le nord…

5 Le roi-chevalier et la gloire

L’un des chevaux de son escorte s’étant déferré, Thibaut s’arrêta au bourg de Belin pour remédier à cet accident. Tandis que ses hommes s’en occupaient, le bâtard s’approcha d’une fontaine qui se trouvait en une belle place abritée par deux sycomores… Il y avait là un homme qui, assis sur une pierre, mangeait un quignon de pain auquel il ajoutait de minces tranches d’un gros oignon roux coupées contre son pouce à l’aide d’un couteau presque aussi long qu’un glaive romain. Il faisait preuve d’une grande dextérité à cet exercice, après quoi il mastiquait lentement, en homme qui sait la valeur de la nourriture. Thibaut s’approcha de lui, aussi fasciné par l’aspect du personnage que par sa façon de manger. Il faut dire qu’il était pittoresque. À cause de l’abondance de cheveux et de barbe fauves dont s’ornait un visage d’où sortait un nez qu’un coup de soleil faisait peler, à cause aussi de l’épaisseur de ses larges mains, on aurait pu le prendre pour un paysan. Il en avait l’attitude patiente, légèrement bovine, et s’il n’avait porté haubert et capuche de mailles, s’il n’y avait eu, accroché à l’arbre dont un vigoureux cheval occupait l’ombre, un long écu en forme d’amande sur lequel trois énormes trèfles de sinople(13) s’épanouissaient sur un champ d’azur, la balance de Thibaut eût penché de ce côté. Restait à savoir d’où venait ce chevalier solitaire et où il allait, car le jeune homme ne se souvenait pas de l’avoir jamais vu.

Il le salua courtoisement en s’excusant d’interrompre son repas, mais dans l’intention de lui rendre un service quelconque, et comme l’œil céruléen du personnage le fixait d’un air interrogateur, il se présenta :

— J’ai nom Thibaut de Courtenay et le grand honneur d’être l’écuyer de notre sire Baudouin, quatrième du nom, par la grâce de Dieu roi de Jérusalem.

— Le lépreux ?

— Oui, le lépreux, mais de cœur plus noble et plus vaillant que bien des gens en bonne santé ! riposta Thibaut qui sentait déjà la moutarde lui monter au nez.

Ce dont l’autre ne s’émut pas.

— Ce que j’en disais, ce n’était pas dénigrement mais pour qu’il n’y ait pas d’erreur, fit-il en chassant les miettes attachées à sa barbe avant de déplier une carcasse en face de laquelle Thibaut eut l’impression de rétrécir. Je suis Adam Pellicorne, seigneur de Dury en Vermandois, déclara-t-il.

— En Vermandois ? Vous êtes des gens du comte de Flandre alors ?

— J’étais !

— Vous étiez ? Comment l’entendez-vous ?

— J’entends que je ne le suis plus parce que je ne veux plus l’être.

— En vérité ? Et le serment féodal, alors ?

— Ce n’est pas devant lui que j’ai prêté serment mais devant monseigneur Rodolphe, comte de Vermandois, son beau-père qui n’est pas là… et surtout devant Dieu ! C’est au service du Christ-Roi que je suis venu mettre ma lance et mon épée, pas à celui de je ne sais quel comte de Tripoli ou prince d’Antioche désireux de récupérer les terres que lui ont reprises les Sarrasins !

Et d’expliquer que l’avant-veille, Philippe d’Alsace était parti pour le château de Tibériade, fief de la comtesse de Tripoli, où il était attendu. Et cela avec tout son monde auquel venaient de se joindre nombre de barons et hommes d’armes du royaume, ainsi qu’une centaine de Templiers et davantage encore d’Hospitaliers – ceux-ci proches du comte de Tripoli qui utilisait volontiers leur puissante forteresse de Kalaat el-Hosn (le Krak des Chevaliers) comme base de départ pour ses expéditions. Le prince d’Antioche, Bohémond III, devait les accompagner afin que tout ce monde lui reconquière Harenc, fief de sa femme. Raymond de Tripoli, lui, souhaitait reprendre le contrôle de la vallée de l’Oronte tout entière.

— Et moi, conclut le chevalier Pellicorne, je suis venu ici pour prier au Saint Tombeau, me faire pardonner mes péchés, recueillir des grâces et veiller à la défense de la Cité sainte ainsi que du royaume franc. Alors je retourne à Jérusalem !

Mais Thibaut n’écoutait plus, occupé qu’il était à peser l’incroyable information que le géant venait de lâcher en toute innocence. Il n’était pas possible que tous ces gens représentant une bonne partie des troupes dont disposait le roi en temps de paix et plus encore en temps de guerre soient partis courir les aventures en Syrie pour le profit personnel de hauts seigneurs, dont l’un, surtout, semblait avoir oublié qu’il avait été régent du royaume il n’y avait pas si longtemps. Baudouin ne pouvait pas leur avoir accordé cette permission suicidaire… ou alors c’est qu’il était mourant !

Cette idée le suffoqua, mais sa réaction fut immédiate :

— Vous voulez servir le royaume ? Alors vous me suivez et vite ! Nous n’avons pas de temps à perdre !

— Où allons-nous ?

— Chez le roi ! Quelque chose me dit qu’il a besoin d’aide.

Et il courut rejoindre son escorte en criant « À cheval ! » à s’en faire éclater les poumons. Le chemin restant entre Belin et Jérusalem – une lieue et demie environ – fut parcouru à un train d’enfer. Sans demander plus d’explications, Adam Pellicorne suivit : c’était un homme plutôt lent, mais il aimait ceux qui savaient prendre des décisions rapides et ce garçon lui plaisait.

Arrivé en vue des remparts, Thibaut respira mieux : la ville semblait paisible. Aucun signe de deuil ne s’y montrait et, sur la tour de David, la bannière royale flottait doucement au vent d’automne. Donc Baudouin était toujours vivant. Même tranquillité dans le dédale des rues où aucun portail d’église ou de couvent n’était ouvert sur la clameur des grandes prières publiques rituelles lorsqu’un souverain ; entrait en agonie. Un peu partout chacun vaquait à ses occupations.

Des éclats de voix l’atteignirent dès la cour du Figuier au moment où, suivi de la nouvelle recrue bien décidée à ne pas le lâcher d’une semelle, il allait grimper chez le roi. Une voix épaisse et cependant criarde qu’il n’eut aucune peine à identifier : Jocelin de Courtenay ! Apparemment il était fort en colère. D’autant plus qu’il ne devait pas être à jeun : c’était dans la dive bouteille que le Sénéchal puisait le peu de courage dont il était capable :

— Vous nous avez trahis ! braillait-il. Vous avez trahi… toute… la famille ! C’était si difficile de faire un peu la… volonté du… comte de Flandre qui est… hic !… bien vivant alors que vous êtes… à moitié mort ? Vous ne pouviez pas lui dire… d’aller me reconquérir mes comtés au lieu de le laisser… s’acoquiner avec… Tri… Tripoli ?… Hein, mon beau neveu… pou… pourri ? Mais ça peut… s’arranger, hein ?

Thibaut monta quatre à quatre et tomba comme la foudre dans la chambre de Baudouin. Ce qu’il vit lui fit dresser les cheveux sur la tête : du roi il ne voyait que les pieds dépassant de la bure blanche de la robe. Le reste disparaissait sous la masse rouge et or du Sénéchal qui lui mettait un poignard sous la gorge. Alors, retrouvant intacte sa fureur de la nuit du viol, l’écuyer fonça, voulut empoigner le personnage par le col de son ample vêtement, mais celui-ci avait engraissé. En outre, il se cramponnait d’une main au lourd siège d’ébène. Celle de Thibaut ne réussit pas sa prise sur le drap de soie et l’écuyer glissa. Ce que voyant, Adam Pellicorne arriva à la rescousse sans se poser de questions : l’une de ses lourdes paumes s’abattit sur Courtenay à la hauteur du cou, l’autre accrocha la ceinture et il souleva le personnage aussi aisément qu’il l’eût fait d’un tapis, recula de trois pas puis le laissa tomber presque aux pieds du roi où il s’étala comme une énorme fraise écrasée.

— Ce n’est pas une façon de parler à un souverain, commenta-t-il paisiblement. Qui est cet assassin ?

— Le Sénéchal du royaume, répondit du même ton tranquille Baudouin qui n’avait même pas levé le petit doigt pour se défendre. Et vous-même qui venez de me sauver, qui êtes-vous ?

Ce fut Thibaut qui se chargea de la réponse. Adam, lui, se contenta de mettre genou en terre, impressionné au point d’en être réduit au silence par la longue silhouette vêtue de blanc, gantée de blanc, voilée de blanc, qui se tenait assise dans le haut siège noir. Impressionné mais pas terrifié : seul un respect quasi religieux se lisait dans les yeux sans ombres du chevalier picard. Cependant Courtenay, d’abord étourdi par sa rencontre avec le sol, essayait de se relever, empêtré qu’il était dans l’espèce de toge romaine, retenue à l’épaule par un bijou, qui le drapait mais le vin dont il avait abusé remonta d’un seul coup et il vomit. Tout en achevant d’exposer les raisons qui ramenaient à Jérusalem un membre de l’armée flamande, Thibaut l’aida à se remettre sur pied mais l’autre, une fois debout, le repoussa, une flamme haineuse dans ses yeux injectés de sang.

— Ce n’est pas la première fois que tu m’attaques, n’est-ce pas, vil bâtard ? Je viens de reconnaître ta manière, mais c’est une fois de trop ! Je te renie ! Je ne suis plus ton père…

— Vous ne l’avez jamais été ! Et moi je ne serai jamais le fils d’un régicide qui mériterait d’être tiré à quatre chevaux.

— Tu fais le fier, hein ? Tant que ce débris sera vivant tu te crois fort ? Mais tout n’ira pas toujours à ton gré, vermine, et un jour…

— En voilà assez ! tonna Baudouin qui ajouta, élevant encore la voix : Gardes ! Au roi !

Les deux factionnaires entrèrent et, appuyés sur leurs piques, un poing sur la poitrine, attendirent. L’ordre vint aussitôt :

— Ramenez le Sénéchal à sa maison de ville et veillez à l’y faire garder tant que nous le jugerons bon !

Jocelin de Courtenay se sentait trop mal à présent pour opposer une résistance quelconque : il se laissa emmener, mais cracha avant de sortir. Thibaut cependant protestait :

— Sa maison de ville alors qu’il a voulu vous tuer ? C’est un cul-de-basse-fosse qu’il mérite !

— Il est ivre, soupira Baudouin en haussant les épaules. Et puis ma mère ne l’accepterait pas : elle me harcèlerait jusqu’à ce qu’on le remonte. Mais toi, prends garde ! Mes jours sont comptés, tu le sais, et dans peu de temps je serai ce qu’il vient de me jeter au visage : un débris humain… Quant à vous, sire Adam, qui voulez combattre pour Jérusalem, merci ! Je vous dois d’être encore en vie, alors dites-moi comment vous remercier.

— En me gardant auprès de vous, sire, répondit le chevalier avec un bon sourire. Ce serait pour moi une grande faveur que de mettre ma force à votre service. Et quand… quand arrivera ce que vous venez de dire – à Dieu ne plaise ! – je pourrai l’aider à se garder, ajouta-t-il en pointant sa barbe vers Thibaut. Le seigneur Sénéchal est vraiment très déplaisant !

— Une faveur, de rester auprès de moi ? Vous en êtes sûr ?

D’un geste rapide, Baudouin arracha la blanche mousseline, révélant la vérité de sa figure boursouflée par le « masque du lion », mais où l’azur de ses yeux scintillait encore. Adam Pellicorne ne cilla même pas, se contentant de soupirer en haussant les épaules et en pliant à nouveau le genou :

— Plus jeune, j’ai servi le comte Raoul de Vermandois. Il était bien pire mais je l’aimais. Gardez-moi, s’il vous plaît !

C’est ainsi qu’Adam Pellicorne, de Dury en Vermandois, entra au service du roi lépreux.

Comme Guillaume de Tyr lui-même l’expliqua, ce qui s’était passé était fort simple et assez infâme : tablant sur la faiblesse momentanée de Baudouin repris par une crise de dysenterie, le comte de Flandre, fort satisfait d’avoir fait lanterner pendant quinze jours le roi et les envoyés de l’empereur au point d’avoir découragé ceux-ci, avait débauché tout tranquillement la plus grande partie des effectifs du royaume pour les emmener caracoler sous les murs de Harenc et sur l’Oronte, dans le but de s’attirer la reconnaissance de Bohémond d’Antioche et de Raymond de Tripoli, se les attacher et balayer ensuite un roi malade afin de disposer de sa couronne. L’indignation du Chancelier visait surtout ce dernier, car il ne s’était jamais illusionné sur ce que valait le comte de Flandre. Raymond de Tripoli, qu’il tenait jusqu’alors pour un sage et véritable homme d’État et qu’il aimait bien, n’avait pas le droit d’oublier à ce point ce qu’il devait au royaume dont il avait été régent durant la minorité du roi. Peut-être imaginait-il, comme le Flamand lui-même, que Baudouin était mourant et que le roi une fois mort sa couronne serait facile à ramasser ?

Seul, avec les plus âgés des barons, Renaud de Châtillon qui détestait Philippe d’Alsace presque autant que Raymond l’envoya promener : sa principauté méridionale n’avait rien à gagner dans l’aventure et, en outre, les quelques émirs qu’il s’agissait de combattre ne l’intéressaient pas : seul Saladin était digne de ses coups et puisque, grâce au mauvais vouloir du Flamand, l’expédition d’Egypte avortait, il rentrait chez lui surveiller les routes caravanières du désert et des abords de la mer Rouge.

— Si le royaume a besoin de moi, déclara-t-il au roi, allumez un grand feu sur la tour de David. Je le verrai de Kerak !

Ce dont Baudouin lui sut gré, tout en n’étant pas autrement surpris : se vouloir seul contre tous ressemblait tout à fait au nouveau seigneur du pays de Moab.

Cependant, tandis qu’autour des remparts de Harenc on faisait voltiger pennons et bannières en arrachant des éclairs à l’acier des épées brandies, les espions du sultan et ses pigeons voyageurs(14) ne chômaient pas. Saladin, au fond de son palais du Caire, sut bientôt qu’au mépris des trêves le comte de Flandre avec une armée franque s’était mis à razzier les plaines fertiles du nord de la Syrie. Il n’eut pas à rassembler ses troupes : il s’en était occupé depuis l’arrivée des premières galères byzantines à Acre. Et, vers le milieu de novembre 1177, la nouvelle arriva comme la foudre à Jérusalem : Saladin avait pénétré en Palestine et remontait le long de la côte méditerranéenne pour s’emparer des riches cités riveraines en attendant Jérusalem. Il brûlait et détruisait tout sur son passage.

Par chance Baudouin allait mieux. Même la lèpre semblait s’assoupir. Mais la situation restait dramatique. Avisé de l’invasion en même temps que le palais, le Maître des Templiers, Odon de Saint-Amand, qui, depuis qu’il était à la tête de l’Ordre, se considérait comme relevant du pape et dédaignait le roi, réunit les quelques chevaliers qui lui restaient et galopa vers Gaza. Cette place forte relevait traditionnellement du Temple qui entretenait la garnison. Non sans raison, il pensait que Gaza serait le premier objectif de Saladin et il entendait la défendre mais, avant de partir, il aurait pu au moins en avertir Baudouin.

Autre problème : l’état de santé du Connétable. Chef naturel des armées, le vieux et valeureux Onfroi de Toron s’était laissé aller à une grave imprudence : l’année précédente il s’était remarié à Philippa, la plus jeune sœur de Bohémond d’Antioche, qui elle-même relevait d’une aventure sentimentale avec l’universel Andronic Comnène et se laissait mourir de langueur. Les quelques excès dus à un mariage avec une trop jeune personne joints à la douleur de voir celle-ci se dessécher pour un autre menaient tout doucement le chef régulier des armées au tombeau. Mais mener l’ost au combat, Baudouin savait faire cela depuis l’âge de quatorze ans. Il n’hésita pas, rassembla tout ce qu’il put trouver de chevaliers – entre deux et trois cents ! –, alla au Saint-Sépulcre prendre la Vraie Croix qu’allait porter Aubert, évêque de Bethléem, invoqua l’aide de Dieu, fit allumer un bûcher sur la tour de David, sauta à cheval au milieu des lamentations des femmes, et prit avec sa petite troupe le chemin de la côte puisque, selon les nouvelles, Saladin choisissait d’arriver par là.

Talonné par l’obsession de le devancer, le roi galopa sans désemparer jusqu’à Ascalon dont les portes s’ouvrirent devant lui avec soulagement. Ascalon, Baudouin le savait, c’était la croisée des chemins. Dieu avait permis qu’il y entrât avant Saladin. La ville était déjà en défense et le roi pensait disposer d’un temps, celui que le sultan mettrait à investir Gaza. Aux mains des Templiers dont la valeur n’avait jamais été mise en doute, la ville résisterait et donnerait aux renforts espérés le temps d’arriver. En effet, avant de quitter Jérusalem, le roi avait convoqué le ban et l’arrière-ban : autrement dit, tous les hommes capables de se servir d’une arme devaient le rejoindre. Ce dont il ne doutait pas et, en effet, de tous les points du royaume des milices urbaines, des chevaliers, des volontaires et même des bourgeois se mettaient en route…

Seulement Saladin était imprévisible et d’autant plus qu’il ne communiquait pas ses décisions, ce qui ne simplifiait pas le travail des espions francs. Ce qu’il voulait, c’était Jérusalem et il entendait ne s’arrêter en chemin que le strict nécessaire. Aussi avait-il dédaigné Daron et Gaza : du haut de la maîtresse tour de cette ville, Odon de Saint-Amand stupéfait regarda passer sous son nez, sans même qu’elle lui accorde un regard, l’avalanche des cavaliers d’Allah.

Or, entre Gaza et Ascalon, il n’y avait que deux lieues…

Au matin, Baudouin qui avait passé une partie de sa nuit à inspecter les défenses et les ressources de la ville faisait encore une fois le tour des remparts suivi de Thibaut, d’Adam et de Renaud de Sidon, le valeureux époux d’Agnès qui la voyait si peu. Le temps était frais et le ciel charriait des nuages venus de la mer. Appuyé à un créneau, le roi ôta son camail d’acier et, tourné vers la campagne, souleva un instant son voile pour laisser le vent caresser son visage. Il tournait le dos aux trois autres et seul Dieu pouvait voir les ravages de sa face. Dans un instant, il allait prendre un peu de repos, manger quelque chose… mais un cri de Renaud de Sidon balaya cet espoir :

— Sire ! Regardez ! Ils arrivent !

Au sud, un épais nuage de poussière traversé d’éclairs bouchait l’horizon et progressait à vive allure. Le galop forcené des chevaux faisait rouler le tonnerre à ras de terre et c’était comme une lame de fond, un raz de marée de fer sous les bannières vertes du Prophète et les étendards noirs que le lointain calife de Bagdad, Commandeur des Croyants, envoyait traditionnellement aux chefs illustres capables de porter au plus haut l’épée de l’Islam. Devant eux fuyaient les paysans qui n’avaient pas encore cherché refuge dans les murs d’Ascalon. On les voyait tomber, on entendait leurs cris quand frappaient les cimeterres et bientôt la vague énorme vint battre les murailles elles-mêmes tandis que la campagne où s’allumaient des incendies disparaissait sous la fumée.

Baudouin avait remis en place le voile blanc, le camail et le heaume couronné qu’il avait tout à l’heure posé sur le créneau. Il était seul à présent, ayant déjà distribué ses ordres à son entourage. Sa haute et fière silhouette se découpait sur l’échancrure bleue du ciel. C’est alors qu’il vit Saladin s’avancer vers le pied du rempart. Sa garde mamelouke(15) aux tuniques de soie jaune safran glissant sur les hauberts de mailles, jaune comme l’étendard que portait l’un d’eux, soulignait sa présence mais, de toute façon, Baudouin l’aurait reconnu. Il savait à quoi ressemblait ce Kurde de trente-neuf ans – plus du double de ses dix-sept années ! – au visage basané, aux yeux bruns un peu enfoncés, à la longue barbe brune à deux pointes que rejoignait la moustache courbe. Son casque rond était surmonté d’une pointe et entouré d’un turban, blanc comme la robe de son coursier arabe. Sur ses vêtements et même sur sa cotte de mailles il portait le kazâghand, sorte de cuirasse d’épais tissu brun piqué et rembourré qu’il ne quittait ni jour ni nuit.

Un moment les deux hommes se regardèrent, le sultan cherchant à percer le secret de cette mousseline blanche dissimulant le visage du lépreux. À cet instant, Thibaut qui remontait sur le rempart vit que le roi était seul face à cette mer humaine, arracha l’arc des mains d’un homme d’armes et voulut se placer auprès de lui, mais Baudouin l’écarta d’un geste autoritaire. Puis, sans quitter Saladin des yeux, il leva le bras, un doigt vers le ciel comme pour en appeler à la justice de Dieu. Le sultan alors désigna son armée d’un ample geste, sourit, puis fit volter son cheval et s’éloigna vers la petite éminence où l’on allait planter sa tente.

Ce qui suivit fut affreux. Inconscients de la présence, plus proche que prévu, de l’ennemi, ceux du ban et de l’arrière-ban appelés par le roi arrivèrent par petits groupes. Ils furent vite noyés sous le nombre. Du haut de son rempart, Baudouin put les voir ligotés et parqués comme du bétail. Incapable de supporter ce spectacle et dans l’espoir de les délivrer, il tenta une sortie à la tête d’une centaine de cavaliers mais, en dépit de la vaillance déployée, c’était la lutte du pot de terre contre le pot de fer et, pour éviter de se faire tuer sur place sans profit pour les prisonniers, il fallut bien rentrer dans la ville tandis que la nuit commençait à tomber.

Durant cette nuit, si Baudouin réussit à dormir, c’est parce que la fatigue le terrassa. Encore ne lui accorda-t-il que trois heures. Sa sensibilité extrême lui soufflait que, dans sa grande tente jaune, Saladin ne dormait pas non plus ; mais, chez le sultan, cette veille était due à l’excitation du triomphe proche. Bientôt, demain peut-être, il entrerait à Jérusalem pendant que le petit roi resterait prisonnier d’Ascalon où on laisserait juste ce qu’il fallait pour l’empêcher d’en sortir. Déjà et avant même d’investir la petite ville, il avait détaché la plus grande partie de son avant-garde sous les ordres d’un renégat arménien nommé Ivelain qui devait nettoyer le terrain devant lui, tuer et brûler tout ce qu’il trouverait sur son passage. Saladin n’avait qu’à tendre la main à présent et cueillir le royaume franc comme un fruit mûr… Aussi, quand au lever du soleil il sortit de sa tente pour s’agenouiller sur son tapis de soie et prier la face tournée vers La Mecque, sa décision était-elle prise. Il partirait dans la journée et poursuivrait son chemin. Allah – que son nom soit trois fois béni ! – lui avait d’ores et déjà donné la victoire. Il ne lui restait plus qu’à en recevoir les lauriers sur le tombeau du Christ.

Cependant, en contemplant la foule étendue devant lui, il s’avisa que les nombreux prisonniers faits la veille allaient le gêner dans sa marche triomphale. Ils étaient en effet des centaines. Alors il ordonna :

— Tuez-les tous !

L’un après l’autre ces malheureux furent amenés devant la ville – hors de portée des flèches ! – et leurs têtes tombèrent sous les cimeterres des bourreaux, et leur sang abreuva la terre ravagée et sur sa tour, au milieu de ses soldats impuissants, Baudouin pleura de douleur et d’indignation à la vue de ce crime qui violait toutes les lois de la chevalerie et même de la guerre, ordonné cependant par un homme qui se voulait grand et magnanime en toutes choses, mais qui, à cet instant, laissait remonter sa cruauté et son indifférence à la vie humaine. Seul fut épargné un petit groupe de bourgeois de Jérusalem dont il espérait tirer une belle rançon. Ceux-là il décida de les emmener et les fit lier sur le dos des chameaux. Après quoi, avec un geste d’adieu ironique en direction de la cité, Saladin monta à cheval pour poursuivre vers le nord son chemin triomphal. Il avait toute confiance dans les talents d’Ivelain. À cette heure celui-ci devait avoir incendié Ramla et Lydda et Arsuf, afin d’ouvrir devant son maître la route de la capitale. Mais il n’est jamais bon de mépriser un ennemi et l’ivresse du triomphe lui montait peut-être à la tête un peu trop vite, car tandis que tombaient celles des captifs, Baudouin n’était pas resté inactif. Un messager était parti pour Gaza porter au Maître du Temple l’ordre de rallier puis, quand il observa le départ du sultan, il rassembla ses chevaliers :

— Saladin nous dédaigne au point de ne pas se garder car il a dispersé ses forces. Il n’a auprès de lui que ses mamelouks et quelques troupes légères. Si nous réussissons à sortir d’ici et à le surprendre, avec l’aide de Dieu, nous pourrions le vaincre. Il nous serait ensuite facile d’exterminer les groupes qui ravagent nos campagnes. Pour ce qui est de moi, je préfère mourir bellement l’épée à la main que laisser ce démon réduire mon royaume en cendres, quel que soit le nombre de ses soldats ! Monseigneur Aubert, ajouta-t-il en se tournant vers l’évêque de Bethléem, veuillez quérir la Sainte Croix !

Quand elle fut là, tous s’agenouillèrent devant elle, implorant le Dieu Tout-Puissant de les assister dans l’extrémité où se trouvait le royaume et de donner force à ses défenseurs. Puis l’évêque les bénit, le roi baisa le pied de la Croix. Et tous se sentirent emplis de force et d’espérance. En ce danger extrême, ils retrouvaient intacts en eux la foi de leurs pères et le désir ardent de se dévouer à la gloire de Dieu et à la sauvegarde de la Terre Sainte. Une fois encore, Baudouin cria :

— À cheval !

Et ils se dirigèrent vers la porte de Jaffa, celle qui donnait accès au chemin du littoral. L’impétuosité de leur sortie fut telle qu’elle balaya comme fétus les quelques troupes, par ailleurs repues de butin et de mangeaille, que Saladin avait laissées là comme par mégarde. Ils se dirigèrent à leur tour vers le nord mais en suivant une route parallèle à celle du sultan. Sans rien rencontrer d’autre que les ravages causés par la fureur des gens d’Ivelain, Baudouin passa à Ibelin où arrivait Balian accouru de Naplouse, Ramla incendiée où grâce à son seigneur Baudouin, l’amoureux transi de Sibylle, la population réfugiée au château de Mirabel et sur le toit de la cathédrale était sauve. Puis la petite armée infléchit sa route vers Jérusalem pour couper celle de Saladin dans les monts de Judée. C’est là que la rejoignirent les Templiers d’Odon de Saint-Amand qui pour une fois avait obéi. Ils n’étaient qu’une poignée, mais c’était déjà quelque chose. Et surtout apparut alors une autre petite troupe, et celle-là c’était Renaud de Châtillon qui la commandait. Du haut de son cheval il cria :

— Me voici, mon roi ! Par la grâce de Dieu vous êtes sauf ! À nous deux nous allons faire payer à Saladin ce qu’il vient d’infliger au pays !

Puis il mit pied à terre, vint à Baudouin qui en fit autant et les deux hommes s’accolèrent après que Renaud eut plié le genou.

— J’ai toujours su, messire Renaud, dit le roi, que votre vaillance et votre loyauté ne feraient jamais défaut à l’heure du péril.

C’était le vendredi – jour saint pour les musulmans – 25 novembre, fête de sainte Catherine pour les chrétiens. Il était une heure de l’après-midi quand, devant le tell de Montgisard, à environ deux lieues de Ramla, le roi et les siens virent sortir de la légère brume les étendards du sultan qui avait réussi à rassembler son armée éparpillée. Quand Baudouin et les siens fondirent sur lui, il s’engageait dans le lit encaissé de l’oued. La surprise joua à plein, le sultan étant à cent lieues d’imaginer que le pauvre roi de Jérusalem qu’il croyait enfermé dans les murailles d’Ascalon en face des têtes coupées de ses sujets pût se trouver là, l’épée à la main, à la tête d’une horde déchaînée. Assaillis furieusement, ses fiers mamelouks lâchèrent pied et furent en grande partie massacrés par Baudouin et Renaud qui se taillaient un chemin parmi eux. « Jamais Roland ni Olivier ne firent tant d’armes à Roncevaux que n’en fit Baudouin à Ramla en ce jour avec l’aide de Dieu et de monseigneur saint Georges qui fut en la bataille », devait écrire plus tard Guillaume de Tyr. Il est vrai que le roi semblait doué d’ubiquité et que sous sa couronne d’or et dans son armure souillée de poussière et de sang, il galvanisait les courages. En admettant que ceux-ci en eussent besoin. Son bras semblait infatigable au point que certains prétendirent que saint Georges en effet combattait en personne sous le voile blanc du lépreux. Auprès de lui, dont ils s’efforçaient de protéger les arrières, Thibaut et Adam se battaient avec la joie que donne le parfum de la victoire lorsqu’il vous arrive aux narines. Quant à Renaud de Châtillon, il combattit comme un démon avec un héroïsme qui forçait l’admiration. Il se vengeait là de quinze années à croupir dans les geôles d’Alep et son épée faisait voler joyeusement les têtes autour de lui.

Le sang coulait à grandes rigoles à travers champs. Cette petite troupe de cinq cents hommes dominée par l’image lumineuse de la Vraie Croix s’enfonçait comme un bélier dans l’armée musulmane quand le vent se mit de la partie, soufflant au dos des chrétiens des nuages de sable qui précipitèrent la déroute des musulmans. Car c’en fut une, et mémorable. Devant la vaillante petite armée de Baudouin, la belle machine de guerre de Saladin s’émiettait, s’éparpillait. Lui-même, soudain, se trouva seul…

Il vit alors un cavalier ennemi foncer sur lui, la lance en avant, suivi de deux autres guerriers, mais le heaume du premier portait couronne. Il sut alors qui était celui qui allait le tuer car il était lui-même désarmé. Il attendit. Ce que voyant, Baudouin jeta sa lance et reprit son épée, puis calma son cheval et vint en face de celui qui l’avait défié si cruellement. Un instant, comme l’avant-veille à Ascalon, ils se regardèrent avec une intensité quasi palpable et Saladin put contempler, à nu, le visage ravagé du roi lépreux, mais aussi ses yeux étincelants séparés par le nasal de fer…

— Qu’on lui donne une épée ! ordonna Baudouin. Je ne tue pas un homme désarmé !

— Sire, fit Adam, c’est folie !

— Je le veux !

Ce n’étaient pas les armes qui manquaient sur ce champ de mort. Thibaut allait en ramasser une quand, l’absence de leur maître ayant percé leur panique, plusieurs mamelouks revinrent au galop et les trois chrétiens eurent juste le temps de se remettre en garde pour attendre un choc qui ne vint pas. Les cavaliers aux tuniques jaunes se contentèrent d’envelopper leur maître pour l’entraîner avec eux dans le vent qui les repoussait vers leur pays : Baudouin n’avait pas bougé d’une ligne.

— Sire ! protesta Adam Pellicorne. Pourquoi ne l’avez-vous pas tué ?

— Il te l’a dit, gronda Thibaut. Un chevalier ne tue pas un ennemi incapable de se défendre, et le roi est le plus grand de tous !

On sut par la suite que Saladin, avec quelques débris de son armée, une centaine de compagnons, gagna les solitudes du Sinaï. Sans vivres, sans guides, sans fourrage, il s’enfonça dans les sables que des pluies diluviennes transformaient en marécages. Pour comble d’infortune, des Bédouins pillards les attaquèrent et, après un voyage qui fut une véritable torture, le sultan, presque seul et à pied, réussit à rentrer au Caire le 8 décembre. Il était grand temps car les partisans des Fatimides, spoliés par lui, se partageaient déjà ses dépouilles.


Pendant que Baudouin se couvrait de gloire, la belle armée du comte de Flandre, du comte de Tripoli et du prince d’Antioche assiégeait Harenc et s’y couvrait pratiquement de ridicule. Cette place fortifiée située à égale distance d’Alep et d’Antioche était tombée, après avoir servi de dot à la princesse d’Antioche, dans l’escarcelle d’Al-Adil, le malheureux fils de Nur ed-Din que le royaume franc s’était efforcé de protéger contre Saladin. Il y avait installé son vizir arménien, ce qui n’était pas une bonne idée car le personnage en question souhaitait surtout la garder pour lui-même. Aussi quand les chrétiens arrivèrent devant les remparts, alléguant justement les vieux traités d’entente, il leur rit au nez, refusa d’ouvrir les portes mais se laissa assiéger sans réagir trop violemment. Drôle de siège d’ailleurs, où les assaillants menaient joyeuse vie dans leur camp qui ressemblait assez à un camp de vacances : on jouait aux dés ou aux osselets ; la région étant riche, on ripaillait ou bien on se rendait à Antioche pour s’y prélasser dans les bains et festoyer en attendant que le vizir voulût bien se montrer accommodant. Sur ces entrefaites arriva d’Alep Al-Adil en personne, décidé à secourir les assiégés mais qui trouva portes closes. Et la situation des deux groupes d’assiégeants devint assez cocasse : on caracolait courtoisement en se saluant à distance sous les yeux affamés des gens de Harenc dont les vivres commençaient à manquer, qui ne savaient plus à quel saint se vouer et se demandaient qui était l’ennemi de qui.

On finit par décider de palabrer entre assiégeants. Comme préliminaires, le fils de Nur ed-Din envoya secrètement au comte de Tripoli une délégation chargée de présents, si généreux que Raymond, s’avisant qu’après tout Harenc regardait davantage Bohémond que lui, décida de se retirer, fit abattre ses tentes et regagna tranquillement Tripoli. La vallée de l’Oronte ne l’intéressait plus.

Dans ces conditions, Philippe d’Alsace, subodorant ce qui s’était passé, fit savoir à Al-Adil qu’il ne verrait aucun inconvénient à recevoir lui aussi quelques dédommagements, fut exaucé et plia bagage pour rentrer à Acre où il ne tarda pas à se rembarquer pour l’Europe. Restait Bohémond III tout seul qui, bien entendu, n’insista pas et repartit pour sa bonne ville d’Antioche où il n’eut d’autre ennui qu’à y affronter la colère d’une femme dont il ne se souciait guère, ayant déjà découvert les charmes de la dame de Burzey, une affriolante et dangereuse coquine dont il n’aurait pas toujours à se louer… mais ceci est une autre histoire.

Il ne restait plus sur le champ de bataille sans bataille qu’Al-Adil tout seul. Cette fois, il n’eut aucune peine à se faire ouvrir les portes par un affamé qui ne voyait pas de raison à se laisser périr pour le vizir. La tête de celui-ci tomba, quelques autres lui tinrent compagnie et tout rentra dans l’ordre. Les Templiers, déçus et furieux, rentrèrent au bercail…

À Jérusalem cependant on avait connu la terreur. Un vent de nouvelles désastreuses avait soufflé sur la ville, déchaînant la panique. On disait que Saladin approchait à la vitesse de la tempête et ravageait tout sur son passage. Les fumées d’incendies de villages que l’on découvrait du haut des remparts confortaient cette certitude et, tandis qu’une partie de la ville emplissait les églises, l’autre – et de beaucoup la plus importante – se précipitait vers la citadelle qui rassemblait autour de la haute et puissante tour de David un formidable appareil défensif de murailles faites d’énormes pierres taillées et assemblées, enfermant les réserves d’eau et de blé nécessaires en cas de siège. Autour du logis royal où Agnès s’efforçait de faire face et de jouer, grandeur nature, ce rôle de reine mère qu’on lui avait refusé, grouillait une foule de femmes, d’enfants, de vieillards avec des baluchons où ils avaient entassé leurs biens les plus précieux. La mère du roi tentait courageusement de mettre de l’ordre dans tout cela, traînant après elle un Héraclius totalement incompréhensif qui aurait de beaucoup préféré regagner son évêché de Césarée parce que c’était un port et que, d’un port, on peut toujours fuir en bateau ; Agnès l’avait maté et ramené à une plus juste conception de son rôle de pasteur des âmes, sinon des corps. Ceux-ci ne l’intéressaient que s’ils appartenaient à quelque jolie fille, mais quand certaine lueur cruelle luisait dans les yeux de sa maîtresse, Héraclius préférait ne pas insister.

Lors de l’alerte, Balian, son épouse, la jeune Isabelle et Ariane se trouvaient à Ibelin. Le nouveau mari avait tout juste eu le temps de faire partir les femmes vers Jérusalem sous petite escorte, que commandait Bernoulli de Gibelet, à la fois son écuyer et son secrétaire. C’était un garçon fort intelligent, habile observateur des hommes et des événements, qui avait été à l’école de Guillaume de Tyr et rêvait d’être son continuateur dans le grand ouvrage de chroniques jadis commencé par le roi Amaury. La petite troupe parvint dans la ville quelques minutes avant que l’on ferme les sept portes, barricadées en attendant l’assaut.

Comme plusieurs grandes familles baronniales, les Ibelin possédaient un hôtel dans la capitale. C’était, dans la rue des Paumiers, une solide bâtisse n’ayant sur la rue que de rares fenêtres carrées lourdement grillées et une porte ferrée sous une ogive de pierre trouant le mur d’un jardin où s’accrochaient aristoloches et clématites. Elle était proche voisine de l’Hôpital Saint-Jean, maison chevetaine des Hospitaliers, qui occupait le coin de la rue du Patriarche. D’accord avec Ernoul, la nouvelle dame d’Ibelin choisit de s’y installer en dépit du fait que les autres habitants couraient vers la citadelle, peu éloignée d’ailleurs mais qui, pour l’ex-reine, était aussi inaccessible que si elle se trouvait à des centaines de lieues et aussi dangereuse qu’un nid de scorpions puisque Agnès, sa mortelle ennemie, y régnait.

— Si le sultan prend la ville, commenta-t-elle avec philosophie, nous serons tuées un peu plus tôt, voilà tout, car il n’y aura pitié ni quartiers à attendre de lui.

— Ce n’est pas la mort que vous auriez à redouter, madame, dit Ernoul occupé à vérifier la solidité des barreaux extérieurs, mais bien d’être menées en esclavage. Vous êtes une très noble dame et très belle aussi, comme d’ailleurs notre princesse et sa suivante. Les princes musulmans ne tuent pas les belles dames : ils les font entrer dans leurs palais pour servir à leurs plaisirs ou les donner à leurs plus valeureux guerriers.

— En ce cas, sire Ernoul, il vous faudra nous tuer plutôt que nous laisser à un sort si honteux ! Comment après cela et au cas où nous nous retrouverions, supporter le regard de mon époux ?

— Ainsi ferai-je, madame, mais seulement à la dernière extrémité et la mort dans l’âme…

Ariane, elle, pas plus qu’Isabelle, ne parvenait à envisager qu’elle était revenue à Jérusalem pour mourir. Elles avaient tellement désiré ce retour que cela leur semblait impossible, tant l’idée de trépas est étrangère quand l’amour emplit un cœur. Se réfugier entre les murailles de la Cité sainte, c’était comme se réfugier dans les bras de son roi et c’était à lui seulement que pensait la jeune Arménienne, pour lui qu’elle priait afin qu’il lui soit donné au moins de le revoir vivant. Cette espérance tenace la rapprochait encore d’Isabelle car, en dépit de sa grande jeunesse, celle-ci possédait assez de maturité d’esprit et d’amour également pour refuser de voir s’évanouir ses rêves. Aussi, deux fois le jour, montait-elle avec Ariane et sa mère jusqu’au Saint-Sépulcre, peu éloigné, afin d’y supplier, à genoux sur la pierre du parvis avec d’autres femmes, de protéger son frère bien-aimé et celui qui veillait sur lui jour et nuit, un garçon aux yeux clairs qui s’appelait Thibaut !

Ce fut au cours de ces heures d’attente angoissée où les nouvelles contradictoires traversaient la ville anxieuse à la vitesse des courants d’air, qu’Ariane retrouva sa vieille Thécla. Un matin, devant la basilique du Tombeau, alors que le Patriarche venait d’offrir l’ostensoir à la vénération de la petite foule rassemblée sur la place, elle la reconnut soudain, non sans une hésitation : cette vieille femme amaigrie, vêtue d’une robe minable et enveloppée d’un morceau de cotonnade grise, trouée, qui la défendait mal de la froidure de ce matin – l’hiver approchait et il n’était pas rare d’avoir de la neige dans les monts de Judée ! –, ce ne pouvait être elle ? Et pourtant si ! C’était bien à elle ces traits creusés dans la peau grisâtre et ces yeux rougis par les larmes. Elle alla s’agenouiller à ses côtés.

— Que t’est-il arrivé, Thécla, pour que tu sois en cet état ? chuchota-t-elle tout en glissant sa main sur les siennes qu’elle tenait nouées devant son visage. Mon père…

Le vieux visage fatigué s’éclaira :

— Oh, mon Dieu ! La petite ! Mais où as-tu été tout ce temps ?

— Au palais d’abord, puis à Naplouse chez la reine douairière. J’appartiens à sa maison maintenant… ou plutôt à celle de la princesse Isabelle…

— Comment est-ce possible ? C’est la… enfin la reine mère qui est venue te chercher ? Elles s’exècrent, toutes les deux !

— Je t’expliquerai plus tard. Réponds-moi d’abord. Qu’est-il arrivé à mon père pour que tu sois ici, vêtue comme une mendiante ?

— Oh, il n’est rien arrivé à ton père, sinon la toute jeune épouse qu’il s’est offerte et qui est venue chez nous avec une sienne cousine auprès d’elle depuis l’enfance. L’épousée est une sotte enchantée d’avoir un riche mari qui lui donne des robes et des bijoux, mais la cousine, elle, sait ce qu’elle veut. Et ce qu’elle veut c’est mettre la main sur la fortune de ton père. Moi, je la gênais, alors elle s’est arrangée pour m’accuser de vol et… et ton père m’a jetée dehors, ajouta-t-elle en laissant couler ses larmes. Depuis je vis de la charité des couvents et je dors où je peux. C’est dur à mon âge…

— Mais enfin tout le monde te connaissait dans le quartier arménien ? Personne ne t’a secourue ?

— Non. Tu sais ce que sont les gens : toujours prêts à croire le mal qu’on dit des autres. Quand on m’a chassée c’était en plein midi, tous criaient bien fort ce qu’on me reprochait… et pire encore ! Comme personne ne t’a vue partir, la fameuse nuit, cette femme a clabaudé que je t’avais conduite au palais et vendue à notre sire pour qu’il fasse de toi son plaisir. Alors ce sont des pierres qu’on m’a jetées lorsque j’ai quitté la maison et je me suis réfugiée où j’ai pu. Ce n’est pas faute de t’avoir cherchée, mais personne n’a su me dire ce que tu étais devenue.

— Je vais bien, tu vois ! Quant à être vendue, je l’ai été, en effet, mais le marchand était mon père. Dame Agnès ne m’a pas laissée ignorer dans quelles conditions elle m’a emmenée, ajouta la jeune fille avec dédain. À présent tu vas venir avec moi. La reine Marie est la générosité même et notre petite princesse est un ange. Nous ne nous quitterons plus.

Et Ariane emmena Thécla pleurant de bonheur rue des Paumiers où, en effet, elle n’eut aucune peine à trouver place dans la nombreuse domesticité de la maison, avec la bénédiction de la grosse Euphémia qui avait pris Ariane en amitié et voulut bien se montrer satisfaite de recevoir un renfort aussi appréciable pour l’aider à surveiller l’imprévisible Isabelle. D’autant que ce fut ce soir-là qu’arriva la merveilleuse nouvelle : une fois de plus, Dieu avait béni les armes du jeune roi. À Montgisard, avec bien moins de mille hommes, il avait défait la grande armée de Saladin et le sultan vaincu était en fuite. Déjà la légende se tissait, portée par les ailes de la ferveur populaire. On disait qu’il avait abattu de sa main cent et cent et encore cent Sarrasins, que saint Georges en personne était apparu auprès de lui dans une armure éblouissante pour lui prêter main forte. Et dans toutes les maisons de la ville délivrée de sa peur, on pleura de bonheur.

Aussi, quand les trompettes des guetteurs, sur les remparts de Jérusalem, annoncèrent son retour, un enthousiasme indescriptible se déchaîna, plus délirant encore que celui qui l’avait accueilli à son retour de Syrie. Une énorme clameur monta vers le ciel. C’était à qui l’approcherait, toucherait sa jambe, son étrier ou le flanc de Sultan. On se moquait bien qu’il fût mesel, ou pestiféré même : son épée était celle du Très-Haut et le voile blanc qu’encadrait l’acier du heaume ajoutait son mystère à l’imagination du peuple. Certains étaient même persuadés que Baudouin avait été enlevé au ciel et que c’était saint Georges lui-même qui se dissimulait sous l’épaisse mousseline, comme l’hostie dans le tabernacle. Et, tandis qu’il montait vers le Saint-Sépulcre précédé de la Vraie Croix qu’il y ramenait, son cheval marchait sur un tapis de palmes et de lauriers que l’on jetait devant lui. Aux mains écorchées des sonneurs frénétiques, les cloches sonnaient un alléluia triomphal…

Couverte d’une mante à capuchon – il faisait froid en cette fin de novembre ! –, Ariane alla l’attendre à l’endroit de leur rencontre. Pont-levis abattu, herses relevées, largement ouverte, la citadelle avait lâché le flot des réfugiés qu’elle gardait dans son giron. Il y avait là beaucoup de monde que les gardes s’efforçaient de contenir, mais on ne retient pas un torrent et, quand le roi parut, tous voulurent aller vers lui. Ariane se trouva emportée, manqua d’être piétinée, mais réussit sans trop savoir comment à se retrouver au premier rang. Sa main jaillit alors de sous sa mante : elle tenait un petit bouquet de trois roses un peu rouillées, mais encore belles – c’était tout ce qu’elle avait trouvé au jardin ! –, qu’elle posa devant lui.

Il tressaillit, tourna la tête, cherchant un visage, prit les fleurs dans son poing ganté de fer, les porta à ses lèvres invisibles puis les laissa tomber et passa son chemin… Les yeux brouillés par les larmes, Ariane le regarda s’éloigner. Avec un affreux serrement de cœur, elle avait remarqué que, du front de Baudouin, le voile tombait presque droit, la fière courbure du nez ne s’inscrivait sans doute plus que dans son souvenir…

Secouée de sanglots, elle rejoignit Isabelle et Euphémia qu’elle n’avait pu convaincre de la laisser aller seule, et tomba dans les bras de la première. Isabelle aussi pleurait, mais c’était de joie et d’orgueil. La princesse savourait le triomphe de ce frère qu’elle aimait tant :

— Qu’il est fier et magnifique ! s’écria-t-elle. Le plus pur des héros ! Et le peuple qui l’acclame ne s’y trompe pas ! Sa vaillance a conquis la plus belle des victoires ! Dieu l’a béni…

— … mais ne l’a pas guéri ! Oh, madame, avez-vous vu ?

— Quoi ?

— Son… son visage ! Il doit être si malheureux !

— Malheureux ? À cette heure où son peuple entier s’agenouille devant lui ? Quant à ce voile… – la voix d’Isabelle s’enroua soudain –, s’il a choisi de le porter c’est pour préserver sa royale image… et vous n’avez pas à essayer d’imaginer ce qu’il y a dessous ! ajouta-t-elle dans une soudaine explosion de colère. Agir ainsi, c’est… c’est l’offenser !

— Moi, l’offenser ? Ne savez-vous pas combien je l’aime ? C’est d’imaginer sa douleur que je souffre. Je voudrais tant qu’il me permette de la partager ! Et, vous avez vu : il a rejeté mes roses…

— Après les avoir baisées ! Cela veut dire que lui aussi vous aime mais qu’il ne vous permet pas d’aller plus loin. Vous portez son anneau, tâchez de vous en contenter ! Ne le crucifiez pas en essayant d’approcher sa misère.

Il n’y avait rien à ajouter et Ariane le comprit. Il y avait des jours comme cela où la profondeur d’esprit de cette enfant la confondait et elle savait qu’elle venait d’entendre les paroles de la raison. Mais la raison, quand le cœur déborde d’amour…

Elle ne soupçonnait pas que sa jeune compagne pouvait lire ses pensées dans son regard, cependant elle en prit conscience quand, après un petit silence, Isabelle ajouta :

— Croyez-vous que moi, sa sœur aimante, je ne désire pas aller vers lui ? Je n’ai même pas le droit de franchir l’entrée de son palais parce que sa mère y règne et que sa haine est si vigilante qu’elle me ferait jeter dehors sans plus de façons.

— Ne pouvez-vous… demander audience au roi ?

— Et m’y rendre en cérémonie accompagnée de ma suite… dont vous feriez partie ? fit Isabelle en retrouvant son sourire. Peut-être, après tout… mais pas maintenant : il faut laisser dame Agnès se gorger de la gloire de son fils. Elle ne va pas le quitter d’une semelle pendant un moment. Soyez patiente : nous verrons plus tard…

Et passant son bras sous celui de sa suivante, elle reprit avec elle le chemin de la rue des Paumiers. Baudouin était rentré au palais. La foule se dispersait pour aller festoyer à la santé du vainqueur… et en l’honneur de l’énorme butin razzié par Saladin qu’il venait de récupérer.


Son éclatante victoire laissait supposer que le roi allait pouvoir prendre un peu de repos après les fatigues extrêmes qu’il avait imposées à son corps torturé, mais ses proches savaient d’avance qu’il n’en ferait rien. Ou tout au moins pas grand-chose. Sitôt de retour dans sa capitale, il avait accepté et conclu les trêves demandées par Saladin. Le royaume entrait donc dans une période de paix qui serait peut-être assez longue pour permettre certaines réalisations, car il était à prévoir qu’étrillé comme il venait de l’être et soucieux de reprendre en main l’Egypte, Saladin ne se lancerait pas avant longtemps dans une nouvelle guerre. Baudouin, toujours taraudé par l’idée de sa mort et le souci, lorsqu’elle se présenterait, de laisser son royaume dans la meilleure situation possible pour le petit prince que Sibylle venait de mettre au monde, s’occupa de ses défenses.

D’abord les remparts de Jérusalem. Ils avaient grand besoin d’être consolidés car, si la tour de David et sa forte citadelle étaient à peu près imprenables, les vieilles murailles refaites par Godefroi de Bouillon un siècle plus tôt réclamaient des soins attentifs.

En outre, comme ses prédécesseurs sur le trône, Baudouin entendait veiller sur l’imposant chapelet de places fortes, construites depuis la conquête et qui gardaient le royaume, ses abords mais aussi ses croisées de routes principales : face à l’Egypte, au sud donc, il y avait Daron, Gaza, Ascalon, Blanche-Garde, Hébron et Kurmul. Au sud-est et en remontant de la mer Rouge, Akaba, Val Moïse, Montréal, Tabla et le Krak de Moab, contre la ville de Kerak sur lesquels veillait jalousement à présent Renaud de Châtillon comme ailleurs les autres barons chargés de ces fiefs, comme aussi les Templiers ou les Hospitaliers pour les forteresses relevant de leur puissance. Mais certains de ces fantastiques ouvrages, qui implantaient en Palestine l’art et la puissance des bâtisseurs francs, avaient été repris par l’ennemi, comme Paneas ou Beit-Jin. Et il fallait préserver les routes d’accès à la mer depuis la vallée du Jourdain. Certes, au nord il y avait Toron, le fort château du vieux Connétable, et, au sud, Saphed que tenaient les Chevaliers du Temple, deux magnifiques forteresses. Cependant, Baudouin décida de renforcer ses positions en construisant une nouvelle place forte sur la butte de Hunin, face à Paneas, et en confia les travaux au Connétable remis de sa grave maladie. Ce fut le Chastel-Neuf. Au sud, pour mieux défendre le passage du Jourdain, il ordonna l’édification d’une nouvelle forteresse, au Gué-de-Jacob, à laquelle il donna tous ses soins, bien qu’elle fût destinée aux Templiers qui, ainsi, contrôleraient en totalité la route de Damas à Saint-Jean-d’Acre. Il s’y transporta même en personne pour veiller sur les travaux.

Pendant ce temps, Guillaume de Tyr voyageait. Au soir de sa vie le pape Alexandre III convoquait le concile et y appelait les évêques de la Chrétienté. Archevêque de Tyr et Chancelier du royaume, Guillaume, parmi les premiers appelés, mena la délégation. À l’automne 1178, il s’embarquait avec Aubert de Bethléem, Raoul de Sébaste, Joce d’Acre, Romain de Tripoli, Renaud du Mont-Sion et le prieur du Saint-Sépulcre représentant le Patriarche Amaury trop âgé pour ce rude voyage. Non sans une certaine jubilation, il emmenait aussi le mauvais génie d’Agnès : n’était-il pas temps qu’Héraclius prît au sérieux son rôle d’évêque de Césarée ? Le beau prélat partit en renâclant, mais il n’y avait vraiment aucun moyen d’y échapper. Guillaume de Tyr pour sa part espérait bien obtenir pour le cher royaume des avantages substantiels et des engagements de hauts seigneurs à venir combattre pour le tombeau du Christ. En outre, le roi avait chargé l’évêque d’Acre, Joce, d’une mission toute particulière : il devait se rendre en Bourgogne afin de proposer au duc Hugues III la main de la princesse Sibylle, veuve du marquis de Montferrat. En effet, semblable en cela à sa mère, la jeune veuve avait besoin d’un homme dans son lit. Elle coquetait bien avec Baudouin de Ramla, mais, en dépit de la passion qu’il lui montrait, elle le trouvait un peu ennuyeux, plus assez jeune peut-être mais, surtout, elle le connaissait depuis trop longtemps. D’où la décision de son frère de rechercher un étranger.

Le royaume, lui, vivait en paix et il avait bien fallu qu’Ariane se résigne à regagner Naplouse avec les autres suivantes de la reine Marie et de sa fille.

De nombreux mois allaient ainsi passer.

6 À Damas…

Joad ben Ezra écarta les mains dans un geste d’impuissance :

— Je n’en ai plus ! La provision est épuisée et, comme aucun de ceux que nous avons envoyés n’est revenu apporter les graines dont j’avais besoin, je me trouve désarmé.

Sourcils froncés, fourrageant d’une main nerveuse dans sa barbe noire, il fit deux ou trois allers et retours dans la salle fraîche où il recevait son visiteur. Au-dehors c’était la chaleur d’un mois de juillet torride écrasant les terrasses de Jérusalem sous son poids de rayons aveuglants et, dans les rues de la Juiverie, abritées de claies de roseaux, les ombres denses recelaient presque toutes une forme humaine roulée en boule et endormie. Le soleil au zénith empêchait toute activité dans les échoppes rendues au silence pour un temps ; mais, dans la maison de ben Ezra, aveugle sur la rue et dans la cour intérieure de laquelle un vieux figuier et des lauriers résistaient solidement, il faisait bon. Meilleur encore dans la salle aux murs épais dont certains, comme pour nombre d’habitants de la vieille ville, dataient des Hérode. Thibaut cependant, arrivé la veille dans la cité royale, avait choisi cette heure où l’on ne rencontre à peu près personne pour rendre visite au médecin juif. Délaissant le palais – d’ailleurs vide, Agnès ayant choisi de passer l’été avec sa fille et son petit-fils à Jaffa pour respirer l’air de la mer –, il avait pris logis dans la vieille auberge du Roi-David, la plus ancienne et la mieux approvisionnée de la ville. Ce soir, à la fraîche, il repartirait.

Le médecin arrêta sa promenade près du jeune homme et lui resservit un gobelet de vin frais du Liban dont il le savait friand :

— Où en est le mal ?

— Il chemine avec une sûreté, une rapidité qui m’effraient. Le visage est méconnaissable, brun et boursouflé autour d’un nez qui a cessé d’exister. La barbe ne pousse plus, les sourcils sont tombés. Seuls les cheveux croissent avec une luxuriance étonnante et je ne cesse de les raccourcir. Évidemment, il garde encore ses yeux qui ressemblent à un ciel étincelant, vrais miroirs d’une intelligence, d’une volonté qui ne cèdent pas.

— Hélas, il se peut qu’il devienne aveugle. Les membres ?

— Il a déjà perdu deux doigts et quatre orteils. Tout son corps n’est plus qu’une tache brune. La peau est épaisse, écailleuse. Vous dites qu’il peut… perdre la vue ?

— C’est possible et même probable si l’on ne retrouve pas, et vite, des graines d’encoba. Il monte encore à cheval ?

— Vous le connaissez suffisamment pour savoir que le jour maudit où il ne tiendra plus en selle, la mort ne sera plus loin. Il a mené l’ost tout au long de cette campagne qui, par la faute du Maître du Temple, a tourné si mal alors que le roi comptait une victoire de plus.

En effet, la guerre reprenait après un an et demi de trêve. Saladin, revenu à Damas, voyait d’un très mauvais œil la construction du Chastel-Neuf et surtout celle du Chastelet, l’exemplaire forteresse du Gué-de-Jacob. La famine avait régné tout l’hiver sur ses terres de Syrie. Aussi flairait-il les riches collines de Galilée comme un loup affamé, mais il lui fallait un prétexte car il était trop religieux pour rompre une trêve de son propre chef. Il quitta donc Damas pour se rapprocher de Paneas que tenait alors son neveu Farrouk shah et attendit les événements. Le prétexte cherché fut une troupe de Bédouins pasteurs qu’il envoya paître près du Chastel-Neuf de Hunin, sous le nez sensible d’Onfroi de Toron le Connétable… qui ne résista pas à la tentation d’augmenter les rations de son monde. Baudouin se trouvait alors chez lui avec quelques-uns de ses chevaliers. Bien qu’il s’y opposât, ses hommes voulurent suivre le vieux soldat et, alors que la petite troupe s’engageait dans une sorte de défilé entre deux collines, Farrouk shah leur tomba dessus avec tous les soldats dont il disposait. Le combat fut d’une rare violence. Criblés de flèches et attaqués de toute part, les Francs se battirent avec rage sans pouvoir éviter de laisser plusieurs d’entre eux sur l’herbe courte. Baudouin lui-même fut blessé. Ce que voyant, le Connétable se jeta devant lui pour lui permettre de récupérer. Les Musulmans s’acharnèrent alors sur celui dont la grande épée portant le symbole du Christ était légendaire : une flèche lui enleva le bout du nez, pénétra dans la bouche et sortit par le menton, une autre lui traversa le pied, une autre encore le genou, tandis qu’il recevait une autre blessure au flanc qui lui brisa les côtes. Baudouin cependant avait arraché la flèche enfoncée dans son épaule, ralliait plusieurs chevaliers et réussissait à ramener le vieil homme héroïque au Chastel-Neuf où il agonisa durant plusieurs jours avant d’être porté jusqu’à sa ville de Toron, où il fut inhumé dans l’église Sainte-Marie en présence de Baudouin incapable de cacher sa douleur. Il aimait sincèrement le vieux guerrier qui, sous trois rois, avait porté avec honneur son épée de Connétable.

Mais Saladin n’en avait pas encore fini avec sa honte de Montgisard. Il lui fallait laver cette tache dans le sang des chrétiens. En mai, il vint mettre le siège devant le Chastel-Neuf, mais l’un de ses émirs favoris ayant été tué d’une flèche dans l’œil, les assaillants prirent le deuil et se retirèrent. La colère de Saladin ne connut plus de bornes. Il alla planter sa tente au Tell al-Qadi, non loin de Paneas, et de là envoya des troupes nombreuses faire les moissons dans la plaine de Sidon et ensuite ravager tout sur leur passage. Le pillage dura des semaines. Le nord du royaume subit le même traitement que le sud avant Montgisard. Du château de Toron où il se trouvait encore, le roi convoqua l’ost. Raymond de Tripoli et aussi Odon de Saint-Amand, le Maître du Temple, répondirent à son appel et on marcha vers Paneas. D’une colline on découvrit la plaine où Farrouk shah était à l’œuvre, pillant, brûlant et ravageant avec entrain. On aperçut aussi de l’autre côté le camp du sultan, qui semblait paisible et tranquille. Baudouin alors se lança au secours de ses champs ravagés. Il tomba comme la foudre sur Farrouk shah avec seulement six cents hommes et fit un carnage de cette armée d’ailleurs alourdie par une caravane chargée des résultats du pillage. Sa victoire fut totale. Mais pendant ce temps et au lieu de le soutenir et d’assurer ses arrières afin de regrouper l’armée, Odon de Saint-Amand et Raymond de Tripoli prirent sur eux d’aller attaquer le camp de Saladin dont ils croyaient avoir raison sans peine. Ils trouvèrent Saladin lui-même dans la plaine de Marj Ayun, vite rejoint par ceux qui avaient réussi à échapper à Baudouin. Et la belle victoire du matin se changea en désastre. Baudouin qui accourait à la rescousse et aussi Renaud de Sidon qui, avec son ost, rejoignait l’armée royale ne purent que sauver ce qui pouvait l’être – et ce ne fut pas beaucoup. Il y avait des cadavres partout et une énorme troupe de prisonniers, parmi lesquels Odon de Saint-Amand et Baudouin de Ramla, l’amoureux de Sibylle. Le roi avec ce qui lui restait gagna Tibériade, cependant que le comte de Tripoli et les siens rejoignaient la côte et se réfugiaient dans Tyr.

— Voilà où nous en sommes, soupira Thibaut en conclusion. Le roi souffre dans son âme plus encore que dans son corps. Jamais, je crois, homme n’a prononcé « Que Ta volonté soit faite ! » avec plus de ferveur, plus d’abandon de soi-même. N’ayant connu jusqu’ici que la victoire, il pensait – peut-être car il ne dit rien ! – que le prix à payer pour le bien de ses sujets était d’accepter l’abomination de son sort. Or le lendemain une partie de son royaume est ravagée et Saladin triomphe alors même que ses forces physiques s’amoindrissent. Pourtant, croyez-moi, Joad, il est prêt à endurer plus encore de souffrance pour sauver son peuple. Alors il prie ! Prosterné devant la croix, il prie, il crie vers le ciel et ce cri silencieux est plus déchirant que les larmes…

— Et moi je ne peux rien ! s’insurgea le médecin en reprenant sa promenade agitée. Ou si peu à présent que manque le remède principal. Comment le soignez-vous ?

— Marietta qui le suit partout le lave avec des macérations de lavande, lui en fait boire, comme de l’huile d’olive dont elle oint aussi sa peau, ainsi que des tisanes de thym. Tandis qu’il combat, elle cherche des plantes à odeurs suaves, en fait brûler quelques-unes, avec la myrrhe des baumiers… Car, hélas, le mal répand à présent une odeur… Pardonnez-moi, maître Joad, mon intention n’est pas de mettre en doute votre grand savoir, mais je songe à retrouver votre frère en religion, ce Maïmonide qui peut-être, depuis le temps, aura trouvé autre chose. S’il est encore en vie, sa demeure était au Caire, je crois ? Et je suis tout prêt à…

— Inutile d’aller si loin ! Maïmonide est à présent l’indispensable médecin de Saladin. Là où est le sultan, là il est… Mais, à moins qu’il ne possède lui-même des graines d’encoba, il n’a guère de raison d’emporter dans son coffre à remèdes de quoi soigner la lèpre…

— Le plus simple est peut-être de le lui demander ? déclara Thibaut en se levant pour prendre congé.

La détermination que Joad lut alors dans son regard l’effraya :

— Si vous pensez vous rendre au camp de Saladin, vous allez commettre une folie inutile car vous ne verrez pas le médecin mais le bourreau. Il eût été plus facile d’entrer dans Le Caire qui est une ville populeuse où l’on peut se glisser. C’est impossible dans un camp. Vous échouerez et l’on enverra votre tête à votre maître au moyen d’une catapulte.

— Saladin n’assiège pas encore Tibériade ! émit Thibaut avec rage. J’irai pousser les portes de l’enfer pour forcer Dieu à nous aider !

— C’est folie ! Vous priveriez notre sire de son plus fidèle ami, de celui qui a juré de ne le quitter jamais ? Cela m’a surpris d’ailleurs de vous voir ici, loin de lui. Qui le sert ?

— Son autre écuyer, le chevalier Pellicorne. Sa force est redoutable et sa fidélité à toute épreuve… comme son amitié ! Merci de m’avoir écouté, maître Joad !

Après avoir quitté la Juiverie, le jeune homme attendit que la chaleur tombe avec l’approche du crépuscule pour reprendre le chemin de Tibériade. Son cœur était lourd, mais déterminé.

Comment croire, lorsque l’on approchait de Tibériade, qu’à un peu plus de sept lieues la guerre et la mort étaient passées, soufflant le feu et la fureur, ravageant tout sur leur passage ? Le lac d’azur et d’émeraude enchâssé dans une végétation quasi tropicale, serti de petites cités comme d’autant de perles, offrait l’image même de la sérénité et de la paix. Ces eaux limpides où s’étaient posés les pieds du Christ semblaient à jamais refléter son regard et les petites barques de pêcheurs amarrées à leurs piquets avaient toujours l’air d’attendre les filets débordants de l’apôtre Pierre et la présence de Celui dont la voix apaisait la tempête et bouleversait le cœur des hommes… C’était ici la Galilée où résonneraient jusqu’à la fin des siècles les paroles sublimes des Béatitudes.

Les antiques fondations du château des princes plongeaient dans les eaux du lac et dans la nuit des temps. Elles avaient supporté les gardes d’Hérode Antipas, les légionnaires romains, les stratiotes byzantins, les Sarrasins de Mahomet avant les guerriers francs venus des quatre coins de l’Europe.

Habituellement paisible et silencieuse, Tibériade bourdonnait comme une ruche en folie quand Thibaut y revint et sur tous les visages était peinte la douleur farouche que donne l’impuissance. Aux abords du château un vieux soldat borgne dont l’œil unique pleurait le renseigna :

— Le Chastelet ! Il brûle. De là-haut, on voit les flammes et la fumée, dit-il en désignant le couronnement des remparts.

— Sais-tu où est le roi ?

— Là-haut, à ce qu’il paraît ! Il regarde et il fait comme moi : il pleure.

Il y était, en effet. En débouchant de l’escalier menant aux chemins de ronde, Thibaut ne vit d’abord que la puissante silhouette d’Adam Pellicorne. Armé de pied en cap, jambes écartées, les gantelets posés sur la lourde épée à deux mains fichée en terre dont il se servait comme personne, il cachait la forme blanche de Baudouin dans sa bure monacale. Assis et adossé contre le merlon du créneau, le roi était tourné vers l’ouest et chaque pouce de son corps proclamait sa douleur. Quand son écuyer fut à ses côtés, il ne tourna pas la tête, mais tendit un bras :

— Regarde ! Saladin a eu raison de mon château. C’est le Gué-de-Jacob qui brûle !

À l’horizon une énorme colonne de fumée traversée d’éclairs rouges enténébrait la nuit tombante. En dépit de la distance(16), cela ressemblait à une bouche de l’enfer soudain ouverte au fond de la vallée et si énorme était l’incendie que les trois hommes sur leur muraille croyaient en sentir la chaleur ainsi que la puanteur des corps calcinés. Sur place ce devait être une véritable fournaise dont les ravages s’étendraient loin.

— Comment est-ce possible ? exhala Thibaut. Il était fait de pierres énormes, si bellement taillées qu’elles s’ajustaient de la façon la plus étroite. Vous aviez payé chacune quatre dinars d’or. Et cela peut flamber ?

— Il y a eu une terrible explosion, fit Adam qui s’était rapproché. Les sapeurs de Saladin ont dû réussir à pénétrer profondément sous l’enceinte et placer une énorme charge. Ou plutôt plusieurs. Il ne doit rien rester des défenseurs. Cet homme est le diable !

— Et moi je ne suis qu’un pauvre roi abandonné du ciel ! La route d’Acre est ouverte à présent devant lui. Et je ne peux rien pour l’empêcher. Pourtant, il faut que je sauve ce qui peut encore être sauvé !

— Rien ne presse, sire, fit Adam d’une voix apaisante. Le sultan ne s’engagera pas sur la route littorale avec dans son dos les fiefs du comte de Tripoli et du prince d’Antioche. En outre, j’ai ouï dire que la peste s’est mise dans son camp. Et maintenant qu’il a brûlé le Chastelet, il va peut-être se tenir satisfait pour un temps. Tout autant que nous il doit avoir besoin d’une trêve…

— Il est vainqueur, il ne la demandera jamais ! dit Baudouin avec amertume. C’est donc moi qui vais devoir m’en charger et je le ferai pour l’amour de Dieu et de mon peuple : celui-ci n’a que trop souffert déjà !

— En ce cas et si vous envoyez des ambassadeurs, sire, je demande à partir avec eux, dit Thibaut.

— Toi ? Tu veux t’éloigner encore de moi ? Tu sais bien pourtant combien j’ai besoin de toi.

— Oui, mais vous avez encore plus grand besoin de recevoir les meilleurs soins et je veux voir Maïmonide. Je sais qu’il est auprès de Saladin.

— Ah ! Cela veut dire que Joad ne peut plus rien pour moi ? fit Baudouin d’une voix étrangement calme.

— Cela veut dire qu’il manque des moyens nécessaires alors que, peut-être, l’autre médecin les possède encore…

— Je peux y aller, moi, proposa Adam.

À cet instant, Baudouin voulut se remettre debout mais les forces lui manquèrent et il tomba à genoux avec un gémissement de douleur et de colère. Ce que voyant, Adam lâcha son épée qui s’abattit avec un son de cloche, se rua sur lui et l’enleva dans ses bras aussi aisément qu’un fétu de paille, puis constata :

— Il faut vous remettre au lit, sire ! Vous brûlez de fièvre…

— Elle ne me quitte guère, la fièvre. J’ai sans cesse l’impression de brûler.

Tandis que le géant emportait le roi dans l’escalier, Thibaut suivit, plus qu’inquiet :

— Tu seras ici plus utile que moi, remarqua-t-il. Aussi je ne crois pas que je vais attendre les ambassadeurs. Ce soir même je me rends au camp de Saladin…

Baudouin tenta de l’en empêcher :

— Tu ne l’y trouveras pas. Sur ce que j’ai appris, il doit être en route pour Damas.

— J’irai donc à Damas.

— Mais pas sans m’avoir écouté car je peux t’aider… Dieu m’est témoin que je ne te permettrais jamais de courir un tel danger si je ne me sentais si mal, mais il faut que je vive encore et debout ! Alors, si ce Maïmonide peut me rendre quelques forces…

Le lendemain Thibaut avait encore les larmes aux yeux en quittant Tibériade, mais le vent de la course les sécha et aussi sa volonté farouche de rapporter le remède qui permettrait à l’héroïque jeune roi de durer encore un peu.

Le troisième jour, la piste étroite qui se faufilait entre des collines se transforma soudain en une large route et escalada une hauteur rocheuse. De là le cavalier découvrit, couverte de jardins et de bois, une plaine florissante où se découpaient les carrés des champs, une vaste cité adossée aux pentes fauves de l’Anti-Liban. Damas, la « grande silencieuse blanche », était devant lui.

Il s’arrêta un instant pour contempler la ville sainte aux deux cent cinquante mosquées, l’oasis dont les poètes arabes disaient qu’elle était l’une des quatre plus belles de la terre arrosée par les eaux claires du Barada, le « fleuve d’or » qui alimentait de ses eaux omniprésentes les bains, les fontaines, les lieux de culte et les jardins, ce point de rencontre des pistes caravanières aux portes du désert, cette cité du savoir enfin que Saladin aimait visiter entre toutes pour y étudier à l’ombre d’un sycomore.

Sous le pâle soleil d’hiver, la mosaïque aux chaudes couleurs couvrant le dôme de la grande mosquée des Omeyades luisait comme du satin et, si l’on exceptait les remparts aux créneaux épointés, l’image dans sa grâce pouvait être celle d’un paradis ; mais sous les arbres et près des eaux murmurantes, que de pièges, que de bêtes rampantes !

Au terme de sa contemplation, Thibaut pensa que lui-même faisait partie de ces êtres souterrains que chaque mouvement des portes, à l’aube ou au crépuscule, lâchait ou introduisait dans Damas et que c’était pour lui chose toute nouvelle. Jusqu’à présent, lorsqu’il accomplissait quelque mission pour le roi, c’était à visage découvert, sous son nom et portant avec fierté ses armes et leurs emblèmes ; mais là il ne savait plus très bien qui il était. Thibaut de Courtenay avait disparu dans une petite « grange » templière, celle de Qunaitra, d’où était ressorti Bekir Hamas, fils d’un marchand de Beyrouth qui s’en allait à Damas afin d’y acheter quelques-uns de ces beaux objets, spécialité de la ville, où des filets d’or ou d’argent dessinaient dans le métal d’harmonieux motifs. Car même en période d’hostilités, le commerce ne perdait jamais ses droits dans ces terres du Levant où la valeur des choses l’emportait souvent sur les appartenances religieuses ou même raciales.

Thibaut ne savait plus très bien non plus qui était au juste cet Adam Pellicorne devenu son ami le plus cher, et qui s’était révélé à lui auprès du lit de Baudouin évanoui tandis que Marietta lui donnait les soins nécessaires. Le plus tranquillement du monde, Adam lui avait donné des instructions précises sur la façon dont il devait s’y prendre pour accomplir sa mission sans y laisser la vie.

— J’aurais préféré y aller à ta place, mais tu peux passer plus facilement que moi pour un Musulman. Question de physique ! En outre, tu parles leur langue. Tu t’arrêteras donc à Qunaitra…

— Mais comment peux-tu savoir tout cela alors qu’il n’y a pas longtemps, tu débarquais ici avec les gens du comte de Flandre ?

— Plus tard, les explications ! Sache seulement que je n’accomplissais pas là mon premier pèlerinage. Je suis déjà venu il y a dix ans… et je connais ce pays presque aussi bien que toi, avait-il conclu avec ce bon sourire qui était son plus grand charme.

Thibaut, cependant, ne s’était pas tenu satisfait. Il avait l’impression d’avoir été trompé et le déclara sans ambages :

— Tu es chevalier et cependant tu m’as menti ? Tu m’as laissé te présenter au roi…

— Je me serais présenté à lui de toute façon et je te rappelle que je ne te connaissais pas, même si tu avais déjà attiré mon amitié.

À cet instant, la voix de Baudouin s’était fait entendre :

— Je sais tout de lui, Thibaut, et tu peux lui accorder ta confiance comme je lui ai accordé la mienne. Et si je t’ai laissé dans l’ignorance, c’est parce qu’un roi digne de ce nom ne peut pas toujours tout dire. Même à ceux qu’il aime…

Il avait bien fallu s’en contenter et le jeune homme était parti, la tête pleine de points d’interrogation, grillant de curiosité mais tout de même apaisé : la parole de son roi était pour lui aussi vraie que les Évangile. Dans la maison de Qunaitra, on ne lui avait posé aucune question après qu’il eut remis le petit billet écrit par Adam et tout s’était déroulé sans la moindre anicroche : on s’était seulement contenté de lui donner des instructions précises sur la manière de se conduire une fois dans Damas. À présent il y était.

Il franchit les portes monumentales gardées par des hommes aux yeux sauvages, coiffés de casques ronds à longue pointe, qui regardaient d’un œil blasé le trafic habituel des jours de marché, confiants dans l’effet significatif des deux têtes fraîchement coupées plantées sur le rempart. Le faux marchand, sa mule tenue en bride, et suivant les indications reçues, chercha un bras du Barada, le Tora, sur lequel donnaient les fenêtres à moucharabiehs et les jardins de maisons tranquilles, fit encore quelques pas et s’arrêta devant une porte basse peinte en vert. Du bâton qu’il tenait à la main, Thibaut frappa trois coups espacés et attendit. Peu de temps. Le bruit de semelles tramées sur des dalles se fit entendre et le petit guichet découpé dans le vantail s’ouvrit, découvrant un vieux visage envahi de poils blancs.

— Seul le silence est puissant… murmura le voyageur.

De l’autre côté, le vieillard toussota puis émit en ouvrant la porte :

— … Tout le reste n’est que faiblesse ! Entre et sois le bienvenu !

Derrière lui, Thibaut accéda à une petite salle basse au sol de terre cuite et aux murs blancs ornés de tapis étroits. La coupole qui la fermait était soutenue par des poutres de couleurs vives et présentait en son centre un orifice destiné à livrer passage à la fumée du réchaud plein de braises placé juste en dessous dans une alvéole carrée. Des coussins plats étaient posés autour, permettant de s’asseoir commodément en se chauffant. Dans un coin un grand coffre de fer forgé montrait les reliures jaunes des livres qu’il contenait.

À la lumière du foyer, Thibaut vit mieux le personnage qui l’accueillait : c’était, sous un turban, un homme sec et voûté, déjà âgé. Avant de lui offrir de s’asseoir, celui-ci considéra son visiteur avec méfiance

— Voilà bien longtemps que je n’ai entendu cette phrase, soupira-t-il. Et toi tu es bien jeune. Qui es-tu ?

— Dis-moi d’abord si tu es bien celui que je cherche : Rahim le copiste ?

— … jadis secrétaire du grand Sultan Nur ed-Din, qu’Allah le bénisse cent fois ! Viens-tu de la part de son fils, le malheureux Malik al-Adil dont je n’ai plus de nouvelles ?

— Je n’en ai pas non plus, sinon qu’enfermé dans Alep l’imprenable il n’a pas encore cédé à Saladin le reste de son héritage.

— Le chacal kurde finira bien par l’abattre. Il vient de rentrer à Damas après avoir mis à mal le roi chrétien qui est le dernier allié de mon pauvre maître. Quand Saladin aura balayé le lépreux, il tiendra le royaume franc et Al-Adil sera noyé…

— C’est pour que Baudouin puisse se battre encore que je viens.

— Tu es franc ?

— Oui, son écuyer, Thibaut de Courtenay, et c’est le médecin Maïmonide que je veux voir. Peux-tu m’aider à le trouver ?

— Je peux t’aider à entrer au palais car le soupçon ne m’a pas encore touché de son aile noire, mais ensuite…

Thibaut avait compris : ensuite il lui faudrait se débrouiller seul et en territoire ennemi. Pour aider Baudouin à porter sa trop lourde croix, il se sentait prêt à tout affronter, fût-ce la mort sous la torture, et il savait les Turcs habiles à ce genre de choses. Cependant, après avoir frappé dans ses mains pour faire apparaître un jeune serviteur avec un grand plateau chargé de galettes, de gâteaux aux amandes, de raisins et de tranches de melon confites, le vieil homme l’invitait à se restaurer après s’être lavé les mains. Le même jeune serviteur apporta une cuvette et une aiguière de cuivre, et fit couler l’eau sur leurs mains placées au-dessus de la cuvette. Puis ils s’essuyèrent avec une serviette fine, mangèrent en silence comme il convient… Ensuite Thibaut fut invité à se reposer.

Le soir venu, longtemps après que, du haut des minarets, les muezzins eurent appelé les fidèles à la prière, Rahim s’enveloppa d’un manteau et alla réveiller son hôte. La nuit était froide et il y avait un peu moins de monde dans les rues obscures qu’ils empruntèrent. Seul l’immense souk aux étroites artères voûtées gardait quelque animation, mais les deux hommes l’évitèrent pour gagner l’ancien palais de Nur ed-Din sur lequel flottait à présent l’étendard jaune de Saladin. Bâti pour la défense autant que pour le plaisir d’un homme raffiné, c’était un étonnant assemblage de bastions, de dômes et de jardins, une sorte de ville en miniature où œuvraient fonctionnaires, militaires, serviteurs et esclaves, distingués des autres domestiques par les fers qu’ils tramaient aux pieds… N’étant pas musulman, le médecin du sultan habitait, dans l’enceinte du palais, un pavillon écarté seulement séparé de la rue par un mur de jardin percé d’une porte basse devant laquelle, souvent, s’étirait une foule de malades tous avides de recevoir les soins d’un homme dont on disait qu’il faisait des miracles. Saladin, en effet, ne voyait aucun inconvénient à ce que son médecin dispense soins et conseils même au plus humble de ses sujets. Cela créait toujours une certaine agitation et, en général, des gardes canalisaient tout ce monde mais, à cette heure tardive, il n’y avait plus personne, la prière du soir chassant chacun vers ses devoirs religieux.

— Il y a une garde à l’intérieur, expliqua le vieux copiste, mais on te mènera au médecin juif si tu dis que tu lui apportes un message de Bar Yacoub, un confrère de Beyrouth.

— Une lettre ? Et si on me demande de la montrer ? Je n’en ai pas.

— Oh si, tu en as une. Je l’ai écrite moi-même en caractères hébraïques et mise dans ton manteau pendant que tu dormais.

— Que dit-elle ?

— Que Bar Yacoub le salue bien et que tu as grand besoin de ses soins. Sois tranquille : on te conduira au médecin juif. À présent je te laisse car je t’ai bien prévenu : mon rôle s’arrête là ! Je dois me protéger afin de pouvoir encore être utile à mon maître Al-Adil, cent mille bénédictions soient sur lui…

— Tu ne m’attends pas ? Je ne retrouverai jamais ta maison… ni ma mule. Dois-je repartir à pied ?

— Si tu repars ! En ce cas, tu iras au caravansérail qui se trouve près de la porte par laquelle tu es entré dans Damas. Il est tenu par un mien cousin, Abou-Yaya. Tu te feras connaître en tant que marchand et il te la rendra. N’oublie pas d’acheter ce que tu es censé venir chercher ! Si tu ne reviens pas, ta mule sera à moi !

Et sur ces paroles réconfortantes, sa haute silhouette courbée disparut dans l’ombre avec un empressement qui trahissait sa hâte de sortir du devant de la scène, laissant à Thibaut une impression plutôt désagréable. Non qu’il craignît d’être trahi, car il lui suffisait de parler pour que le bonhomme eût d’aussi graves ennuis que lui-même ; mais s’il était à l’exemple des complices que les chrétiens entretenaient en terre d’Islam, ce n’était pas très encourageant. Néanmoins, il fallait bien s’en contenter et, rassemblant son courage, il adressa une fervente prière à son saint patron et marcha vers la porte basse à laquelle il frappa.

À sa surprise, ce fut plus facile qu’il ne l’espérait et, après un bref échange de questions et de réponses, il se retrouva marchant derrière l’un des hommes qui occupaient le petit poste de garde, le long des arcades d’une sorte de cloître délimitant une cour au milieu de laquelle poussait un grand cèdre aux sombres branches étalées largement. Le guide de Thibaut frappa du poing à une porte ouvragée qui, ouverte, laissa voir un homme en robe grise écrivant sur un parchemin à la lumière d’une lampe d’argent posée auprès de lui. Sans hésitation – il y avait dix ans que le médecin juif avait examiné Baudouin –, Thibaut reconnut le haut front fuyant sous la calotte noire limitant la calvitie, les cheveux raides, le nez long et sensible sous le surplomb des sourcils touffus abritant la profondeur de ses yeux sombres. C’était bien Moïse Maïmonide et le jeune homme étouffa un soupir de soulagement.

Cependant, le médecin prenait la lettre que lui tendait le garde qu’il renvoya d’un geste, la lut et la laissa tomber, puis se leva et prit le temps de mieux voir son visiteur :

— On me dit que tu es malade ? Tu n’en as pas l’air.

— Je ne le suis pas, c’est un autre qui souffre dans son âme plus encore peut-être que dans son corps.

— Sois plus clair ! Et d’abord qui es-tu ? Pas un Juif en tout cas… ni un Arabe en dépit de ton costume…

— Franc ! Mon nom est Thibaut de Courtenay et je suis l’écuyer du roi de Jérusalem.

Un éclair traversa le regard du Cordouan :

— Le mesel ! Il faut qu’il soit bien mal pour que tu te sois aventuré dans la maison de son ennemi juré. Le remède a-t-il cessé d’agir ?

— Il n’y en a plus une once et aucune des caravanes envoyées en terre d’Afrique pour rapporter la plante n’est revenue. À présent le mal fait de rapides progrès.

— On ne le dirait pas !

La voix railleuse venait du seuil, mais Thibaut n’eut pas besoin de se retourner pour deviner à qui elle appartenait : il lui suffit de voir Maïmonide se plier en un profond salut. Vivement retourné, il reconnut Saladin.

La surprise lui noua la gorge, lui ôtant l’usage de la parole. Ce fut donc en silence qu’il salua. Le sultan cependant s’avança, découpant sur le mur ocre une ombre sans commune mesure avec sa taille réelle, qui n’était pas très élevée mais que le turban blanc grandissait. Il alla s’asseoir sur un divan garni de tapis placé au fond de la pièce encombrée de coffres à livres… Il portait une robe brune, parfïlée d’or et fendue devant, laissant voir ses pieds chaussés de bottes souples. Son regard dur détaillait le jeune homme :

— À qui ferais-tu croire, chien d’infidèle, que ton maître est si malade qu’il envoie mendier le secours de mon propre médecin ? Assurément pas à moi : je l’ai vu combattre et il n’y a pas longtemps. Alors que cherches-tu ici ?

— Rien d’autre que ce que j’ai dit ! affirma Thibaut à qui la colère rendait tous ses moyens. Un chevalier ne saurait mentir et je ne mens jamais ! Pas plus que je ne mendie. Quant à mon roi, sa vaillance et sa foi en Dieu l’emportent sur la souffrance de son corps lorsque vient l’heure du combat, alors même que le poids de l’armure est déjà une douleur… Toi dont le corps est sain, seigneur, tu ne peux le comprendre.

— Ce que je comprends surtout, c’est que mon intérêt n’est pas de l’aider à aller mieux et, si son Dieu lui permet de se surpasser ainsi – je reconnais qu’il se bat bien ! –, il n’a nul besoin d’autre secours ! Tu devrais te contenter de prier pour lui… Mais je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec le fait que c’est moi le vainqueur à présent et que j’ai détruit le beau château que ce « malade » avait osé construire au mépris de la trêve conclue…

— Aucune clause d’aucune trêve n’interdit de bâtir et ainsi de prévoir l’avenir.

— Ce n’est pas ainsi que je vois les choses. Quant à toi, mon intuition me dit que, même si tu ne mens jamais, comme tu le prétends, il y a sans doute bien des faits que tu pourrais m’apprendre. Par exemple, comment tu es arrivé jusqu’ici ?

— Sous un déguisement, comme tu peux le voir…

— C’est l’évidence, mais pas sans aide. Et c’est justement cette aide que je voudrais connaître. Aussi…

Il frappa dans ses mains sur un rythme rapide. Deux gardes parurent qui se saisirent de Thibaut, révolté et furieux. Cependant Maïmonide tentait d’intervenir :

— Sublime seigneur, tu ne peux agir qu’avec sagesse, mais en l’occurrence je me sens gêné. Un médecin qui livre celui qui, au prix de sa vie, vient chercher de quoi soigner son frère malade est un homme vil et sans honneur ! Fais taire ta colère, je t’en prie, et laisse-le repartir vers son maître, car celui-ci est certainement très, très mal…

— Eh bien, tant mieux ! Le meilleur ennemi est un ennemi mort. Et toi, tu n’en as rien livré du tout. C’est moi qui me suis présenté en ton logis sans t’avertir. Alors sois en paix !

— Je ne peux pas ! Ce jeune homme est venu à moi sans cacher son nom ni sa qualité. Il n’a pas cherché à me tromper…

Le reste du dialogue fut perdu pour Thibaut que les deux gardes noirs entraînaient sans douceur excessive à travers une succession de jardins, puis de patios, de cours de moins en moins superbes jusqu’à une haute et sombre tour qui devait se dresser aux limites du palais et de la ville. On l’y fit dégringoler deux étages d’un escalier raide et glissant avant de le jeter dans les ténèbres d’un cachot où l’on ne se donna pas la peine de l’enchaîner car, lorsque le jour fut venu, il constata qu’en dehors de la porte, basse et solidement armée, il n’y avait d’autre ouverture qu’un étroit rectangle taillé dans des pierres énormes par lequel un enfant malingre n’aurait pu passer, et encore réduit par deux barreaux en croix. Et là, on l’oublia…

Il en eut tout au moins l’impression car des jours, des nuits et encore des jours et encore des nuits passèrent sans qu’il vît un autre être humain qu’un geôlier soudanais, noir comme une nuit d’hiver et pourvu de muscles énormes, qui, une fois le jour, lui apportait une écuelle contenant une bouillie de raves et de pois chiches, un morceau de pain dur et une petite cruche d’eau. L’homme était peut-être muet, car il ne répondit jamais à aucune des questions que lui posa le prisonnier dans les langues qu’il pouvait connaître. Il n’avait même pas l’air de l’entendre.

Parfois aussi, dans les débuts, la porte s’ouvrait avec fracas la nuit, réveillant le prisonnier sur l’espèce de banc de pierre pris dans la muraille qui lui servait de lit. Son cœur alors se mettait à cogner parce qu’il pensait qu’on venait le chercher pour le conduire à la torture dont l’avait menacé le sultan, mais il n’en était rien : un homme d’armes entrait avec une torche qu’il lui mettait presque sous le nez, le regardait un instant en ricanant, puis repartait et Thibaut retombait sur sa couche froide et dure avec un soulagement dont il avait honte. Ensuite il ne vit plus que le geôlier et peu à peu le découragement s’empara de lui et bientôt le désespoir lorsque sa pensée s’en allait vers Baudouin. Non seulement la lèpre ne ferait pas trêve, mais le chagrin d’avoir perdu celui qu’il considérait comme son frère allait s’ajouter à l’atrocité de se voir pourrir vivant. En outre, avec la nourriture souvent infecte et le confinement, Thibaut sentait bien que ses forces à lui déclinaient, bien qu’il se forçât à manger et à bouger le plus possible dans l’étroit espace qui lui était imparti. Alors, il arrivait qu’une bouffée d’impuissante colère le secoue tout entier. Il haïssait, le cœur déchiré, ce Saladin dont ses thuriféraires proclamaient qu’une âme chevaleresque l’habitait alors que du fond de son palais damasquin, il devait se repaître en esprit de l’agonie d’un adversaire qu’il prétendait estimer. Oh, retrouver dans sa main le poids familier de l’épée sous l’éclat glorieux du soleil et mourir en combattant, au lieu de se défaire lentement au fond d’une prison où bientôt peut-être on oublierait même de le nourrir et dont la porte ne s’ouvrirait plus… Peut-être même la scellerait-on sur ce tombeau empuanti par ses déjections ?

Le malheureux en perdait la notion du temps.

Pourtant un soir, alors qu’il venait d’étendre son corps douloureux sur sa pierre pour y chercher un sommeil de moins en moins réparateur, le geôlier noir entra, posa sa lourde main sur son épaule et le remit debout aussi facilement qu’il eût fait d’un enfant. Puis il lui désigna la porte au-delà de laquelle Thibaut pouvait apercevoir les cimeterres luisants de deux gardes. Et l’on se remit en marche, refaisant une partie du chemin accompli… il y avait combien de temps déjà ?

On l’amena ainsi dans la grande galerie d’audience où il eut l’impression qu’il y avait foule, car elle moutonnait de turbans aux couleurs variées. Tout au fond, sur une estrade garnie de tapis, Saladin siégeait sur une sorte de plateau d’or à pieds très courts, entouré d’une petite balustrade. Ses jambes croisées laissaient voir le large coussin de velours sombre qui rembourrait ce trône. Il portait une somptueuse robe de brocart pourpre à grandes volutes plus foncées dont les manches, en haut des bras, étaient resserrées par deux larges bandes de broderies d’or ; mais le turban noir, orné d’un joyau scintillant, assombrissait encore son visage plein et coloré dont la moustache tombante accentuait le pli dédaigneux de la bouche. Dans la lumière des immenses lustres et des lampes de verre filigranées d’or posées devant l’estrade, il resplendissait tel un dieu.

Les gardes jetèrent Thibaut à ses pieds, à genoux et face contre les dalles de marbre sans tapis d’un large espace ménagé devant le trône. En dépit de son affaiblissement, il réagit contre ce traitement indigne et se releva, essuyant de sa manche le sang coulant de son nez meurtri. Il vit alors qu’il y avait, non loin de lui, un autre prisonnier, un homme de haute stature aux cheveux et à la barbe gris, l’œil arrogant, qu’il n’eut aucune peine à identifier bien qu’il ne portât plus le grand manteau blanc frappé de la croix rouge : Odon de Saint-Amand, le Maître du Temple. Et Thibaut eut honte de lui-même parce que Saint-Amand, captif depuis plus longtemps que lui, semblait en meilleur état bien qu’il fût enchaîné. Mais peut-être sa prison était-elle plus saine ? Il n’eut pas le temps d’ailleurs de s’appesantir sur lui-même car le dialogue était engagé entre le sultan et le Templier :

— As-tu réfléchi à ce que mon vizir t’a proposé ?

— Je ne me souviens pas qu’il m’ait proposé quoi que ce soit. Mais toi, réponds ! Qu’as-tu fait de mes frères ?

— Tes frères sont les pires ennemis du Prophète – son nom soit cent fois béni ! – et je n’en encombre pas mes prisons, tu le sais bien : ils sont morts. Mais toi qui es leur maître à tous, tu représentes une grande valeur marchande…

— Je n’en ai pas plus qu’eux. Nous sommes tous les pauvres Chevaliers du Christ.

— Allons donc ! Ton Ordre est le plus riche. Plus riche que bien des rois. Aussi je me propose de te mettre à rançon. Disons…

— Ne te donne pas la peine de calculer ! Un Templier ne peut offrir pour rançon que son couteau et sa ceinture, qu’il soit le Maître ou simple profès. C’est la règle. Tu peux toujours demander mais tu n’obtiendras rien et tu ne reverras pas tes messagers.

Un éclair de colère traversa les yeux bruns de Saladin mais son empire sur lui-même était total et il ne s’y laissait aller que lorsqu’il le voulait bien.

— Regarde ce chevalier que l’on vient d’amener ! Le connais-tu ?

Le Templier haussa les épaules :

— Bien sûr. C’est l’ombre du roi, le bâtard de Courtenay. Ce que je comprends mal, c’est ce qu’il fait ici. Tu n’as pas pu le prendre au combat puisqu’il ne s’éloigne jamais de Baudouin.

— Il s’est fait prendre de lui-même. Il venait demander à mon médecin le remède dont son maître manque.

— Les caravanes qui ne reviennent pas ? fit le vieil homme avec un rire cruel. Je le sais d’autant mieux que j’ai fait en sorte qu’elles n’arrivent jamais… Allons calme-toi, blanc-bec ! ajouta-t-il devant la fureur qui s’était emparée de Thibaut et que ses gardiens retenaient à grand-peine tant il était hors de lui. Je ne veux aucun mal à ce malheureux car sa vaillance force l’admiration. C’est un authentique héros mais le Temple, qui ne reconnaît pas les rois, n’a que faire d’un héros mourant sur le trône de Jérusalem. C’est à lui seul que devraient être confiés le Saint-Sépulcre et la cité qu’il sublime !

— Baudouin mort, il aura un héritier !

— Un nourrisson de quelques mois qui ne vivra peut-être pas ? Quant aux femmes, elles sont pourries jusqu’à la moelle des os et ce serait grande honte que les voir porter la couronne. Dieu ne le permettra pas ! Seul le Temple peut et doit régner !

Saladin éleva brusquement la voix :

— Approchez, messire Plivani, qui m’êtes envoyé par le comte de Tripoli ! Il semblerait que le prince Raymond qui est homme de sagesse et de gouvernement partage l’avis du Grand Maître, mais pas pour les mêmes raisons.

Un personnage richement vêtu s’avança vers le trône avec une réticence évidente. C’était un bel homme d’une quarantaine d’années, un opulent marchand pisan dont le père s’était installé à Tripoli depuis de longues années et dont Raymond III appréciait les conseils… Sa vue fit éclater Saint-Amand d’un rire féroce :

— Que Raymond veuille s’asseoir sur le trône n’est un secret pour personne et il a bien cru que sa régence s’achèverait en couronnement. Une régence pour laquelle il a fait assassiner Milon de Plancy, qui la tenait avant lui. Nul n’ignore non plus le cas qu’il fait de ce marchand : au point de lui avoir donné en mariage une noble damoiselle que notre sénéchal du Temple, le frère Gérard de Ridefort, souhaitait épouser lorsqu’il est venu chercher fortune en Terre Sainte. La belle était éprise de lui mais ce… marchand, cracha Saint-Amand, avança des arguments alléchants : il offrit de payer la jeune fille son poids d’or… et Lucie de Botron devint la signora Plivani ! Inutile de demander ce que son époux vient faire à Damas ! Raymond s’allierait à messire Satan pour devenir roi !

Ce fut au tour de Saladin d’éclater de rire :

— Par la barbe du Prophète – béni soit-il dans tous les temps ! –, tout cela est fort amusant. Retirez-vous à présent, messire Plivani, je vous verrai plus tard et je dois en finir avec le Maître du Temple ! Une dernière fois, Odon de Saint-Amand, veux-tu fixer le prix de ta rançon ?

— Je l’ai déjà fixé : le couteau que je n’ai plus et la ceinture que voici.

— Si tu refuses, tu vas mourir dans les tourments.

Le vieil homme se dressa de toute sa taille avec aux lèvres le sourire du mépris :

— De toute façon, je mourrai. Fais à ta guise ! Je suis un homme de Dieu et à Dieu je retournerai, quel que soit le chemin !

Ce fut rapide, affreusement. Sur un signe du sultan, deux hommes s’emparèrent du Templier qui ne se défendit pas. Ils dénudèrent son torse griffé de cicatrices, le mirent à genoux. Il était déjà en prières. Un bourreau alors arriva derrière lui, armé d’un cimeterre à large lame. Un premier coup lui fit une profonde blessure au cou sans qu’il émît une plainte, mais il tomba en avant tandis que le sang coulait sur le marbre blanc. Un second coup décolla la tête. Elle roula jusqu’aux pieds de Thibaut qui devint vert. Les yeux sur le sultan, il fit un ample signe de croix. Il s’attendait à subir le même traitement mais, d’un geste de la main, Saladin fit signe qu’on l’emmène.

Et le temps reprit son cours déprimant et monotone au point que le prisonnier n’arrivait plus à le compter. Des jours passaient, des nuits aussi, tous semblables, rythmés par les bruits de la prison et la couleur changeante de la lumière que l’étroite ouverture permettait d’apprécier. Le cachot était toujours aussi sordide, pourtant la nourriture semblait un peu meilleure. Oh, pas beaucoup, mais le pain qu’on lui jetait était moins moisi et le brouet moins clair. Il arrivait même que des morceaux de viande, de vrais morceaux et pas des effilochures, s’y mêlassent ; si grande était la misère de Thibaut qu’il appréciait la différence parce qu’il se sentait un peu moins faible. De temps en temps, mais toujours la nuit, sa porte s’ouvrait à grand fracas et le geôlier apparaissait en laissant bien voir les gardes armés restés au-dehors. Le cœur du captif manquait alors un battement en imaginant qu’on venait le chercher sinon pour la torture – si Saladin avait des questions à poser, elles avaient dû perdre de leur urgence ! –, du moins pour la mort. Une mort qu’il ne redoutait pas et qu’il en arrivait à souhaiter en priant seulement pour qu’elle ne soit pas trop lente à venir afin de la recevoir avec la dignité convenant à un chevalier franc. Mais la porte se refermait toujours et Thibaut retombait sur son lit de pierre avec quelque chose qui ressemblait à du regret. Tout valait mieux que de rester terré au fond de ce trou !

Enfin, une nuit, la porte ne se referma pas. On le fit sortir et remonter l’escalier visqueux. Entre ses gardes, Thibaut se redressa, priant silencieusement, prêt à affronter ce qui l’attendait. On le conduisit dans un endroit étrange : une petite pièce sans fenêtre, éclairée par une lampe de cuivre pendue au plafond et dont les murs et le sol étaient couverts d’un tapis rouge sombre sur lequel il remarqua de larges taches plus foncées. Et on le laissa là après l’avoir informé qu’il devait se préparer à mourir…

Cet endroit était sinistre et plus sinistres encore les taches qui ne pouvaient être que du sang, mais Thibaut, après tout ce qu’il avait enduré, arrivait au bout de ses forces. Il lui restait assez d’imagination pour deviner qu’un lieu pareil n’était pas destiné au repos des hommes, sinon éternel, mais il était si las, si recru d’horreur et de découragement qu’il ne sentit qu’une chose : tachés ou non, ces tapis étaient doux sous ses pieds nus. Il les tâta et les trouva moelleux. Tellement plus que la pierre froide dont il faisait son lit, qu’il se laissa tomber, à genoux d’abord, puis de tout son long et plongea dans un sommeil comme il n’en avait pas connu depuis longtemps. Ce qui pouvait lui advenir lui était égal à présent : ce qu’il voulait, c’était dormir, oublier et peut-être même qu’on ne le réveillerait pas en le faisant passer de vie à trépas.

Mais quand, plusieurs heures plus tard, il ouvrit les yeux, il se crut tout de bon arrivé en Paradis… Il était étendu sur un divan recouvert de tapis et de coussins de soie dans une sorte de galerie dont les grands arcs des fenêtres donnaient sur un jardin qui, avec ses pommiers, ressemblait au verger d’un château. En même temps une délicieuse odeur, très terrestre cette fois, celle du mouton rôti aux herbes, chatouilla ses narines et lui rappela qu’il n’avait pas cessé de souffrir de la faim. Il se redressa sur un coude : il y avait en effet, à côté de lui et posé sur une table basse, un grand plateau de cuivre supportant des plats variés, notamment celui qui sentait si bon. Seulement, au-delà du plateau, il y avait Saladin, assis sur un divan à peu près semblable et qui le regardait. Thibaut en eut presque l’appétit coupé.

— Je ne suis pas mort ? émit-il, déçu.

— Mais non. Mange en attendant ! Nous parlerons après.

Un esclave s’approchait avec le bassin, l’aiguière et la serviette pour le lavage des mains. Thibaut sacrifia au rituel, puis attaqua à belles dents ce qui le tentait avec une ardeur que le sultan tenta de modérer :

— Pas trop vite et pas trop ! Quand on a eu faim, il ne faut rien précipiter.

Thibaut s’efforça de suivre ce conseil, mais il y avait là trop de choses délicieuses et il nettoya presque tous les plats, après quoi il vida le flacon de vin qui accompagnait le festin. Ensuite, se souvenant des leçons de politesse orientale inculquées par Guillaume de Tyr, il rota bruyamment, ce qui parut enchanter son hôte. Puis il demanda :

— Il y a longtemps que j’ai faim ?

— Bientôt douze mois selon votre manière de compter. Comme tu peux voir, le printemps vient.

Se souvenant de la mort sanglante du Templier, Thibaut réprima un frisson et reprit :

— Pourquoi m’as-tu épargné ?

— Parce que j’admire le courage. J’ai hésité à tenter l’expérience mais celui qui peut dormir dans la pièce aux tapis d’un sommeil si tranquille que les feulements et l’approche de ma panthère favorite ne le dérangent pas, celui-là est un brave !

— Mon mérite est mince, fit le jeune homme avec dédain. Voilà des mois que je dors à peine et j’étais si las ! J’aurais dormi au seuil de l’enfer.

— Non. Quand la peur tient un homme, elle le domine, elle exsude de son corps avec une odeur ignoble et je sais la reconnaître. Demain tu pourras repartir.

Thibaut leva sur le sultan un regard plein d’angoisse :

— Cela veut dire… que mon roi est mort… ou mourant ?

— Non. Il vit toujours et même tu vas lui porter ce que tu es venu chercher. Maïmonide a reçu l’ordre de préparer le baume et les grains.

— Il possède donc ce qu’il faut ?

Le regard si vif de Saladin s’embruma au passage d’une pensée douloureuse :

— Oui, en Égypte il est plus facile de s’en procurer et, vois-tu, aucune famille, princière ou non, n’est à l’abri de cette malédiction, soupira-t-il sans s’étendre davantage, et Thibaut ne chercha pas à en savoir plus car aussitôt il enchaînait : Tu vas donc repartir demain. Les trêves sont signées. Je compte pour ma part les respecter : l’Egypte a besoin de moi et je vais y retourner. Mais pendant ce temps, je souhaiterais que tu me rendes un… service !

— Un service ? De moi à toi ? Je ne sers que deux maîtres : Dieu et mon roi !

— L’un n’empêche pas l’autre. Si tu peux m’apporter ce que je cherche depuis des années et si, bien entendu, les tiens se tiennent tranquilles et respectent la trêve, je laisserai ton roi régner et mourir en paix. Et peut-être aussi grandir l’enfant de sa sœur.

— Que veux-tu ?

— Que tu trouves pour moi le Sceau du Prophète – son nom soit à jamais béni ! Ne me regarde pas avec cet œil effaré ! Laisse-moi plutôt t’expliquer : en l’an 40 de l’hégire qui est le cinquante-sixième après la naissance de votre Christ, mourut Othman ibn Affan, troisième calife après Omar et Mahomet – béni soit son nom dans tous les siècles ! Il était né à La Mecque dont il était le premier important personnage converti à l’islam et appartenait à la puissante famille des Omeyyades. Il avait épousé successivement deux des filles du Prophète – béni soit son saint nom !

Le sultan expliqua alors comment Othman avait été choisi de préférence à Ali, autre gendre du Prophète, pour succéder au grand calife Omar qui, en conquérant la Mésopotamie, la Syrie, la Palestine et l’Egypte sur les Perses et sur Byzance avait donné son empire à l’Islam avant d’être assassiné dans la mosquée de Médine par un esclave persan, Firouz. Son successeur, Othman, se trouva en butte aux accusations d’Aïcha, épouse d’Ali et fille d’Abou-Bakr, le compagnon préféré du Prophète, Elle prétendait qu’il favorisait les siens et avait gardé pour lui une partie de l’énorme butin pris en Perse, en Afrique et en Asie Mineure. Elle le fit tuer finalement par l’un de ses sbires mais le grand malheur d’Othman, ce qui l’empêchait de pourfendre ses accusateurs, c’est qu’il ne possédait plus l’Anneau, le Sceau de Muhammad, à lui donné par l’ange Gabriel au cours de l’une de ses visites nocturnes.

— On le lui avait volé ? demanda Thibaut.

— Non. Avant d’expirer, il a trouvé assez de forces pour confier à l’un des siens qu’il l’avait perdu dans un puits…

— Dans un puits ? Que ne l’a-t-il fait chercher alors ?

Le visage hautain du sultan s’éclaira de l’un de ses rares sourires, ce qui le changea du tout au tout, lui conférant soudain une étonnante affabilité.

— Un ordre peut-être difficile à donner et plus difficile encore à réaliser si c’est au cours d’un combat. L’assassinat a dû intervenir peu de temps après, ce qui ne lui a pas permis de revenir sur place avec assez d’esclaves pour les faire descendre au fond.

— Mais a-t-il eu au moins le temps de dire où se trouve ce puits ? Il y en a des milliers dans ce qui constituait alors son empire. Il est peut-être à…

— À Jérusalem. C’est tout ce qu’il a eu le temps de dire à celui auquel il s’est confié dans l’espoir qu’il réussirait un jour à avertir son fils. Celui-ci a vite fui Médine jusqu’au bord du Tigre, à Takrit où j’ai vu le jour. Il compte au nombre de mes ancêtres et le secret devenu légende s’est transmis de père en fils. Mais mon père était un homme de foi et ne cherchait pas la puissance. Émigré à Bagdad au service du calife de l’époque, il est devenu ensuite gouverneur de Baalbek où il fonda un couvent de sufis, ces pieux musulmans qui se réclament des débuts ascétiques de l’islam. C’est pourquoi, élevé à cette école, je veux poursuivre son idéal de perfection de l’âme humaine…

— Que n’es-tu imam alors au lieu d’être sultan ? ironisa Thibaut.

— Je le poursuivrai beaucoup mieux au siège suprême de Commandeur des Croyants. Or ce siège suprême est occupé par un homme plus soucieux de ses jardins et de ses poètes que de la gloire de l’islam. Et c’est pourquoi je veux devenir calife à la place du calife ! Pour cela il me faut cet anneau. Rapporte-le-moi et le royaume franc connaîtra une longue période de paix comme elle en connaissait avant que les Seldjoukides, en 1071, n’écrasent les Byzantins maîtres du pays et ne s’emparent de Jérusalem.

— Et tu pourrais jurer de ne jamais tenter de reprendre la cité du Roi-Christ si tu avais cet anneau ?

— Tant que je vivrai ? Sans doute, mais un jour ou l’autre, sache-le bien, Jérusalem nous reviendra car le Prophète – son nom soit cent fois béni ! – a écrit : « Gloire à celui qui fera voyager de nuit son serviteur de la Mosquée sacrée à la Mosquée très éloignée dont nous avons béni l’enceinte. » La Mosquée très éloignée – Al Aqsa – est celle que bâtit jadis le calife Omar et dont le premier roi croisé avait fait son palais avant que les chevaliers du Temple n’en fassent leur demeure et n’y installent leurs chevaux ! conclut Saladin dans une soudaine bouffée de colère méprisante. Si tu ne me rapportes pas l’anneau où se trouve la signature de Muhammad le Très Saint, je reprendrai Jérusalem !

Thibaut eut un petit rire triste, se versa un peu de vin et le but :

— Que ne mets-tu tes armées en marche dès maintenant ? Tu sais combien il y a de puits à Jérusalem ? Et l’on dit que certains sont insondables. Peut-être qu’en y jetant des centaines d’esclaves tu pourrais retrouver ton Sceau, mais je suis un homme seul…

— Tu te décourages vite ! Tu es jeune pourtant et ce que je te propose devrait exalter ton courage…

— Je n’ai jamais dit que je n’essayerai pas et, en fait, je vais tout tenter pour retrouver le Sceau. Bien que cela me paraisse impossible. Avec l’aide de Dieu peut-être réussirai-je ? Comment est cet anneau ? En or, je suppose ?

— Tu supposes mal, fit Saladin avec mépris. Ce qui vient d’Allah – le Grand, le Miséricordieux, le Tout-Puissant, son nom soit respecté jusqu’à la fin des temps ! – ne saurait être commun aux rois de la terre : l’anneau est taillé dans une seule émeraude et le feu du ciel y a grave le Nom. L’islam entier, sunnite, chiite ou autre, ne peut que s’agenouiller devant celui qui le porte. Et je veux être celui-là car nul, des confins de la Perse jusqu’au Maghreb, ne contestera plus mon pouvoir !

Il s’était redressé en parlant et, dépassant le chevalier franc qui l’écoutait, les limites de son palais, les murs de Damas et les mers, les montagnes, les déserts, son regard s’évadait jusqu’à une clarté triomphante dont il savourait déjà les prémices. Thibaut se tut, respectant sa rêverie. Dont le sultan sortit bientôt d’ailleurs pour reprendre du ton le plus naturel :

— Demain tu partiras, dit-il. On te remettra le remède et autre chose aussi… au cas où le mal serait trop avancé. Mourir de la lèpre est une chose affreuse que mes yeux ont vue. Aussi Maïmonide te donnera un élixir opiacé qui adoucira la fin.

— Je te remercie de ta générosité, mais je connais mon roi : il n’acceptera pas d’apaiser ses souffrances au lieu même où le Christ a enduré sa passion rédemptrice…

— Tu l’emporteras tout de même… avec mon respect ! Ah, j’allais oublier : on se soucie à Jérusalem du sort du sire de Ramla, Baudouin d’Ibélin, qui était mon captif. Je l’ai mis à rançon : deux cent mille dinars…

Thibaut sursauta devant l’énormité du chiffre :

— Les Ibelin sont riches, mais jamais ils ne pourront payer une telle somme. C’est rançon de roi !

— Aussi l’ai-je traité en roi, ironisa Saladin. Il me pressait de fixer un chiffre afin qu’il puisse rentrer épouser la princesse Sibylle qui, à ce qu’il paraît, l’attend. J’ai donc fixé, soupira-t-il sans regarder son interlocuteur qui avait beaucoup de mal à comprendre qu’après avoir plané dans les nuages de son rêve d’empire, Saladin pût se comporter comme un marchand de tapis dans un souk.

— Autrement dit : il est toujours ici ?

— Non. Sur sa parole de revenir en cas d’échec, je l’ai laissé partir pour Byzance où le Basileus, selon lui, acceptera de payer le prix… Mais j’avoue que la curiosité me prend de connaître un jour une dame assez belle pour conduire un homme à de telles folies ! Elle t’est cousine, je crois ?

— Oui, et elle est vraiment très belle. Seulement elle n’a pas de cœur et j’ai peur que Ramla s’en aperçoive…

— Celui qui se laisse mener par une femme, qui donne à une femme le pouvoir d’enchaîner sa pensée et ses actes, celui-là n’est pas digne d’être un homme… et moins encore un roi ! Prends encore un peu de repos car demain la route sera longue, ajouta Saladin, et, en se levant, il posa sa main un instant sur l’épaule de son prisonnier qui s’en étonna :

— Tu me traites presque avec amitié à présent, seigneur. Pourquoi ?

— Parce que j’ai pu peser ta valeur.

— Et tu espères que je t’apporterai l’anneau. Pour avoir accepté il faut que je sois fou !

— Non, il faut que tu aimes ton maître plus que toi-même. Il mérite un serviteur tel que toi. Qu’il respecte les trêves et elles vivront autant que lui !

7 Un feu sur la tour…

En redécouvrant Jérusalem au dernier détour du chemin, Thibaut sut qu’il l’aimerait tant qu’il lui resterait un soupir, une goutte de sang dans les veines. Erigée sur son haut plateau entre le ciel et les profonds ravins du Hin-nom où s’ancraient les murs cyclopéens de ses remparts refaits à neuf, elle ressemblait à une gigantesque bulle d’or dans cette lumière transparente et pure qui n’était qu’à elle. Après le rude cheminement dans les monts arides de Judée, elle offrait l’écrin éblouissant de ses clochers, de ses tours, de ses terrasses et de ses dômes précieux : à gauche la coupole bleue du Temple qui s’était appelée mosquée d’Omar au temps des Turcs envahisseurs. À droite celle, dorée, de l’Anastasis, la basilique du Saint-Sépulcre avec, derrière elle, la puissante silhouette de la tour de David, le donjon du roi où flottait librement son étendard dont la vue fit sourire le voyageur : grâce à Dieu, il était toujours là, toujours vivant ! Sous les rayons du chaud soleil, tout cela brillait, luisait, scintillait comme une immense couronne offerte à la gloire du Christ-Roi et Thibaut, le cœur ébloui, mit pied à terre avant de s’agenouiller dans les pierres du chemin pour rendre grâces à Celui par qui tout avait été fait. C’était le temps lumineux de l’automne doux et réconfortant comme l’espérance, et cette ville était celle de la Résurrection. Pourquoi pas celle de Baudouin ?

Il était si heureux de rapporter l’introuvable remède qu’il croyait tout possible tandis que son cheval traçait sa route à travers les rues grouillantes de la cité. Il retrouvait Jérusalem telle qu’elle lui était toujours apparue, avec sa foule bigarrée, volubile ou psalmodiante selon les heures canoniales du jour ou la fête du saint plus ou moins important que l’on célébrait. Certains n’étaient révérés que par un quartier, les autres par toute la ville. Cependant le revenant ne passait pas inaperçu : on connaissait depuis trop longtemps l’écuyer du roi, son compagnon d’enfance, et son nom le précéda à travers rues et places :

— Le bâtard de Courtenay ! Il est revenu ! Les Turcs ne l’ont pas tué !

On le hélait, on lui offrait un fruit, un gâteau – une jolie femme lui jeta une fleur –, alors il remerciait d’un sourire mais passait son chemin. Cependant le bruit avait atteint la citadelle et la herse se releva devant lui sans qu’il eût à s’annoncer. Une fois dans les cours il fut entouré, pressé de toutes parts : chacun voulait avoir des nouvelles pour être celui qui en dirait le plus dans les tavernes de la ville basse ; sans se soucier d’ailleurs de lui offrir à boire ou demander comment il allait, mais il se défendait de répondre : c’est au roi qu’il devait son premier rapport.

— Le roi, dit quelqu’un, ne quitte guère sa chambre que pour le Conseil ou la chapelle.

— Il est si malade ? Alors d’où viennent ces chants, ces violons et ces bruits de fête ?

— La reine mère ! Elle donne un bal pour le comte Henri de Champagne et le prince de Courtenay qui nous sont arrivés voici peu…

— Avec moi ! tonna Guillaume de Tyr qui accourait, retroussant à deux mains ses robes ecclésiastiques pour aller plus vite. Que faites-vous à le retenir avec votre curiosité, bande d’oisons sans cervelle ? Allez-vous-en ! Disparaissez !

Quand il arriva devant Thibaut, gardes et serviteurs s’étaient déjà dispersés. Un instant il le regarda et son œil hésitait entre la joie et les larmes, puis les laissa se mélanger tandis qu’il étreignait son élève miraculeusement retrouvé.

— Loué soit Dieu, Thibaut ! C’est enfin toi ! Mais où étais-tu passé ? Que t’est-il arrivé ?

— Prisonnier de Saladin. À Damas. Ne le saviez-vous pas ? Il est vrai que je n’ai pas été mis à rançon puisque je n’ai pas été pris au combat.

— Ta captivité était même gardée secrète. Damas n’a répondu à aucune de nos demandes au contraire de ce qui se fait. Mais viens voir le roi ! Oh, Seigneur ! Il va être si heureux !

— D’autant que je reviens avec l’encoba, enfin ! Comment va-t-il ?

— J’ignore comment il était lors de ton départ mais, quand je l’ai revu à mon retour d’Occident, j’ai reçu un choc. Marietta prétend que le mal, visible, n’a pas beaucoup progressé. Elle n’a jamais douté de ton retour et prétend que la lèpre a retenu sa respiration en attendant que tu rapportes de quoi la combattre. Cependant la fièvre le brûle souvent.

— Qu’est-ce que ce comte de Champagne ? Qu’est-ce que ce prince de Courtenay pour qui les musiciens font rage ?

— Des croisés qui viennent gagner leur place au ciel en accomplissant leurs quarante jours de pèlerinage et espèrent pourfendre quelques infidèles. Les trêves les désappointent. Le premier, Henri Ier appelé le Libéral, est le beau-frère du roi de France Louis VIII. Un homme de valeur. L’autre, le Courtenay, n’a pas une goutte de ton sang : c’est le dernier fils du roi Louis VI le Gros et, s’il porte ton nom, c’est parce qu’il a épousé la dernière et fort riche héritière du fief qu’il a faite princesse. En échange, il en a adopté le nom et les armes. C’est un homme sombre, cruel et arrogant mais ton père le Sénéchal fait grand cas de lui : ils s’entendent comme larrons en foire…

Lorsqu’ils s’engagèrent dans l’escalier montant chez Baudouin, Thibaut fut surpris d’entendre les accords d’un luth accompagnant une voix de femme infiniment douce et feutrée. A l’interrogation qu’il lut dans le regard de Thibaut, le Chancelier répondit par un sourire :

— Tu vas trouver ici de grands changements. Certains sont franchement déplorables sinon détestables, mais… celui-là pourrait bien être une sorte de dictame voulu par Dieu par l’intercession de Notre-Dame.

En effet, la scène révélée par la porte ouverte sous la main d’un serviteur avait une grâce inattendue, quelque chose d’irréel, encore renforcé par la légère fumée odorante dispersée par une cassolette de myrrhe posée sur le sol. La tête voilée, renversée sur le dossier du haut fauteuil où il se tenait assis dans sa blanche robe monastique, ses mains gantées abandonnées sur ses genoux, l’ombre blanche de Baudouin contrastait joliment avec la forme gracieuse de la musicienne vêtue d’un joyeux satin rouge clair, qui se tenait assise sur un coussin voisin de celui où reposaient les pieds bandés du lépreux. L’image était étrange mais belle, et rayonnait de tout l’amour qu’Ariane faisait passer dans sa voix, dans ses yeux… Elle était aux pieds de cet homme en voie de destruction comme Madeleine au pied de la Croix : la misère du corps disparaissait sous l’éblouissante lumière d’un souvenir qui la rendait aveugle.

En voyant entrer le Chancelier et son compagnon, elle eut un cri de joie :

— Messire Thibaut ! Oh, voyez, mon cher seigneur, il vous revient.

Baudouin fit un effort pour se lever, cherchant sa béquille ; déjà Thibaut était à ses genoux, essayant de distinguer, sous le tissu blanc, le visage qui se dérobait mais le voile était, à présent, plus épais. Baudouin, cependant, se penchait et d’un geste spontané entourait de ses bras les épaules du revenant et il y avait des larmes dans sa voix quand il exhala :

— Béni soit Dieu qui me permet de te revoir ! Je t’ai cru mort.

— Et pourtant je suis là, sire mon roi, prêt à vous servir à nouveau ! Et je rapporte l’encoba…

— Vraiment ? Je crains qu’il ne soit trop tard, mon ami, je suis bien las…

— Il n’est jamais trop tard. Et vous savez si bien vous battre ! Nous allons reprendre le combat ensemble.

Ce n’était pas une proposition, moins encore une interrogation, mais une affirmation de volonté. Thibaut se retrouvait le grand frère qu’il avait été auprès d’un enfant de neuf ans assommé par la révélation de son mal. Son regard chercha autour de lui, quêtant une aide, et s’arrêta sur Ariane qui s’était écartée. La question lui vint naturellement aux lèvres :

— Comment êtes-vous ici ?

Et, tout de suite après :

— Où est Isabelle… je veux dire la princesse dont vous étiez la suivante ?

— Ne lui fais pas de reproches, intervint Baudouin. Si quelqu’un les mérite, c’est moi qui n’ai pas eu la force de la renvoyer quand elle est revenue au palais. Tu n’étais plus là et personne ne pouvait me dire si tu reviendrais un jour. Elle suppliait, elle implorait… et moi j’avais tant besoin d’un peu de douceur ! Alors j’ai accepté qu’elle reste à la seule condition qu’elle ne me verrait jamais à visage découvert. Elle habite avec Marietta et sort quand je le lui demande. Comme je le lui demande à présent.

Il tourna la tête vers la jeune fille qui, avec un sourire, se pencha pour baiser la main gantée et s’éclipsa, suivie des yeux par le malade :

— Tu dois me trouver lâche, soupira-t-il, mais vois-tu, quand on est là où j’en suis, c’est merveille qu’entendre dire que l’on vous aime par une aussi jolie fille. Ma mère le dit aussi, mais je n’aime pas ma mère comme j’aime Ariane… Elle chante, elle parle et le mal s’endort.

— Et – pardonnez-moi ! – de cette proximité vous ne souffrez pas… dans votre corps ? Vous la redoutiez jadis !

— Je sais, mais Dieu m’a fait la grâce d’éteindre en moi le désir. J’ai découvert qu’il existe un amour où l’on peut passer sa vie à regarder, à écouter celle que l’on aime sans rien lui demander que d’être présente et je crois que c’est aussi ce qu’elle éprouve. Ce qu’elle a subi certaine nuit dans ce palais lui a laissé un dégoût, une répulsion.

— Loué soit Dieu ! émit Thibaut avec beaucoup de douceur. Mais vous venez d’évoquer cette nuit où s’est révélé pour elle un si grave danger que vous l’en avez écartée aussitôt. Ce danger n’existe-t-il plus ?

— Non. Ma mère m’en a donné l’assurance. Elle a de nouveau pris Ariane sous sa protection.

— Votre… mère ?

La stupeur laissa Thibaut sans voix. Guillaume de Tyr en profita pour intervenir.

— Laisse le roi prendre un peu de repos ! conseilla-t-il. Moi je t’expliquerai. Il y a beaucoup de choses de changées en ce palais et au royaume de Jérusalem… Comme dans le monde, d’ailleurs, où sont morts à peu de distance le roi de France Louis VII, le Basileus Manuel, notre ami, et le pape Alexandre III.

C’était le moins que l’on puisse dire et Thibaut découvrit bientôt avec accablement les ravages qu’une année d’absence avait apportés à son paysage familier. Jérusalem était toujours aussi belle, mais elle l’était à la manière d’un fruit magnifique sous lequel rampent les vers qui vont s’engraisser de sa substance et le pourrir. Le symbole le plus frappant en était Héraclius. Revenu du Concile tout gonflé de son importance, il était parvenu à obtenir ce dont il rêvait depuis longtemps : le trône du Patriarche laissé libre à la mort du vieil Amaury de Nesle. En dépit de l’opposition violente de Guillaume de Tyr, opposition que l’autre ne devait jamais lui pardonner, la chose s’était faite sans trop de difficultés, le combat ayant été mené par la mère du roi. Agnès s’était sans doute offert un autre amant en dépit du fait qu’elle vieillissait, mais elle gardait à celui-là une sorte de tendresse passionnée : ce fut elle qui se chargea d’assiéger Baudouin, alors aux prises avec l’une des plus rudes crises de son mal. Elle s’était occupée de lui avec un soin vraiment maternel et, redevenu un instant un enfant malheureux bercé par une tendre mère, le roi avait donné son approbation à une élection proprement scandaleuse à laquelle les chanoines du Saint-Sépulcre s’étaient vus contraints aussi bien par l’ordre du roi que par la pression armée menée par Jocelin de Courtenay au moment de l’élection. Sans compter que quelques-uns avaient été achetés…

Depuis, Héraclius emplissait la ville de son faste et de ses débordements. Sa maîtresse, Paque de Rivery, la femme du mercier de Naplouse, l’y aidait activement et faisait au palais patriarcal des séjours prolongés.

Agnès, pour sa part, n’y voyait guère d’inconvénients, prise qu’elle était par ses nouvelles amours qui allaient avoir pour le royaume de désastreuses conséquences. Pas directement, en fait : l’heureux élu était – naturellement – un homme d’une grande beauté, vaillant au combat des armes comme à celui de l’amour, et d’une intelligence certaine. Il s’appelait Amaury de Lusignan, d’une antique famille poitevine que l’on disait issue de la fée Mélusine. Arrivé en Terre Sainte depuis plusieurs années déjà pour y accomplir son temps de pèlerinage armé, il y avait épousé la fille d’un premier lit de Baudouin de Ramla, l’éternel prétendant de Sibylle.

Lui n’avait rien à voir avec les manigances d’un Héraclius ou d’un Jocelin de Courtenay. Comme le roi lui-même, il se préoccupait d’une succession à laquelle il faudrait peut-être faire face un jour prochain, succession qui allait échoir à un bambin encore aux mains des nourrices. Pour l’aider à grandir il lui fallait un protecteur, donc pour Sibylle un époux qui sût lui plaire et naturellement soit aussi preux chevalier… Même s’il n’était pas follement intelligent, ce qui permettrait de suppléer à ses déficiences.

Un époux, la veuve de Guillaume de Montferrat ne demandait que cela. L’absence de son « fiancé » se prolongeant plus que de raison à son avis, elle accueillit avec plaisir l’apparition dans sa vie du jeune frère d’Amaury : Guy de Lusignan, sans doute l’un des plus beaux garçons qui soient au monde et que son aîné venait d’appeler à Jérusalem. L’incandescente jeune femme fut éblouie, tomba dans les bras de Guy dont elle fit son amant sans plus tarder ; après quoi, elle déclara hautement qu’elle avait l’intention de l’épouser et d’en faire son roi si par malheur son fils venait à mourir et si elle coiffait la couronne comme la loi de succession lui en faisait le devoir.

Un peu surpris du succès de son entreprise dont il n’imaginait pas qu’elle pût aller au-delà du rang de beau-père attentif pour un très jeune souverain, Amaury ne put s’empêcher de rire :

— Si Guion devient roi, alors moi je dois devenir dieu ! confia-t-il au Chancelier avec lequel, conscient de sa valeur, il entretenait d’assez bonnes relations. Mais avec l’aide du Seigneur, l’enfant vivra, j’espère, et nous n’en viendrons pas là !

Toujours est-il que le mariage était dûment béni et qu’il n’y avait pas à y revenir. Le jour même Guy de Lusignan était investi des comtés de Jaffa et d’Ascalon et le nouveau couple partit vivre une lune de miel torride sous les palmes du palais de Jaffa.

Pas plus qu’il n’avait eu le courage de lui reprocher l’élection d’Héraclius, Guillaume de Tyr ne commenta, pour Baudouin, son opinion sur ce mariage. Un autre événement le tourmentait davantage : toujours poussé par Agnès qui, durant des semaines, avait savamment distillé le poison, Baudouin avait pris en grippe Raymond de Tripoli accusé par la dame d’attendre sa mort avec impatience pour fondre sur Jérusalem et s’emparer de la couronne.

— Venu pour les fêtes du mariage, le comte Raymond a reçu l’ordre de repartir. Furieux – et on le serait à moins – il est allé s’enfermer dans son château de Tibériade, conclut Guillaume de Tyr en soupirant, et j’avoue que cela me tourmente. Surtout parce que cela révèle la puissance de l’emprise que Madame Agnès possède désormais sur l’esprit de notre sire. Elle ne cesse de ressasser que Tripoli a des accointances avec Saladin et, disons-le tout net, qu’il trahit. Ton retour, cependant, me rend un peu d’espoir…

— La haine de dame Agnès la rend peut-être clairvoyante : savez-vous qu’à Damas, chez le sultan, j’ai vu l’un de ses proches, le signor Plivani, reçu avec faveur ?

— Ah ! fit l’archevêque visiblement contrarié. Et tu en as conclu qu’il emploie les trêves pour avancer ses propres affaires et se concilier Saladin d’une certaine façon ?

— Qu’auriez-vous pensé d’autre à ma place ? C’était le jour même où tombait la tête du Maître des Templiers. À ce propos, qui a été investi de cette dignité ?

— Arnaud de Torroge, un homme âgé et plein de sagesse avec lequel nous n’aurons pas à redouter les excès de violence d’Odon de Saint-Amand, Dieu ait son âme ! Même les escarmouches quasi quotidiennes avec les Hospitaliers ont cessé. Ce qui est reposant. Tu vois, en cherchant bien, on arrive à trouver une bonne nouvelle, fit-il en se disposant à battre en retraite en direction de la chapelle, mais Thibaut n’en avait pas encore terminé avec lui.

— Encore un instant, par grâce, monseigneur ! Ne m’aviez-vous pas promis de m’expliquer comment Ariane se trouve à présent chez le roi avec la bénédiction de dame Agnès ?

— Bah ! Il n’y a pas grand-chose à expliquer. Je sais qu’un soir, après les fastes du mariage, elle est venue au palais, droit chez la mère du roi. Ce qu’elles se sont dit, je l’ignore, mais Agnès elle-même s’est chargée de ramener Ariane chez notre sire et tu as pu constater, de tes yeux, ce qu’il en est…

— Sans doute, sans doute ! Mais pourquoi a-t-elle quitté la princesse Isabelle ? Surtout pour revenir chez son ennemie ! Cela n’a pas de sens…

— Ça, mon garçon, il faudra le lui demander à elle. Moi je n’en ai pas la moindre idée !

Guillaume de Tyr semblait curieusement pressé tout à coup, ce qui fit penser à Thibaut que le saint homme était peut-être bien en train de pratiquer cet art si utile à un diplomate, et que la morale ne pouvait que réprouver : le mensonge. Ce qui lui donna grande envie d’insister, mais il savait que lorsque l’archevêque-chancelier voulait se taire, la pire torture ne l’aurait pas amené à composition. Restait à savoir pourquoi il lui mentait. Aussi décida-t-il de suivre son conseil et d’interroger la jeune fille qu’il trouva, dans la basse-cour, en train d’aider Marietta à étaler pour le sécher le linge qu’elles venaient de laver.

Elle le reçut avec sa grâce habituelle et ce sourire de bonheur qui semblait être devenu son expression normale, mais quand il posa – oh, très doucement ! – la question de son retour, elle détourna les yeux et revint à son panier de linge :

— Cela s’est fait simplement, dit-elle avec un haussement d’épaules. Je n’en pouvais plus de vivre loin de lui. Alors j’ai quitté Naplouse…

— Et personne ne vous a retenue ?

— Personne. Pourquoi l’aurait-on fait ?

Son comportement n’était pas plus naturel que celui du Chancelier et Thibaut perdit patience :

— Je croyais que nous étions amis ? fit-il avec une amertume mêlée de colère, et vous me traitez comme si j’étais une vague relation, presque un importun. Voilà un an que je ne sais plus rien de personne et j’ai peut-être le droit d’en apprendre un peu plus. Il s’est passé quelque chose entre vous et la reine Marie ?

— Absolument rien. Que vouliez-vous qu’il y ait ? Je vous l’ai dit, je suis revenue pour être auprès de mon roi. Je savais que son mal empirait et je ne pouvais en supporter l’idée.

— Et vous trouvez satisfaisant d’être allée droit chez dame Agnès en sortant de chez son ennemie qui vous avait accueillie ? C’est assez indigne, il me semble ?

Ariane devint très rouge et darda sur lui un regard étincelant de larmes :

— Si je voulais rentrer au palais, il fallait bien que je passe par elle. Après tout c’est elle qui est venue me chercher chez mon père ! En outre, gens et choses changent en un an et, croyez-le ou non, la reine et la princesse m’ont vue partir sans regrets ! À présent, laissez-moi et n’allez pas tourmenter le roi avec vos questions ! Il est assez malheureux comme cela ! Contentez-vous de reprendre votre place auprès de lui. En vous souvenant cependant qu’il est un grand malade et ne pourra sans doute plus combattre !

— Je ne reçois d’ordres que de lui ! clama Thibaut furieux. Et en fait de place, restez donc à la vôtre ! Il ne vous a pas épousée, que je sache ?

C’était une inutile cruauté qu’il regretta aussitôt, mais il avait trop d’orgueil pour songer à la moindre excuse parce que, en dépit de ce que venait de lui dire Ariane, il avait justement l’impression pénible de ne pas retrouver tout à fait sa place d’antan quand il était seul avec Marietta à partager l’intimité de Baudouin. Certes, nul – et le roi moins que quiconque – ne lui enleva son privilège de dormir dans la chambre royale mais il découvrit vite que c’était à présent l’empire des femmes et il s’en aperçut dès le lendemain de son retour. En dehors de Joad ben Ezrah accouru pour rétablir les modalités du traitement en fonction de l’état actuel du malade, quatre femmes se relayaient auprès de lui : Marietta et Ariane, bien entendu, mais aussi Thécla, la servante arménienne que Thibaut ne connaissait pas, et surtout dame Agnès qui venait plusieurs fois par jour, entourant son fils d’une tendresse qui n’avait jamais été aussi expansive. Baudouin y puisait du réconfort sans se rendre compte qu’elle utilisait sans vergogne son état de moindre résistance pour pousser des pions politiques, obtenir avantages et bénéfices pour ses fidèles tout en cherchant discrètement à écarter ceux qui pourraient s’opposer à son pouvoir quand la mort aurait fait son œuvre. C’est ainsi qu’au moment de la grave crise où Baudouin gardait à peine conscience et avait laissé s’accomplir la scandaleuse élection d’Héraclius, Adam Pellicorne avait été prié par elle et le Sénéchal son frère de se chercher un logis ailleurs sous le prétexte que, la nuit, ne devaient rester auprès du roi que des gens sûrs. Ce qu’il n’était pas, ayant appartenu à l’armée de ce comte de Flandre de détestable mémoire. Et quand, la crise passée, le roi s’était enquis de lui, on lui avait répondu qu’il était parti sans que l’on sache ce qu’il avait pu devenir… Ce qu’il crut sans hésiter.

— J’en ai eu peine, soupira Baudouin, parce que c’est toi qui me l’avais amené et qu’il s’était confié à moi, mais sans en être vraiment surpris. Il est venu en Terre Sainte avec une haute mission et sans doute est-ce à cause de cette mission qu’il s’est éloigné.

— Et cette mission, vous pouvez m’en parler ?

— Je n’en ai pas le droit, Thibaut. Tu dois le comprendre. Lui seul…

— Pourtant, quand je suis parti, il avait dit qu’il m’expliquerait. Peut-être reviendra-t-il un jour ?

Thibaut n’était pas certain d’y croire. Son amitié pour cet homme – son aîné de plus de dix ans – était née soudainement, simplement, et il n’avait jamais imaginé qu’un aussi joyeux compagnon pût cacher un secret si important qu’il ne l’avait pas partagé avec lui bien qu’il l’eût confié au roi. C’était bien, en un sens, puisqu’il avait élu Baudouin comme suzerain naturel, mais le jeune homme ne pouvait s’empêcher de penser que l’amitié vraie, la fraternité qui se noue dans les batailles et aux approches de la mort tissaient des liens dont le plus solide devait être la confiance ; mais peut-être Adam le trouvait-il trop jeune pour tout partager avec lui. Lui, en tout cas, savait bien qu’il eût confié à Adam sans hésiter, et même avec joie, le poids qu’il traînait depuis que Saladin lui avait formulé son étrange exigence : retrouver le Sceau de Muhammad perdu dans un puits de Jérusalem alors que, bien entendu, il n’en avait rien dit à Baudouin. Il lui semblait qu’à la lumière du solide bon sens du chevalier picard, l’affaire lui paraîtrait ou bien digne d’être examinée, ou bien – et c’était le plus probable – à classer au rang de ces missions impossibles où entre une large part de dérision que les princes proposent en sachant pertinemment qu’aucune réalisation ne viendrait se mettre à la traverse de leurs plans. En fait Saladin lui avait fait entendre que, tôt ou tard, il s’emparerait de Jérusalem sans que quiconque puisse s’y opposer.

Ainsi la disparition d’Adam ne faisait-elle qu’épaissir l’atmosphère nouvelle, trouble et étouffante dans laquelle Thibaut se mouvait un peu en aveugle. Certes, le cœur de Baudouin n’avait pas changé. Bien au contraire : il montrait à son écuyer une reconnaissance touchante de ce remède auquel à présent il se raccrochait et qui, contre toute espérance, commençait à donner des résultats : la fièvre diminuait, les forces revenaient. Cela permettait à l’héroïque garçon de paraître à nouveau au conseil, d’affirmer sa volonté, de régner enfin, mais, entre-temps, il lui fallait de longues heures de repos. Seulement il ne chassait plus, ne parcourait plus les collines à cheval, et si Sultan ne s’ennuyait pas trop à l’écurie, c’est parce que, sur les ordres de Baudouin, et avant le retour de Thibaut, Roger Le Dru, le chef de l’écurie royale, s’en occupait tout particulièrement et veillait à ce qu’il eût son content d’exercice. À la demande de Baudouin, Thibaut le relaya, trouvant dans ces rapprochements quotidiens avec le beau coursier un apaisement à son tourment intérieur. Jusqu’à ce matin, où, au moment où Roger le sellait pour lui, Jocelin de Courtenay pénétra dans la grande écurie et s’avança vers les deux hommes de ce pas alourdi qui était le sien depuis quelques mois. Sans même accorder un regard à son fils, il s’adressa au chef palefrenier de ce ton hautain dont il ne se départait jamais :

— Ah, je vois que tu selles Sultan ! Cela tombe à merveille, je venais justement le chercher.

Aussitôt Thibaut s’interposa, constatant avec un vif plaisir que son année de captivité l’avait fait grandir et qu’il dépassait désormais le Sénéchal :

— Personne ne touche au destrier du roi… à moins qu’il n’en ait donné l’ordre. Ce qui m’étonnerait !

— Et pourquoi donc pas ? Ne suis-je pas son oncle en même temps que le Sénéchal de ce royaume ? Ecarte-toi !

— Il n’en est pas question. C’est à moi que notre sire a confié Sultan afin de décharger un peu maître Le Dru. D’ailleurs vous ne pourriez pas le monter : vous êtes trop lourd pour lui et il ne vous supporterait pas ! Vous vous retrouveriez à terre.

Il n’ajouta pas que Jocelin lui semblait en trop mauvais état physique – sa peau était jaune, épaissie et ses yeux injectés de sang – pour maîtriser la fougue du magnifique animal.

— Je suis encore meilleur cavalier que tu ne le seras jamais, blanc-bec, fit-il avec son vilain sourire. Et d’ailleurs ce n’est pas moi qui le monterai, mais mon nouvel écuyer Géraud de Hulé : il monte comme un dieu !

— Avec sa figure de fille et ses yeux d’antilope, ricana Thibaut qui avait déjà aperçu le ravissant éphèbe dans le sillage du Sénéchal. De toute façon, monterait-il comme saint Georges en personne que ni lui ni vous ne toucheriez au cheval du roi !

— Idiot ! Tu ferais mieux d’essayer de t’accommoder avec moi. Il n’en a plus pour longtemps, ton roi, et tu auras besoin de ma protection quand il sera mort.

— Je n’ai besoin de votre protection ni maintenant ni dans l’avenir ! Mon épée me suffira toujours. Quant à l’état de notre sire Baudouin, voulez-vous gager avec moi qu’avant peu il reprendra Sultan !

— Remonter ? Sans mains ni pieds, car on dit qu’il ne lui en reste plus ? Mais tu as toujours été un rêveur !

— Moi, un rêveur ?

— Mais bien sûr. Ne rêvais-tu pas d’être prince, d’épouser la jeune sœur de ton maître ? J’ai ouï dire qu’il te l’avait même promise ?

Thibaut haussa les épaules :

— Je ne sais pas chez qui vous prenez vos renseignements, messire, mais si vous les payez, sachez que l’on vous vole. Jamais notre sire ne m’a rien promis de tel !

— Allons, tant mieux. Ainsi son prochain mariage ne te chagrinera pas. Il est passé de l’eau sous les ponts durant ton absence et le cœur de la ravissante Isabelle a parlé… dans le sens que nous souhaitions, dame Agnès et moi.

— Vous parlez par énigmes. Qui doit-elle épouser et quand ?

— Quand ? Pas tout de suite : il faut amener à composition l’ex-reine Marie et aussi le roi, mais lui ne pourra pas grand-chose…

— Me direz-vous enfin qui ? fit le jeune homme en s’efforçant de garder un visage impassible pour cacher la tempête qui se levait en lui.

— Le jeune Onfroi de Toron, le fils de dame Etiennette de Châtillon. Elle l’a rencontré au mariage de Sibylle avec Lusignan !

— Vous ne me ferez jamais croire que la reine Marie l’y a menée ?

— Pas elle, non, mais son époux, Balian d’Ibelin, qui en avait l’ordre… du roi ! Dame Agnès trouvait injuste que cette pauvre enfant soit continûment à l’écart de la cour et souhaitait faire plaisir à dame Etiennette, son amie. Je dois dire que l’ordre royal n’a pas été facile à obtenir, mais il était si malade alors que l’on a pressé les cérémonies par crainte qu’un deuil ne les empêche. Et la très jolie Isabelle est venue. Elle et Onfroi se sont vus et l’amour a fait le reste. Ces jeunes gens sont fous l’un de l’autre. Il est vrai que plus beau couple ne saurait se voir et que l’on a eu beaucoup de peine à les séparer. Elle devra attendre au couvent de Béthanie que sa mère vienne à composition, ce qui ne saurait tarder, et lui est reparti pour le Krak faire son métier de chevalier auprès de son beau-père. Je ne sais d’ailleurs s’il lui sera très utile car s’il est beau comme un dieu grec… Au fait, il te ressemble un peu… Et même beaucoup, car je le crois idiot !

— Je ne suis pas un idiot ! lâcha Thibaut furieux. Et Isabelle ne saurait en aimer un.

— C’est pourtant ce qu’elle fait ! Onfroi est tout juste bon à pincer les cordes d’une lyre en murmurant des chants d’amour, mais je crains qu’il se serve moins bien d’une épée. Un charmant pleutre !

— Un pleutre ? Le petit-fils du si vaillant Connétable, fit Thibaut dédaigneux. J’ai peine à le croire ! Et Renaud de Châtillon ne dit rien ?

— Il tient à ménager son épouse puisque c’est d’elle qu’il tient le fief et, au fond, les amours d’Onfroi servent sa politique… et la nôtre ; ainsi toute la descendance de ce pauvre lépreux est à présent entre nos mains. Alors, tu me le laisses, ce cheval ?

Thibaut allait répéter qu’il n’en était pas question, mais Roger Le Dru s’en chargea.

— Avec tout le respect que je dois au seigneur Sénéchal, dit-il, je ne permettrai jamais, tant que vivra notre sire le roi, que l’on s’empare d’un de ses chevaux. Surtout de Sultan ! Parce que c’est « mon » devoir !

— Bah ! Un peu plus tôt, un peu plus tard ! Je saurai attendre. J’ai toujours très bien su attendre !

Et son mauvais rire se perdit sous les hautes voûtes de la grande écurie.

Trois minutes plus tard, Thibaut enfourchait Sultan et se lançait au galop sur la route de Béthanie. Si Isabelle avait cessé de l’aimer pour en aimer un autre, elle allait devoir le lui dire elle-même. Il connaissait trop la perfidie de son géniteur pour attacher foi pleine et entière à ses paroles. Cet homme qui lui avait donné la vie semblait à présent s’être donné à tâche de la lui empoisonner. Il n’y réussissait que trop bien, car une colère furieuse grondait dans la poitrine de Thibaut quand il sauta de cheval devant la porte du couvent et se pendit à la cloche d’entrée. Pourtant cette rage l’abandonna quand on l’eut conduit au calme jardin d’herbes aromatiques piqué de grands cyprès noirs qu’entourait la fraîche galerie du cloître. Il régnait ici une telle paix que toute violence, même intérieure, devenait sacrilège et Thibaut sentit sa douleur s’endormir.


Mais celle qui vint à lui n’était pas Isabelle. C’était l’abbesse en personne dont la robe blanche et le voile noir s’avancèrent en balayant le thym, la lavande et la marjolaine. Une grande croix pectorale d’or marquait sa dignité et Thibaut fut à peine surpris de reconnaître, encadrés par l’austère guimpe blanche, non plus les traits de mère Yvette mais ceux d’Elisabeth de Courtenay, sa mère adoptive. L’élan de son affection faillit le jeter vers elle, mais elle était si imposante à présent dans sa nouvelle investiture qu’il plia le genou en courbant la tête :

— Très révérende mère !…

D’un geste vif, elle le releva et le tint, un instant, serré contre elle :

— Mon fils ! Dieu a permis que je te revoie et je ne cesserai de L’en remercier et de Lui demander de me pardonner de t’avoir pleuré trop vite. Comment vas-tu ? Tu as encore grandi… mais mûri aussi. Cette captivité fut si cruelle ?

— Ce n’était rien auprès de ce que je retrouve ici : mon roi aux mains de gens qui se partagent déjà ses dépouilles… et ce que l’on m’a appris d’Isabelle ! Pardonnez-moi, ma mère, car j’aurais dû d’abord vous demander mais…

— … mais c’est elle que tu voulais voir ? Et tu ne la verras pas… parce qu’elle ne veut pas te voir.

— Pourquoi ?

— Je crois qu’elle a un peu honte.

— Honte de quoi ? De ce nouvel amour dont on la dit possédée et qui me rejette loin d’elle ? C’est donc vrai ?

— Qui te l’a appris ?

— Mon… le Sénéchal ! Et avec quelle joie cruelle !

— Tu n’arrives plus à l’appeler ton père ? J’avoue que j’ai peine, moi aussi, à lui donner le nom de frère, comme le nom de sœur à la mère du roi. Les Courtenay étaient si grands, si nobles jadis, et maintenant… Pourquoi faut-il que le plus grand peut-être, le plus pur à coup sûr, soit affligé du plus affreux des maux ? Les voies du Seigneur sont souvent bien impénétrables…

— Mère, par pitié, oubliez un instant le roi et parlez-moi d’Isabelle !

— Que puis-je t’apprendre ? Qu’elle est désolée d’avoir laissé son cœur lui échapper pour aller vers ce jeune homme ? Cela ne te consolera pas. Et pas davantage le pardon qu’elle implore de toi. Elle est si jeune ! Et elle l’était plus encore lorsqu’elle te donnait sa foi. Un amour d’enfance que le temps balaye comme il arrive souvent…

— Pas toujours, ma mère, pas toujours ! Je sais que le mien jamais ne s’éteindra, que je l’aimerai tant qu’il me restera un souffle de vie… Mais je n’ai plus le droit de garder ceci.

D’un geste brutal, il arracha de son cou la mince chaîne retenant la bague qu’elle lui avait donnée et mit le tout dans la main d’Elisabeth :

— Je lui rends sa foi avec cet anneau. Priez-la seulement de ne pas le donner… à l’autre !

De nouveau, il mit genou en terre, prit le bas de la robe blanche de sa mère, y posa ses lèvres et s’enfuit en courant suivi par le regard désolé de l’abbesse. Elle avait cru à la fugacité d’un amour enfantin et découvrait qu’il pouvait engendrer la profonde douleur d’un homme.

En quittant le couvent, Thibaut descendit vers le Cédron et alla s’asseoir sous un saule après y avoir attaché Sultan. C’était un endroit qu’il aimait, où bien souvent il était venu pour le simple plaisir de regarder couler l’eau, de s’y tremper parfois avec l’impression délicieuse qu’elle emportait les souillures de l’âme aussi bien que la poussière du corps ; mais en ce jour de douleur, l’eau ne pouvait plus rien pour éteindre le feu empoisonné fait de colère, de chagrin, de jalousie aussi qui brûlait en lui. Alors et pour la première fois de sa vie il pleura…


La nouvelle arriva comme un vent de tempête : au mépris des trêves, Renaud de Châtillon venait de mettre à exécution un projet qu’il couvait de longue date afin de se venger enfin des seize années de captivité subies au fond des cachots d’Alep : rassemblant ses troupes il avait pénétré en Arabie, se dirigeant vers le Hedjaz afin de s’emparer de La Mecque. Il voulait anéantir les lieux saints de l’Islam, détruire la Kaaba, la pierre noire vers laquelle convergeaient chaque année tant de pèlerins, faire boire son cheval dans le Haram, la mosquée de Médine où le Prophète avait vécu, prié, enseigné. Il avait suivi la piste des pèlerinages qui, par Pétra, la Hisma et le désert du Nefoud rejoignait l’oasis de Teima, luxuriante entre toutes, qui était le « vestibule de La Mecque ».

Autrement dit, il était presque arrivé quand de mauvaises nouvelles lui parvinrent. Au Caire où il était retourné, Saladin apprit avec horreur ce que voulait Renaud et ses pigeons voyageurs s’activèrent, enjoignant à Farrouk shah, son neveu, gouverneur de Damas, de mener aussitôt une expédition contre les terres de l’irascible seigneur à l’orient de la mer Morte qu’il ravagea. Ce qu’apprenant, Renaud, la rage au cœur, renonça à son projet et revint sur ses pas pour défendre sa propriété. Il ne trouva pas Farrouk shah déjà replié en terre musulmane mais rencontra non loin de Kerak l’une de ces grandes caravanes que l’on envoyait de Damas en Egypte et qui étiraient sur des centaines de mètres un univers de richesses, d’hommes, de bêtes de somme transportant des tapis, des parfums, des tissus, des épices. Au mépris de tout droit, de toutes conventions, Renaud fondit dessus, massacra ce qui lui résistait, réduisit en esclavage les femmes et les enfants et engrangea la totalité des chargements, ce qui représentait une fortune de quelque deux cent mille besants.

Patient pour une fois, Saladin envoya demander justice à Baudouin. Celui-ci, avec l’énergie qu’il apportait toujours et quoi qu’il en soit lorsqu’il faisait son « métier de roi », somma Renaud de restituer les biens et les prisonniers au nom de la parole donnée.

Avec l’insolence de qui se sent trop sûr de lui, Renaud répondit qu’il n’en ferait rien et que, si le roi voulait qu’il rende ce qu’il avait pris, il n’avait qu’à venir le chercher lui-même.

La réponse, ce fut Saladin qui s’en chargea : il quitta Le Caire avec son armée et envahit la Transjordanie. Quand les étendards jaunes apparurent à son horizon, Renaud comprit qu’il avait été trop loin et se vit perdu. Alors, montant sur le donjon du Krak, il ordonna qu’y soit allumé un grand feu et que ce feu soit entretenu jour et nuit…

Du haut des remparts de Jérusalem, les guetteurs aperçurent ce feu et vinrent en avertir le roi. Baudouin n’hésita même pas : c’était un appel au secours, la contrepartie de celui qu’il avait allumé sur la tour de David avant Montgisard. Il convoqua Amaury de Lusignan et lui ordonna de rassembler tout ce dont il pouvait disposer en fait de troupes :

— Je serai avec vous à leur tête !

— Sire, objecta le Connétable, cela n’est pas possible. Ou alors vous ne me donnez pas votre confiance.

— Vous l’avez, pleine et entière, mais messire Renaud un jour m’a aidé à sauver ce royaume, je ne peux pas l’abandonner même s’il a eu tort. Rassurez-vous, je vais mieux. Je dois y aller. Cependant, pour éviter de vous tourmenter, je ferai le chemin en litière et ne prendrai mon destrier qu’en vue de l’ennemi !

Rien ne put l’en faire démordre. Remettant la baylie(17) de Jérusalem à son beau-frère, Guy de Lusignan, pour qu’il garde la ville en son absence, il prit place dans une litière portée par de solides chevaux tandis que Thibaut menant Sultan chevauchait derrière lui, à la fois heureux de ce renouveau apporté par le remède de Maïmonide et inquiet de ce qui se passerait quand, face aux guerriers de l’Islam, Baudouin lui ordonnerait de l’aider à se mettre en selle. À cette question qu’il n’osait pas formuler, Baudouin répondit :

— C’est très simple : tu m’attacheras. J’ai commandé que l’on me fasse une selle plus haute à l’avant comme à l’arrière et munie de solides courroies de cuir. Ainsi je serai bien maintenu.

— Mais comment combattrez-vous ?

— Ma main gauche n’a certes plus de doigts mais le bras peut encore tenir l’écu. Et, j’en remercie Dieu, la droite manie encore l’épée.

— Sire, c’est de la folie !

— Crois-tu ? La force que tu m’as aidé à retrouver, je la dois au service de Dieu et du royaume. À mes soldats aussi et, tant qu’il me restera un souffle, j’essaierai de les mener encore. Peut-être le Seigneur m’accordera-t-Il le bonheur de mourir à cheval, d’une flèche ou d’un coup de lance. C’est le seul rêve que je garde, vois-tu, car achever de pourrir dans mon lit me fait horreur.

Cependant, cette fois-là, Baudouin ne rencontra pas l’ennemi. Saladin évita le combat, abandonna momentanément Renaud à son sort et fila vers Damas dans l’intention de profiter du déplacement de l’armée franque pour attaquer la Galilée. Il passa le Jourdain, s’empara de Beisan et assaillit le fort château de Belvoir qui défendait la route de Nazareth. Mais Baudouin avait déjà fait volte-face et revenait vers lui.

Ce fut devant Belvoir qu’aux acclamations de l’armée le roi-chevalier au masque de voile blanc reparut sur le front des troupes. À nouveau il portait le haubert de mailles, le heaume protégé de la chaleur du soleil par le keffieh blanc emprunté aux armées musulmanes. Et, de nouveau, le miracle se produisit : vaincu par la furia de ces hommes galvanisés par son courage et persuadés que saint Georges lui-même les menait sous la forme de ce lépreux héroïque, Saladin perdit la journée et repassa le Jourdain.

Cependant tout n’était pas dit et déjà le sultan décidait de tenter un coup audacieux : s’emparer de Beyrouth, coupant ainsi le royaume de Jérusalem du comté de Tripoli. Pour cela, il traversa le Liban tandis qu’une flotte égyptienne arrivait de toute la vitesse de ses galères.

Se doutant de quelque chose, Baudouin n’était pas reparti pour Jérusalem. Dans sa grande tente rouge et or qui éclatait comme une fleur somptueuse sur une colline de Galilée au milieu de son camp, il attendait…

Quand il ne douta plus du but poursuivi par son ennemi, il repartit, accourut devant Beyrouth au galop de sa chevalerie, non sans avoir fait ordonner à tous les navires chrétiens de se diriger vers la cité menacée ; et si rapide fut son intervention qu’une fois de plus Saladin recula mais, hélas, en saccageant tout sur son passage. Et Baudouin entra en triomphe dans Beyrouth dont, il est vrai, les habitants avaient fourni une belle défense. Il trouva même encore le courage de poursuivre Saladin qui dirigeait une fois de plus ses coups sur Alep et Mossoul, les dernières cités syriennes qui s’entêtaient à demeurer fidèles aux descendants de Nur ed-Din. Les anciens traités entre eux et le royaume franc n’ayant jamais été abolis, Baudouin tenait à les honorer une fois encore et une fois encore fit lâcher prise au sultan qui revint s’enfermer dans Damas. Presque heureux alors parce que Dieu semblait bénir ses armes, le roi lépreux vint à Tyr pour y célébrer Noël auprès de son ancien précepteur qui chaque année, à cette époque, délaissait la chancellerie pour redevenir seulement l’archevêque de l’ancienne cité phénicienne. Mais au lieu de la douce fête où, entouré de sa vaillante troupe de chevaliers, il espérait retremper son âme afin de trouver les forces pour mener jusqu’au bout son combat, il reçut un coup si cruel, si inattendu qu’il faillit retomber sous l’emprise de la fièvre.

Après avoir franchi les remparts du grand port et reçu l’hommage d’une foule dont il lui sembla qu’elle était moins chaleureuse que d’habitude, il s’avança vers la vénérable cathédrale où son père, jadis, avait épousé Marie Comnène, s’attendant à trouver au seuil et à la tête du clergé son cher Guillaume le visage rayonnant et les bras ouverts ; il n’eut en face de lui qu’une poignée de prêtres à la mine embarrassée, aux yeux fuyants, fort en peine d’eux-mêmes sous les chapes glacées d’or et d’argent. Ils l’invitèrent cependant à entrer dans l’église pour y entendre la messe. Ce qu’il n’accepta pas :

— Où est monseigneur Guillaume ? Où est votre archevêque ? demanda-t-il d’une voix si rude que les autres se troublèrent un peu plus. Serait-il malade ?

L’archidiacre s’avança.

— Malade non, mais… fort empêché. Depuis hier, il n’a pas quitté le palais archiépiscopal. Pas encore tout au moins…

— Devrait-il donc le quitter ?

— Il le faudra bien, noble roi ! Il le faudra bien…

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

Proche de la panique, le dignitaire regarda avec angoisse ce fantôme couronné que l’on transportait dans une sorte de cathèdre munie de brancards et finit par articuler :

— La… bulle d’excommunication est arrivée hier au soir. Depuis… on n’a pas revu le… le…

Il ne trouvait pas le mot adéquat mais c’était sans importance car sa voix se perdit dans le chœur indigné des chevaliers entourant le roi. Celui-ci les fit taire :

— Une bulle d’excommunication ? Fulminée par qui ? Le nouveau pape n’est pas encore élu ou, s’il l’est, il doit avoir autre chose à faire que perpétrer une telle injustice ! Sans compter le temps d’arriver ici.

— C’est Sa Grandeur le Patriarche qui l’a fait en son nom !

— Héraclius ? Mais de quel droit et pour qui se prend-il ? Portez-moi au palais, vous autres ! Je veux m’entretenir avec monseigneur Guillaume, ajouta Baudouin en appuyant sur le titre…

Le palais était vide, froid, sinistre, abandonné de tous comme il convient à une demeure frappée d’anathème. On finit par trouver Guillaume dans la chapelle. Vêtu de sa robe monacale, il était étendu face contre terre et les bras en croix devant l’autel au tabernacle vide, aux cierges éteints et renversés, tellement écrasé sous le poids de l’abjecte condamnation qu’il semblait intégré aux dalles de marbre noir. Dans cette effrayante solitude il n’avait même plus l’air de vivre.

— Dieu Tout-Puissant ! s’écria Baudouin dans un sanglot. Que les autres restent dehors ! Moi seul ! Moi seul ! Aide-moi, Thibaut ! Ton bras ! Ma béquille…

Déjà l’écuyer l’enlevait de la chaise. Il aurait pu le porter seul tant les muscles avaient fondu, mais de sa main encore valide Baudouin saisit la béquille et cahota jusqu’au corps inerte auprès duquel il se laissa tomber tandis que Thibaut redressait Guillaume qui s’était seulement endormi, écrasé par son malheur et la fatigue d’une nuit entière passée ainsi prosterné devant ce Dieu qu’on lui interdisait. Un instant plus tard, le roi et lui pleuraient, soudés dans une étreinte où se traduisait la force des liens tissés depuis tant d’années.

— Pardon, implora Baudouin, pardon, mon cher maître, mon vieil ami, pardon d’avoir, par ma criminelle faiblesse, permis que ce monstre, ce prêtre indigne, ce fornicateur obtienne ce pouvoir qui lui a permis de vous briser !

— Ce n’est pas votre faute, mon enfant… mais celle de ceux qui ont osé profiter de votre mal. Héraclius me hait parce que je me suis opposé à son élection. Il ne fait que se venger.

— Un homme d’Église ne se venge pas, intervint Thibaut, mais celui-là ne l’a jamais été. De quoi vous accuse-t-il, monseigneur, car enfin on n’excommunie pas sans donner la raison ?

— J’ai attenté à son honneur en me dressant en face de lui, je l’ai insulté… publiquement en l’accusant d’avoir favorisé l’enlèvement de la princesse Isabelle du couvent de Béthanie.

— Isabelle ? Enlevée, et aux portes mêmes de Jérusalem ? s’écria Baudouin. Et par qui ?

— Une poignée d’hommes que commandait Renaud de Châtillon en personne. Rassurez-vous, les nonnes n’ont pas été molestées et leur maison n’a pas eu à souffrir. En fait votre sœur, sire, s’est laissé enlever avec beaucoup de bonne grâce, ajouta Guillaume avec amertume, et j’ai eu le grand tort de me mêler de ce que j’ai cru une offense à notre mère l’Église et qui était seulement une entreprise galante.

— Forcer les portes d’un couvent est toujours un sacrilège et, si Héraclius a protégé, excusé ce scandale, c’est lui qui devrait être excommunié et non vous ! Il va devoir m’en rendre compte ! Vous n’en demeurez pas moins le chancelier du royaume.

Relevé, Guillaume de Tyr aida Thibaut à remettre le roi debout, le soutenant chacun sous une épaule :

— Vous savez bien que c’est impossible, mon cher seigneur ! Le royaume de Jérusalem n’est pas comme les autres et le Patriarche y a plus de puissance que le roi puisqu’il représente Dieu, vrai souverain de notre terre sacrée. Il ne me reste plus qu’à me rendre au désert pour y faire pénitence le temps qu’il plaira au Tout-Puissant.

— Non. Je ne le permettrai pas ! C’est injuste !

— Il le faudra bien pourtant, fit Guillaume avec un triste sourire. Le Patriarche serait capable de vous excommunier, vous aussi !

À ce moment, des quelques barons demeurés à l’entrée de la chapelle, un Templier de haute taille et de grande mine se détacha et s’avança vers le groupe quasi embrassé des trois hommes. C’était Jacques de Mailly, maréchal du Temple, qui commandait l’imposante troupe de chevaliers, de sergents et de « turcopoles » prenant part à toutes les campagnes du roi. La pureté de sa foi et de son engagement n’avait d’égale que sa vaillance déjà légendaire en dépit de ses trente ans, et jusque chez l’ennemi. Il vint mettre genou en terre devant Baudouin :

— Avec votre permission, sire roi, je demande à faire entendre ici la voix de l’Ordre tout entier et singulièrement du Maître car je ne doute pas de ce qu’il dirait.

— Faites, maréchal, et soyez béni si vous pouvez nous aider en une affaire qui nous touche si douloureusement.

— N’ayant pas participé à l’élection du Patriarche et ne relevant que de notre Saint Père le pape, les chevaliers du Temple ont subi comme une souillure sur la robe du Christ l’élévation d’un mauvais prêtre pourri de vices et honni de tout homme de bien. Cependant nous n’avons pas le pouvoir de briser l’anathème proféré par un patriarche en titre. Seul le pape possède ce pouvoir.

— J’en demeure d’accord, dit Baudouin. Aussi vais-je envoyer sur l’heure un messager à Sa Sainteté…

— Un messager qui sera assassiné avant même de s’embarquer ? Pardonnez-moi, sire, mais il y a mieux à faire. Le nouveau pape, Lucius II, à qui la commune de Rome refuse toujours l’entrée de ses États, vient d’annoncer qu’il appelle au Concile et celui-là se tiendra à Vérone dont il était l’archevêque. Notre Maître, Arnaud de Torroge, doit s’embarquer dans peu de jours pour s’y rendre. En son nom je propose que monseigneur Guillaume l’accompagne et porte lui-même votre message. Sur un vaisseau du Temple, protégé par le Temple il arrivera à bon port. Et ce sera, je pense, plus utile à la gloire de Dieu que de s’en aller pourrir au désert.

Sur la chaise où l’on venait de le rasseoir, la main mutilée du lépreux eut un tremblement qui traduisait son émotion, comme le son fêlé de sa voix quand il dit :

— Soyez béni, sire maréchal, et le Temple avec vous qui m’arrachez une épine du cœur en rendant l’espérance à celui que j’ai toujours considéré comme un père. La séparation sera moins cruelle. En regagnant Jérusalem je le mènerai moi-même au vaisseau…

Deux semaines plus tard, dans le port d’Acre, Baudouin et ses barons regardaient la galère magistrale du Temple manœuvrer sous l’impulsion des longues rames qui lui donnaient l’aspect d’un énorme coléoptère posé sur la mer bleue. Puis, la grande voile de la croix templière monta au mât une fois passé le grand môle, mais déjà on ne pouvait plus distinguer la robe monastique de Guillaume de Tyr auprès de laquelle, protectrice, se dressait la haute et martiale silhouette du vieux Maître dans son long manteau blanc. Sous le voile qui le recouvrait entièrement à présent et qu’il ne quittait plus, le roi lépreux eut un sanglot, mais tous autour de lui, les vieux barons et les jeunes aussi, seigneurs de Beiin, d’Arsuf, d’Ashod, d’Engaddi et autres lieux, ne cachaient pas leur émotion. Thibaut, lui, pleurait sans retenue sur celui qui partait autant peut-être que sur celle qui s’était laissé enlever. Il n’était jusqu’au Connétable, Amaury de Lusignan, qui ne mâchât sa moustache avec une sorte de rage. Homme de gouvernement dans l’âme, il haïssait Héraclius. Moins parce qu’il restait le favori d’une maîtresse vieillissante dont il était déjà las que pour la boue dont le perpétuel scandale de sa vie ne cessait d’éclabousser le Saint-Sépulcre.

— Sire, dit-il, ne peut-on empêcher cet homme de nuire ? Au palais patriarcal, il vit ouvertement avec sa concubine, cette Paque de Rivery que le peuple appelle la Patriarchesse !

— Il est élu, soupira Baudouin, et j’y suis pour quelque chose. Il est plus roi que moi dans la ville et, si j’y touche, il a le pouvoir de jeter l’anathème même sur moi… Rentrons, à présent ! Le navire est loin…

Sur l’horizon scintillant on ne voyait plus, en effet, qu’un petit point blanc qui allait basculer de l’autre côté. Le royaume venait de perdre son plus sage conseiller et Baudouin devinait qu’il ne le reverrait plus parce qu’il sentait que son corps misérable ne durerait plus longtemps et que la mort approchait…

Malheureusement, avec un adversaire de la trempe de Saladin, il aurait fallu que Baudouin puisse encore vivre à cheval. Au printemps suivant, Mossoul et surtout Alep, l’imprenable, tombèrent enfin, sapées par l’impéritie de leurs gouvernants, comptant peut-être un peu trop sur ce roi franc tant de fois venu à leur rescousse. Toute la Syrie musulmane appartenait à présent au sultan d’Egypte venu savourer son triomphe dans Damas. La grande silencieuse blanche explosa de joie.

L’honneur de Baudouin ne pouvait s’y résigner. Une fois encore, il ordonna le rassemblement de l’ost et se dirigea vers les fontaines de Séphorie. C’était en Galilée, au nord de Nazareth sur la route de Tibériade, le point où se réunissaient traditionnellement les forces des divers barons chrétiens. Là s’élevait, bien des siècles auparavant, la maison de Joachim et d’Elisabeth où Jean le Baptiste avait vu le jour, où Marie avait vécu trois mois de sa grossesse miraculeuse. Le lieu était sacré pour tout homme ayant reçu le baptême. C’est là pourtant que la lèpre terrassa le jeune roi…

C’était un matin glorieux cependant où les collines de Galilée, les pentes du mont Hermon se couvraient d’herbe neuve et de fleurs des champs, mais Baudouin brûlait de fièvre. Pourtant, il ne voulait pas lui céder et, rassemblant son courage, il voulut qu’une fois encore le chevalier au voile blanc apparaisse à ses hommes d’armes, à ses compagnons de combat. Mais alors que l’on venait de le hisser en selle, il poussa un cri qui était déjà un râle… et tomba à terre entre les jambes de Sultan. Quand on le déshabilla, on vit avec épouvante qu’une de ses jambes s’était amputée elle-même à la hauteur du genou…

On put croire, un moment, que la fin était proche. La crise était la plus terrible que le malheureux eût subie jusqu’à ce jour. Au château de Nazareth où on l’avait transporté, son état apparut si grave qu’Agnès, Sibylle et son époux accoururent. Tant qu’il lui restait un peu de conscience, il fallait obtenir de lui qu’il nommât un régent pour le temps de la minorité du petit Baudouin. Sibylle, qui se voyait déjà reine mère, se montra d’une éloquence inattendue. Profitant de l’absence de son beau-frère resté avec l’armée aux fontaines de Séphorie, elle réussit à persuader le malade des immenses qualités d’un époux dont elle était folle. Connaissant mal Guy de Lusignan et à peine lucide, Baudouin se laissa arracher la régence au bénéfice de ce benêt que la nature avait pourvu d’un physique hors du commun. La chose, à première vue, semblait normale puisqu’en même temps l’agonisant avait pris la décision d’associer au trône, comme cela se faisait couramment, le petit Baudouin qui allait lui succéder. Cela obtenu et profitant d’un léger mieux, Agnès ordonna que son fils fût ramené en son palais de Jérusalem tandis que le nouveau régent allait rejoindre le Connétable à la tête des troupes. En le voyant arriver, arrogant et vaniteux à souhait, celui-ci ne cacha pas ce qu’il pensait :

— S’il se mêle de commander, nous allons au désastre, soupira-t-il. Dieu protège le royaume !

L’avenir n’allait pas tarder à lui donner raison.

Cependant, à Jérusalem, alors que les grandes prières publiques bourdonnaient sur la ville et qu’au Saint-Sépulcre, le Patriarche, enchanté d’une circonstance qui lui évitait l’affrontement avec le roi, célébrait des messes dont l’hypocrisie devait écœurer Dieu, dans l’appartement au-dessus de la cour du Figuier, Baudouin, habité par une volonté surhumaine, surmontait encore une fois le mal qui le rongeait. La fièvre l’abandonnait et il retrouvait intactes conscience et pleine possession de son esprit. Se relayant sans cesse à son chevet, Thibaut, Marietta, Ariane, Joad ben Ezra et même Agnès, sous l’égoïsme de laquelle perçait une douleur vraie, avaient obtenu ce quasi-miracle. Mais à quel prix ! Incapable désormais de quitter son lit, jambes et bras devenus des moignons et presque aveugle, le roi répandait une odeur cadavéreuse que l’on combattait avec des baumes, des eaux de senteurs et des cassolettes où brûlaient tous les parfums de l’Arabie.

— Pour en arriver à un tel résultat, je me demande si nous avons eu raison de tant nous battre pour l’arracher à la mort, dit un soir à Ariane Thibaut qui songeait souvent à ce « remède » définitif remis par Maïmonide au moment de son départ de Damas. Une mort douce lui serait miséricorde…

— Peut-être, mais il ne la souhaite pas parce que le royaume, il le sait, a encore besoin de lui. Et moi aussi, je crois…

— Vous aussi ? gronda Thibaut. Oserez-vous me dire que réduit à l’état de cadavre vivant vous l’aimez toujours ?

— Je ne cesserai jamais de l’aimer parce que mon âme a reconnu la sienne, que nous avons été de tout temps destinés l’un à l’autre et que dans l’éternité même où je le rejoindrai un jour, nous resterons unis. C’est cela l’amour ! Celui que Dieu attend de nous.

Il la regarda avec une admiration où entrait une sorte d’amère jalousie. Plût à Dieu qu’Isabelle l’eût, aimé de cette façon ! Durant tout ce temps où il se dévouait pour son maître, il avait réussi à tenir son image à distance mais, à présent, elle revenait avec une ardeur accrue et empoisonnait ses songes. Qu’avait-il de plus que lui ce garçon inconnu pour qui elle avait tout brisé, tout abandonné, tout trahi jusqu’à accepter que des hommes d’armes envahissent son cher couvent pour l’emmener vivre ce nouvel amour au bord du désert de Moab ? À cela il n’y avait pas de réponse. Pourtant, il allait y en avoir une et qui ne tarderait guère.

Pendant ce temps, en effet, l’incorrigible Renaud de Châtillon ne restait pas inactif. Commis à la garde des confins du royaume, il n’avait pas participé aux dernières opérations militaires dans le Nord. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faisait rien. Bien au contraire : il avait tout simplement repris ses anciens projets sur les villes saintes de l’Islam : La Mecque et Médine, mais, cette fois, il entendait couper les chemins de pèlerinage aussi bien par la mer que par la terre. Pour ce faire, il avait concocté un projet proprement délirant : celui de s’emparer du corps du Prophète, de le mettre dans une caisse et de le rapporter à Kérak où les musulmans auraient pu être admis à venir le révérer contre monnaie sonnante et trébuchante, ce qui aurait assuré au seigneur d’Outre-Jourdain des revenus faramineux.

Pour s’assurer le contrôle maritime Renaud n’hésita pas à préparer des navires, à les faire transporter en morceaux et à dos de chameau jusqu’à Akaba où ils furent remontés puis lancés sur la mer Rouge vers les côtes d’Egypte et du Hedjaz, attaquant les navires musulmans, saccageant les ports, empêchant le départ des caravanes et arrêtant tout commerce sauf au seul profit de Renaud afin d’assurer aux fêtes du mariage de son beau-fils, Onfroi de Toron, avec la princesse Isabelle de Jérusalem un éclat exceptionnel…

La folle entreprise échoua, bien entendu, et l’éclat ne fut pas exactement celui que Renaud attendait.


Construit quarante ans plus tôt en dures roches volcaniques rouges et noires, immense et inquiétant sur le plateau qu’il couronnait, le Krak de Moab représentait l’une des plus formidables défenses de la Terre Sainte et pour la route des caravanes entre mer Rouge et Méditerranée, une menace permanente depuis que Renaud en était le maître. Percée seulement de quelques archères, une gigantesque tour quadrangulaire, foisonnante d’étendards, en était la pièce maîtresse, immense falaise au-dessus de la vallée, éperon menaçant contre le bleu du ciel. D’elle partaient les puissantes murailles coupées d’autres tours enfermant les œuvres vives du château : le grand « berquil » dont l’eau paisible reflétait le ciel, les écuries, la basse et la grande cour, les salles de fêtes où, ce jour-là, s’apprêtait le fabuleux banquet où prendraient place tout à l’heure les nobles invités venus souvent de loin et même de Jérusalem. Une fête fastueuse se préparait qui mettait le château sens dessus dessous. Des serviteurs couraient partout, des musiciens accordaient leurs instruments et l’immense cuisine bourdonnait comme une ruche en folie.

Dans l’appartement des dames, Isabelle, livrée aux demoiselles, venait de revêtir la somptueuse robe de brocart corail tissé d’or qu’elle quitterait le soir pour entrer au lit de son époux. C’était le signe du passage entre les jours insouciants de l’enfance et les responsabilités de la vie d’une femme, mais surtout entre les rêves solitaires et les réalités charnelles de l’amour. Des réalités que son corps d’à peine quinze ans appelait, puisque celui qui l’y mènerait était l’élu de son cœur et le plus beau chevalier qui soit au monde. Elle-même se savait très belle, digne de lui en tous points et les filles qui la paraient rivalisaient de louanges sur le couple qu’ils allaient former et la beauté des enfants à naître.

Elle avait aimé Onfroi du premier regard. Un peu surpris d’ailleurs, ce regard, à cause d’une ressemblance avec Thibaut de Courtenay qu’elle croyait si fort aimer. Comme lui, il était brun avec des yeux gris, mais ceux d’Onfroi, plus jeune il est vrai puisqu’il n’avait que dix-sept ans, ne reflétaient que le plaisir de vivre, une caressante douceur, alors que de durs reflets d’acier passaient dans ceux du bâtard. Puis Onfroi lui avait parlé, dit des choses ravissantes, chanté de beaux lais d’amour et, quand elle lui avait permis un premier baiser, ses lèvres avaient la douceur soyeuse, la rondeur épanouie d’un pétale de rose. Elle ne comprenait pas comment, tout à coup, elle avait cessé d’aimer Thibaut pour se promettre tout entière à Onfroi, subir la colère de sa mère, la tristesse de Balian, son beau-père, si noble et preux chevalier en qui elle retrouvait un véritable père, celle aussi d’Ariane qui ne saisissait pas que l’on pût si facilement changer d’amour et l’avait quittée pour cela, et parce que, ainsi faisant, elle se détournait de son royal frère et se rangeait parmi ses adversaires naturels.

Pourtant, il lui arrivait encore de penser à Thibaut, mais elle ne l’avait pas vu depuis si longtemps que son visage finissait par s’estomper. Un oubli assez confortable, au fond, et c’est pour le préserver qu’au couvent elle avait refusé de le rencontrer, n’avait même pas cherché à l’apercevoir parce que dans son idée, un peu bizarre peut-être, c’eût été manquer de loyauté à Onfroi. Il fallait bien avouer qu’elle n’était pas à moitié byzantine pour rien…

À présent, les demoiselles la couvraient de magnifiques bijoux, paraient ses longs cheveux bruns à reflets d’or d’un voile rouge tombant jusqu’à sa poitrine et le fixaient à l’aide d’un large cercle d’or enrichi de perles, de diamants et de rubis, mais leur joyeux babillage s’arrêta net : clamé par le plus puissant gosier du château, un cri venait de retentir sur le donjon :

— Alerte ! Alerte ! Les Turcs arrivent !

Ce n’était que la vérité. Sous les étendards jaunes et noirs, les guerriers musulmans déferlaient vers le château et la ville de Kérak à laquelle il était relié par un pont à deux arches franchissant un ravin. Saladin en avait assez des brigandages de Renaud et arrivait sur lui avec une armée et des machines de siège.

Dans le Krak, ce fut l’affolement, sauf chez le seigneur du lieu qui, après avoir examiné la situation, distribua ses ordres : d’abord démolir le lien entre le château et la ville, c’est elle qui allait recevoir le premier choc. Ensuite barricader le Krak avec interdiction d’en ouvrir les portes aux citadins qui voudraient s’y réfugier.

— Cela va nous laisser le temps de mieux nous préparer, conclut-il, et, en attendant, nous allons célébrer le mariage comme si de rien n’était. Nous avons grâce à Dieu des vivres en suffisance pour tenir longtemps.

— En temps normal peut-être, objecta son épouse, mais nous avons de nombreux invités…

— Qui seront autant de défenseurs supplémentaires puisqu’il n’est pas question de les mettre dehors. Quant au mariage de votre fils, tout est prêt et je ne vois aucune raison de le différer. Que le cortège se forme et que l’on se rende à la chapelle !

— Mon doux seigneur, savez-vous quelle multitude nous arrive ? Je ne vous cache pas que je suis inquiète…

— Vous avez tort, ce château est le plus solide qui soit. Il peut tenir longtemps contre une armée. Et puis nous allons appeler à l’aide.

— Qui ? Le roi est autant dire mort !

— S’il ne peut venir, il enverra ! J’ai sa parole. En outre nous avons des amis à Jérusalem. Je vais faire allumer un grand feu sur le donjon.

Et le mariage déroula son faste avec une assistance tout de même un peu anxieuse. Isabelle sentait sa joie se ternir tandis que le chapelain prononçait, sur les mains unies, les paroles sacramentelles, les voix des chanteurs célébrant la gloire de Dieu n’arrivaient pas à couvrir les bruits affreux qui montaient des faubourgs où les mamelouks massacraient ceux qui n’avaient pas réussi à s’enfuir ni à trouver refuge dans la ville. Onfroi, lui, ne s’en souciait pas. Même si l’enfer frappait à la porte, il était seulement heureux et ne cessait de sourire à celle qui devenait sa femme.

Le festin cependant manqua un peu de gaieté. Tous ces gens se demandaient si le château était assez robuste pour les mettre longtemps à l’abri des Musulmans. Les femmes surtout, car il se trouvait là des hommes qui eussent préféré la bataille, mais le maître des lieux rassurait tout son monde : les réserves du château permettaient de tenir des mois.

Dame Etiennette cependant eut une idée qu’elle exécuta sans lui demander son accord : elle ordonna à quelques serviteurs de mettre dans des corbeilles des plats et des flacons, une partie du festin et les envoya à Saladin avec ses salutations et une lettre où elle lui rappelait le temps où, simple capitaine, il s’était retrouvé captif au Krak de Moab, un captif que l’on traitait plutôt bien, les relations alors restant fort courtoises entre chrétiens et musulmans, et où il promenait dans ses bras la toute petite fille qu’elle était à cette époque. En souvenir de ces moments-là, elle lui demandait de ne pas gâcher les noces de son fils avec la sœur du roi. Le sultan interrogea alors le chef des serviteurs :

— Sais-tu en quelle partie du château se trouve la chambre nuptiale et donc le logis des jeunes époux ?

L’homme lui indiqua celle qui était le plus près de la chapelle.

— Dis à la noble dame qu’en mémoire d’un autrefois qui m’est encore doux, son fils pourra vivre sa nuit de noces en paix : mes pierrières et mes mangonneaux ne tireront pas sur cette tour-là !

La nuit en effet fut aussi paisible que si aucune armée n’environnait la citadelle mais, quand le jour se leva, après avoir prié face au soleil naissant devant l’entrée de sa grande tente jaune, Saladin donna l’ordre d’attaquer. Huit puissants mangonneaux se mirent à lancer des quartiers de roc sur la forteresse en même temps que ses archers déchaînaient une telle grêle de flèches qu’il était presque impossible de mettre le nez à un créneau pour riposter.

Et quelques jours passèrent, semant le découragement dans la foule d’invités en habits de fête qui dès le lendemain des noces se virent rationnés pour préserver les vivres ; ceux qui protestèrent s’entendirent répondre qu’ils devaient s’estimer heureux de n’être pas jetés hors des murailles comme bouches inutiles. Isabelle découvrit alors que, si son bel époux se révélait un amant délicieux et lui faisait vivre des heures enchantées, il ne brûlait guère d’aller se mêler de la défense du château.

— Je dois avant tout vous protéger, ma douce reine, et pour cela demeurer à vos côtés.

De nouvelles caresses détournèrent vite l’esprit d’Isabelle. Pourtant il arrivait à la sœur de l’héroïque lépreux de se demander si son frère… ou un autre eussent été capables d’oublier à ce point que la place d’un chevalier dans un château en péril n’était pas dans la chambre de sa femme, fût-elle épousée depuis peu… Mais Onfroi était si beau et savait si bien parler d’amour !

À Jérusalem, cependant, les guetteurs avaient signalé l’appel au secours du Krak. Le Conseil se réunissait pour décider de ce qu’il convenait de faire mais, en dépit de sa faiblesse physique, le roi n’entendait pas laisser à quiconque le soin de régner à sa place et surtout pas à son jeune beau-frère dont il avait vite jugé l’indécision et la totale incapacité à gouverner. Le Conseil s’en aperçut quand il vit surgir dans la salle des Chevaliers l’espèce de chaise à porteurs dont Baudouin usait dans l’enceinte de la ville et du palais. Impressionnant d’ailleurs, l’équipage : les porteurs étaient deux Noirs gigantesques et noir aussi le voile dont s’enveloppait le lépreux ainsi changé en statue funèbre. La discussion ne dura guère :

— J’ai donné l’ordre d’allumer un bûcher sur la tour de David. Ainsi ceux du Krak sauront que nous arrivons à leur rescousse.

— Mais, sire, tenta d’intervenir Héraclius, nous étions justement en train d’examiner…

La statue noire se tourna vers lui :

— Qui ose parler d’examiner quand je dis « je veux » ? Le temps de rassembler les hommes et nous partons.

Le Patriarche osa un sourire goguenard : il croyait ne rien risquer puisque l’on disait le roi à peu près aveugle.

— Pas vous, sire ! Pas dans cet état…

L’instant suivant il reculait comme si un projectile l’avait frappé. Le poids de mépris que le roi mit dans sa voix valait largement un coup de poing :

— Quel que soit mon état, je peux encore, avec l’aide de Dieu, mener mes gens au combat. Quant à vous, Héraclius, mêlez-vous pour une fois de ce qui vous regarde ! Priez si vous en êtes encore capable !

— Mais, sire…

— J’ai dit ! Messeigneurs, ajouta-t-il en s’adressant au reste du Conseil, Renaud de Châtillon a secouru le royaume à la veille de Mongisard appelé par le feu que j’avais allumé. J’ai juré quoi qu’il ait pu faire de le lui rendre s’il lui arrivait de se trouver en péril. C’est une affaire d’honneur, un mot dont le Patriarche ne connaît pas le sens !


Le lendemain, l’armée à la tête de laquelle marchait la litière du malade gagna d’abord Segor, à la pointe sud de la mer Morte, s’y arrêta un moment pour faire boire les chevaux et reposer la piétaille puis reprit sa marche vers le pays de Moab, si riche naguère encore de ses cultures de canne à sucre, de fruits et surtout de céréales, mais où les ravages se montraient en longues traînées lugubres. Baudouin, lui, luttait contre la fièvre, mais allait toujours flanqué d’un côté par Thibaut et de l’autre par Balian d’Ibelin qu’une sorte de dévotion quasi fanatique rapprochait de celui en qui il voyait un saint endurant son martyre. Enfin, les noires murailles du Krak furent en vue, mais… la tente jaune de Saladin n’y était plus et l’épais nuage de poussière qui bouchait l’horizon en direction du nord disait assez que les assaillants avaient plié bagage et s’enfuyaient. En apprenant que le roi lépreux marchait contre lui, Saladin était entré dans une sombre rêverie : ce jeune roi qu’on lui affirmait sans cesse mourant et qui semblait cependant disposer de forces surhumaines l’impressionnait et l’inquiétait. Le sultan avait préféré remettre à plus tard la vengeance qu’il espérait tirer du forban du Krak… Cela ne l’empêcha pas, de retour à Damas, d’accepter la robe d’honneur que le nouveau calife lui envoyait.

Dans la ville de Kérak dont les habitants baisaient les traces des chevaux de sa litière, Baudouin reçut un accueil triomphal. Le voile était redevenu blanc pour ne pas trop frapper les imaginations. Renaud de Châtillon et dame Etiennette vinrent l’accueillir à genoux, elle avec des larmes de reconnaissance qu’il reçut avec sa bonté coutumière et qui épargnèrent à son incorrigible époux d’avoir à pâtir d’une colère cependant méritée. Et ensuite Isabelle, que son époux menait par la main, vint à son tour vers ce frère qu’elle n’avait pas vu depuis des années. Elle aussi mit genou en terre devant l’étrange machine drapée de blanc et d’où sortaient des fumées d’encens et de myrrhe comme d’une nouvelle arche d’alliance. D’où sortait aussi une voix infiniment douée et chaleureuse :

— Si vous êtes heureuse, Isabelle, je n’ai rien à pardonner. Vous avez toujours été ma petite sœur chérie et j’aimerais pouvoir vous embrasser. Puisque cela est impossible, soyez tout de même certaine que votre bonheur a compté pour moi beaucoup plus que les exigences de la politique. J’espérais seulement que vous le trouveriez ailleurs…

La jeune femme l’écoutait, tête baissée et les yeux pleins de larmes. Elle releva alors la tête et son regard croisa celui de Thibaut. Elle le trouva si changé qu’elle aurait pu crier de surprise. Le jeune chevalier de son souvenir gardait encore des traces d’adolescence, mais c’était un homme, et un homme qui avait souffert, qu’elle découvrait à présent. Il lui parut encore plus grand que par le passé ; le fier visage s’était creusé, durci, tanné au soleil des batailles. L’intensité du désespoir avec lequel il la regardait lui conférait une terrible beauté et elle ne pouvait détacher ses yeux de ce regard gris qu’elle avait connu si doux, mais qui à présent montrait une dureté quasi minérale…

Elle avait excusé en elle-même son changement d’amour sur une ressemblance qu’elle avait cru voir entre Onfroi et Thibaut, mais si elle avait existé, cette ressemblance, elle n’était qu’imaginaire et quand ses yeux se posèrent à nouveau sur son époux, elle fut presque choquée de le trouver mièvre tandis qu’il offrait à son tour des paroles de gratitude à son royal beau-frère. Certes, il était encore très jeune puisqu’il avait l’âge du Thibaut de jadis, mais elle sentait que les années en passant sur lui ne l’approcheraient jamais de ce chevalier superbe et silencieux dont elle avait cru pouvoir faire si bon marché. Alors, incapable d’endurer plus longtemps cette présence qui lui inspirait des regrets si cruels, Isabelle éclata en sanglots et retourna au château en courant. Onfroi, débordant de mots tendres et de consolations forcément maladroites puisqu’il se méprenait sur la cause d’un chagrin qu’il attribuait à l’état de Baudouin, se précipita derrière elle, mais, quand il atteignit la porte de leur chambre, il la trouva fermée.

— Laissez-moi, s’il vous plaît ! répondit la voix mouillée de la jeune femme en réponse à ses appels. Et pardonnez-moi, mais j’ai vraiment besoin de rester seule un moment.

Avec un haussement d’épaules, le jeune époux se résigna et, boudeur, alla se joindre à la liesse de ceux qui venus à un mariage s’étaient retrouvés captifs d’un siège où ils avaient risqué leur tête. On but, on trinqua, on chanta de joie, mais chacun n’avait qu’une hâte : rentrer chez soi !

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