ÉPILOGUE OÙ LA FIN N’EST QU’UN RECOMMENCEMENT

« … Je n’ai jamais revu Isabelle, sinon de loin : elle dans le faste d’une cour élégante, moi dans les rangs des chevaliers du Temple où les blancs manteaux à la croix rouge, les camails et les heaumes d’acier nous font tous semblables. Mais c’était tout de même une joie de l’apercevoir. Après son mariage, elle résida à Saint-Jean-d’Acre le plus souvent. C’est là qu’un peu plus de huit mois après les noces, elle donna le jour à une nouvelle petite fille qu’elle appela Mélisende. Une petite fille dont j’ai eu, plus tard, la certitude qu’elle était mienne, ce qui me fit une douce consolation en attendant de devenir douleur…

L’union avec Amaury fut ce qu’elle devait être : un mariage de convenance où l’amour n’avait pas sa part. L’époux ressemblait plus à Montferrat qu’à Henri de Champagne. Un politique prudent et dur, indifférent à l’impopularité si c’était nécessaire, sachant briser impitoyablement une cabale. Roi de Chypre depuis trois ans, il avait fait de l’île un modèle d’organisation. Il entreprit donc de mettre le royaume de Jérusalem à son image : quelques semaines après les épousailles il reprenait Beyrouth aux Musulmans, rétablissant ainsi les communications terrestres du royaume avec Tripoli et Antioche. Je lui fus reconnaissant d’avoir donné la ville en fief à Jean d’Ibelin, le fils aîné de mon cher Balian, qui lui ressemblait fort et venait d’épouser Mélisende d’Arsuf. Quant à ses relations avec Isabelle, les rares bruits qui vinrent jusqu’à moi disaient Amaury fier de sa beauté, la parant volontiers et la traitant avec respect. L’aima-t-il un tant soit peu, nul ne le pouvait deviner car il savait se garder. Même au temps des folles amours avec dame Agnès, il offrait un visage impénétrable, une attitude froide, irréprochable. Il ordonna de belles fêtes pour la naissance de « sa » fille dont il se montra convenablement heureux n’ayant plus depuis longtemps souci d’un héritier mâle : il l’avait déjà d’un premier mariage contracté longtemps auparavant, et passé presque inaperçu, avec une nièce de Balian, Eschive de Ramla, fille de ce Baudouin qui avait si follement aimé Sibylle et qui, dépité de la savoir mariée à Guy, avait tourné le dos à Jérusalem pour se réfugier à Antioche sans plus se mêler de rien. En même temps, Amaury conclut un traité de paix avec le sultan Malik al-Adil. Tous les espoirs renaissaient pour le royaume si longtemps en péril…

Le nouveau siècle allait apporter beaucoup de changements et pas en bien. Lothaire de Segni qui venait d’accéder au trône de Pierre sous le nom d’innocent III appela à la croisade afin d’obtenir enfin la délivrance des Lieux saints. En 1204 il put réunir une large assemblée de hauts seigneurs et de petites gens. Malheureusement, détourné par le Doge de Venise, Henri Dandolo, qui avait des comptes à régler, ce bel élan de foi aboutit à la prise de Constantinople et à la fondation d’un empire latin parfaitement inattendu, si incongru même qu’il échappa de justesse à l’anathème papal. Le premier souverain en fut Baudouin de Flandre. En attendant les princes de Courtenay !

Les quelques croisés obstinés à respecter le plan initial poursuivirent leur chemin jusqu’à Acre, animés des intentions les plus belliqueuses. Amaury, qui tenait à ses trêves, les calma non sans vigueur, en signa de nouvelles avec Malik al-Adil et récupéra ce qui lui manquait encore de la plaine côtière.

Malheureusement – et là c’est l’habitant de Terre Sainte qui parle en moi, puisque l’homme n’avait aucune raison d’aimer l’époux d’Isabelle –, Amaury II mourut brusquement, dans la force de l’âge, le 1er avril 1205. L’ensemble à la fois puissant et uni que formaient Chypre et Acre éclata. Hugues de Lusignan, le fils d’Amaury, devint roi de Chypre résidant au palais de Nicosie. Quant à Jérusalem… eh bien, ce qui s’était passé à la mort de mon cher lépreux se renouvela : ce fut la première des filles d’Isabelle, Marie de Jérusalem-Montferrat, qui reçut la couronne selon le droit de primogéniture. Par chance, les barons firent choix de Jean d’Ibelin comme régent, car elle n’avait que treize ans, et il sut gouverner sagement tout en maintenant les trêves.

Le temps des deuils était venu pour moi. Le grand Balian d’Ibelin était mort dans son château de Caiffa alors que le siècle n’avait qu’un an et Marie Comnène, son épouse bien-aimée, brisée de douleur, ne lui survécut pas. Puis ce fut Isabelle, et la belle lumière bleue du ciel d’Orient s’éteignit quand elle ferma les yeux.

C’était un soir d’automne, quand le soleil se couche, que les barques des pêcheurs aux voiles rouges rentrent au nid et replient leurs ailes, que les lavandières du palais reviennent en chantant, leurs corbeilles de linge sur la tête. Isabelle avait pris froid au bain et le mal fit son chemin très vite. Délicate et fragile, celle qui était à présent la reine douairière – à moins de quarante ans ! – n’y résista pas. Peut-être parce qu’elle n’avait plus envie de lutter pour retenir une vie devenue à ses yeux sans intérêt. Et moi, du fond de ma douleur, je remerciai le Seigneur Dieu de lui avoir épargné les affres d’une longue agonie… On l’enterra dans la cathédrale Sainte-Croix et ce fut seulement trois jours après qu’Helvis de Sidon me fit porter par un moine le billet scellé à ses armes qu’Isabelle lui avait confié pour moi : "À cette heure où je m’en vais loin de toi, écrivait-elle, je veux que tu saches qu’il n’y a plus dans mon cœur que toi et l’enfant que tu m’as donnée. Elle sait qu’en cas de malheur elle pourra t’appeler à son secours. Alors, par grâce, évite de te faire tuer, même si c’est dans l’impatience que j’attends notre réunion. Je ne t’ai jamais tant aimé ! Jamais je n’ai été aussi sûre d’être à toi jusqu’à la consommation des siècles et même au-delà. Aussi n’est-ce pas un adieu, mais un dernier baiser que je te donne, comme si je m’en allais simplement en voyage…"

Isabelle partie, il me restait, avec les austères devoirs du couvent qui ne me pesaient guère, les grands travaux de reconstruction de l’Ordre auxquels je m’intéressais vivement, et l’excitation de la guerre dont Dieu m’est témoin que je ne fus pas privé. En l’an 1208, tandis que la deuxième fille d’Isabelle, Alix de Champagne-Jérusalem, devenait reine de Chypre en épousant Hugues Ier, fils de son beau-père, le Conseil du royaume s’occupa d’en marier l’héritière, Marie de Jérusalem-Montferrat, et s’en remit pour le choix de l’époux au roi de France. À cette petite reine de dix-sept ans, Philippe Auguste – toujours aussi grand politique – fit épouser un baron champenois de soixante ans. Mais c’était Jean de Brienne, le parangon de la chevalerie, l’homme aux mille exploits devant lequel s’inclinaient les hommes et dont raffolaient les femmes, car l’âge n’avait éteint ni sa vigueur ni sa séduction. D’ailleurs, la petite Marie s’éprit de lui au premier salut et eut fort à souffrir de cet amour… et de l’arrivée, presque sur les pas de Brienne, de la belle comtesse Blanche de Champagne liée à lui par une passion si folle que Philippe Auguste avait justement souhaité la rompre en expédiant l’amant régner à Saint-Jean-d’Acre. Or elle l’y suivit et, comme elle n’était pas femme à mettre sa lumière sous le boisseau, Marie endura l’enfer en dépit des efforts de son époux. Après avoir mis au monde une nouvelle fille que l’on prénomma Isabelle, elle quitta cette terre avec le sentiment de délivrance qu’éprouvent ceux que la vie a trop malmenés.

Restait la troisième fille de ma reine, la plus chère à mon cœur, dont j’appréhendais le mariage auquel on pourrait la contraindre. De sa tante Helvis, par l’intermédiaire de Renaud de Sidon car les femmes n’avaient guère accès en nos couvents, j’appris que mes craintes n’étaient pas vaines. La raison d’État fit choix pour elle du plus mauvais. Bohémond IV était peut-être prince d’Antioche et comte de Tripoli, il n’en était pas moins un affreux personnage. Qu’il soit borgne n’était pas le pire. Lui aussi avait quarante ans de plus qu’elle. En outre, il était méchant comme la gale, faux comme une mauvaise monnaie, retors et traître à l’occasion (il s’était emparé d’Antioche par une spoliation qui avait failli mettre à feu et à sang le nord de la Syrie). De son premier mariage avec Plaisance de Gibelet, il avait quatre fils et pouvait donc s’estimer satisfait, mais il aimait la chair jeune et Mélisende, fraîche comme une rose, ressemblait beaucoup à sa mère. Il la voulut pour s’assurer en même temps un droit à la couronne de Jérusalem – un peu lointain peut-être, puisque Marie avait eu une fille –, mais, s’il obtenait de Mélisende un fils, Bohémond se faisait fort de déblayer pour lui le chemin du trône…

Le mariage eut lieu… et Mélisende eut une fille. Aussitôt, son vieil époux relégua sa femme dans un petit casal des bords de l’Oronte, presque sans serviteurs et dans la seule compagnie de sa nourrice Amena qui veillait sur elle depuis la mort de sa mère, tandis qu’il installait dans son palais d’Antioche une belle Grecque parée par lui des joyaux de Mélisende. Tout cela, je ne l’ai appris qu’à mon retour d’Egypte.

Jean de Brienne y mena, en effet, une campagne vigoureuse parce que à cette époque les clefs de Jérusalem se trouvaient au Caire. Elle dura trois années, nous livra Damiette et eût dû nous rendre Jérusalem que le sultan proposa en échange de cette même ville de Damiette, mais tout échoua par la faute du légat papal. Le cardinal Pélage, un Espagnol orgueilleux jusqu’à la stupidité, toujours vêtu de rouge éclatant des bottes jusqu’au chapeau, qui se croyait un grand stratège, obligea le roi Jean à plier devant les foudres de l’Église et finalement nous fit tout perdre, sauf l’honneur, avant de retourner à Rome subir tout de même la colère du pape. Mais le mal était fait.

L’Égypte cependant me valut un ami. C’est devant Damiette que je rencontrai Olin des Courtils, un peu ahuri de se retrouver sur le Nil alors qu’il s’était croisé avec le comte Hervé de Donzy(38) pour venir prier au tombeau du Christ et demander, pour sa femme et lui, le bonheur d’avoir un fils. Ils étaient mariés déjà depuis plusieurs années et aucune postérité ne s’annonçait.

Il me débarrassa, non sans habileté, d’une flèche que j’avais reçue dans l’épaule et s’attacha à moi comme je m’attachai à lui. J’obtins même qu’il remplaçât l’écuyer que j’avais perdu dans la bataille. Quand nous revînmes en Palestine, je pus l’aider à accomplir son vœu en l’escortant, jusqu’à la distance permise, aux abords de Jérusalem. Avec une troupe de pèlerins nouvellement débarqués, il put gagner le Saint-Sépulcre.

Je m’attendais à le voir repartir mais il préféra rester avec moi. La Terre Sainte le fascinait, ainsi que la vie du Temple. Il se présenta donc à la Voûte d’Acre, puis, le Maître m’envoyant à Tortose pour une inspection des derniers travaux, il décida qu’il s’embarquerait de là et rentrerait enfin chez lui : pourrait-il voir son vœu exaucé avant que sa femme ne soit trop vieille ? Il eut ainsi l’occasion de prier devant le portrait de la Sainte Vierge fait par saint Luc qui, dans la basilique Notre-Dame de Tortose, était un objet de culte dans ce très important fief templier. C’est à ce moment que le destin me rattrapa.

Nous étions sur place depuis deux jours quand, avant l’office du soir, on vint m’annoncer qu’à la maison des pèlerins une femme demandait à me parler. Elle était malade et, en outre, avait avec elle un enfant de quelques jours. J’allai donc la voir, suivi d’Olin qui me quittait le moins possible avant notre séparation. La femme semblait en effet épuisée. Son visage ne m’était pas inconnu. Elle me dit alors qu’elle m’avait reconnu la veille quand j’avais traversé la maison et que c’était Dieu lui-même qui avait voulu cette rencontre parce qu’elle était en route vers Acre pour me rencontrer quand le mal l’avait terrassée.

— Je suis Amena, la nourrice et fidèle suivante de la princesse Mélisende. C’est elle qui m’envoie pour que vous secouriez son enfant. Le bébé est en grand péril si Bohémond le Borgne vient à s’en emparer…

Elle me montra un nourrisson qui dormait paisiblement, enveloppé dans des couvertures, et semblait, lui, en excellente santé. Elle ajouta qu’il s’appelait Renaud et qu’il avait été baptisé…

— Pourquoi, en ce cas, son époux voudrait-il le tuer ? Un fils est une bénédiction…

— Sauf s’il est d’un autre… La mère aussi pourrait mourir !

— D’un autre ? Mais de qui, alors ?

Elle m’attira près d’elle pour s’assurer que nul ne l’entendrait, pas même Olin très occupé à contempler avec émerveillement le petit garçon dans son paquet de couvertures. Amina me chuchota qu’il s’agissait simplement d’une histoire d’amour entre deux êtres qui n’auraient jamais dû se rencontrer : l’aventure d’un chasseur égaré à la poursuite de son faucon, qui croise le chemin d’une jeune châtelaine esseulée, assise au bord d’un fleuve en compagnie d’une suivante, à peu de distance d’une tour et de quelques bâtiments en mauvais état. Elle dit comment le beau chasseur revint, encore et encore, et comment ce qui devait arriver arriva. Elle dit aussi que la guerre avait éloigné l’amant et qu’il ne savait pas que l’amour avait donné un fruit.

J’insistai alors pour savoir le nom et celui qu’elle articula me bouleversa en me faisant comprendre l’urgence qu’il y avait à soustraire l’enfant au prince d’Antioche. Enfin elle ajouta qu’elle avait mission de me le confier afin de lui faire quitter le pays car j’étais le seul capable de prendre soin de lui puisqu’il était mon petit-fils.

Comment le pourrais-je ? Un Templier ne possède rien en propre et le couvent n’accepte pas d’enfants, surtout en bas âge.

— J’ai un peu d’or pour lui, et le lait de chèvre se trouve partout… même sur les bateaux qui partent vers l’Occident…

— Pourquoi l’Occident ? Il y a assez de place dans ce pays pour le cacher

— Non. Il faut l’envoyer très loin si on veut le sauver… J’étais prête à l’accompagner, mais me voilà malade. Sa mère veut qu’il soit élevé en chrétien et ici, étant ce qu’il est, on ne peut le remettre à personne ! Ne refusez pas ! Vous êtes le seul en qui elle ait confiance parce que sa mère Isabelle lui a toujours dit qu’en cas de malheur, elle devrait s’adresser à vous…

Isabelle ! Amena venait de prononcer le seul nom capable de vaincre n’importe quelle résistance ! Cet enfant était son petit-fils… et le mien. Cependant, un peu effrayé par ce bouleversement que provoquait cette nouvelle, je m’efforçai de réfléchir et pour gagner du temps demandai :

— Comment êtes-vous venue jusqu’ici et pensiez-vous aller jusqu’à Acre ? À pied et seule ?

— Je l’aurais fait pour elle, mais j’avais des mules, ainsi que le vieux moine qui est tout dévoué à Mélisende et a baptisé le petit. Il est à l’église pour l’instant. Oh, sire Thibaut, allez-vous nous abandonner et nous obliger à repartir quand je serai guérie ?

— Enfin, pourquoi Mélisende n’a-t-elle pas songé plutôt à ses tantes, la comtesse de Sidon ou la princesse de Tibériade ?

— Dame Helvis pleure son époux et ne veut voir personne. Quant à dame Marguerite, elle a le cœur bien trop dur… Il n’y a vraiment que vous…

Sans répondre, je me penchai et pris le petit garçon des bras d’Olin qui, lui, n’avait pas résisté longtemps. Et mon cœur fondit d’amour à le regarder. Ah ! Certes, je ne demandais qu’à me charger de lui, à le garder auprès de moi ! Mais comment, sans encourir les foudres du Temple qui pouvaient m’en séparer à jamais ? L’in pace pour moi ? Et pour lui ? N’importe quelle maison pieuse… ou Dieu sait quoi ?

— L’Occident ! Répétai-je. Mais où ? Chez qui ?

— Ma maîtresse dit que vous êtes un Courtenay et que les Courtenay sont princes dans votre pays.

— Mon pays, c’est ici… Je ne sais même pas où est Courtenay.

— Moi je sais, intervint Olin de sa voix paisible. Ce n’est pas loin de chez moi. Si vous le voulez, je peux me charger de ce petit enfant puisque je vais repartir. Ma bonne épouse le recevra avec toute sa bonté et, j’en suis sûr, tout son cœur. En outre, j’ai quelques biens, même si je ne suis pas un Courtenay. Et je me demande si… si ce n’est la réponse de Dieu à mes prières. Nous ne sommes plus très jeunes…

Le brave homme en avait les larmes aux yeux et je ne pus m’empêcher de l’embrasser, mais déjà j’avais peine à devoir me séparer pour toujours de Renaud. En un instant, je pris la résolution de partir avec lui, de tout abandonner de ce qui avait été ma vie, mon pays, les tombes de ceux que j’avais aimés et même, s’il le fallait, le salut de mon âme pour suivre ce petit garçon qui me rendait un peu d’Isabelle. Tant pis pour les conséquences… Oui, j’allais partir moi aussi !

Le Grand Maître eût-il encore été Gilbert Erail, j’aurais couru à Acre lui demander de m’envoyer en France. Mais c’était à présent Pierre de Montaigu, un homme dur, cassant et sans indulgence. Il ne comprendrait pas et j’essuierais un refus, sinon pire ! Alors je décidai qu’une fois Renaud installé aux Courtils, j’irais confesser ma faute à la Commanderie la plus proche pour rester fidèle à des vœux devenus chers avec le temps. Du moins recevrais-je mon châtiment sur la terre où allait vivre Renaud… Et c’est ainsi que je sortis du Temple.

Quelques jours plus tard, le moine et Amena rétablie repartirent vers Mélisende, tandis que nous embarquions, sous des habits de pèlerins, à Tripoli sur un navire provençal, emmenant une chèvre pour la nourriture de l’enfant. Une digne veuve de Marseille qui retournait chez elle après pèlerinage se chargea spontanément de lui durant ce qui était pour moi un voyage vers l’inconnu. Dieu, Notre-Dame et la mer nous furent cléments et ce fut sans tempêtes ni mauvaises rencontres que nous atteignîmes tous trois les côtes de Provence… »


*

* *

Le jour s’était enfui depuis longtemps et la nuit s’achevait quand Renaud fut à la dernière page. La chandelle, allumée pour permettre la lecture, brûlait encore. Renaud l’éteignit d’un souffle et resta là un moment, dans la lumière indécise et grise de l’aube hivernale, une main attardée sur le gros paquet de feuilles d’où il sortait comme d’un rêve étrange et un peu effrayant. La découverte des racines profondes qui l’attachaient à la Terre Sainte et à tant de hauts personnages lui donnait le vertige…

Appuyé toujours au livre comme s’il craignait de perdre l’équilibre en s’en écartant, il se leva, avisa le feu mourant et se hâta à son secours. Puis il se tourna vers la couchette. Le vieux Thibaut dormait, les mains nouées sur la poitrine, tellement semblable à un gisant de cathédrale que Renaud eut peur qu’il ne fût mort dans son sommeil. Vraiment peur, parce que ce vieil homme si noble lui était devenu mystérieusement cher… et que le récit laissait tant de questions sans réponses ! Il se pencha, perçut son souffle. Rassuré, il prit la cruche et sortit tirer de l’eau…

Il faisait moins froid. La neige fondait, laissant paraître les mousses vertes et même quelques pousses d’herbe. Le printemps n’était plus loin. Renaud s’assit un instant au seuil de la vieille tour pour observer ces signes du renouveau. Bien qu’il ignorât ce qu’ils lui apporteraient dans sa vie, les signes lui parurent de bon augure. Alors il rentra, but une bonne goulée d’eau froide pour chasser les brumes de sa longue veille, mit ce qu’il restait de soupe à chauffer et s’agenouilla devant la croix pour prier…

Le dernier « amen » tombé de ses lèvres, il se retourna et vit que Thibaut, assis sur son lit, le regardait. Aussitôt son visage s’éclaira :

— Vous allez mieux… mon père ?

Tendre et respectueuse, l’appellation fit passer la lumière dans les yeux du vieux chevalier, amenant un sourire :

— Je crois… Dieu m’accorde une nouvelle rémission. J’en suis heureux parce qu’elle me permet de rester encore un peu avec toi…

— La soupe doit être chaude. Je vais vous en donner. Elle vous fera du bien.

— Merci… Auparavant je veux prier.

Il essaya de se lever, mais ses jambes refusèrent de le soutenir. En même temps, une violente douleur le plia en deux tandis que les traits creusés de son visage se tiraient tragiquement. Il eut un petit rire :

— La rémission, je le crains, ne sera pas très longue mais… que la volonté de Dieu soit faite ! ajouta-t-il en s’étendant de nouveau avec l’aide de Renaud.

Le grand corps maigre tremblait et le jeune homme chercha sa propre couverture pour l’ajouter à la sienne. Après quoi il préleva un peu du remède qu’il lui fit boire.

— Tu as tout lu ? demanda Thibaut avec un soupir de soulagement.

— Tout, oui… et il y a…

— Des choses que tu voudrais savoir ? Gageons que je connais la première : qui est ton père ?

— C’est bien naturel, il me semble ?

— Très naturel. Encore que je ne sois pas certain que tu en aies grande joie car, si tu es mon cher petit-fils, tu es aussi celui… de Saladin !

— Quoi ? Mais ce n’est pas possible ? s’écria Renaud étranglé d’horreur.

— Pourquoi pas ? En Palestine tout est possible, même l’incroyable. Le chasseur au faucon égaré était le malik d’Alep, Al-Aziz, qui a succédé à son père Al-Zahir deux ans avant le mariage de ta mère avec Bohémond. D’après ce que j’ai compris, lors de sa rencontre avec Mélisende il séjournait à Kella non loin de l’Oronte. Il a aimé ta mère et elle l’a aimé…

— Un Sarrasin infidèle ? Comment a-t-elle pu ?…

— L’amour, tu l’apprendras peut-être – et je ne suis pas certain de le souhaiter ! –, se moque des frontières de race, de religion, de couleur de peau… et même des pires maladies. S’il n’en était ainsi, dis-moi par quelle magie Ariane l’Arménienne aurait-elle pu aimer un lépreux jusqu’au bout de l’horreur ?

— Je pense qu’elle devait voir son âme à travers le corps détruit.

— Jolie phrase ! Le corps était pourri, pourtant.

— Oui… mais ce devait être un homme tellement exceptionnel ! J’aurais aimé le connaître. Au fait, le manuscrit ne dit rien de cette Ariane. Qu’est-elle devenue ?

— Un an après la prise de Jérusalem, les Hospitalières comme les Hospitaliers ont dû quitter la Ville sainte pour Acre, ainsi que le spécifiait le traité passé entre Saladin et le roi anglais. Ne la trouvant pas au moment du départ, les saintes filles la cherchaient partout. Cette miraculée représentait pour elles une sorte de trésor et elles se lamentaient déjà, quand l’un des moines grecs chargés du Saint-Sépulcre est venu chercher la mère prieure pour lui montrer ce qu’il venait de découvrir : Ariane étendue sur le tombeau de Baudouin. Morte !

— Morte ? De quoi ?

— Personne n’a su le dire ! Aucune blessure, aucune trace de poison, ce qui l’eût rejetée dans les ténèbres extérieures. Rien ! Elle était morte, tout simplement, et son visage était empreint d’une telle joie qu’on l’a enterrée sous une dalle, près du tombeau de celui qu’elle venait de rejoindre. Tu vois, l’amour, le vrai, moins rare qu’on ne peut le supposer dès l’instant où l’on sait l’attendre et le reconnaître, peut tout obtenir de l’homme ou de la femme et tout donner…

— Un infidèle ?

— Qui est fidèle à un seul Dieu… comme nous ! Ils l’appellent autrement, ils ont d’autres lois et une autre morale qui n’inclut pas l’amour. Pour eux, le Paradis se conquiert au tranchant du cimeterre. Ils reconnaissent au Christ la qualité de prophète. Quant à leur prophète, il a dit : « Le salut est dans les sabres fulgurants et le Paradis dans l’ombre des épées. Celui qui combat pour que ma parole soit au-dessus de tout, celui-là est dans ma voie… » Voilà où ils se trompent, et j’ai peur qu’ils ne s’obstinent dans cette erreur parce que leur loi correspond mieux à l’instinct profond des hommes. Vers quoi es-tu attiré toi-même ? Le fracas de la guerre ou le silence du monastère ?

J’aurais tellement voulu être chevalier ! soupira Renaud.

— Pourquoi pas ? Non, ne dis rien ! Il ne faut pas m’interrompre tant que le mal me laisse l’esprit encore clair, car il y va de ton avenir…

Une violente quinte de toux coupa la parole du vieil homme. Même après avoir bu un peu de miel fondu, il mit du temps à reprendre son souffle. À l’évidence, parler lui coûtait un effort difficile, pourtant il réussit à reprendre :

— Écoute ! Il faut que je te dise… tout de suite… parce que c’est important… Quand tu partiras… et ce sera bientôt, va à la Commanderie Saint-Thomas… de Joigny ! Sous ce froc, tu y arriveras sans péril. Le Commandeur… a reçu de moi… il y a longtemps… un acte important pour toi…

— Depuis si longtemps, ce n’est peut-être plus le même Commandeur ? hasarda Renaud.

— Si… Frère Adam est très âgé… mais toujours vivant. Sinon j’en aurais été prévenu…

— Frère Adam ?

Si souffrant qu’il fût, Thibaut trouva la force de rire :

— Oui… lui – même ! Frère Adam Pellicorne ! Un haut dignitaire du Temple qui n’a rien accepté de plus qu’une commanderie. Il te guidera… que tu veuilles devenir Templier ou rester dans le siècle ! Mais je voudrais que tu puisses… aller là-bas… en Terre Sainte, pour retrouver ce que je ne suis jamais allé chercher. La Croix ! La Vraie Croix !

— Pourquoi ? Le royaume en avait bien besoin, pourtant !

— Le royaume, oui… mais dans leur ambition les rois ne pensaient qu’à eux-mêmes. Henri de Champagne seul… la méritait et je voulais aller lui proposer de lui dire où elle était quand j’ai appris sa mort ! Ensuite j’ai préféré la laisser dans cette terre sanctifiée jadis par les pas du Christ et, plus tard, par tout ce sang versé aux Cornes d’Hattin. Va la chercher… pour notre roi Louis qui a déjà sauvé la Couronne d’Épines et qui en est digne entre tous !

— Avec l’aide de Dieu, j’obéirai… mon père !

Un sourire heureux vint éclairer le vieux visage miné par la souffrance :

— C’est un mot bien doux, tu sais ? Mais j’ai encore quelque chose à dire : fais en sorte que la Croix ne tombe jamais aux mains des Templiers ! Jamais, tu entends ?

— Pourquoi ? Vous en êtes un… et vous révérez le Temple.

— Certes, certes ! Cependant… je n’ai… ni le temps… ni le droit de te… révéler ses obscurités ! Fais… ce que je te dis… et que Dieu… soit avec toi !

La belle main sèche levée sur la tête du jeune homme eut tout juste le temps d’y tracer le signe de la bénédiction. La toux revenait, déchirante et, cette fois, incessante. Durant des heures, Renaud s’efforça d’apporter un peu d’adoucissement à la douloureuse agonie. C’était une douleur pour lui aussi, qui ne découvrait son grand-père que pour le perdre et s’en trouvait si malheureux…


Thibaut de Courtenay mourut la nuit suivante.

Dans le vieux coffre d’où il avait tiré la robe noire pour l’en revêtir, Renaud trouva un grand manteau blanc frappé d’une croix pattée d’un rouge éteint. Il le sortit pour en envelopper celui qui s’en allait comme il eût fait avant de monter à cheval. En dépliant avec respect le noble vêtement il en fit tomber un petit rouleau de parchemin qu’il déroula.

Dessiné à la plume – la même sans doute qui avait écrit toutes les pages du manuscrit –, avec une extrême finesse et pas le moindre repentir, un jeune visage de femme apparut, plus beau que le plus beau des rêves, si fascinant que le jeune homme le regarda longtemps avant de décider ce qu’il convenait de faire. C’était très certainement le visage d’Isabelle et, un instant, il pensa à glisser le portrait dans les mains du mort, mais l’idée de s’en séparer lui fut tout à coup insupportable. Elle était son aïeule après tout et, dans la vie incertaine qu’il allait entamer, elle représenterait le seul trésor le rattachant au passé, un viatique pour lui en même temps qu’une obscure espérance… Il garda le rouleau.

Ensuite, ayant revêtu du manteau le corps apaisé du vieux chevalier, il décrocha du mur la petite croix de bois, la mit entre les doigts du défunt et s’agenouilla pour prier longuement.

Puis il sortit dans le matin clair pour commencer à creuser la fosse…

Saint-Mandé, avril 2002.

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