Dans l’esprit de Saladin, laisser les derniers défenseurs de Jérusalem rejoindre le peu qui restait du royaume franc sur la Méditerranée – l’Outre-Jourdain résisterait encore longtemps et ne serait réduit que par la faim ! – n’était peut-être qu’une façon de reculer pour mieux sauter, son but étant d’en débarrasser à jamais la Palestine : il entrait bien dans ses intentions de s’emparer un jour ou l’autre de ces dernières places qui avaient nom Tyr, Tortose, Margat, sans compter bien entendu le comté de Tripoli et la principauté d’Antioche déjà fortement rognés. Tortose, ville des Templiers où ils se regroupaient comme les Hospitaliers à Margat, et surtout au Qalaat el-Hosn, le fameux Krak des Chevaliers, allait demander de longs efforts sans grand résultat. Quant à Tyr, elle était à peu près imprenable.
Par sa situation géographique, d’abord : une forte cité entourée des flots bleus de la Méditerranée sans autre lien avec la terre qu’une chaussée créée artificiellement jadis par Alexandre le Grand, la puissance de ses murailles abritant un port précieux et enfin, tombé quasiment du ciel au lendemain de Hattin, un défenseur aussi coriace qu’inattendu : Conrad, marquis de Montferrat, le propre frère de Guillaume Longue-Epée, époux météorique de la belle Sibylle. Et sur ses larges épaules allait reposer tout l’espoir de survie du royaume exsangue.
Ce n’était pas n’importe qui. Parent du roi de France et de l’empereur d’Allemagne, il passait avec juste raison pour l’un des meilleurs capitaines de son temps. Dur, autoritaire et ambitieux, il s’était rappelé que le défunt petit Bauduinet était son neveu et que, même si l’enfant n’était plus de ce monde, l’état de son héritage le regardait. En foi de quoi il s’était embarqué à Constantinople avec un groupe important de chevaliers et, ignorant ce qui venait de se passer près de Tibériade, avait fait voile sur Acre où il avait eu la surprise désagréable d’entendre les muezzins appeler à la prière et de voir les bannières de Saladin flotter sur les tours de la ville. Il décida donc d’aller voir plus loin, arriva devant Tyr, accueilli par les cloches des églises et des bannières tout à fait conformes à sa façon de voir les choses. Il débarqua avec son monde, fut reçu triomphalement par les habitants et la garnison qui le choisirent aussitôt pour chef, s’installa et entreprit de mettre la ville en défense. Puis il attendit les événements dont le premier fut l’exode des habitants de Jérusalem…
Thibaut connaissait Tyr depuis longtemps. Il y était venu souvent avec Baudouin au temps du cher évêque Guillaume. La ville renfermait tant de souvenirs ! Pas toujours agréables d’ailleurs, comme ce jour où on avait trouvé le pauvre Guillaume, excommunié par Héraclius, gisant sur le sol de sa chapelle, mais aimables le plus souvent si bien qu’il éprouvait l’impression de regagner un lieu privilégié où l’attendaient de chers fantômes, ce qui adoucissait la douleur d’avoir perdu, peut-être à jamais, le tombeau du Christ et celui de Baudouin…
Dès avant les sources du Ras el-Ain, dont les énormes réservoirs antiques avaient été bâtis par Salomon pour remercier Hiram de Tyr, le roi-bâtisseur, d’avoir construit pour lui le temple de Jérusalem, l’escorte musulmane abandonna ceux qui arrivaient à Tyr pour continuer la route avec ceux qui voulaient chercher refuge à Tripoli ou à Antioche. De ces sources, dépendaient l’extraordinaire fertilité de toute la région ainsi que l’alimentation de la ville, mais Saladin était trop sage pour vouloir la désertification de ce beau pays à seule fin de réduire la cité par la soif. Or, pour atteindre la branche de la source qui l’abreuvait, il aurait fallu tout détruire.
Avec des pensées diverses mais, pour beaucoup, assez semblables à celles des Hébreux descendant vers la Terre promise, les émigrés s’étirèrent au long de la vieille route romaine ombragée et bordée d’antiques tombeaux. Le voyage, avec ses campements de fortune pour la nuit, avait été pénible. Tous aspiraient au repos dans ce qui était pour eux le dernier port du salut. Si certains pensaient que ce ne serait peut-être qu’une dernière étape avant l’apocalypse, la plupart espéraient que Dieu les prendrait en pitié et susciterait un miracle pour panser leurs blessures. Il y en eut bien un, en effet, mais celui qui l’incarna n’avait rien d’angélique.
Quand, au bout de la chaussée maritime, les errants parvinrent devant la barbacane défendant la porte Magistra, unique entrée de Tyr désormais coupée de l’isthme par un fossé d’eau salée et reliée par un pont-levis tout neuf, ils virent surgir sur le rempart une extraordinaire apparition : un seigneur aux armes rutilantes portées sous une pelisse de renard gris brodée d’or, à peine justifiée par les premières fraîcheurs de l’automne. Un frileux, sans doute !
Au-dessus, une tête arrogante, aux cheveux noirs et raides, des lèvres dures, un regard d’aigle, une voix tonnante.
— Je suis Conrad, marquis de Montferrat et maître de cette cité. Qui êtes-vous ?
— Venez-vous de si loin pour ne pas reconnaître cette croix et les ornements sacrés dont je suis revêtu ? lança Héraclius dont la patience n’était pas la vertu dominante – ce qui revenait à dire qu’il n’en avait aucune ! J’ai nom Héraclius, Patriarche du Saint-Sépulcre et de la Sainte Eglise de Jérusalem. Si vous êtes chrétien craignant Dieu, vous ouvrirez devant nous cette cité qui ne peut vous appartenir, car elle est toujours le bien de notre roi Guy, premier du nom !
— Votre roi ? Où donc est-il ? Si Tyr est encore chrétienne, c’est parce que, moi, je m’y suis installé et en ai pris le commandement, à la prière des notables et de tous les habitants. Qui sont tous ces gens ?
Balian poussa son cheval à la hauteur de celui d’Héraclius.
— La noblesse de Jérusalem dont je suis, moi Balian II d’Ibelin, dernier bayle, et j’espérais prendre ici le commandement. Mais s’il est vôtre de par la volonté des habitants, je ne le contesterai pas. À moins que vous ne refusiez d’ouvrir cette porte à ceux que Dieu vous confie ?
Sur son créneau, Montferrat esquissa un salut désinvolte, mais n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche. Auprès de lui surgit la mince silhouette d’une jeune femme vêtue et coiffée d’un azur si doux qu’il eut l’air d’ouvrir une brèche dans les nuages gris de cette fin de journée : Isabelle ! Elle était furieuse et sa colère la jeta presque à la figure du marquis :
— Ce sont les nôtres, messire ! Ma famille, mes amis et tous ceux de mes entours. Que faites-vous là à parlementer au lieu d’ouvrir au plus large les portes de cette ville qui est encore de mon héritage ?
Montferrat prit, en la forçant un peu, la main de la jeune furie et la porta à ses lèvres :
— Nous allons ouvrir, très gracieuse dame ! Je m’assurais seulement que ces gens sont bien ce qu’ils prétendent… et non des Sarrasins déguisés ! On ne se méfie jamais assez de nos jours !
L’instant suivant, le pont-levis s’abaissait avec un grondement de tonnerre et les voyageurs entrèrent enfin dans la ville.
— Sarrasins, hein ? grogna Héraclius quand il fut devant Montferrat, en avons-nous vraiment l’air ? Ressemblerais-je à quelque sultan voyageant avec ses femmes et ses enfants ? En attendant, je vous rappelle que je suis le Patriarche, c’est-à-dire le plus haut dignitaire du royaume, au-dessus même du roi car je suis l’avoué du Christ. Et j’attends votre hommage ! ajouta-t-il en élevant légèrement sa main gantée de pourpre sur laquelle brillait l’anneau du Pasteur.
À cet instant émanait de lui une autorité devant laquelle le marquis fut bien obligé de s’incliner. Pliant le genou, il prit la main que l’on consentait à lever vers ses lèvres et baisa la bague.
— Soyez tous et toutes les bienvenus ! s’écria-t-il enfin. Il y aura place pour chacun de vous ! Demain, quand vous serez réconfortés, ceux qui peuvent encore combattre me rejoindront à la citadelle où je loge ! Êtes-vous contente, madame ? ajouta-t-il en cherchant Isabelle.
Mais la jeune femme, après avoir embrassé Balian, tendait sa main à Thibaut qui mettait genou en terre pour y poser ses lèvres. Le sourire qu’échangèrent les jeunes gens fit froncer les noirs sourcils du marquis et, en se relevant, Thibaut rencontra son regard hostile. Il sut alors que Montferrat ne serait jamais son ami. Ce qui ne le tourmenta guère : dès le moment qu’il l’avait vu sur son rempart, Montferrat lui avait déplu. À présent, il sentait qu’il le détesterait. Surtout quand il l’eut vu reprendre la main d’Isabelle pour la « ramener à sa demeure »…
— Je n’aime pas beaucoup cela, confia Balian à Thibaut. Même s’il remplit auprès de Saladin des fonctions sans gloire, Onfroi de Toron est toujours l’époux de ma belle-fille et ce Montferrat me paraît vouloir respirer les fleurs de son jardin d’un peu trop près…
— Tant qu’elle sera sous la garde de la reine Marie… et sous la vôtre maintenant, sire Balian, elle sera en sécurité, répondit le jeune homme, affichant une tranquillité qu’il était bien loin d’éprouver.
Faisant dorénavant partie de l’entourage immédiat de l’ancien gouverneur de Jérusalem, lié à lui par une amitié déjà ancienne, il s’efforçait de se rassurer en pensant qu’il ne serait jamais bien loin de la jeune femme et pourrait veiller au grain. Pour l’instant, Balian et lui devaient pourvoir à l’installation des réfugiés, surtout ces femmes et ces enfants dont les défenseurs naturels étaient morts ou captifs. Grâce à Dieu il y avait de la place.
Bâtie sur deux îles réunies jadis par Hiram au prix de travaux cyclopéens, Tyr était l’un des fleurons du royaume franc. Son port au débouché d’une région exceptionnellement fertile était important, déterminant un commerce qui ne l’était pas moins. Génois, Pisans et Vénitiens s’étaient attachés depuis longtemps aux Echelles de Tyr où ils possédaient de riches comptoirs. C’était l’une des raisons, sinon la principale, pour lesquelles Conrad de Montferrat, natif comme eux de la botte italienne, avait reçu si bel accueil, vite suivi de l’investiture en tant que seigneur de la ville. En outre, les défenses de Tyr étaient impressionnantes : imprenable par voie de terre, elle l’était autant par la mer. Il eût fallu une énorme flotte… et un rien de trahison pour en venir à bout.
Chargée d’histoire, c’était une très belle ville. On la disait fondée en 2750 avant Jésus-Christ, à l’époque où les Hébreux revenaient d’Egypte, par les Phéniciens dont elle fut la riche capitale maritime et dont les navires allaient multiplier les comptoirs en Sicile et dans tout le nord de l’Afrique. Ses dieux étaient alors Baal et Astarté, et ses femmes jouèrent souvent des rôles de premier plan : plusieurs épousèrent des pharaons ; Jézabel, fille de son Grand Prêtre Ithobal, devint reine de Judée ; Didon, surtout, en partit un jour pour aller fonder Carthage. Tyr vit passer tous les peuples de Méditerranée orientale et ne devint chrétienne qu’au IVe siècle, où s’éleva sa première basilique, mais elle dut subir ensuite une occupation arabe jusqu’à ce qu’en 1124 une puissante flotte vénitienne la fasse tomber dans l’escarcelle des rois de Jérusalem, en l’occurrence Baudouin Ier.
Outre la cathédrale édifiée sur et avec les ruines de la basilique, elle comptait alors dix-huit églises – plus la chapelle du château – parmi lesquelles Saint-Pierre-des-Pisans, Saint-Laurent-des-Génois et Saint-Marc-des-Vénitiens. Cité tumultueuse et colorée, Tyr avait couvert de pourpre, qu’elle extrayait de certains coquillages, tous les souverains de l’Antiquité, inventé l’alphabet et donné naissance à des centaines de constructeurs de navires et d’architectes de talent : son port était riche et ses maisons solidement construites. Comme ses habitants, bien qu’ayant souvent la tête près du bonnet, étaient volontiers généreux, les malheureux qui venaient de perdre leur lieu d’existence en reçurent belle hospitalité, tandis que les malades trouvaient à l’hôpital Saint-Pierre les soins dont ils avaient besoin.
Héraclius, ses richesses et son clergé furent naturellement installés dans ce palais de l’archevêché dont il avait chassé Guillaume il n’y avait pas si longtemps. Depuis le concile de Vérone il en connaissait le titulaire actuel, ce Josse que le roi lépreux avait chargé de négocier le mariage de Sibylle avec le duc de Bourgogne. Celui-là était un prêtre de haute vertu et peut-être la cohabitation se fût-elle révélée difficile si Josse, justement, n’eût été absent : quand le royaume s’était fissuré sur ses bases, l’archevêque était parti pour l’Occident afin d’y prêcher la croisade et de convaincre les rois de regarder un peu plus souvent du côté de la Terre Sainte en si grand péril.
Cette nouvelle donna à penser au Patriarche privé de patriarcat. Réaliste avant tout et fort soucieux de son avenir, il comprit vite que cet avenir était plutôt compromis. D’autant que, parmi les réfugiés, figuraient sa maîtresse Paque de Rivery et le dernier fils dont elle avait d’ailleurs accouché dans le palais voisin du Saint-Sépulcre. Leur réunion à l’archevêché de Tyr sous l’œil noir de Montferrat était impossible. Aussi Héraclius choisit-il la seule issue qui lui restât : partir lui aussi dépeindre aux grands de ce monde, et tout d’abord au pape, la détresse du royaume franc. À Rome il avait des amis et même une demeure où il pourrait installer sa belle amie dont l’époux, le mercier de Naplouse, avait disparu depuis belle lurette. Dans cette âme obscure, l’appétit de vivre venait de chasser, en face des flots si bleus étendus à ses pieds, les germes de repentance et de retour au devoir éveillés par la mort d’Agnès et le drame de Jérusalem. Héraclius, la cinquantaine largement atteinte, se retrouvait un homme en pleine force de l’âge toujours aussi avide de puissance et de vie luxueuse. Oh, il était décidé à mettre son éloquence – célèbre à juste titre – au service de la bonne cause, mais il n’oubliait pas non plus que son titre de Patriarche, même s’il avait perdu son siège, faisait toujours de lui un haut dignitaire de l’Église. Il serait traité en conséquence.
L’hiver approchant, il choisit de ne pas s’attarder à Tyr, fit part de son projet au marquis – assez satisfait de se débarrasser d’un personnage aussi encombrant et par la même occasion d’un certain nombre de bouches inutiles –, prit langue avec un armateur pisan et quitta la Terre Sainte par un beau matin de novembre en distribuant à la foule amassée sur le port, et pour laquelle il venait de célébrer, la messe, de larges bénédictions… Au contraire de ses habitudes, il portait une noire bure monacale qu’il promènerait partout afin d’impressionner les esprits… Mais sa maîtresse et l’enfant avaient pris place, la nuit précédente, dans le château arrière de la grosse nef qui allait les emporter.
Ce fut ce jour-là qu’Onfroi de Toron et sa mère arrivèrent à Tyr.
Son époux mort de la main même de Saladin et son unique fils prisonnier, l’indomptable Dame du Krak abandonna sans hésiter sa ville et son château encore intacts et, avec une très petite escorte, vint à Jérusalem demander audience au sultan. Étant donné les souvenirs d’enfance qu’elle partageait avec lui, Etiennette savait n’en avoir rien à redouter. De fait, il la reçut avec sa courtoisie habituelle, additionnée d’une nuance amicale. Non seulement il lui rendit son fils sans qu’elle eût à supplier, mais il ajouta de nombreux présents et, naturellement, une escorte pour traverser les terres conquises jusqu’aux portes de Tyr. Comme aux autres prisonniers libérés, il demanda au jeune homme le serment de ne plus jamais porter les armes contre lui, sachant parfaitement que celui-là au moins – le seul peut-être de ceux à qui ce serment avait été demandé ! – ne le trahirait pas. En effet, si Saladin avait pu apprécier la culture de son « interprète » provisoire ainsi que les qualités décoratives de sa personne, il connaissait aussi son manque total de bravoure. Il le remit donc à sa mère et celle-ci, en échange, promit de ne pas retourner en Outre-Jourdain. N’étant plus qu’une simple réfugiée comme les autres, elle put rejoindre Tyr où son arrivée souleva des réactions diverses.
Balian et son épouse en furent franchement contrariés. Marie et Etiennette se haïssaient depuis trop longtemps pour que la dureté des temps y change quelque chose. D’autre part, Montferrat offrait au château une large hospitalité, mais n’entendait pas l’étendre à une femme qui lui avait déplu au premier regard. Aussi Isabelle qui vivait avec eux fut-elle contrainte de s’éloigner pour aller vivre, avec son époux et sa belle-mère, dans la maison proche de la cathédrale qu’on lui désigna.
Pour sa part, Isabelle fut aussi triste de quitter sa famille qu’elle avait été heureuse, jadis, de lui tourner le dos pour rejoindre le beau prince de Kérak. C’est que les temps avaient bien changé ! Il est vrai que, dans l’immense château du Moab, la place ne manquait pas : elle ne se cognait pas sans arrêt sur Etiennette. Ce n’était pas le cas à Tyr. La maison blanche à toit en terrasse qu’on leur attribuait était petite : quelques pièces autour d’une cour intérieure où le caractère difficile de l’ex-Dame du Krak fit bientôt régner une atmosphère d’autant plus étouffante qu’en passant par Jérusalem, elle avait recueilli Josefa Damianos, qui avait toujours fait siens les sentiments de son ancienne maîtresse Agnès de Courtenay et détestait en bloc Marie Comnène et ses proches. Certes, Isabelle remerciait le ciel d’avoir préservé Onfroi.
Elle l’avait trop aimé pour que l’inquiétude de son sort lui eût été épargnée, mais l’amour qu’elle éprouvait pour lui – et ce n’était pas une découverte récente – ressemblait davantage à celui d’une mère pour son enfant qu’à celui d’une femme pour son époux. Il y avait à présent des comparaisons trop faciles, qui n’étaient guère à l’avantage d’Onfroi. Elle le voyait tel qu’il était : un trop beau garçon, trop doux, trop mou, trop timide, trop couard, trop affligé par la perte de ses biens, et qu’il convenait de rassurer dans un univers d’orages sans cesse menaçants, un monde bardé de fer qu’il ne comprenait pas et qui l’épouvantait. Il se réfugiait dans les douceurs de la chair, le seul terrain sur lequel il fit preuve de quelque énergie. Seulement, si forte était la désillusion d’Isabelle qu’elle ne trouvait plus le même charme aux jeux de l’amour, si délicieux aux premiers temps de leur mariage et qui, à présent, l’accablaient. Elle n’en montrait rien parce qu’elle avait pitié de lui et que ce n’était pas sa faute s’il ne ressemblait plus à l’image qu’elle s’en faisait. De ce naufrage, elle n’avait à accuser qu’elle-même, si obstinée jadis à vouloir l’épouser.
Tout aurait été plus facile sans doute si Thibaut n’eût été trop près d’elle dans cette ville surpeuplée où l’on vivait les uns sur les autres. Si près… et pourtant si loin ! Dès qu’Étiennette put remettre la main sur elle, Isabelle se retrouva quasi prisonnière dans la maison d’où elle n’avait le droit de sortir qu’escortée par sa belle-mère ou Josefa, qui la valait bien pour la méchanceté. Onfroi, lui, ne sortait pas par crainte des regards sans nuances de ses pairs les barons. On y lisait trop clairement le mépris qu’il leur inspirait. Aussi préférait-il de beaucoup, lorsqu’il ne caressait pas sa ravissante épouse, rester dans sa chambre ou dans la cour ombragée d’un palmier à lire les livres empruntés à la bibliothèque de l’archevêché voisin, qui avait été celle de l’érudit Guillaume de Tyr. Alors Isabelle se réfugiait plus souvent dans la prière, heureuse quand, du haut de la terrasse, elle pouvait apercevoir Thibaut passant sur son cheval aux côtés de Balian et du marquis pour aller inspecter telle ou telle défense de la cité. La messe solennelle du dimanche restait le seul moment où la terrible veuve de Châtillon lui permettait d’aller saluer sa mère. Les deux femmes avaient tout juste le temps de s’embrasser, les larmes aux yeux, avant qu’Étiennette ne fasse ramener Isabelle à sa place. Ce qu’elle ne pouvait refuser, car cela se passait régulièrement juste avant que l’office commence.
Thibaut souffrait de cet état de choses. Il gardait au fond de son cœur, comme un trésor, le souvenir des quelques jours passés dans l’aura d’Isabelle avant qu’Onfroi et sa mère ne fissent leur apparition. À présent, il s’interdisait d’approcher sa bien-aimée. Onfroi vivait et elle lui était toujours unie par mariage. Lui-même, et en admettant qu’Isabelle fût libre, ne pouvait espérer qu’un amour du bout des yeux car, même s’il refusait de vivre sous la férule d’un Gérard de Ridefort, il n’en avait pas moins prononcé les vœux qui le liaient au Temple et dont seuls le pape ou un Maître digne de ce nom possédait le pouvoir de l’affranchir.
Quelqu’un d’autre, cependant, voyait avec une irritation croissante la claustration de la jeune femme : Conrad de Montferrat lui vouait depuis leur première rencontre un amour à sa propre image, farouche, violent, égoïste et passionné. Elle était de trop grande maison pour qu’il s’empare d’elle de force, mais il rongeait son frein, bien décidé à faire disparaître l’un après l’autre les obstacles dressés entre lui et son désir. Isabelle serait à lui, que le monde entier le veuille ou non !
En attendant, il lui fallait remettre à plus tard la réalisation de ses plans amoureux. Venait de se produire ce à quoi l’on pouvait s’attendre depuis la prise de Jérusalem : l’armée de Saladin campait à présent au bout de l’isthme, barrant l’accès à la terre ferme. Et tout de suite Montferrat comprit qu’il allait lui falloir employer les grands moyens quand on lui apprit qu’un étendard jaune, celui-là même du sultan, venait de fleurir sur la barbacane défendant la porte Magistra : il y avait donc au moins un traître dans cette ville qu’il croyait bien tenir en main. Une mauvaise nouvelle n’allant jamais seule, les voiles d’une flotte égyptienne se profilaient à l’horizon…
Après avoir donné les ordres qui convenaient pour prévenir la moindre faille dans la défense des remparts et du port, le marquis fit rassembler les notables dans la salle majeure du château.
— Nous allons avoir à subir l’attaque de Saladin et nous avons toutes chances de la repousser si chacun fait son devoir. Tous, vous devez avoir présent à l’esprit que si cette ville est le dernier bastion du royaume, elle est aussi la terre d’où surgira la reconquête. Rien n’est perdu si vous avez la foi, car des secours nous seront donnés. Je sais qu’en Occident on s’active à prêcher la croisade et que dans peu de temps ses armées déferleront parce que aucun roi digne de porter couronne ne peut rester indifférent à l’horreur du Saint-Sépulcre de nouveau souillé par les infidèles. Souvenons-nous de ceux qui nous ont donné cette terre ! Vous serez maudits par toutes les générations si à cause de vous l’œuvre de Godefroi de Bouillon et des grands rois de Jérusalem s’efface à jamais. Alors nous allons tenir, vous entendez ? Tenir jusqu’à l’arrivée des secours ! Pour cela, il faut d’abord éliminer les couards dont la lâcheté veut nous livrer au sultan ! Quelqu’un a planté cette bannière sur le rempart : j’exige qu’on me le livre ! Sinon je prendrai l’un de vous, n’importe qui désigné par le sort, et je le pendrai à sa place !
Une heure plus tard, le coupable était trouvé et pendu haut et court en remplacement du malencontreux étendard. Conrad de Montferrat était là qui regardait, un poing sur la hanche. Quand l’homme eut expiré, il jeta la bannière jaune dans le fossé envahi par la mer.
— Vous ne pensiez tout de même pas avoir ville conquise aussi aisément ? Tonna-t-il à l’intention de Saladin qui, entouré de sa garde mamelouke, s’avançait sur la langue de terre. Ceux qui seront tentés de trahir connaîtront un sort pire que celui-là, car je les ferai plonger dans l’huile bouillante avant de jeter sur toi leurs corps gonflés comme des beignets ! Ce qu’un Montferrat tient, sache qu’il le tient bien !
— Et que fait un Montferrat à celui qui tient un Montferrat ?
D’entre les jambes des chevaux, deux mamelouks traînèrent un vieillard à barbe et cheveux blancs qu’ils amenèrent devant le sultan, face tournée vers le rempart. On voyait à ses chausses de mailles fines – le seul vêtement qu’on lui eût laissé avec sa chemise – qu’il s’agissait d’un chevalier encore que les éperons d’or lui eussent été enlevés, un seigneur aussi à sa façon de redresser la tête en dépit d’une grande lassitude. Sur son créneau, Montferrat eut un mouvement de recul :
— Mon père ! Exhala-t-il. Que fait-il là ? Je le croyais à Rome ou au moins sur le retour après le pèlerinage qu’au dernier printemps il a tenu à accomplir, avant d’être trop âgé, au tombeau du Christ et à celui de mon frère Guillaume…
Thibaut comprit que Montferrat parlait pour lui-même, non pour ceux qui étaient à ses côtés, son plus fidèle ami, Raimondo d’Acqui, Balian d’Ibelin et deux autres barons piémontais.
Cependant, la voix de Saladin s’élevait de nouveau, mordante et ironique.
— Entends-moi, Conrad de Montferrat ! Voici mes conditions : si tu me livres la ville, les habitants seront épargnés et bien traités. Sinon, voici ton père, mon prisonnier depuis Hattin, sur qui tu devras tirer avant de nous atteindre.
Le marché était affreux. Tous le ressentirent. Montferrat était devenu blême en voyant des esclaves planter en terre à peu de distance du fossé un poteau auquel les mamelouks attachèrent le vieillard à peine conscient tant il paraissait épuisé, mais ses lèvres remuaient un peu et on sentit qu’il priait. Chacun retenait son souffle, comprenant le combat intérieur que subissait son fils. Celui-ci tenta de parlementer :
— Choisis une autre rançon ! Dussé-je te donner mon dernier besant je la paierai…
— Non. Je veux Tyr, et ton père vivra. Sinon…
Née de son impuissance, une furieuse colère s’empara du marquis :
— Je préférerais tirer moi-même sur mon père qu’abandonner une seule pierre de « ma » ville !…
Il eut juste le temps de s’abriter derrière le créneau : une volée de flèches, suivie d’une autre, puis d’une troisième s’abattit sur la barbacane sans causer d’autres dégâts que de légères blessures : tous ceux qui l’occupaient avaient eu le réflexe de se jeter à terre dès le dernier mot. Thibaut risqua un œil tandis que volaient les dards meurtriers.
— Ils s’éloignent ! cria-t-il en se redressant, mais Montferrat était déjà debout, appuyé des deux poings à l’embrasure.
Tous l’imitèrent et virent qu’en effet le sultan se retirait au bout de l’isthme. Le poteau, lui, était toujours là, supportant le vieil homme affaissé dans ses liens, voué sinon aux projectiles venus de la ville, du moins à la faim, la soif. Une horrible agonie que pourrait évidemment écourter une flèche miséricordieuse. La pluie se mit à tomber soudain avec la violence coutumière aux approches de l’hiver dans les pays de fortes chaleurs, ajoutant encore à la solitude tragique du vieux marquis. Sombre, silencieux, les bras croisés sur la poitrine, son fils le regardait.
— On ne peut pas le laisser là ! protesta Balian. C’est une insulte pour chacun de nous !
— Croyez-vous que je ne la ressente pas ? Gronda Conrad. Mais aller le chercher signifie ouvrir portes et herses, abaisser le pont. Et ces chiens n’attendent que cela !
— S’il vous plaît, monseigneur, avança Thibaut, il y a peut-être un autre moyen.
— Lequel ?
— Il fera nuit bientôt. Je peux aller au port, prendre une barque, deux hommes et venir par le fossé qui ne doit pas être si difficile à escalader de ce côté. Grâce à Dieu, votre père n’est pas enchaîné : de simples cordes dont une bonne dague viendra à bout facilement.
Dans le regard quasi minéral, si froid qu’il semblait ne pouvoir refléter aucun sentiment humain, s’alluma une brève étincelle, comme si ce silex en avait frappé un autre.
— Essaie ! dit Montferrat. Mais tu n’auras qu’un homme ! Je ne veux pas risquer d’en perdre trois !
La pluie durait encore, insistante et drue, noyant le paysage nocturne quand, vers onze heures, Thibaut se mit en route avec son compagnon Jean d’Arsuf, cousin éloigné de Balian et son écuyer. C’était un garçon de dix-neuf ans, solide comme un bœuf et pourvu d’un heureux caractère rappelant un peu celui d’Adam Pellicorne. Il vouait à Thibaut une amitié admirative, mais peu démonstrative en dehors du fait que Jean avait revendiqué l’honneur de l’accompagner.
La nuit n’était pas assez sombre pour cacher les galères égyptiennes rangées en arc de cercle autour de la ville, mais à distance prudente. Demain elles essaieraient sans doute d’entrer dans le port dont l’énorme chaîne tendue d’une tour à l’autre barrait l’accès. En sortir n’offrait aucune difficulté pour le petit bateau que les deux compagnons, entièrement vêtus de noir, trouvèrent tout préparé près de l’une des tours d’attache. À cet endroit il était aisé de se glisser sous la chaîne.
Ce qu’ils firent. Jean empoigna les rames avec une assurance d’habitué : il avait passé toute son enfance à Sidon chez un aïeul et naviguait comme un Viking, dont il avait d’ailleurs quelques gouttes de sang. Thibaut en remercia le ciel : hors du port, en effet, la mer était formée et drossait la barque vers le rivage ; mais Jean d’Arsuf tenait bon et, après quelques efforts, on arriva dans le fossé récemment ouvert. L’isthme tranché s’élevait au-dessus d’eux comme une petite falaise. À cet endroit le flot était plus calme. Thibaut put se mettre debout, un grappin en main. Il le balança un instant, le lança, tira. Le premier essai fut le bon : les griffes de fer étaient solidement amarrées.
Alors, à la force des poignets, il se hissa, prit pied sur la terre. L’isthme était désert mais au bout brillaient les feux du camp musulman. Le poteau était là, à deux pas, de même que sa victime trempée que seuls retenaient ses liens. En trois coups de dague, Thibaut les trancha. Le vieillard s’affala dans la boue. S’agenouillant près de lui, le chevalier s’assura qu’il respirait, encore que faiblement. Il fallait faire vite !
Il le porta au bord du fossé, prit la corde roulée autour de sa taille, la lui noua sous les aisselles, alerta Jean d’un léger sifflement puis, très doucement mais en maintenant fermement la corde, il le fit descendre vers les bras tendus de l’écuyer. À cet instant une rafale de vent le secoua, mais il était trop solidement planté sur ses pieds pour lui faire lâcher prise. La voix étouffée de Jean lui parvint :
— Je le tiens ! Venez ! J’entends du bruit !
Thibaut aussi entendait. Des hommes armés de torches approchaient. Sans doute pour voir où en était le prisonnier. Thibaut ne s’attarda pas à les attendre. En un clin d’œil il eut rejoint la barque, essaya de décrocher le grappin mais celui-ci résistait et il fallut renoncer. Les torches avançaient tandis que Jean ramait comme un forcené, luttant à la fois contre les bourrasques et les embruns.
— Je vous aide ! dit Thibaut.
Se glissant à côté du jeune homme, il prit l’une des rames et, joignant ainsi leurs forces, ils contournèrent la tour de la chaîne juste au moment où les soldats arrivaient près du poteau. Ils eurent encore le temps d’entendre leurs cris de colère auxquels répondirent, narquois, ceux des guerriers qui, de la barbacane, avaient suivi, arcs en main, les péripéties du sauvetage sans qu’ils les eussent seulement aperçus.
Sur le port éclairé à présent par des pots à feux, Conrad de Montferrat et Balian d’Ibelin attendaient aux marches d’un escalier de pierre plongeant dans l’eau et que la pluie rendait glissant. Avec habileté Jean amarra son esquif à un anneau rouillé, mais déjà Thibaut soulevait le vieil homme inerte.
— Donne-le-moi ! Ordonna la voix autoritaire de Montferrat.
Et, avec une force dont on ne l’aurait pas cru capable car il était maigre et pas très grand, il enleva son père dans ses bras et remonta avec lui les dangereux degrés sans permettre à quiconque de l’aider, puis il alla le déposer sur une civière que l’on avait préparée.
— Au château ! cria-t-il sans offrir le moindre remerciement aux deux sauveteurs qui regardèrent son manteau rouge se fondre dans la nuit.
La pluie, comme si elle n’avait attendu que ce retour, faisait trêve. Balian tendit aux deux hommes des pots de vin à la cannelle encore chaud, se contentant de remarquer avec l’ombre d’un sourire :
— Le marquis a trop de valeur pour que nous nous arrêtions à ces petits détails, n’est-ce pas ?
Guillaume III de Montferrat mourut au lever d’un soleil las et grisâtre au moment même où, dans le camp ennemi, le muezzin, juché sur un tertre, appelait les soldats d’Allah à la prière.
— Cette nuit, nous lui rendrons hommage en le confiant à Dieu, décréta Conrad.
Puis il se tourna brusquement vers Thibaut qui avait repris sa place auprès de Balian et dardant sur lui son œil d’aigle :
— Je n’oublierai pas !
Le siège de Tyr ne dura pas longtemps. Comptant sur la flotte égyptienne pour bloquer le port et empêcher les navires francs d’en sortir, Saladin avait bien installé trois ou quatre machines de guerre, pierrières et mangonneaux, sur l’isthme mais l’étroitesse du site en rendait l’emploi difficile. D’autant qu’au-delà des barbacanes, les projectiles ne touchaient qu’une petite partie de la ville sans faire grand mal. Le blocus, lui, semblait plus efficace, encore que Tyr, riche et bien approvisionnée, pût résister longtemps. Seulement la mauvaise saison était venue et l’idée de la passer sur ce bout de terre n’enchantait guère le sultan. Moins encore ses émirs très désireux de jouir enfin des bénéfices de leurs conquêtes. Chez les musulmans comme chez les chrétiens, le service dû au suzerain n’était pas continu. De même que les croisés venus d’Occident accomplissaient un laps de temps déterminé, les guerriers d’Allah étaient soumis à une période d’obligation sous les étendards verts. Conrad de Montferrat se chargea de mettre tout le monde d’accord.
Les galères musulmanes qui encerclaient Tyr étaient au nombre de dix et, comme il arrive lorsque l’on pense n’avoir rien d’autre à faire qu’attendre que la ville se rende, elles se gardaient mal quand le jour disparaissait. Dans la nuit du 30 décembre, Montferrat fit sortir du port, avec la plus grande discrétion, ses propres nefs assistées de deux galères provençales. La surprise fut totale : cinq des bateaux musulmans furent attaqués à l’abordage et capturés. Ce que voyant, les cinq autres prirent le large pour se réfugier à Beyrouth, mais les marins francs les poursuivirent et, sur le point d’être rejoints, ils s’échouèrent à la côte ; après quoi leurs équipages prirent la fuite.
Le matin venu, Saladin comprit que la partie était perdue. S’obstiner pouvait devenir d’autant plus dangereux que, par ses espions, il avait appris qu’une croisade, menée par l’empereur Frédéric Barberousse, allait se mettre en route. Il leva donc le siège et regagna Damas, profondément irrité contre ce marquis de Montferrat qui ne serait pas facile à réduire… C’est alors que son génie politique lui souffla une brillante idée, fondée sur cette étrange fatalité qui poussait les princes francs à se dresser les uns contre les autres… Il décida de libérer les Lusignan : le roi Guy et le connétable Amaury, ainsi que l’en priait constamment la reine Sibylle venue jusqu’à lui de Tortose où elle s’était réfugiée sous la protection des Templiers. Il aurait dû accomplir ce geste depuis le temps où, après Hattin, Guy l’avait aidé à s’emparer d’Ascalon et autres cités aux approches de Jérusalem. S’il n’en avait rien fait, c’est parce que au fond Guy, toujours indécis, toujours hésitant, ne savait trop où aller et que, bien traité, sa captivité ne lui pesait guère ; mais à présent le beau roi si falot lui semblait un pion intéressant à jouer. Il le libéra avec son frère et quelques autres captifs de son parti, non sans les avoir équipés convenablement et leur avoir fait jurer qu’ils « passeraient les mers » afin de n’être plus tentés de porter les armes contre lui.
— Il vous reste le port de Tyr que tient le seigneur de Montferrat, dit-il à Guy. Vous aurez ainsi toute facilité de vous y embarquer avec la reine, votre belle épouse…
Le « roi » promit tout ce que voulait Saladin et peut-être serait-il resté fidèle à sa parole s’il n’y avait eu sa femme et son frère. Tous deux savaient ce que représentait l’ancienne cité phénicienne : une place forte inexpugnable en face des immenses horizons marins. Pourquoi ne pas en faire une base de départ pour la reconquête ? La perte des Lieux saints allait peut-être finir par secouer enfin l’égoïste inertie des souverains d’Europe ?
Et ce fut avec des rêves plein la tête que l’on prit le chemin de la côte.
À Tyr, Conrad de Montferrat ne rêvait pas. Ce n’était pas dans ses habitudes. En revanche il jouissait pleinement de l’heure présente qui lui semblait pleine de promesses ; il avait fait reculer Saladin et une excellente nouvelle lui était arrivée : l’homme qu’il redoutait le plus de voir se dresser entre lui et le pouvoir sur le royaume franc n’était plus. Dans les derniers jours de l’année, en effet, Raymond III de Tripoli venait de mourir d’une pleurésie aggravée par le chagrin et l’état d’abattement où il se trouvait depuis qu’il avait échappé à l’enfer de Hattin. Son héritier était le fils de l’incapable Baudouin III d’Antioche qui ne pèserait pas bien lourd devant Saladin, en admettant qu’il en eût seulement envie.
Tout allait donc pour le mieux quand, un soir, alors que Montferrat jouait aux échecs avec son ami Acqui, des trompes résonnèrent au-dehors et l’on vint aussitôt lui annoncer que le roi et la reine de Jérusalem désiraient entrer dans « leur bonne ville de Tyr ».
Le marquis releva un sourcil au-dessus d’un œil où s’allumait une féroce ironie :
— Parce qu’il y a encore un roi et une reine à Jérusalem ? D’où sortent-ils, ceux-là, pour ignorer qu’ils ne sont plus rien ?
Cependant, il était impensable de les laisser frapper à la porte sans leur adresser seulement la parole. S’il n’y avait eu que Guy, Conrad eût sans doute refusé de se déranger car la réputation de celui-ci était désastreuse ; mais il y avait Sibylle et, que Montferrat le voulût ou non, elle avait été sa belle-sœur. Il quitta sa partie d’échecs pour se rendre à la barbacane. Là, se penchant au créneau, il distingua dans la brume légère du soir une petite troupe de cavaliers dont le centre était le plus beau couple qu’il eût jamais vu : une symphonie blonde en bleu et or. Mais s’il admira en connaisseur la beauté de Sibylle, ravissante sur sa haquenée blanche et dans les velours fourrés qui l’enveloppaient, celle de son époux le laissa de marbre. Le beau visage de Guy et sa haute stature lui donnaient peut-être l’air d’un roi, mais seulement l’air.
— Salut à vous, gracieuse dame, et à vous aussi, messire ! Puis-je savoir ce que vous désirez ?
— Je suis Guy, roi de Jérusalem, et voici la reine, mon épouse. Nous voulons entrer dans cette ville qui est nôtre. Alors faites abaisser le pont !
— Cette ville qui est vôtre ? Pour quoi faire ? Pour permettre à Saladin d’y entrer à votre suite comme vous avez fait d’Ascalon et d’autres ? Jamais je n’y consentirai ! Tyr est mienne parce que je l’ai prise et sauvée du désastre advenu à Jérusalem. Je vous en refuse l’entrée.
Un autre cavalier vint se placer auprès de Guy.
— Moi, je suis Amaury de Lusignan, Connétable du royaume. Je vous somme, marquis de Montferrat, d’accueillir le roi et la reine de Jérusalem ! C’est votre devoir !
— Le royaume de Jérusalem n’existe plus, il n’y a donc plus ni roi ni connétable. Retournez d’où vous venez ! Et que Dieu vous garde… s’il en a encore l’envie !
Et Conrad, avec un salut ironique, disparut du créneau, laissant ses visiteurs du soir furieux et déconfits reprendre le chemin du nord vers Tripoli où ils espéraient trouver asile. L’ennemi de toujours, le comte Raymond, ayant quitté ce monde, il était beaucoup plus facile de s’entendre avec son successeur pour qui un regain d’effectifs, fût-il léger, était toujours bon à prendre ; Saladin commençait à se montrer envahissant – au sens propre du terme. Avoir chez soi le roi sacré au Saint-Sépulcre pourrait être intéressant quand la croisade de Frédéric Barberousse ferait son apparition. N’étant pas très intelligent, Guy n’oubliait qu’une chose : Montferrat était le neveu de l’empereur.
À Tyr, donc, où la vie quotidienne reprenait ses droits, on attendait Barberousse avec quelque impatience. Montferrat tuait le temps en renforçant encore les défenses d’une ville dont la population continuait de s’augmenter par l’arrivée de chevaliers ou même de barons évadés des prisons musulmanes, ou simplement relâchés par le sultan si la personnalité de l’homme lui semblait pouvoir contribuer à la division des camps et à la zizanie entre Conrad et Guy. C’est ainsi qu’un jour l’ancien Sénéchal du royaume et dernier gouverneur d’Acre, Jocelin de Courtenay, franchit le grand pont-levis.
Thibaut ne le sut pas tout de suite parce qu’il n’était pas au château au moment de l’arrivée de son père. Montferrat l’avait chargé de surveiller au port les travaux de consolidation d’une des tours de la chaîne. Ce fut Jean d’Arsuf, envoyé par Balian, qui vint l’avertir.
— Sire Balian sait que vous avez de grands ressentiments contre ce personnage, mais il vous demande d’y faire trêve au moins un moment. L’homme semble avoir beaucoup souffert de sa Captivité : il a des blessures au visage et porte capuchon de soie pour cacher de graves brûlures à la tête…
— Où aurait-il attrapé cela ? Sa captivité n’a pas duré si longtemps depuis qu’il a remis les clefs d’Acre sans même avoir tiré l’épée ! En outre, Saladin ne malmène pas ses prisonniers de haut rang parce qu’il en espère une belle rançon. En l’occurrence, je ne vois pas qui aurait pu la payer et le sultan a fait preuve d’une bien grande clémence envers un homme qu’il doit mépriser…
Thibaut n’ajouta pas que le dessein profond de Saladin n’était pas difficile à comprendre. Il relâchait Courtenay dans un but bien précis, sinon pourquoi l’envoyer à Tyr auprès de gens qui avaient toutes raisons de le détester – comme Balian et les siens – au lieu de l’expédier à Tripoli rejoindre sa nièce Sibylle ? De plus les blessures et autres brûlures de Jocelin étaient sans doute destinées à cacher les signes visibles de la lèpre mais cette idée-là il la garda pour lui.
— S’il est en si mauvais état, reprit-il, que ne le conduit-on à l’hôpital Saint-Pierre ? Les médecins pisans sont excellents !
— Un si haut seigneur dans un hôpital avec les indigents ? Mon ami ! s’écria Jean scandalisé. Il ne veut même pas qu’un mire vienne le voir : il dit qu’avec du repos et de la bonne nourriture le mal guérira tout seul…
— Cela m’étonnerait beaucoup ! Quelque chose me dit que ces maux-là ne guériront jamais. Et c’est très bien ! Jeta Thibaut avec fureur.
— Oh ! Comment pouvez-vous parler ainsi ? C’est votre père, à ce qu’il paraît ?
— Père ? Pourquoi ? Parce qu’il a engrossé ma mère avant de l’abandonner ? Je n’ai eu de lui que de mauvais procédés.
— Il vous a reconnu, tout de même ?
— Parce qu’on l’a exigé de lui. Mais laissons. Retournez au château ! Dites à sire Balian que je vais passer un moment chez maître Fabrègues, le négociant provençal.
Et, laissant le jeune homme médusé, il partit à grandes enjambées, remontant la rue principale en direction du Palais Vert où les Provençaux avaient leurs magasins. Il s’était lié d’amitié depuis peu avec ce gros homme jovial rencontré sur le port et aimait passer un moment chez lui, dans son comptoir à la porte abritée d’une toile, à boire du vin frais en l’écoutant parler de sa ville de Marseille. Mais en ce jour, Simon Fabrègues n’était pas chez lui et Thibaut, pour se calmer, décida de se rendre à la cathédrale d’abord pour prier Dieu d’apaiser son courroux, ensuite dans l’espoir d’apercevoir peut-être Isabelle que sa belle-mère contraignait à de longues stations à l’autel majeur au-dessus duquel régnait Un Christ Pantocrator dans une majesté que son regard fixe et dilaté rendait un peu effrayante. L’église avait été rebâtie sous Baudouin Ier dans le style byzantin avec d’admirables colonnes de porphyre ayant appartenu à la basilique initiale.
À l’intérieur, rutilant sous les flammes courtes de nombreuses lampes à huile, se pressaient de nombreuses femmes. Il y en avait toujours beaucoup en ces temps périlleux, mais aucune qui ressemblât à Isabelle. Thibaut en eut de la peine. Décidément, le secours de l’amitié et de l’amour lui manquait à cet instant où il en avait tant besoin ! Vers Dieu seul il pouvait tourner son âme emplie de rancœur et de violence. Alors il pria. Du moins il s’y efforça, mais jamais le chemin du ciel ne lui était apparu si aride et si difficile. Qu’il le voulût ou non, il portait en lui le sang de cet homme, un sang ivre de vengeance refusant le pardon à celui qui avait martyrisé Ariane après avoir osé voler l’huile d’encoba si nécessaire à soutenir le courage du roi lépreux. Comment regarder sans haine ce misérable si le Seigneur et Notre-Dame ne venaient à son secours ?
Longtemps il resta à genoux sur les dalles de marbre, quêtant une aide, un conseil… un apaisement. Et… cet apaisement vint. Il crut entendre la voix de Baudouin lui rappelant le miracle accompli sur son tombeau. « Dieu a fait grâce à la victime alors que le bourreau a déjà reçu sa punition. Laisse-le mourir de ce mal contracté par sa seule faute ! Laisse passer la justice divine ! Tu as encore beaucoup à accomplir sur la terre. Ne charge pas ton âme d’un crime majeur ! »
Un peu réconforté, il sortit sur le parvis. Un soleil timide éclairait la ville et la mer où, dans le vent, se balançaient les voiles jaunes ou rouges de deux bateaux quittant le port. Thibaut emplit ses narines de cette odeur salée qu’il aimait et se dirigea vers le château. Inutile maintenant de retarder une rencontre inéluctable. Si elle s’avérait trop rude et la proximité à venir trop pénible, il était décidé à demander son congé à Balian pour aller là où le comte jugerait utile de l’envoyer…
Le destin, lui, en décida autrement.
Débouchant de la rue où vivait Isabelle, Thibaut aperçut Jocelin. Appuyé sur un long bâton, enveloppé dans une pelisse fourrée et la tête couverte d’une capuche de soie rouge, l’ex-Sénéchal se dirigeait droit vers lui. Ce fut d’ailleurs à cette coiffure mentionnée par Arsuf que Thibaut le reconnut, car le visage mangé de barbe était couturé de cicatrices encore congestionnées mais les yeux bleus Courtenay – qu’il n’avait pas transmis à son fils – brillaient toujours de la même méchanceté.
— Te voilà donc ! cria-t-il de toute sa voix. Je viens rendre grâces à Dieu de m’avoir épargné et il te met sur mon chemin… Quelle joie !
Son gourdin brandi, Courtenay s’avançait autant que lui permettait sa claudication récente, les bras ouverts, prêt à embrasser ce fils qu’il avait toujours détesté. D’une main tendue à toucher le samit de la pelisse, Thibaut évita l’accolade incongrue.
— Une joie ? C’est chose nouvelle entre nous ! Je n’ai jamais remarqué que vous me portiez une affection quelconque ?
— Eh bien, disons qu’elle m’est venue. Tu étais insupportable naguère encore. À présent, il faut resserrer nos liens de famille. N’es-tu pas mon unique enfant ?
— Il est un peu tard pour vous en apercevoir. Moi, je préfère ne pas m’en souvenir !
— Mauvaise tête, hein ? Je le sais depuis longtemps ! Tu me ressembles, après tout. Allons, oublions le passé et embrassons-nous !
Il voulut s’approcher de nouveau. Thibaut recula d’autant.
— Non !
— Non ? Mais… pourquoi ?
— Parce que je vois clair, aujourd’hui. Un instant, je l’avoue, j’ai été surpris par une bénévolence qui vous convient si peu, mais ce n’est pas la tendresse que vous voulez me transmettre avec ce baiser imité de Judas. C’est votre mal, n’est-ce pas… mon père ? C’est cette lèpre qui vous ronge au moins autant qu’elle ronge votre âme.
— Tais-toi ! Tu es fou, ma parole ! Moi, mesel ? Où as-tu pris cela ?
— Dans la cave de votre hôtel de Jérusalem où vous aviez enchaîné Ariane pour la vouer à une mort atroce…
— Et méritée. Cent fois, mille fois méritée ! Cette ribaude pourrie avait osé se frotter à moi…
Sous sa calotte de cheveux bruns, le visage de Thibaut prit la dureté de la pierre.
— Pour cette insulte ignoble, pour ce que vous lui avez fait et pour l’encoba que vous n’avez pas craint de voler, je devrais vous tuer ! Gronda-t-il, les dents serrées. Mais passez votre chemin et à l’avenir oubliez-moi !
— Oublier quel beau garçon ta garce de mère m’a donné ? Jamais ! Tu es magnifique, en pleine santé. Et moi je suis déterminé à tout partager avec toi…
Et avant que Thibaut, écœuré de ce qu’il entendait, eût le réflexe de le repousser une troisième fois, Jocelin se jeta à son cou, le baisa sur les lèvres avec une force insoupçonnée. Révulsé d’horreur, Thibaut voulut l’écarter mais déjà, avec un cri bref, les bras qui l’étreignaient se détachaient de son cou et Jocelin glissa le long du jeune homme face contre terre. Une dague venue de nulle part était plantée dans son dos…
Sidéré, Thibaut regarda le corps inerte, mit genou en terre pour toucher l’arme mortelle qui avait dû être lancée avec une force singulière et releva les yeux à la recherche du meurtrier, mais déjà des gens accouraient… En tête une femme criait d’une voix furieuse qui éclata dans ses oreilles comme la trompette du Jugement dernier :
— Assassin ! Parricide ! Regardez tous : c’est ce misérable qui vient de tuer son vieux père ! Je l’ai vu ! J’ai tout vu !
Sortie de nulle part elle aussi, Josefa Damianos l’accusait du crime et dirigeait sur lui une meute déjà hurlante…
Ce fut l’arrivée de deux prêtres se rendant à la cathédrale qui sauva Thibaut. La petite foule excitée par Josefa était prête à le massacrer. Peu encombrés de douceur chrétienne, les arrivants le dégagèrent à l’aide de solides bourrades et en rejetant sans se soucier de l’endroit où ils allaient tomber ceux qui étaient en train de l’étouffer, le tout en braillant :
— Au nom du Christ, écartez-vous ! Laissez cet homme ! Honte à vous d’oser frapper devant la maison du Seigneur !
— Il vient de tuer son père, hurla Josefa. C’est un parricide !
— Même si c’est vrai, dit l’un d’eux, cela regarde la justice seigneuriale ! Il faut l’emmener au château !
C’était plus facile à dire qu’à faire : Thibaut était sans connaissance. Les vêtements déchirés, à moitié nu, il était couvert de meurtrissures, saignantes là où les griffes des furies avaient mordu.
— Par tous les saints du Paradis, c’est un chevalier, constata le prêtre. Vous allez avoir des comptes à rendre. Où est la victime ?
— Là, fit un pêcheur qui à genoux près de Jocelin était en train de retirer l’arme de la blessure. Voyez la belle dague ! Une arme de seigneur…
Puis, reculant sur ses genoux avant de se remettre debout, pour voir le visage du mort, il fit glisser la capuche rouge, découvrant de larges taches brunes. Il se signa frénétiquement en exhalant :
— Dieu Tout-Puissant… Un lépreux…
— Que personne n’y touche ! Les gens de la ladrerie de Scandelion viendront le prendre plus tard pour l’ensevelir avec ses pareils. Il faut le couvrir et mettre des pierres autour en attendant. Trouvez un brancard pour celui-là !
Tandis que l’on emportait Thibaut, Josefa rejoignit au coin du palais de l’Archevêque un petit homme à jambes courtes, dont les muscles énormes menaçaient de faire éclater la jaque et les chausses de cuir. Elle glissa une bourse dans sa main :
— Bon travail ! Tu vois que j’avais raison de nous attacher aux pas de ce vieux. Quelque chose me disait qu’il ne tarderait guère à rencontrer son fils… et sa mort ! Disparais maintenant ! La maîtresse sera contente !
Retroussant ses jupes, elle se mit à courir pour rejoindre le petit cortège qui emmenait Thibaut toujours inconscient vers le château et ses prisons. Son témoignage serait capital pour envoyer le bâtard au bourreau. Resterait à savoir, ensuite, où il tenait caché le collier d’escarboucles et de perles de dame Agnès. Mais, de toute façon, dame Etiennette saurait récompenser sa suivante de l’avoir débarrassée du beau chevalier qui faisait rêver sa bru.
Quand Thibaut reprit enfin une conscience qu’un mal de tête violent rendait floue, il était étendu dans un endroit qui ne pouvait être qu’une prison et quelqu’un le brûlait en lavant sa figure avec du vinaigre :
— Il revient à lui, monseigneur ! fit la voix de Jean d’Arsuf.
Le blessé réussit à ouvrir un peu ses paupières tuméfiées et vit que Balian se tenait debout, bras croisés, auprès de son écuyer occupé à le soigner. Dans la lumière de la torche accrochée au mur son visage était très sombre.
— M’entendez-vous, Thibaut ? demanda-t-il.
— Je vous… entends…
— Vous vous êtes mis dans un bien mauvais cas ! Ne vous avais-je pas cependant envoyé mon écuyer vous prévenir afin que vous gardiez votre calme ? Et que faites-vous ? Dès la première rencontre vous le tuez !
— Je ne l’ai pas tué ! Ce n’est pas moi…
— La dague n’est pas venue seule dans son dos, je pense ?
— Non, certes ! Mais ce n’est pas moi qui l’y ai plantée. Cet homme…
— Votre père !
— Pitié, sire Balian ! Vous savez depuis longtemps ce qu’il en est de nos sentiments réciproques. Or… il s’est jeté sur moi pour me baiser la bouche afin que je prenne son mal…
— Comme c’est vraisemblable ! Devenir mesel pour un simple baiser, vous qui des années avez vécu auprès de Baudouin sans prendre son mal ? N’était-il pas normal qu’un homme… très malade sans doute, veuille faire la paix avec son unique fils… et l’embrasser ?
— Abandonnez-moi, messire, si votre siège est fait ! Sur mon honneur de chevalier et sur la mémoire sacrée de mon roi, je jure que je n’ai pas tué le Sénéchal… À présent, laissez-moi à mon sort, si c’est tout ce que vous avez à me dire.
Balian s’accroupit pour être plus près de lui :
— Non. Je voulais vous pousser dans vos retranchements afin d’avoir une certitude, mais je n’ai jamais douté de votre parole. Malheureusement votre sort ne dépend pas de moi, mais du seigneur de Tyr. Et celui qui tue son père meurt sur le bûcher !
En dépit de son courage, Thibaut eut un frisson. Le feu ! Saurait-il le subir sans défaillir alors qu’il se savait innocent ?
— À la grâce de Dieu, sire Balian ! Soupira-t-il. Je ne sais pourquoi cette femme m’accuse ! Elle n’a aucune raison de me haïr !
— Elle dit aussi que vous êtes un homme mauvais et qu’à Jérusalem vous avez volé dame Agnès alors qu’elle était à la mort.
Ce fut pour Thibaut un trait de lumière. Le collier ! Sans doute cette Josefa songeait-elle à se l’approprier ? Il eut un petit rire de gaieté :
— Avant de mourir, dame Agnès, me sachant impécunieux, m’a fait un présent, un grand collier d’escarboucles… Il est en mon logis. Vous le donnerez à qui vous voudrez après ma mort !
— Vous n’êtes pas encore mort ! Et moi je ferai tout pour vous sauver… Mais je crains de ne pouvoir vous épargner le jugement. Les gens de la ville, excités par cette femme, hurlent comme une meute de chacals…
— Mais ne peut-on la faire taire ! s’écria Arsuf indigné. Elle n’est qu’une suivante de la Dame du Krak ! Sa maîtresse devrait lui faire entendre raison.
— Sa maîtresse n’a aucun motif de m’aimer et moins encore de me défendre, soupira Thibaut. Bien au contraire…
— Nous allons essayer d’éclaircir l’affaire, promit Balian. En attendant, prenez repos et courage ! On va vous porter de la nourriture !
Mais Thibaut ne put manger ni dormir. Son corps lui faisait mal et son âme encore plus. La catastrophe tombée sur lui comme la foudre lui ouvrait une si affreuse perspective qu’elle le laissait anéanti, regrettant presque de ne pas avoir été occis sur le parvis de la cathédrale. Au moins il eût évité le pire : être déchu de son rang de chevalier, déshonoré, puis jeté au feu comme le cadavre d’un pestiféré. Et, au fond, à bien y réfléchir, ce dernier épisode n’était pas le pire, puisque la mort y mettrait fin. C’était l’idée que son nom, si mal porté qu’il l’eût été par Jocelin, serait à jamais honni et méprisé. C’était aussi la pensée d’Isabelle. La reverrait-il seulement, sa belle dame dont l’image l’avait toujours aidé à se garder pur ? Et donnerait-elle des larmes à son souvenir ?
S’il pensait être traîné devant le seigneur de Tyr dès le lendemain, il se trompait. Durant plusieurs jours, il ne vit que le geôlier lui apportant sa nourriture. Cette fois il en fit usage, ayant compris qu’il aurait besoin de toutes ses forces quand viendrait l’heure s’il ne voulait pas laisser de lui-même l’image abjecte d’un être à demi détruit. Une grande semaine s’écoula avant que Balian ne revînt le voir.
— C’est pour demain, lui dit-il après avoir constaté avec satisfaction que le prisonnier avait meilleure mine. Montferrat n’a pas voulu que vous comparussiez plus tôt dans l’espoir que les esprits s’apaiseraient un peu.
— Je lui sais gré de cette bonne disposition, mais c’est Josefa Damianos qu’il faudrait calmer et je suppose qu’elle est toujours aussi agressive ?
— Je ne sais : dame Etiennette a fermé sa maison… Et ma noble épouse a vainement tenté d’aller voir sa fille, que l’on dit malade. Elle ne va plus à la cathédrale.
— Malade ? Émit Thibaut tout de suite inquiet. Pas gravement j’espère ?
— Si vous voulez mon sentiment, qui est aussi celui de ma reine, elle ne l’est pas du tout. Dame Etiennette abuse simplement de son pouvoir pour l’enfermer. Allons, mon ami, reprenez-vous et ne pensez qu’à vous-même ! Montferrat, j’en suis certain, souhaite vous tirer de là. Mais vous savez ce que représente cette ville pour lui et pour la survie du royaume, et…
— … et il ne peut risquer des émeutes susceptibles d’affaiblir sa position. Je comprends bien. Mais je voudrais tant éviter la honte d’être déchu, mes armes brisées et mon nom honni…
— De cela le Sénéchal s’est chargé et parmi tous ceux de vos pairs réfugiés ici, il n’y en a pas un pour le regretter. On vous plaindrait plutôt !
— Je préférerais que l’on trouve le vrai meurtrier… Enfin, c’est tout de même une consolation.
Qui lui parut bien faible, en vérité, lorsque le lendemain il comparut, mené par des gardes et enchaîné, devant la cour seigneuriale qui se tenait dans la salle d’honneur du château. Rutilant à son habitude, Conrad de Montferrat siégeait à la plus haute place, entouré de ses chevaliers, des barons réfugiés et des notables de la cité. Il avait sa tête des mauvais jours. Sur un siège élevé à droite de la salle, se tenaient l’archidiacre représentant l’archevêque Josse et une partie du clergé. Des gardes, lances en travers, maintenaient la foule qui se tenait tête nue au bas bout de la vaste pièce.
Quand on amena le prisonnier, il y eut un grondement de mauvais augure auquel la voix tonnante du marquis imposa silence. Thibaut cependant n’arrivait pas à comprendre pourquoi cette ville qui, à de rares exceptions, ne le connaissait pas se dressait contre lui, pourquoi l’accusation de Josefa Damianos rencontrait une adhésion aussi complète. Il ne comprit pas davantage ce qui suivit. Et fut remarquablement bref.
Lu par un scribe du marquis, l’acte d’accusation où se retrouvaient les mots de parricide et de voleur souleva l’indignation de Thibaut :
Un chevalier ne vole pas. Ce joyau m’a été donné par la feue dame Agnès de Courtenay en récompense des soins donnés à son fils Baudouin, quatrième du nom et mon roi vénéré. Aussi parce que je n’ai d’autre bien que mon épée. Sur l’honneur j’en fais serment !
Suivit un débat rendu confus par les clameurs du public dans lesquelles il était difficile de se faire entendre. Seul, avec un beau courage, Simon Fabrègues s’y essaya. Il tenta d’exprimer l’amitié qui le liait au bâtard de Courtenay et sa ferme conviction qu’il était entièrement innocent des méfaits reprochés.
Pendant un temps, Montferrat écouta ce vacarme avec une attention montrant qu’il tentait d’en évaluer le pour et le contre. L’accusé se taisait, incapable de supporter ces cris de haine qu’il n’avait rien fait pour susciter, mais de sa voix criarde Josefa s’en donnait à cœur joie. Du regard le marquis interrogea les Lombards de son entourage qui, visiblement, ne tenaient guère à se mêler d’une affaire locale mettant en cause des gens qui leur étaient indifférents. Les réfugiés se taisaient, peu désireux de se mettre à dos ces citadins qui les accueillaient. Sauf Balian d’Ibelin, bien entendu, qui s’attaqua violemment à Josefa mais ne réussit pas à lui faire lâcher prise : elle maintenait qu’elle avait vu Thibaut poignarder son père pendant que celui-ci l’embrassait et qu’à Jérusalem elle l’avait surpris en train de voler la cassette. Balian crut alors la tenir en remarquant :
— D’où vient que l’on ait retrouvé cette cassette intacte ? Apparemment il n’y manquait rien… sauf peut-être ce collier… qui d’ailleurs n’était pas en son logis là où on me l’a indiqué !
— Pourquoi aurait-il donné la preuve de son forfait ? Il l’aura caché dans un endroit plus secret ! Vociféra-t-elle. Faites-lui donner géhenne et vous aurez vraie réponse !
— C’est à vous que je voudrais la faire donner car vous êtes une mauvaise femme qui en a menti par la gueule ! clama Ibelin furieux. Craignez la colère de Dieu !
— Je la crains si peu que je jure devant Lui que j’ai dit la seule vérité : celle de mes yeux !
Thibaut n’écoutait plus. Tout cela ne servait à rien et avait cessé de l’intéresser dès l’instant où il sut que le collier avait, cette fois, été volé. Ils étaient trop à vouloir sa mort…
Une mort que les notables et la ville entière réclamaient à grands cris. Immobile sur son siège, le coude à la patte de lion qui en formait le bras et le menton dans la main, Montferrat gardait le silence ; mais son regard mobile allait de l’un à l’autre des intervenants. Il ne bougea pas davantage quand le chef des notables vint devant lui réclamer que le prisonnier soit, dans l’instant, livré aux flammes. Son regard fauve se fixa sur lui avec une expression qui fit reculer le bonhomme. Finalement il se leva et, jambes écartées, poings sur les hanches, il les fixa avec un mépris palpable. Puis il tonna :
— Cet homme dont vous voulez la mort pour une raison qui m’échappe a risqué sa vie pour arracher mon noble père, Guillaume III de Montferrat, au sort indigne que lui réservait Saladin. À cause de cela, et parce que à mes yeux la parole d’un chevalier a plus de valeur que celle d’une mégère, je ne vous le livrerai pas !
Le vacarme recommença. Alors Montferrat cria plus fort :
— Assez ! Taisez-vous ou je donne à mes gardes l’ordre de vous charger ! Je n’ai pas fini !
Le silence revenu, à peine troublé par un vague murmure ici ou là, le marquis reprit :
— En l’absence de preuves, je n’ai pas le pouvoir d’effacer tout ceci et dois tenir compte des us et coutumes d’ici, mais j’entends faire prévaloir ma justice à moi, Conrad de Montferrat, sans qui vous seriez à ce jour esclaves du sultan. Alors je décide que cet homme sera banni et laissé à la justice de Dieu !
De nouveau la terrible voix dut surmonter les protestations et grognements, plus faibles sans doute qu’un moment auparavant.
— Taisez-vous ! Il sera conduit hors la ville, sans armes, pieds nus et sans autre protection que ses chausses et sa chemise. Il ira là où le Tout-Puissant voudra le mener. Pas très loin en pareil équipage, et sur cette terre pleine d’embûches…
Cette fois la rumeur fit entendre une satisfaction, trop légère sans doute pour que le marquis s’en contente.
— J’ajoute que sur la porte Magistra comme aux barbacanes, des archers se tiendront prêts à tirer sur quiconque s’approchera pour lui porter secours, mais aussi sur quiconque osera le molester en jetant des pierres ou quoi que ce soit d’autre. Et mes archers tirent juste ! À présent qu’on l’emmène ! Faites place ou craignez ma colère !
Thibaut était sauvé du bûcher et, ce faisant, Montferrat payait sa dette. Mais à sa manière et cette manière ne satisfaisait pas Balian.
— C’est la mort sous une autre forme que vous lui offrez, marquis. Ou, pire, l’esclavage. Les Turcs ne sont pas loin. Quant aux gens du pays, ils ne le secourront pas…
— Je ne fais que prolonger sa vie, je le sais… Mais c’est tout de même la vie. Qui peut prévoir ce qu’il saura en faire ? Nous connaissons tous deux sa valeur… Finissons-en à présent !
Les gardes entourèrent le condamné après lui avoir ôté ses chaînes, ses bottes et la cotte de laine qu’on lui avait baillées dans sa prison en lieu et place de ses vêtements déchirés. Il allait s’éloigner avec son escorte devant laquelle des hommes d’armes repoussaient la foule sans ménagements. Mais il avait eu, avant de tourner le dos à ses juges, un tel regard que Balian n’y tint pas. Il courut vers lui, écartant brutalement les soldats qui n’osèrent pas résister à ce haut baron, le prit dans ses bras et les larmes aux yeux l’accola :
— Ceux qui vous aiment vont prier pour que Dieu vous préserve et vous garde, j’en fais serment ! Et contre ce recours-là aucune flèche ne saurait prévaloir.
— Si l’on vous permet de la revoir un jour, dites à Isabelle qu’au dernier instant, son nom sera sur mes lèvres comme il est dans mon cœur depuis toujours…
Puis, repoussant doucement son ami, il poursuivit son chemin dans le cliquetis des armes auxquelles il n’avait plus droit.
Ensuite il traversa la cour et les défenses du château près de la porte Magistra sur laquelle les archers se mettaient en position de tir, les pointes tournées vers l’intérieur de la ville. Le jour était gris, froid avec des rafales de pluie qui en un instant trempèrent la toile de sa chemise et firent frissonner le banni. Ses pieds nus se recroquevillaient déjà dans la boue froide pleine d’immondices. Il serra les dents pour s’obliger à ne pas trembler tandis qu’il s’avançait au milieu d’un univers minéral constitué du fer des armes, des pierres des bâtisses, et de ce double mur humain figé par là peur et qui n’osait plus esquisser le moindre mouvement ni émettre le moindre son.
La pluie redoubla et le vent l’enveloppa d’une énorme gifle quand ses pieds touchèrent les madriers du pont-levis. Au-delà l’isthme s’étendait nu, désert dans le crépuscule qui venait. Thibaut passa près du poteau d’où il avait détaché le vieux marquis et que l’on n’avait pas songé à ôter. Il sentait sur son dos le poids de tous les regards tandis qu’il entamait son calvaire, trempé encore davantage par les embruns que la mer crachait sur lui du côté opposé au port. Alors il se mit à prier pour chasser la tentation d’en finir, de se jeter dans ces flots d’une vilaine couleur grise empanachée d’écume. Mais le suicide était le crime suprême fermant à jamais les portes de la miséricorde divine ; il était interdit plus encore au chevalier, même s’il s’agissait d’échapper à une torture ou à un cruel supplice. Pourtant, un instant, il faillit s’y laisser aller et entama les litanies de Notre-Dame à laquelle il vouait depuis toujours une vénération et une tendresse d’enfant qui n’a jamais connu sa mère. Peu à peu il se sentit mieux, même si le vent le maltraitait, si les pierres du chemin blessaient ses pieds…
Au créneau de la barbacane, Balian d’Ibelin et Jean d’Arsuf restèrent longtemps sous la bourrasque, regardant disparaître dans le soir et la brume la haute silhouette, naguère encore si fière, à présent si pitoyable.
Ils étaient encore là quand il n’y eut plus rien à voir mais l’image douloureuse était gravée au fond de leurs yeux où les larmes se mêlaient à la pluie et ils n’arrivaient pas à se persuader qu’elle s’était effacée…
Dans l’espace réduit de leur maison, Isabelle se sentait étouffer peu à peu sous la férule de sa belle-mère. En réalité Etiennette ne changeait pas et restait fidèle à elle-même. Mais ce qui se vivait assez aisément dans l’immense Krak de Moab devenait insupportable entre les quatre murs d’une demeure citadine. En outre, tant que vécut Renaud de Châtillon, c’était sa loi à lui que l’on appliquait et son épouse, craignant ses réactions brutales, prenait grand soin de ne pas le contrarier. À Tyr, la mollesse de son fils lui donnait des pouvoirs absolus, hormis celui de le séparer de sa femme bien-aimée. Etiennette en abusa : Isabelle dut vivre à la manière des épouses musulmanes de haut rang qui ne sortaient jamais. Une seule exception : la messe matinale à la cathédrale voisine où l’on se rendait « en famille ». Encore Isabelle se voyait-elle contrainte de porter un voile qui l’enveloppait jusqu’à la taille.
Elle s’en plaignit à son époux : s’il l’aimait tant, pourquoi permettait-il à sa mère de la rendre malheureuse en lui interdisant tout ce qui peut être agréable dans l’existence ? Onfroi, bon garçon au fond, en toucha un mot à sa mère. Celle-ci eut l’habileté de lui répondre avec le sourire :
— Sachez, mon fils, que je veux seulement votre bonheur. Votre femme est jeune, ravissante et étourdie. Elle rêve de plaisirs qui ne sauraient être de mise en temps de guerre et, si je l’oblige à ne sortir que voilée, c’est pour éviter que viennent bourdonner à notre porte une foule de damerets attirés par sa beauté. Celle-ci ne doit fleurir que pour vous, pour vous seul, et je la préserve ainsi des regards concupiscents des autres hommes. Nous ne sommes plus au Krak, hélas, et votre félicité n’est plus protégée par l’éloignement et nos fortes murailles. Alors laissez-moi faire ! Et donnez-lui tout l’amour que vous pouvez !
— Nul ne peut aimer plus que moi, ma mère ! protesta le jeune homme.
— Alors dites-moi donc comme il se fait que vous ne réussissez pas à la rendre grosse ? Depuis le temps !
— Je ne sais. Croyez que je fais de mon mieux !
— Ce n’est pas assez ! Une fois enceinte elle aura moins envie de sortir… et elle attirera moins les regards.
En fait, Etiennette haïssait sa belle-fille. Elle ne lui pardonnait ni son sang grec, ni la passion que lui vouait son fils et encore moins le désir violent que sa beauté fraîche avait éveillé chez Renaud, la sienne ayant passé fleur depuis longtemps. Aussi ne lui épargnait-elle aucune avanie, aucune méchanceté. Et n’ignorant pas les liens tissés jadis entre Isabelle et Thibaut de Courtenay, ce fut avec la curiosité d’un entomologiste épinglant un trop beau papillon, non sans délectation, qu’elle lui apprit le drame dont son ami d’autrefois venait d’être victime. Épiant sa réaction, elle conclut :
— Pour avoir navré son propre père, ce monstre méritait les flammes du bûcher autant que celles de l’enfer ! Il a eu la chance d’avoir affaire à ce Montferrat dont la perversité et l’impiété ne font aucun doute ! N’est-ce pas votre avis, ma fille ?
Isabelle était incapable de répondre. Blême, tétanisée d’horreur, elle crut que sa vie l’abandonnait avec son sang refluant vers l’extrémité des membres. Ses lèvres s’agitèrent sans qu’aucun son les franchît. Les yeux démesurément agrandis, elle se leva pour fuir cette cruauté étalée devant elle, mais ses jambes lui refusèrent leur secours et elle s’écroula sur le sol, évanouie.
— Mère ! cria Onfroi en se jetant sur elle. Que lui arrive-t-il ? Qu’est-ce que cela signifie ?
Calmement, Etiennette acheva la coupe de vin qu’elle portait alors à ses lèvres et répondit :
— Que j’avais raison de la garder comme je l’ai fait et qu’il faudra continuer ! Celui-là évincé, il en reste d’autres… À commencer par Montferrat !
— Mais enfin, venez la secourir ! La voilà toute pâmée et si pâle.
— Ce n’est rien. Jetez-lui de l’eau au visage, cela la fera revenir !
Et, haussant les épaules, Etiennette sortit de la salle où l’on venait de prendre le repas du soir.
Les jours qui suivirent furent affreux pour Isabelle dont les nerfs cédaient sous les coups du chagrin. Elle eut des crises de larmes. Elle retomba, comme à Naplouse, dans le cercle infernal des angoisses, des cauchemars suscités par l’image du bannissement de Thibaut décrit avec une si dure précision par Etiennette. Elle ne cessait de réclamer sa mère, ce dont Etiennette ne voulait même pas entendre parler. Onfroi, lui, ne savait plus à quel saint se vouer et se sentait devenir fou en face de cette femme ravagée par les pleurs dans laquelle il cherchait en vain à retrouver l’exquise compagne de ses nuits. Cela lui donna le courage d’affronter sa redoutable mère ; il l’implora avec des larmes et, devant la douleur de son fils, Etiennette finit par céder. Un serviteur alla au château prier la reine Marie de venir faire visite à sa fille. Mais la dame prit ses dispositions pour ne pas la rencontrer :
— Vous la recevrez seul, précisa-t-elle à Onfroi. Moi j’irai prier à la cathédrale… Tâchez qu’elle ne s’éternise pas !
Or, au lieu de Marie Comnène, ce fut Conrad de Montferrat qui se présenta flanqué de son médecin.
— J’ai appris que la princesse Isabelle est souffrante, dit-il à Etiennette après l’avoir saluée comme il convenait. Et voici maître Antoni, un savant mire milanais que j’ai attaché à ma personne…
— Ma bru réclame sa mère, pas les soins d’un homme dont elle n’a nul besoin ! Ce sont maux féminins auxquels les mâles n’entendent rien, riposta vertement Etiennette que cette visite contrariait fort.
— La reine Marie est elle-même dolente. Elle viendra dès qu’elle le pourra mais, en attendant, permettez à maître Antoni de voir la malade !
— Pour quoi faire ? Elle souffre de l’esprit plus que du corps et l’amour dont l’entoure son époux la guérira mieux que vos remèdes. Cependant, je vous remercie, sire Conrad, de vous être dérangé pour elle.
Si elle espérait voir Montferrat tourner les talons, c’était une lourde erreur. La mine affable du marquis disparut derrière un nuage menaçant.
— Gracieuse dame, fit-il avec un sourire féroce, vous semblez oublier un fait d’une grande importance : c’est le prix qu’attachent tous ceux de ce royaume – ou de ce qu’il en reste ! – à la vie de la dernière fille du roi Amaury. S’il arrivait malheur à la reine Sibylle – et l’on dit que sa santé n’est pas des meilleures depuis qu’elle a accouché d’une fille morte –, c’est à la princesse Isabelle que les barons, unanimes cette fois, porteraient la couronne. Elle n’est donc pas seulement votre bru mais, avant tout, un enjeu politique.
— Ce qui veut dire ?
— Que j’entends lui procurer les meilleurs soins. Aussi vais-je envoyer une litière pour la ramener au château… avec son époux, bien entendu !
— Ce serait violer mes droits : votre princesse est l’épouse d’Onfroi de Toron, seigneur de Kérak, de Moab et de Toron, et…
C’est vrai, je l’avais oublié, susurra le marquis avec la mine pateline du chat sur le point de croquer la souris. Mais en ce cas, que fait-il ici dans les jupes des femmes ? Si ce que l’on dit est vrai, le Krak n’est pas tombé contrairement au Toron qui n’est pas loin d’ici et qu’il n’a rien fait pour conserver. Que n’y est-il en ce moment ?
— Saladin l’a libéré contre promesse de ne plus porter les armes contre lui. Cela compte, il me semble !
— Cela compte surtout pour un couard ! Riposta Montferrat sans s’encombrer de politesse superflue. Cette promesse obtenue par contrainte, le Patriarche… ou même le premier archevêque venu pouvait l’en délier, mais apparemment il préfère s’y tenir. Aussi, je déclare, moi, qu’il est incapable d’assurer la protection de si haute et si précieuse dame… La litière sera là dans un moment. Je l’escorterai moi-même !
— Vous oseriez user d’armes dans « ma » maison ?
— Sans hésiter ! D’autant plus que la maison n’est pas à vous, elle vous est seulement prêtée…
Maîtrisant sa colère, la Dame du Krak capitula :
— Si vous le prenez ainsi, je permets à votre médecin d’aller visiter ma bru, dit-elle avec une condescendance que le marquis accueillit d’un œil ironique.
— Grand merci ! Seulement il ne me plaît plus, à moi. La résistance que vous venez de m’opposer me convainc que la « princesse » n’est pas en sûreté dans cette maison. Dans un moment elle sera au château !
Furieuse, Etiennette comprit qu’avec cet homme elle ne serait pas la plus forte. Une heure après, une litière fermée de rideaux et portée à dos d’hommes à cause de l’exiguïté des rues amenait Isabelle au château où sa mère – qui n’était pas malade le moins du monde ! – et Euphémia la reçurent à bras ouverts. On l’installa dans la chambre des dames. Quant au pauvre Onfroi, force lui fut de prendre logis dans le quartier de ces hommes de guerre qu’il détestait tant. Il ne pourrait rejoindre son épouse derrière les courtines fermées de son lit que lorsqu’elle serait guérie. Mal résigné et néanmoins prévoyant, il avait emporté deux livres.
Etiennette essaya bien de suivre sa belle-fille, mais on la pria fort courtoisement de rester là où elle était : le château manquait de place et elle n’y eût pas joui de toutes les aises qu’elle méritait. En outre, s’il y avait peu de place pour elle, il n’y en avait pas du tout pour sa servante Josefa, soupçonnée de faux témoignage par Balian d’Ibelin et qui devait seulement au respect dû à sa maîtresse de n’avoir pas été jetée, elle aussi, hors les murs de la ville.
Cependant, la guerre n’allait pas tarder à reprendre ses droits.
Celui qui la ralluma fut le dernier dont on attendît une telle audace : Guy de Lusignan, roi honni, décrié, sans armée, sans royaume, mais poussé peut-être par son frère, le Connétable Amaury, et par son épouse Sibylle, enragée de n’être plus qu’une réfugiée à Tripoli, rassembla ce qu’il put trouver de chevaliers francs, et pèlerins nouvellement débarqués, auxquels s’ajoutèrent les Templiers de Gérard de Ridefort réfugiés à Tortose et des Hospitaliers de Margat. Avec cette petite armée, Guy s’en vint mettre le siège devant la seconde ville du royaume défunt et son port principal : Acre. La grande tente rouge des rois de Jérusalem fleurit bientôt la colline de Tell el-Foukhar à l’est de la ville, « et Sibylle y fut avec lui »…
Entreprise insensée : la place était forte, vaste, gardée par la mer à l’ouest et à l’est par un véritable barrage de hautes et longues murailles(30), dominée par un formidable donjon : la Tour Maudite. En outre une solide garnison, commandée par un neveu du sultan et plus nombreuse que les assaillants, la défendait. Néanmoins ceux-ci réussirent à bloquer la ville côté terre et à prendre pied, sur le rivage, où ils pouvaient recevoir des secours.
Quand Saladin comprit ce qui se passait, il accourut à la rescousse et enferma à son tour les assiégeants dans un demi-cercle de fer, mais les hommes des Lusignan étaient déjà retranchés dans un camp fortifié que ne pouvaient atteindre ni les hommes de l’intérieur de la ville, ni l’armée de Saladin. En outre, les renforts allaient leur arriver d’Occident et tout d’abord de France. Vinrent avec leur chevalerie le comte Robert de Dreux, petit-fils du roi Louis VI le Gros, accompagné de son frère l’évêque de Beauvais, le comte de Bar, Guy de Dampierre, Raymond de Turenne, Geoffroy de Joinville et Narjot de Toucy, tous preux chevaliers animés par une foi réelle et le désir profond de reconquérir Jérusalem et le tombeau du Christ. On attendait la grande armée allemande de Frédéric Barberousse qui, lui, avait choisi la route de terre par Byzance et l’Anatolie. Sa prochaine arrivée suscitait de grands espoirs : on disait qu’il amenait cent mille hommes disciplinés et bien entraînés. De quoi balayer Saladin et ses mamelouks quand le vieil empereur à la barbe rouge tomberait sur lui et qu’il se retrouverait coincé entre les Francs et les Allemands. On crut même Saladin proche de la déroute quand on sut que Frédéric, à Konya, venait de vaincre le maître de cette ville clé et faisait alliance avec lui contre le sultan. Mais… un jour d’été torride où il avait fourni une longue chevauchée, Frédéric arriva au bord du fleuve Selef dont les eaux fraîches le tentèrent. Il avait très chaud… et aussi soixante-dix ans : il fut frappé de congestion et coula à pic.
Le signe particulier des armées allemandes manœuvrant comme un seul homme sous les ordres d’un chef est de perdre le moral quand le chef en question vient à faire défaut. Celle de Frédéric n’y manqua pas. D’autant que Frédéric de Souabe, fils de l’empereur, n’avait guère d’autorité. L’armée se débanda. Une partie rentra au pays, une autre se dirigea vers Antioche, une troisième – la plus importante – se laissa surprendre par l’un des émirs de Saladin et ses survivants furent vendus comme esclaves. Encore celle qui gagna Antioche fut-elle décimée par une épidémie et il ne resta plus au prince de Souabe qu’un millier d’hommes pour espérer conduire à Jérusalem le corps embaumé de l’empereur. Seule la tête y arriva un jour… trois ans plus tard. Il avait fallu enterrer le reste un peu vite. Néanmoins Frédéric réussit à rejoindre Acre avec ses mille hommes démoralisés.
Ainsi s’installa une guerre étrange où les Francs s’efforçaient de réduire les défenseurs d’Acre par la famine, tout en se défendant de leur mieux contre le harcèlement que leur faisait subir Saladin. L’immense camp des nouveaux arrivés, étiré au long des remparts, devint une sorte de ville de toile avec ses quartiers regroupant tant de nationalités diverses que l’on y parlait vingt langues. Essentiellement militaire bien sûr, mais ne manquaient ni les musiciens, ni les cabarets en plein vent, ni les filles follieuses dont il arrivait que la beauté attire, parfois jusqu’à la désertion, un mamelouk mélancolique. Car au fil du temps s’établit une bizarre cohabitation entre les deux camps : entre deux engagements on se parlait, on chantait, on dansait ensemble… Après quoi l’on retournait s’étriper congrûment sans le moindre état d’âme au nom du Christ ou au nom de Muhammad. Une chose était certaine : on ne progressait ni d’un côté ni de l’autre, à ceci près que chez les Francs une nouvelle espérance succédait à celle suscitée par l’armée de Barberousse : les deux plus grands souverains d’Occident, Philippe de France et Richard d’Angleterre, avaient pris la croix. On ne savait quand ils arriveraient, mais on croyait fermement qu’ils viendraient. Néanmoins, cela allait durer, durer… en dépit de contingents importants et prestigieux.
Vinrent ainsi de Pise une escadre menée par l’archevêque de la ville, Ubaldo, légat du pape Clément III, puis de Venise une autre escadre menée par Giovanni Morosini et Domenico Contarini, des Danois, des Bretons, des Flamands, d’autres encore. Plus tard, le comte Henri II de Champagne avec Thibaut de Blois, Etienne de Sancerre et toute une belle chevalerie. En fait, l’horreur soulevée par le massacre de Hattin et la chute de la Ville sainte portait ses fruits et, de toutes parts, on accourait vers cette petite bande de terre sous Acre où s’accrochait l’espoir de voir renaître le royaume…
Au château de Tyr, cependant, Isabelle se remettait peu à peu de la violente douleur ressentie en apprenant la condamnation de Thibaut. Débarrassée de l’obsédante présence d’Etiennette, entourée de tendresse par sa mère, la grosse Euphémia et ses deux demi-sœurs Helvis et Marguerite, la jeune femme permit à sa douleur sinon de s’endormir, tout au moins de recevoir les baumes qui apaisent les blessures à vif, les pansements qui les protègent de nouvelles atteintes. Dans le logis des dames, elle réapprit à goûter la beauté d’un soleil couchant, l’odeur de la mer, le bonheur de mordre dans un fruit ou de contempler l’immense voûte couleur lapis-lazuli d’un ciel nocturne. Elle retrouva aussi le désir de s’occuper des autres, de soigner leurs douleurs physiques ou morales.
Ainsi elle finit par prendre en pitié son pauvre Onfroi dont elle devinait ce qu’il pouvait endurer dans le quartier des chevaliers. Elle l’appela près d’elle aussi souvent qu’il était possible, même si elle ne se sentait pas encore le courage de le recevoir dans son lit. L’étroitesse des lieux – l’épouse de Balian, ses filles, ses femmes et les vieilles dames de Gibelet et d’Arsuf, arrivées depuis peu, se partageaient deux chambres hautes ! – lui offrait une excuse toute naturelle pour le tenir à distance comme les autres hommes. De même qu’Ibelin, Onfroi n’osait protester et se contentait de ce qu’on lui donnait, sachant bien que sans ces instants exquis passés auprès d’elle il n’aurait pas supporté les contraintes imposées par le marquis et le sévère entraînement qu’il exigeait de tout homme en état de porter des armes. Que Tyr soit pratiquement imprenable était une chose, mais Saladin n’était pas loin et la défense de la ville surpeuplée exigeait une vigilance de tous les instants. La réputation d’Onfroi n’était déjà pas brillante et le seigneur à l’aigle noir ne se gênait pas pour lui faire entendre que noblesse oblige et que l’on était en droit d’attendre du petit-fils du grand Connétable autre chose que l’art de tourner un poème ou de chanter des chansons en s’accompagnant du luth.
Cette intransigeance envers un époux dont elle savait bien qu’il ne serait jamais un héros et que l’on ne fait pas un aigle d’une tourterelle irritait Isabelle. Comme l’irritait d’ailleurs le marquis tout entier.
Depuis qu’il l’avait ramenée au château, Montferrat venait chaque jour la saluer et prendre de ses nouvelles. Son attitude était toujours parfaite de respectueuse courtoisie et d’amabilité, mais l’épouse d’Onfroi était trop fine pour ne pas deviner ce qui couvait sous les belles paroles, le souci méticuleux de sa santé et les menus présents de parfum ou de pièces de soie qu’il leur offrait, à elle et à la reine Marie. Il lui avait suffi pour cela de plonger une seule fois son regard dans les yeux ardents et avides de Conrad : il éprouvait pour elle un désir violent, une de ces passions égoïstes où l’amour n’a pas beaucoup de place, sinon pas du tout. Il la voulait, simplement, et elle s’en méfiait, ne le connaissant pas assez pour deviner jusqu’où il était capable d’aller pour la faire sienne. Dans ces conditions, il ne pouvait que lui déplaire, d’autant plus qu’elle n’arrivait pas à lui pardonner le bannissement de Thibaut.
Bien qu’elle n’aimât guère plus le marquis, Marie s’était efforcée d’amener sa fille à plus de justice :
— Soyez équitable, Isabelle ! Comme à tous ceux qui estiment le chevalier de Courtenay et croient à son innocence, sa condamnation ne peut que paraître affreusement injuste, mais je crois, en conscience, qu’en sauvant sa vie le marquis a fait ce qu’il était possible de faire pour lui en de telles circonstances. Songez qu’ameutée par cette horrible Josefa, la ville entière l’attaquait, réclamant pour Thibaut le châtiment des parricides.
— Ce qu’il pouvait, ma mère ? À mon sens, il eût peut-être mieux valu le garder en prison le temps nécessaire à la découverte du véritable meurtrier.
— Et par quel moyen ?
— Se saisir de l’accusatrice, la bien questionner afin de lui faire cracher la vérité !
— Ma fille ! s’écria l’ex-reine abasourdie par l’impitoyable violence qu’Isabelle laissait transparaître. Êtes-vous en train de me dire qu’il la fallait confier aux tourmenteurs ?
— Pourquoi pas ? Ce genre de femme – et j’ai appris à la connaître – n’est que haine, envie et méchanceté. Elle était la mauvaise conseillère de feue dame Agnès, notre ennemie, et elle exerce à présent ses talents auprès d’Etiennette de Milly qui, certes, n’avait pas besoin d’un surcroît de cruauté, en étant suffisamment pourvue. Qui vous dit qu’elle et Josefa n’ont pas machiné le crime ?
— Je n’en vois pas la raison.
— La raison, c’est mon amour pour Thibaut, cet amour né avec moi je crois bien et dont j’ai compris trop tard qu’il était l’essence même de ma vie. Cet amour que j’ai renié un moment pour ce qui n’était rien d’autre qu’une illusion, mais qui me tient à présent captive du plus fort des enchantements et qui ne s’éteindra jamais, parce que je l’emporterai avec moi dans la mort et même au-delà, jusque dans les nuages où règne notre Dieu Tout-Puissant !
Jamais encore Isabelle n’avait livré son secret, ni surtout révélé la profondeur et la force de celui-ci. En l’écoutant, en contemplant le rayonnement soudain de son visage et de son être tout entier, Marie se sentit envahie par un étrange sentiment d’humilité et d’admiration, comme si l’éblouissante lumière de l’Amour absolu venait d’éclairer la profonde embrasure de fenêtre où elles se trouvaient toutes deux, rejetant les rayons du soleil à l’état d’un simple lumignon. Elle comprenait à présent pourquoi sa fille souffrait tant du sort réservé à celui qu’elle aimait.
— Isabelle, murmura-t-elle, il faut prier !
— Pour qui ? Pour lui, livré sans armure avec ses seules mains nues à tous les dangers, toutes les cruautés des hommes et de la nature dans un pays ravagé par la guerre ? Je ne fais que cela !
— Non. Pour vous, Isabelle ! Pour que le Seigneur vous préserve, vous si belle, de la passion des autres hommes et des contraintes parfois insupportables auxquelles le destin oblige presque toujours celles qui naissent aux marches d’un trône. Et parce que vous seriez plus malheureuse que quiconque.
— À quoi pensez-vous, ma mère ?
— À votre sœur Sibylle qui, depuis des mois, est là-bas devant Acre, dans le tref pourpre de son époux. Le bruit court qu’elle est malade et, avec l’hiver qui vient, son état pourrait empirer. Si elle venait à trépasser, c’est à vous que reviendrait la couronne parce que c’est elle qui a été élue par droit de primogéniture et que Guy de Lusignan est seulement roi consort. Qu’elle disparaisse et l’époux n’est plus rien. C’est vous qui serez tout !
— Peut-être, mais je ne vois pas en quoi j’en serais plus malheureuse. Je suis mariée, il me semble. Si je suis reine, mon époux deviendrait roi comme l’est aujourd’hui Lusignan.
— Lui, roi ? Croyez-vous que les hauts barons et la chevalerie entière qui le méprisent accepteraient de plier le genou devant lui ?
— Il le faudrait bien puisque moi je l’ordonnerais ainsi.
— N’en soyez pas si certaine. Avez-vous donc oublié votre père ? Pour obtenir le royaume auquel cependant sa naissance lui donnait plein droit, il a dû répudier Agnès. Il l’aimait, en avait deux enfants, après quoi il m’a épousée.
— Pour son bonheur, ma mère ! Je sais qu’il vous aimait !
— Pas un instant je n’en ai douté, mais un homme est un homme. Au lit comme au gouvernement il impose sa loi et, si l’épouse ne trouve pas grâce à ses yeux, il peut la délaisser, chercher des compensations. Il n’en va pas de même pour une femme bien que reine : il lui faudrait subir l’époux choisi pour en avoir descendance. Quand on aime comme vous aimez le bâtard, ne serait-ce pas la pire épreuve ?
— Si cruelle que je ne veux pas y penser ! Si je devais succéder à Sibylle, ou bien j’imposerais Onfroi comme elle a imposé Guy, ou bien je refuserais la couronne !
— Je ne pense pas que vous en auriez le droit. Parce que régner serait votre devoir !
Sibylle mourut en octobre 1190, victime d’une de ces épidémies qui s’abattaient avec une sorte de régularité sur le camp devant Acre devenu pléthorique. Trop de gens s’y entassaient, plus ou moins aptes à supporter le climat. Trop de ribaudes aussi, arrivées d’un peu partout pour profiter des richesses apportées par les croisés venus d’Occident. Les plus belles étaient parfois les plus dangereuses parce qu’elles portaient en elles des maladies, des virus récoltés ici ou là et qu’elles propageaient au plus grand nombre. En outre, les vivres commençaient à manquer et les tentatives pour desserrer l’étau établi par Saladin s’avéraient infructueuses. Enfin, avec l’automne, les pluies si bénéfiques d’habitude se firent catastrophiques.
La jeune reine de trente ans s’éteignit un soir à l’heure où derrière les remparts de la ville assiégée s’élevait l’appel des muezzins à la prière du soir. L’évêque d’Acre qui prononçait alors les prières pour que Dieu soit clément à cette âme égoïste et légère éleva la voix pour étouffer celle des infidèles. Ceux qui, à genoux, emplissaient le fragile palais de soie pourpre y ajoutèrent la leur avec plus de colère que de piété. Au pied du lit habillé d’azur où s’étalait, vainement sensuel, l’or d’une chevelure dénouée, Guy de Lusignan, le visage pressé contre les pieds de sa femme, sanglotait à fendre l’âme, indifférent à ce qui se passait autour de lui. Il resta là même quand tous sortirent pour permettre aux suivantes de la reine de procéder à la toilette funèbre, inconscient des chuchotements qui s’élevaient déjà parmi les barons et les chefs de guerre réunis par force.
Quelqu’un dit – et c’était Simon de Tibériade, l’époux d’Ermengarde d’Ibelin :
— La reine Sibylle est morte. Vive la reine Isabelle !
Et comme le comte de Dreux s’étonnait, faisant observer que le roi Guy, lui, vivait toujours, on lui expliqua que Sibylle n’était pas l’épouse du roi mais la reine couronnée, et que Lusignan sans elle n’était plus rien. Le Connétable Amaury qui écoutait, l’œil sombre et les bras croisés, fit observer que c’était Guy et non Isabelle qui était venu assiéger Acre et qu’il méritait bien de garder la couronne. Les barons du pays lui opposèrent alors les lois du royaume. Et il dit :
— Que vous n’aimiez pas Guy peut se comprendre, car il a eu de grands torts dont il s’est bien repenti, mais songez qui est à cette heure l’époux d’Isabelle de Jérusalem. Allez-vous détrôner Guy pour mettre à sa place Onfroi de Toron qui a peur de son ombre et ira se cacher en criant « au secours » plutôt que se laisser porter au trône ? Nous avons besoin d’un vrai chef.
— Ce n’est pas votre frère, riposta Tibériade. Sans vous il ne serait pas ici. Quant à Isabelle, il lui sera facile de répudier Onfroi. Il y a, dans Tyr, l’homme qu’il-nous faut. Avec lui nous aurons une nouvelle dynastie forte et déterminée.
Et au matin, tandis que le deuil s’étendait sur le camp et le respectueux silence ordonné par Saladin sur celui des Musulmans, un navire portant l’évêque d’Acre et les plus hauts barons du royaume anéanti fit voile vers la vieille capitale phénicienne.
La nouvelle y était déjà connue. Si Montferrat, l’œil étincelant sous la paupière qui s’efforçait de le voiler, attendait la délégation au port, en compagnie de Balian d’Ibelin, Isabelle, enfermée dans la chapelle avec sa mère, implorait le ciel d’écarter d’elle cette couronne qu’elle redoutait comme un calice empoisonné et refusait les douces représentations de Marie qui ne savait trop si elle devait se réjouir ou se désoler d’avoir eu raison si vite.
Elle ne put cependant éviter de laisser ouvrir les portes du petit sanctuaire devant l’archevêque et de plier le genou pour baiser l’anneau de la main dont il traça sur elle le signe de bénédiction. Elle l’écouta ensuite avec un calme apparent déplorer la mort de Sibylle et lui faire part de son élévation au trône qui avait été celui de son père et de son frère. Mais, quand il en vint à l’obligation pour elle de se séparer d’Onfroi de Toron, la jeune femme s’insurgea :
— Faites-vous si bon marché du mariage, monseigneur ? J’ai été unie à mon époux devant Dieu et devant les hommes, et dûment bénie en la chapelle du Krak de Moab. Ce sont liens sacrés que l’homme, fût-il roi, ne saurait rompre.
— Sauf dans certains cas. Une reine se doit d’assurer sa descendance. C’est chose primordiale aux yeux de l’Église. Or, mariée depuis sept ans, vous n’avez toujours pas d’enfant.
— Peut-être n’est-ce pas la faute de sire Onfroi ? Peut-être est-ce la mienne ?
Elle était prête à se charger de tous les torts, de toutes les fautes même, pour éviter un divorce qui la livrerait à Conrad de Montferrat. Elle en avait peur et l’idée de ce qui l’attendrait au soir de ses noces la révulsait. Aussi entendait-elle s’accrocher à Onfroi parce qu’il était le seul rempart entre elle et la concupiscence tellement évidente du marquis. Incapable de cruauté, son amour était comme un cours d’eau tranquille, devenu sans surprise avec le temps et à l’abri duquel ce grand amour qui lui brûlait le cœur pouvait vivre caché comme le feu sous la cendre. Cependant l’archevêque Etienne la reprenait en souriant :
— Madame ! Les femmes de votre auguste famille sont fécondes ! Il n’y a aucune raison pour qu’il n’en soit pas de même pour vous. La faute, si faute il y a en cette matière où Dieu et la nature commandent, ne saurait être imputée qu’à sire Onfroi !
— Et cependant je le garderai ! Je refuse de m’en séparer et, puisque seule la couronne m’y contraint, je refuse la couronne ! Si vous et les barons du royaume tenez tellement à prendre le marquis de Montferrat comme souverain, eh bien prenez-le !
— Un changement de dynastie sans aucun lien avec celle qui règne depuis le début ? Personne ne l’acceptera.
— Vraiment ? N’y a-t-il jamais eu de précédent ? Quand mon grand-père Foulque d’Anjou est devenu roi, il arrivait droit d’Occident et il était un Plantagenêt…
— Mais il épousait Mélisende de Jérusalem et la chaîne n’était pas rompue. Vous le savez très bien, madame, et je vous demande en grâce de réfléchir encore… au nom de votre peuple et du Dieu Tout-Puissant. Il est bien d’aimer son époux mais, quand on est reine, c’est le trône et ceux qui en dépendent qui doivent l’emporter.
— Je ne changerai pas d’avis. D’ailleurs, vous ne possédez pas le pouvoir d’annuler mon mariage. Seul notre Saint Père le pape a ce pouvoir…
— Ainsi que le cardinal légat Ubaldo qui le représente. Réfléchissez encore, madame, et priez en songeant à cette grande armée venue reconquérir le royaume de vos pères constitué autour du Saint-Sépulcre. Ils endurent mort et misère dans ce camp où les maladies détruisent ceux que ne tuent pas les guerriers de Saladin et les pots de naphte enflammée déversés sur eux par ceux d’Acre. Votre sœur elle-même vient de trépasser dans de grandes douleurs. Faut-il que ce soit pour rien ? Je vous laisse à présent…
L’archevêque se retira, laissant Isabelle abîmée devant l’autel où les flammes des cierges animaient, comme de petites vagues, les veinures chatoyantes du tabernacle de malachite et d’or. Dans le cauchemar qui venait de s’abattre sur elle, la jeune femme se tournait tout naturellement vers Dieu. Elle se sentait cernée, assiégée comme ceux d’Acre par ces volontés, ces bonnes raisons, d’État ou non, et surtout le désir farouche de Montferrat de se l’approprier et de coiffer la couronne. Seul Dieu pouvait la délivrer.
Il lui donna au moins des forces pour combattre, et avant tout sa mère et Balian. À celui-ci, elle jeta, furieuse :
— Que ne réclamez-vous pour vous-même la royauté, sire mon père ? Votre épouse était reine plus que je ne le serai jamais ! Pourquoi ne pas choisir la veuve du roi Amaury ?
— Parce que cela ne se peut pas, Isabelle ! Les lois et usages du royaume s’y opposent. C’est l’ordre de la primogéniture qui commande.
— Hé, je le sais bien ! Je m’y plierais à l’instant si l’on ne prétendait me contraindre à rompre mon mariage. Et pourquoi, je vous le demande ? Parce que mon époux n’est pas un foudre de guerre, qu’il préfère la paix et…
— Ne m’obligez pas à vous répéter que c’est un pleutre qui a peur de tout. Je ne suis même pas certain que ce soit un homme véritable. Pourriez-vous sans être accablée de honte le voir à la place de Baudouin ?
— Ma sœur y a bien mis un benêt !
— Mais qui sait quand même se battre. Isabelle, croyez-vous que j’ignore comment, depuis longtemps déjà, il a perdu votre amour… s’il l’a jamais eu. Alors pourquoi vous obstiner ?
— Parce que le marquis me fait horreur !
Et elle s’écroula sur le sol, secouée par une violente crise de larmes.
Quelques jours plus tard, une nef drapée de noir amenait à Tyr le corps embaumé tant bien que mal de Sibylle pour y être inhumé dans la cathédrale, la seule du royaume qui pût encore la recevoir. Si venait le temps de la reconquête, viendrait aussi celui de la rapporter aux tombeaux du Calvaire…
Tyr se vêtit de noir pour elle et suivit le cercueil porté par des chevaliers à travers les rues étroites souvent coupées d’escaliers, qu’une pluie désespérante ne cessait de tremper. Le peu de famille que laissait la défunte venait derrière dans les atours du deuil. L’époux en premier, dont les yeux mouillés de larmes ne quittaient pas la couronne d’or posée sur l’étendard royal recouvrant la longue boîte de cèdre odorant.
Isabelle aussi regardait ce cercle orfévré, bosselé de pierres dont on voulait à tout prix la coiffer ; mais, elle, c’était avec aversion, comme si elle pressentait l’incroyable suite de douleurs dont elle aurait à souffrir à cause d’elle. À cet instant, elle ne songeait qu’à poursuivre son combat pour garder auprès d’elle le magnifique garçon aux yeux en amande qui eût pu servir de modèle à une statue grecque, mais certes pas celle d’un Achille ou d’un Ulysse. Cependant, elle comptait encore sur lui, sur la réaction qu’il ne pourrait manquer d’avoir lorsque bientôt, dans la grande salle du château, la délégation des barons lui demanderait de renoncer à elle et de se retirer. S’il montrait la même détermination qu’elle-même, rien ni personne ne pourrait les séparer…
L’heure fatidique vint trop vite au gré d’Isabelle, car les guerriers qui l’entouraient étaient pressés de retourner dans leur enfer devant Acre : la courtoisie retenue de Saladin ne durerait sans doute plus longtemps. Face à ces hommes marqués de blessures anciennes ou nouvelles, de fatigue aussi, face à ceux qu’elle aimait et aussi à l’archevêque, elle prit Onfroi par la main et affirma sa volonté de ne devenir reine qu’avec lui comme roi consort. Onfroi, dont les doigts étaient glacés dans les siens, lui fit écho et une rumeur de colère passa sur l’assemblée comme un vent de tempête. Mais personne, pas même le prélat, n’eut le temps de répondre : un chevalier de carrure athlétique dont le tabard armorié portait un simple écu écartelé d’or et d’azur sortit de la délégation. Il se nommait Guy de Senlis, d’ancienne maison remontant à Charlemagne. C’était un preux et un seigneur que sa naissance autorisait à faire ce qu’il allait entreprendre.
En trois enjambées il fut devant Onfroi, le regarda au fond des yeux et déclara d’une voix grave :
— Tout homme d’honneur a droit de défendre son bien et sa cause les armes à la main. C’est ce que je vous propose en vous donnant mon gage. Avec l’aide de Dieu, prouvez à vous-même et à cette noble assemblée que vous êtes digne d’être l’époux d’une reine !
Sans violence aucune, Guy de Senlis ôta son gantelet et le jeta aux pieds d’Onfroi…
Un profond silence s’abattit soudain. Énorme. Assourdissant parce qu’il étouffait le bruit des respirations contenues, même les battements du cœur affolé d’Isabelle. Sa main se détacha de celle de son époux afin de lui laisser toute liberté. Ses yeux pleins de larmes le suppliaient. Onfroi allait se baisser, relever le gage, puis demain, dans la cour d’honneur, il affronterait ce chevalier inconnu ! Il fallait qu’il le fasse ! Il ne pouvait pas l’abandonner, elle qu’il prétendait tant aimer, parce qu’il avait… peur ? Dieu Tout-Puissant, ce n’était pas possible qu’il reste là sans bouger, regardant cette main d’acier qui attendait la sienne. Il allait…
Non, il ne se penchait pas. Au contraire, il relevait la tête, considérant, avec ce qu’il fallait bien appeler de l’effroi, ces gens qui semblaient tous prêts à se jeter sur lui comme un vol de vautours. Mais…
— Non ! cria-t-il soudain. Non, je ne me battrai pas ! Démariez-nous si vous voulez… et gardez votre couronne !
Sans regarder sa femme devenue blanche comme un linge et que Marie se précipitait déjà pour soutenir, le petit-fils du grand Connétable s’enfuit de la salle et courut se réfugier dans la maison près de la cathédrale, tandis qu’Isabelle glissait à terre, miséricordieusement évanouie.
Etiennette de Milly était là, elle aussi, prête à soutenir son fils dans ce qu’elle considérait comme un déni de justice et une spoliation. Elle aussi blêmit devant l’effondrement brutal de ses ambitions, mais elle était d’un autre bois que sa bru. Pour rien au monde elle n’aurait voulu que ces gens, témoins de sa honte, lui adressent la parole. Elle n’avait que faire de leur commisération. Très droite sous les voiles noirs qu’elle ne quittait plus depuis la mort de Renaud, elle sortit de la grande salle et rentra chez elle.
Là, sans un mot, elle gagna sa chambre, ordonna à Josefa d’aller chercher son confesseur et ouvrit ses coffres pour mettre ordre dans ses affaires. De son immense fortune perdue, il lui restait de l’or et des joyaux. Elle en fit trois parts inégales : l’une destinée à la poignée de serviteurs qui l’avaient suivie depuis le Krak, la deuxième pour ce fils qu’elle ne-voulait plus revoir et la troisième pour le couvent où elle entendait se retirer. Josefa n’aurait rien : elle devrait se contenter du collier qu’elle avait réussi à s’approprier au prix d’un crime dont Etiennette ne se voulait complice en rien. Et dont elle ne parla pas au vieux prêtre auquel elle se confiait depuis son arrivée à Tyr. Car si elle se tournait vers Dieu à cette heure affreuse, c’était moins par amour pour Lui qu’afin de fuir à jamais le regard des hommes. Ceux-là devraient s’arranger de leur propre destin et elle n’éprouvait aucune contrition des méfaits machinés au cours d’une vie déjà longue. Dieu seul lui semblait un interlocuteur convenable pour celle qui avait été la Dame du Krak.
Le lendemain à l’aube, elle gagnait seule et à pied la maison des moniales de Sainte-Calixte.
Dix jours après la mort de sa sœur, Isabelle était couronnée reine de Jérusalem par l’archevêque d’Acre en remplacement du Patriarche toujours à Rome ; et deux jours plus tard, dans cette même cathédrale où, jadis, sa mère avait épousé Amaury Ier, elle était unie à Conrad de Montferrat. Jamais sans doute sous les joyeux atours rouge et or des épousailles on n’avait vu mariée plus pâle et, quand il lui fallut mettre sa main dans celle du marquis, cette main était glacée.
Jusqu’au dernier moment elle avait espéré que le cardinal légat Ubaldo n’accepterait pas de rompre un mariage qui ne présentait en apparence aucune faille, mais la reine Marie et les barons avaient fait ressortir plusieurs causes d’empêchement : l’âge d’Isabelle d’abord au moment du mariage, l’absence de consentement des parents (même s’il avait été arraché à Baudouin IV malade) et surtout la contrainte dont la fillette avait été l’objet puisqu’elle avait été conduite au Krak après que l’on eut violé son couvent de Béthanie. Dans ces conditions, le légat ne pouvait faire autrement que déclarer nulle l’union d’Isabelle de Jérusalem et d’Onfroi de Toron. La pauvrette se retrouvait donc unie à un homme que non seulement elle n’aimait pas, mais dont elle avait peur.
La nuit de noces qui suivit eût pu décourager un homme moins déterminé : le corps ravissant qu’il découvrit dans le grand lit drapé de pourpre subit ses assauts avec une totale inertie et, lorsque enfin épuisé il s’endormit comme une masse, Isabelle titubante et le visage noyé de larmes s’en alla réveiller Euphémia et se rendit avec elle dans les bains du château, déserts à cette heure de la nuit. Là, elle se lava longuement comme pour effacer de sa peau des traces immondes. L’eau était froide et elle grelottait, mais, après que la vigoureuse Grecque l’eut enveloppée d’un drap hâtivement chauffé et frictionnée à lui arracher la peau, elle se sentit mieux et revenue dans le lit nuptial, le plus loin possible de Conrad, elle réussit enfin à trouver le sommeil.
Malheureusement il ne lui fut pas possible de s’appliquer ce traitement tous les soirs et trois mois après ces noces sinistres, Isabelle fit connaissance avec l’état de grossesse.
Elle put alors respirer car son époux, soucieux de défendre ses droits à la couronne, allait prendre sa part au siège d’Acre. En effet, si les barons du pays et quelques autres avec eux tenaient Isabelle pour leur reine incontestée, il n’en allait pas de même des seigneurs venus d’Occident dont les Lusignan s’étaient hâtés de s’attirer la sympathie. Pour ceux-là Guy, couronné au Saint-Sépulcre – de la main de sa femme sans doute mais couronné tout de même –, possédait tous les droits pour hériter de Sibylle. Conrad, lui, n’avait reçu aucune couronne et entendait la recevoir de l’ensemble des croisés. Or, en cet hiver pénible entre tous, la famine régnait dans le camp sous Acre. Le marquis chargea donc des bateaux de victuailles – sans aller cependant jusqu’à affamer sa bonne ville de Tyr ! – et fit voile vers le nord.
Son arrivée fut saluée de grandes acclamations. En dépit du temps affreux, du froid et de la boue, on se jetait à l’eau pour aider à décharger plus vite les navires de leur précieuse cargaison.
Une si grande agitation n’échappa pas aux espions que le sultan entretenait chez ses ennemis et, séance tenante, il donna l’ordre d’attaquer. Pris de court, les Francs se ruèrent à leurs défenses et un combat furieux s’engagea auquel ceux d’Acre ne manquèrent pas de se mêler en jetant du haut de leurs murailles de la naphte enflammée et de grosses pierres. Si furieux même que Saladin crut avoir bataille gagnée jusqu’au moment où un incident étrange changea le cours des choses : à l’instant où un soleil timide réussissait à percer la couverture de nuages, un chevalier venu de nulle part arriva dans le dos des Musulmans de toute la vitesse d’un superbe cheval blanc ; sur son passage, les rangs s’ouvraient et les hommes, frappés de stupeur, arrêtaient leur ruée pour le regarder avec dans leurs yeux de l’effroi, parce que ce guerrier fulgurant ne pouvait venir que de l’autre monde.
Dans les pâles rayons blancs, son haubert, son heaume et ses armes étincelaient comme de l’argent pur. Une couronne d’or fleuronnée cerclait son casque rayonnant comme la croix brodée sur sa cotte d’armes. Il accaparait la lumière, il resplendissait au point qu’on aurait pu croire que saint Georges en personne venait à la rescousse des chrétiens. Son épée tournoyante lançait des éclairs, mais ce qui le rendait si effrayant c’était le voile de mousseline blanche qui lui cachait le visage…
Une rumeur terrifiée achevée en invocation passa sur tous ces hommes, simples pour la plupart et épris de merveilleux :
— Le roi lépreux ! Il revient ! Allah ! Allah !
La fantastique apparition, cependant, ne blessait personne, ne touchait personne. Elle passa comme l’éclair à travers les troupes médusées en opérant un mouvement tournant, puis disparut vers les croupes boisées qui dominaient la plaine d’Acre. Quelques cavaliers s’élancèrent, sans pouvoir le retrouver, d’autant qu’un nuage noir avala soudain le soleil et que la pluie se remit à tomber.
La scène n’avait duré qu’un instant, mais suffisant pour que les Francs se reprennent. Les mamelouks trouvèrent devant eux la belle chevalerie du comte Henri de Champagne et l’assaut fut rejeté. Conrad de Montferrat et ses vivres furent reçus avec la chaleur que l’on imagine. Sauf peut-être par les Lusignan. Le veuf de Sibylle ne perdit pas une minute pour faire entendre à l’époux d’Isabelle qu’il entendait bien rester là où l’amour de sa femme l’avait mis et peu s’en fallut qu’ils n’en vinssent aux mains. Ce fut l’évêque de Beauvais qui trancha le débat :
— Laissons aux rois qui vont arriver le soin de vous départager ! Ils ne sont plus loin…
C’était peut-être la sagesse, encore que les barons palestiniens, oubliant leurs origines européennes, considérassent avec méfiance l’idée que le roi de France ou le roi d’Angleterre décident pour eux dans leurs affaires dynastiques. Mais comme on avait grand besoin d’eux, on s’en tint là. Conrad de Montferrat, cependant, ne quitta plus le camp devant Acre de façon à se trouver à pied d’œuvre pour défendre les droits de sa femme et surtout les siens propres, sachant qu’il ne recevrait la couronne qu’une fois Isabelle définitivement reconnue de tous.
Cette décision présentait au moins l’avantage de débarrasser la jeune femme, aux prises avec les premières nausées, d’un époux que, vu son état, elle avait de plus en plus de mal à supporter, notamment pour une simple raison : très soucieux de sa personne – il fréquentait les bains plus que la moyenne des hommes –, Montferrat adorait les parfums et en usait généreusement. Or Isabelle, qui les aimait aussi en temps normal mais avec plus de modération, s’était prise d’aversion pour l’odeur que dégageait son époux au point d’avoir mal au cœur quand son pas énergique résonnait dans les salles précédant la chambre conjugale. Son départ ne lui causa donc aucune peine.
L’hiver que l’on entamait fut cruel avec ses pluies, ses froidures, ses maladies et chacun en eut sa part ; les moins atteints peut-être étaient ceux d’Acre qui avaient des maisons pour se protéger, mais dans les deux villes de toile on eut à souffrir. De plus, les combats continuaient, ajoutant des morts, des blessés. Les croisés surtout avaient fort à faire. Par deux fois, le chevalier fantôme reparut, toujours à des instants critiques, semant encore la terreur chez les Musulmans. Au dernier passage, Saladin lança des hommes à sa poursuite, sans succès : il se fondit comme l’apparition qu’il était dans les bois noyés de brume qui escaladaient les hautes collines…
Dès lors on ne le revit plus. D’ailleurs, de vigoureux secours arrivaient…
Au premier jour du printemps, la mer se couvrit de nefs aux couleurs de France. Philippe II que l’on appelait déjà « Auguste » amenait le duc de Bourgogne, Hugues III, une belle armée et aussi Philippe d’Alsace, ce comte de Flandre dont Baudouin IV avait eu à se plaindre et qui, plus âgé, plus sage et repentant, venait enfin mettre ses forces au service de la Terre Sainte.
Du flanc de ses navires, Philippe sortit les éléments de puissantes machines de siège et s’en alla planter son tref bleu aux fleurs de lys d’or en face de la Tour Maudite, l’endroit le mieux défendu de la ville et qui portait bien son nom. Devant, ses ingénieurs installèrent une gigantesque pierrière nommée « Male Voisine » qui entreprit de faire pleuvoir sur la muraille d’énormes blocs de rochers. Pour s’en défendre, les assiégés en hissèrent une autre sur le rempart, qui fit quelques dégâts dans le camp français sans pour autant entamer la bonne humeur qui y régnait. On baptisa la catapulte « Male Cousine » et on continua l’ouvrage de bon cœur comme si de rien n’était.
Entre le roi et Montferrat l’entente se fit sans peine. D’intelligence froide et de sens politique avisé, le Capétien qui, à vingt-six ans, avait déjà fait sentir à ses grands vassaux le poids de sa volonté trouvait des correspondances dans cet homme avide de puissance, possédant les moyens intellectuels de se la procurer. En outre, marié à l’héritière de Jérusalem, celui-ci lui semblait l’interlocuteur le plus indiqué.
Du reste, son compétiteur avait momentanément disparu. En effet, si Philippe arrivait tellement plus tôt que Richard d’Angleterre, c’est que celui-ci, parti quelques jours après lui de Messine où tous deux avaient passé l’hiver, avait vu le navire portant sa sœur et sa jeune épousée Bérengère de Navarre jeté par la tempête sur les côtes de l’île de Chypre. Celle-ci appartenait alors à un prince byzantin, Isaac Comnène, hostile aux Francs et entretenant d’ailleurs quelques relations avec Saladin.
L’accueil réservé à ses navires échoués s’étant montré hostile, Richard fit débarquer son armée, tomba à bras raccourcis sur Isaac qu’il battit à Tremithoussia, le fit prisonnier et entra en maître dans sa capitale de Nicosie, ce qui faisait tomber l’île tout entière dans sa main… Apprenant les faits, Guy de Lusignan s’embarqua aussitôt pour Chypre afin d’exposer son cas à Richard et le prévenir contre Conrad de Montferrat et ses tenants. Il y réussit pleinement. Séduit par sa prestance et sa beauté, Richard s’enthousiasma pour lui et lui promit son appui plein et entier. Il était ainsi avec lui. Richard passait de la plus noire fureur à des emballements d’adolescent et c’était là, avec un sens politique à peu près nul, le talon d’Achille de cet homme d’une folle bravoure, de ce guerrier fabuleux, sans doute le plus grand soldat de son temps.
Quand les lions d’Angleterre vinrent rejoindre les lys de France devant Acre, il fallut toute la diplomatie de Philippe Auguste pour que ce siège commun que l’on devait mener ne tourne pas à la querelle dynastique, tant Richard mit d’arrogance à faire savoir qu’il entendait soutenir les droits de Guy envers et contre tous. Diplomatie d’autant plus méritoire que les relations des deux hommes n’étaient pas des meilleures. Jadis amicales et même chaleureuses quand Richard, fuyant les colères de son père Henry II, séjournait à la cour de France, elles s’étaient détériorées dès que Richard s’était assis sur le trône de Henry. Il se retrouvait duc de Normandie, devant l’hommage à un roi fermement décidé à défendre l’intégrité de son royaume tout en visant à lui donner le maximum de frontières possible. En outre, Richard, fiancé à Alix de France depuis de longues années (la jeune fille avait été élevée à la cour anglaise), avait refusé de l’épouser pour la raison bien compréhensible qu’elle était devenue – par force sans doute ! – la maîtresse de son père Hemy, qui s’était pris pour elle d’une passion violente. Qu’on lui eût rendu sa sœur, Philippe pouvait le comprendre, mais tandis que l’on hivernait à Messine, il avait émis l’idée d’épouser lui-même Jeanne, sœur de Richard et veuve du roi de Sicile. Sans vouloir considérer ce qu’une telle union pouvait avoir de bénéfique pour les deux pays, Richard refusa brutalement. Philippe se le tint pour dit et quitta Messine, emportant l’idée de faire payer un jour cet affront à son ancien ami. Et la déclaration intempestive de Richard l’ancra plus solidement dans l’idée de se faire le champion d’Isabelle, de Conrad et des barons locaux. Richard avait peut-être des liens de parenté avec les Lusignan, mais lui en avait avec Montferrat. Il eut la sagesse de ne répondre à cette provocation que par une simple phrase :
— Prenons d’abord Acre, nous verrons ensuite !
Et il retourna à son pilonnage de murailles qui commençait à porter ses fruits tandis que Richard allait prendre position à l’opposé en face de la tour des Mouches, un ouvrage avancé sur la mer. Incontestablement, leur double arrivée galvanisait l’armée disparate dans laquelle les assauts de Saladin d’une part, les flèches et les pots de naphte des assiégés d’autre part avaient fait des coupes claires, encore aggravées par les épidémies. Celle de Philippe avait donné la première impulsion, celle du Cœur de Lion porté par sa réputation acheva de relever les courages.
Le 2 juillet « Male Voisine » ouvrait enfin une brèche près de la Tour Maudite et Philippe qui, debout près de sa catapulte, tirait à l’arbalète comme un simple homme d’armes donna l’ordre de monter à l’assaut et s’élança lui-même, mais ne put dévaler dans la ville. Saladin en personne lançait un assaut contre lui et il dut se retourner pour le repousser. Dans Acre le découragement s’installait : les assiégés, au moyen d’un pigeon voyageur, firent savoir au sultan qu’ils étaient à bout de souffle et ne pourraient plus tenir longtemps. Aussitôt Saladin envoya une nouvelle attaque qui ne put aboutir. Pendant ce temps Philippe Auguste reprenait l’assaut de la Tour Maudite, mené cette fois par Aubri Clément, maréchal de France, qui avait juré de prendre Acre ou de mourir. Mais le poids des soldats sur les échelles appliquées contre la brèche était trop lourd. Elles se brisèrent et Aubri Clément fut tué sous les yeux de son jeune roi que les larmes brouillaient.
Cependant Acre était frappée à mort. Le 11 juillet, après une charge furieuse menée par les Anglais, la ville demanda grâce et le lendemain elle capitulait. Des hauteurs où était placée sa grande tente jaune, Saladin put voir tomber les étendards de l’Islam qu’un guerrier remplaçait aussitôt par ceux des rois chrétiens. Ce guerrier, c’était Conrad de Montferrat…
Cependant il ne leva pas le camp. Il lui fallait racheter la vie de ces quelque trois mille hommes survivants qui, durant plus de deux ans, lui avaient conservé Acre et qui, à présent, étaient parqués dans le quartier des vainqueurs, attendant que l’on décide de leur sort après que l’on eut salué en eux de véritables héros.
Les termes de la rançon furent dictés par Richard. La chaleur torride de l’été qui exaltait les puanteurs de tous ces cadavres que l’on ne savait plus où enterrer, les miasmes de la maladie que la mort traînait après elle venaient d’avoir raison de Philippe. Atteint d’une fièvre qui le faisait transpirer et claquer des dents avant de faire peler son grand corps, il dut rester sous sa tente pendant plusieurs jours. Richard, malade aussi mais moins gravement, en profita pour se conduire en chef incontesté de la croisade. Insolent, arrogant même en face de ses compagnons d’armes, son orgueil le poussait à des gestes regrettables : après que Montferrat eut planté sur Acre les bannières des rois, le duc Léopold d’Autriche, comme c’était son droit en tant que prince souverain, y fit ajouter la sienne… que Richard fit publiquement arracher et jeter dans les latrines(31).
La rançon que demanda le roi anglais était énorme : deux cent mille dinars d’or, la libération de deux mille cinq cents prisonniers francs et la restitution de la Vraie Croix.
Bien que malade, Philippe ne perdait tout de même pas de vue les intérêts de son candidat et de celle qu’il tenait pour vraie reine de Jérusalem, même s’il ne l’avait jamais vue. Isabelle, en effet, approchait de son terme et ne pouvait quitter Tyr cependant que Philippe ne pouvait quitter Acre. Soutenu par les barons autochtones, il batailla de son mieux contre Richard. Deux camps s’étaient formés, prêts à en venir aux mains. Il fallait trouver une solution. Le camp anglais était de beaucoup celui qui avait le moins souffert du siège et de ses suites. Il jouait sans pudeur de la popularité de Richard auprès des troupes et imposa sa façon de voir : Guy de Lusignan restait roi de Jérusalem. Philippe Auguste retrouva assez de forces pour l’obliger à un compromis : Conrad de Montferrat succéderait à Guy de Lusignan lorsque celui-ci mourrait. Ce qui n’était pas un grand cadeau, car Guy n’avait que trente-cinq ans, alors que Conrad en avait quarante, mais en ces temps difficiles ce n’était pas toujours le plus vieux qui mourait le premier.
L’affaire réglée, Philippe Auguste annonça son départ. Ce fut un tollé chez les Anglais qui le taxèrent de désertion. Montferrat et ses partisans, tout en déplorant ce départ, comprirent. Le roi de France n’était pas guéri de sa mauvaise fièvre. Il ne voulait pas, si jeune et alors que son beau royaume avait tant besoin de lui, laisser ses os à une terre qui, à ses yeux, n’était plus si sainte. Cependant, pour la gloire de Dieu il se comporta en grand prince, laissant l’armée qu’il avait amenée poursuivre la reconquête sous le commandement du duc de Bourgogne. Le 3 août, la nef royale quittait ce qui était redevenu Saint-Jean-d’Acre et faisait voile vers l’Occident. Le jour même, dans sa chambre du château de Tyr, Isabelle donnait le jour à une petite fille qu’elle appela Marie…
Philippe Auguste n’avait même pas attendu la réponse de Saladin concernant le rachat des prisonniers. Il est vrai que cette réponse se faisait attendre, mais les autochtones n’y voyaient rien d’extraordinaire, habitués qu’ils étaient, autant dire de naissance, à l’art de mener les affaires en Orient. Saladin qui était d’une extrême générosité était prêt à payer très cher la vie des preux qui avaient défendu Acre, mais il s’abandonnait volontiers aux rites du marchandage. Ce que ne supporta pas l’arrogant Richard et c’est en cela que résida le tort de Philippe : le laisser maître du terrain. Lui présent, il se fût opposé de toute son autorité au crime que perpétra le Cœur de Lion. Son orgueil ne s’accommodait pas des usages orientaux : il crut qu’on voulait le jouer et qu’à tout le moins Saladin se moquait de lui. Le 20 août, il fit rassembler les trois mille guerriers devant les murs de la ville et ordonna que l’on égorge « toute cette chiennaille » !
Ce furent les captifs francs qui firent les frais de cette boucherie et payèrent de leurs vies les violences irréfléchies du roi d’Angleterre. Saladin fit savoir que désormais il ne ferait plus de prisonniers. Quant à la Vraie Croix, elle fut renvoyée à Damas et jetée dans un débarras. Attitude étonnante de la part des musulmans qui reconnaissaient un prophète dans le Christ. Thibaut de Courtenay aurait pu donner sur ce point une opinion éclairée.
Cependant, une sorte de génie de la guerre habitait le Cœur de Lion, à défaut de sens politique sérieux. Il ne voulait pas rentrer sur une victoire qui n’appartenait pas à lui seul et il décida la reconquête du royaume. Arrachant presque de force les troupes aux délices d’Acre (la ville qui avait failli mourir de soif s’était rattrapée), il mit l’armée en marche vers le sud. Une armée qui marchait en bon ordre, car le duc de Bourgogne et les autres princes étaient convenus de lui laisser, comme au plus capable, la direction des opérations.
Hospitaliers et Templiers suivaient eux aussi. Ces derniers, déconsidérés depuis les agissements de Gérard de Ridefort en dépit de sa mort sous les murs d’Acre, et très diminués en nombre, étaient reconnaissants à Richard de leur avoir donné un nouveau Maître en la personne de son ami Robert de Sablé, qu’il aimait fort parce que c’était, comme lui, un « trouvère » aimant à chanter et à composer des chansons. Il avait été deux fois marié, laissant en Europe un fils et deux filles, et ne prononça d’ailleurs ses vœux qu’à son arrivée à Acre. Mais sa renommée de sagesse, de vaillance et de « prud’homie » était grande et les Templiers, dont il ne restait guère, l’accueillirent avec immense joie. Il sut en outre, dans la campagne qui commençait, garder discipline et discrétion afin que fussent oubliées au plus vite les erreurs passées. Comme naguère on les mit à l’avant-garde. Les Hospitaliers, encore très puissants sous la houlette de Garnier de Naplouse, qui gardaient le fort château de Margat et surtout l’imprenable Krak des Chevaliers dans les monts du Liban, assuraient pour leur part l’arrière-garde.
On partit le 23 pour longer la côte en direction du sud. Une route malaisée sous un soleil de plomb ; les buissons et les herbes montaient si haut qu’ils fouettaient les piétons au visage et agaçaient les naseaux des chevaux. Il fallait aussi subir les attaques rapides des mamelouks de Saladin qui les attaquaient sans aller jusqu’à la bataille rangée, leur imposant une pénible guerre de harcèlement. Les Turcs suivaient de l’intérieur des terres le cheminement qu’accompagnaient sur mer les navires croisés. La situation dura jusqu’au 7 septembre où enfin, près d’Arsuf, le combat s’engagea.
Les Francs y brisèrent la résistance de Saladin et s’ouvrirent la route de Jaffa, où ils trouvèrent la ville en ruine, mais aussi des arbres portant des fruits en grande quantité : grenades, raisins, figues et olives s’offraient à eux cependant que la flotte ancrée dans le port les ravitaillait de son côté. Saladin, lui, se retira dans Jérusalem après avoir démantelé les forteresses d’alentour et pratiqué la terre brûlée. Richard alors s’arrêta sur place, dans l’agréable plaine de Sharon, et y resta quatre mois, hésitant à engager l’armée dans cette suite de montagnes arides et de défilés étroits derrière laquelle se trouvait Jérusalem. Le spectre de Hattin dont il s’était fait conter et conter encore les péripéties hantait ses nuits. En outre, il n’avait pas su se concilier les Français que commandait le duc de Bourgogne et ses propres troupes commençaient à trouver le temps long. Certes Guy de Lusignan ne le quittait pas d’une semelle mais il avait fallu bien peu de temps à Richard pour juger la valeur réelle de cet homme trop beau. Il avait vu venir aussi Onfroi de Toron que l’espoir de revoir son épouse conduisait vers lui. Quant à Conrad de Montferrat, mécontent de s’être retrouvé simple héritier, il boudait, enfermé dans Tyr… avec Isabelle !
Le retour de son époux – un époux mécontent de surcroît ! – n’avait causé aucune joie à la jeune mère. La chute d’Acre et l’ardeur avec laquelle Montferrat entendait défendre ses droits à la couronne de sa femme lui laissaient espérer un automne et un hiver paisibles. Solidement gardé et bénéficiant en outre de la sagesse de Balian revenu soigner une blessure reçue durant le dernier assaut, Tyr n’avait pas vraiment besoin de son seigneur. Isabelle encore moins !
Dès qu’on la lui eut posée entre les bras, elle avait adoré sa petite fille. Une bonne fée avait évité à l’enfant le vilain aspect si fréquent lors de la naissance. Marie était un joli bébé tout lisse et tout rond, avec au-dessus de son mignon visage une petite mousse de cheveux bruns doux et légers comme un duvet d’oiseau. Devant son premier enfant, la jeune mère allait d’émerveillement en émerveillement. Il en allait de même de son entourage. La reine Marie, Euphémia, les dames, ses jeunes sœurs et surtout Helvis qui venait d’épouser Renaud de Sidon, toutes raffolaient de la petite Marie. Helvis peut-être plus que les autres. Son mariage avec l’ex-époux d’Agnès de Courtenay était le fruit d’un amour commencé pour elle dans l’enfance mais qui apportait à Renaud ce renouveau, cette bouffée de printemps si précieuse à un homme de quarante ans. Il avait aimé Agnès, jadis, mais son inconduite l’en avait détaché très vite. Les grands yeux adorants d’une jeune fille de seize ans lui avaient rendu confiance en lui-même et en l’amour. Et c’était volontiers que Balian d’Ibelin avait confié sa plus jeune fille à son compagnon d’armes, son ami aussi. Depuis la naissance de Marie, la nouvelle épousée quittait le berceau le moins possible.
— Voyez donc le bel enfant que peut donner un homme de l’âge de mon seigneur époux ! proclamait-elle. Si je veux en avoir un tout pareil, il faut que je le regarde bien et souvent !
Et tout le monde riait autour d’elle. Mais les rires s’étouffèrent lorsque Conrad revint. C’est tout juste s’il accorda un regard au bébé, insoucieux d’ailleurs de son auguste présence et qui dormait avec application dans son berceau, les yeux bien fermés et sa petite bouche entrouverte sur l’ombre d’un sourire.
— Une fille ! lança-t-il avec dédain. Une fille, alors que j’aurais tant besoin d’un garçon pour soutenir mes droits quand Lusignan s’en ira enfin les pieds outre !
— Chez nous, les filles ont autant de droits que les garçons, protesta Isabelle indignée. La meilleure preuve n’est-elle pas que les barons m’ont reconnue comme reine ? Ce n’est pas votre cas. Si vous n’êtes pas satisfait, démarions-nous et cherchez-vous une autre épouse !
Sa colère calma celle du marquis. S’en faire une ennemie à un moment si délicat pour lui était la dernière chose qu’il souhaitât. D’autant qu’il la désirait toujours autant. Davantage même, car sa maternité l’épanouissait délicieusement. Il baissa pavillon :
— Je vous demande grand pardon, ma mie ! C’est vous qui avez raison : l’important c’est que notre mariage porte ses fruits et que tous en soient témoins. Lusignan, lui, n’a plus d’épouse…
— Mais il pourrait en reprendre une, lança Helvis qui détestait Montferrat et ne prenait guère la peine de le cacher. C’est un fort bel homme et les candidates à la succession de Sibylle ne vont pas manquer !
— Dans son lit sans doute, mais à l’autel c’est une autre histoire. Ce roi de pacotille se devrait d’épouser une princesse. Or aucune n’accepterait, sachant qu’elle procréerait en vain puisque le compromis fait de moi l’héritier. Quelle jouvencelle couronnée me voudrait pour fils ?
Sa plaisanterie le fit rire, mais il fut à peu près le seul. Isabelle gardait sur le cœur l’accueil fait à sa petite Marie. Pourtant Conrad, repentant parce qu’il se rendait compte de son effet désastreux, multipliait les efforts pour le faire oublier. Il eut le bon goût de ne pas importuner sa femme d’assiduités, que le temps des relevailles et l’avis des médecins interdisaient : l’enfant était superbe mais la jeune mère avait beaucoup souffert et il fallait lui laisser le temps de se rétablir complètement avant de mettre en chantier le fils tant désiré. Conrad alla s’en consoler auprès d’une belle Pisane, la Margarita, qui tenait le haut du pavé de Tyr en matière de courtisanerie.
Cet hiver clément fut particulièrement doux pour Isabelle protégée comme dans un cocon par l’amour et les soins qu’elle donnait à sa petite fille et le retour de ses rêves d’antan. Ernoul de Gibelet, revenu au château avec Balian, passait de longs moments auprès d’elle afin de lui lire des poèmes et de chanter pour Marie. La jeune femme appréciait sa présence. Incidemment, il lui avait parlé du chevalier voilé de blanc dont les apparitions fulgurantes semaient la terreur chez les Turcs, persuadés d’avoir affaire au roi lépreux. Isabelle en avait été émerveillée, mais pas autrement surprise. Depuis la guérison miraculeuse d’Ariane sur le tombeau de Baudouin, elle était persuadée qu’après la lente agonie qu’avait été sa vie, Dieu avait reçu son frère au nombre des bienheureux. À présent elle s’adressait à lui dans de petites oraisons mi-pieuses, mi-fraternelles pour lui confier ceux qu’elle aimait ; son enfant avant tout et aussi sa mère, ses sœurs, son beau-père… et celui qui s’était perdu, rejeté aux ténèbres extérieures un soir d’hiver et dont l’image obsédante hantait ses nuits et faisait couler ses larmes.
À Helvis seule, devenue sa confidente, elle osait parler de Thibaut parce qu’elle savait qu’elle l’aimait bien, l’admirait, et refusait, avec le bel optimisme qui en faisait une si précieuse compagne, de le rayer du nombre des vivants.
— Il est si fort, si vaillant, si habile aux armes et en toutes choses qu’il m’est difficile de croire que la méchanceté des hommes l’ait réduit à cette extrême misère dont seule la mort délivre.
— On ne lui a laissé aucune chance, Helvis. Encore eût-il fallu qu’il remercie qu’on lui ait fait grâce du bûcher ! Pour un crime dont il est innocent !
Helvis ne voulait rien entendre et secouait sa tête blonde, gardant entre ses fins sourcils un pli obstiné :
— Je le pense capable de se tirer des pires situations et au lieu de le pleurer, ma sœur, vous devriez prier pour obtenir de le revoir un jour parce que, s’il est vivant, rien ne pourra l’empêcher de revenir vers vous. Heureuse êtes-vous, Isabelle, d’être aimée de si grand amour ! Je crois bien que, si je n’aimais tant mon seigneur époux, c’est messire Thibaut que j’aurais aimé.
— Quel plaisir de vous entendre, ma mie ! Vous rendriez courage aux plus désespérés. Je voudrais tant vous croire !
— Mais vous me croyez, même si vous refusez de l’admettre, et je vais vous en apprendre la raison : il y a tout au fond de vous, j’en suis certaine, une petite voix, un sentiment, une émotion qui vous chuchote qu’il vit toujours.
— Elle est bien faible alors, parce que je ne l’entends guère.
— Peut-être, mais si elle n’existait pas vous seriez perdue de désespoir. Quand deux cœurs sont unis au point où vous l’êtes à Thibaut et que l’un cesse de battre, l’autre le ressent si cruellement qu’il tombe en langueur et aspire à la mort. Ce n’est pas votre cas, j’espère ?
— Non. À cause de Marie. Mais le marquis veut un fils et, quand je pense qu’il me faudra le subir encore et encore, je voudrais que ma vie s’achève.
— Pourquoi pas la sienne ? Il a vingt ans de plus que vous, des ennemis en quantité et peut-être lui viendra-t-il à l’idée qu’il serait temps pour lui d’aller prendre sa part des combats. S’il veut coiffer la couronne, ce serait, il me semble, la moindre des choses. Sinon, à l’heure de la victoire, c’est Guy de Lusignan qui en retirera le profit.
Or la victoire était loin de s’annoncer. L’armée croisée, en dépit de sa belle victoire d’Arsuf, se laissait aller au découragement dans les environs de Jaffa où elle s’attardait. En fait, elle avait épuisé devant Acre une part de son enthousiasme. Par deux fois elle fit mouvement et s’approcha à cinq lieues de Jérusalem qu’elle put apercevoir et l’émotion fut alors à son comble, comme au temps de la première croisade quand Godefroi de Bouillon et les siens arrivèrent en vue de la Ville sainte. Mais les temps avaient changé. Saladin en personne était dans la cité dont il avait augmenté les défenses et, pour empêcher les Francs de s’installer aux abords, il en avait fait un désert. Après quelques brillants faits d’armes nés d’engagements sporadiques, Richard Cœur de Lion écouta les conseils des Hospitaliers et des Templiers, de ses barons aussi, et il entama des négociations avec Saladin. Démesuré en toutes choses comme d’habitude, il alla jusqu’à proposer sa sœur Jeanne – qu’il avait refusée à Philippe de France – en mariage à Malik al-Adil, le frère du sultan, avec l’idée que le couple pourrait régner sur Jérusalem : ainsi les musulmans maintiendraient leur domination, tout en accordant aux chrétiens non seulement l’accès facile aux Lieux saints, mais encore des privilèges assez étendus.
Pour les barons de la Terre Sainte, cette proposition constituait un outrage : ce roi qui avait juré de reconquérir le Saint-Sépulcre choisissait donc de mêler son sang à celui de l’ennemi, de l’homme qui s’était emparé de Jérusalem et en avait abattu les croix ? Heureusement pour Richard, le projet avorta très vite : Jeanne refusa formellement de donner sa main à un musulman.
— Je suis veuve d’un roi, fille d’un roi, et vous voulez faire de moi la femme d’un infidèle dont le harem est sans doute tout bien pourvu, alors que vous m’avez refusée au roi de France ? Sire mon frère, je crois que vous perdez la tête ! Jamais, vous entendez ? Jamais !
Vint alors ce mois d’avril 1192 dont les conséquences allaient peser de si étrange façon sur la vie d’Isabelle.
Devant le mécontentement grandissant des barons – provoqué par sa bizarre idée de mariage – auxquels se joignaient les chefs croisés comme Hugues de Bourgogne, Richard ordonna leur rassemblement à Ascalon qu’il avait reconquise et dont il faisait restaurer les remparts. Là il leur demanda de trancher une fois pour toutes le différend entre Guy de Lusignan et Conrad de Montferrat. Lequel de ces deux hommes voulaient-ils pour chef ?
La réponse ne le surprit pas vraiment : il avait depuis longtemps perdu ses illusions – en admettant qu’il en ait jamais eu – sur la valeur de son candidat. Conrad de Montferrat fut élu par acclamations à la quasi-unanimité de l’assemblée : il devenait le roi Conrad Ier de Jérusalem. Une ambassade fut envoyée à Tyr pour lui porter la nouvelle et l’inviter à prendre toutes dispositions en vue de son couronnement qui aurait lieu à Saint-Jean-d’Acre…
Dans Tyr illuminée jusqu’aux remparts et aux mâts des navires pavoisés qui dansaient dans le port comme on dansait sur les places, le nouveau roi goûtait son triomphe, tel le nectar des dieux. Enfin sa cause avait vaincu, enfin sa valeur était reconnue, et peu lui importait que l’Anglais qui se croyait le maître y eût été contraint ! Ce qui comptait, c’était le résultat : tous ses pairs enfin d’accord lui remettaient les destinées de ce royaume ramassé à bout de bras au bord du gouffre, comme on retient quelqu’un en train de se noyer. Conscient de ce qu’il valait – « l’homme le plus capable pour sa prudence et sa bravoure » – il se sentait de taille à incarner l’immense espérance de cette terre chrétienne qui se donnait à lui.
— Je rebâtirai le royaume de vos pères, ma mie, dit-il avec beaucoup de gravité à Isabelle qui l’observait, étendue dans le lit tendu de courtines pourpres. J’y consacrerai toute mon énergie, tous mes soins parce que j’ai appris à aimer cette terre qui est vôtre par droit de naissance. De cela je fais serment, à vous comme je le ferai à Dieu quand l’archevêque posera la couronne sur ma tête. Ensemble, si vous le voulez, nous accomplirons de grandes choses pour la plus grande gloire de Dieu et le bien de nos sujets !
Tout en parlant, il quitta la profonde embrasure de la fenêtre d’où il contemplait la liesse de sa ville, et revint vers le lit devant lequel il s’agenouilla, dardant son œil d’aigle au fond des prunelles bleues de sa jeune épouse.
— Notre mariage, soupira-t-il, ne vous a pas donné le bonheur. Je sais que vous ne m’aimez pas, que vous ne m’aimerez sans doute jamais et je le déplore, car moi je vous aime. À ma façon sans doute, qui n’est pas la vôtre. Mais… je voudrais au moins conquérir votre estime et qu’à défaut de bonheur, vous ayez la fierté d’être ma reine. Je vous offre un grand destin. Voulez-vous l’accepter en toute confiance et en toute loyauté ?
Un moment Isabelle garda le silence, dévisageant cet homme qu’elle avait détesté d’instinct sans soupçonner que derrière son implacable dureté et cet orgueil qui le rendait odieux, il y avait un sincère, un profond désir de grandeur. Elle découvrait un avenir possible dès l’instant où elle s’efforcerait de faire taire son cœur : elle comprenait à cette heure qu’elle n’aurait plus le droit de l’écouter, sauf pour ses enfants : la petite Marie… et celui qui s’annonçait. Avec un sourire mélancolique, elle tendit ses mains à Conrad :
— Soyez assuré, sire mon époux, que je vous serai loyale et toujours prête à œuvrer à vos côtés, dans votre obéissance, au bénéfice de nos peuples et de leur avenir. Pour nos enfants aussi. Peut-être aurons-nous à l’automne ce fils que vous désirez tant !
— Vous êtes enceinte ? C’est vrai ?
— Le doute, je crois, n’est pas possible. Je le sais depuis ce matin.
Montferrat enfouit alors son visage dans les douces paumes qu’il tenait toujours :
— Merci ! murmura-t-il. Merci, ma douce reine, pour cette belle joie que vous me donnez !
Dans ses mains, Isabelle sentit couler les larmes de cet homme de fer.
On activait les préparatifs du sacre : c’était, entre Tyr et Acre, un perpétuel va-et-vient. Conrad avait déjà fait deux fois le voyage pour veiller aux ornements de la cathédrale et des logis qui seraient attribués aux grands de la nouvelle cour et aux nobles invités, puisque Richard lui-même serait présent avec les principaux chefs de la croisade.
Ce soir-là – c’était le 28 avril, l’avant-veille du départ – Isabelle, un peu lasse d’être restée debout presque toute la journée pour essayer ses atours de reine, se rendit aux bains et s’y attarda longuement, oubliant même l’heure du souper. Tant et si bien que son époux, impatienté mais indulgent, lui fit dire par Helvis qu’elle continue à se baigner aussi longtemps qu’elle en aurait envie. Lui-même allait se rendre à l’hôtel de l’évêque de Beauvais, avec lequel il avait noué amitié depuis le siège d’Acre, pour lui demander à souper.
Les hommes d’Église n’attiraient pas spécialement l’ex-marquis de Montferrat, mais celui-là n’était vraiment pas comme les autres. Philippe de Dreux, frère du comte Robert II et petit-fils du roi de France Louis VI le Gros, était un prélat peu ordinaire. Ce bel homme de trente-neuf ans, batailleur et doté d’une incroyable vitalité, devait à son statut de cadet d’avoir été ensoutané, encore qu’il portât rarement les habits de sa fonction, leur préférant de beaucoup le haubert et la cotte d’armes. Pair de France, ayant reçu l’onction à Reims, il était l’un de ces évêques casqués dont l’époque a fourni plus d’un exemple et qui, sans manquer à leurs devoirs religieux, poussés même par une foi profonde, pouvaient accommoder l’enseignement du Christ à leur façon et ne voyaient aucun inconvénient à en découdre contre l’infidèle quand l’occasion s’en présentait. La Terre Sainte n’était pas pour lui une inconnue.
À vingt-cinq ans, en 1178, il était parti en croisade par enthousiasme après avoir appris l’éclatante victoire du roi lépreux à Montgisard. Mais Jérusalem n’avait guère eu le temps de l’admirer car, à peine arrivé, il avait été fait prisonnier au combat de Panéas et envoyé, Dieu sait pourquoi, en captivité à Babylone, emmené par un émir tout heureux d’une si belle prise. Il n’y resta pas très longtemps, ayant les moyens de payer la belle rançon demandée, et il rentra en France.
La grande pitié du royaume de Jérusalem et le siège d’Acre l’avaient ramené à la guerre mais, après le départ de Philippe Auguste, il s’était refusé à reconnaître pour son chef un roi d’Angleterre qu’il détestait cordialement. Comme à peu près tout ce qui était anglais. En foi de quoi, il s’était installé chez son ami Montferrat pour attendre la suite des événements.
— Il n’ira pas jusqu’à Jérusalem, prophétisait-il. Tout ce qu’il veut, c’est démontrer à tous et à Saladin en particulier qu’il est le seul adversaire à sa taille.
L’intronisation de Montferrat le comblait d’aise parce qu’elle contrariait Richard. Ce soir-là, les deux amis trinquèrent joyeusement à l’événement qui se préparait, mais ne prolongèrent pas la soirée trop tard. Le lendemain on partait pour Acre.
Philippe ne raccompagna pas Conrad : la distance était courte entre sa demeure et le château. Conrad était venu à pied, en voisin. En outre, il aimait à se promener seul dans les rues de Tyr et cette nuit de printemps était tiède et claire comme une nuit d’été. Soudain, deux hommes d’apparence débonnaire s’approchèrent de lui et lui tendirent un placet qu’il accueillit sans méfiance, prêt à accorder toutes les faveurs, toutes les permissions tant il était heureux. Mais, tandis qu’il le lisait, l’un des deux hommes lui plongea un poignard dans la poitrine. Un seul cri et Montferrat s’écroulait, frappé à mort, tandis que s’enfuyaient les meurtriers.
Quelqu’un avait vu le crime. Il donna l’alerte et les assassins furent pris avant d’avoir pu gagner un refuge quelconque, en admettant qu’ils en eussent un. En effet, ils se laissèrent arrêter sans opposer de résistance et avec une indifférence au sort qui les attendait telle que Balian d’Ibelin, devant qui on les mena, les identifia sans avoir besoin de recourir à la question. Ces hommes étaient ce que l’on appelait des Haschischins(32), dont le maître était ce personnage quasi fantastique, étrange et redoutable que l’on appelait le Vieux de la Montagne et dont la réputation, auréolée de légendes, inspirait une crainte à peu près universelle en Orient.
Il y avait un siècle environ qu’en Perse zoroastrienne, était apparu un ordre ismaélien professant que Dieu, inaccessible à la pensée, ne peut se manifester que par la raison universelle. Il avait pris naissance à Alamout, une forteresse impénétrable, sauf pour les aigles, dans les montagnes de Roudbar. Le maître en était alors un prophète visionnaire, Hassan Sabbah, qui s’était voué à une lutte sans merci contre l’islam orthodoxe. Devant Alep, dans les débuts de son règne, Saladin échappa de justesse au poignard de ses sicaires. L’ordre, en effet, s’était déplacé d’Iran en Syrie, emmené par l’enfant dont Hassan Sabbah avait fait son disciple. De ses nouveaux repaires des monts Ansarieh, Rachid ed-din-Sinan, le nouveau Vieux de la Montagne, pouvait lâcher à son gré sur les royaumes ses fidèles fanatisés à l’aide du haschich.
« Le Vieil gardait en sa cour royale des jeunes gens de sa contrée, de douze à vingt ans, qui voulaient être des hommes d’armes. Il leur faisait boire un breuvage qui les endormait aussitôt, puis les faisait porter dans son jardin. Ils s’y voyaient alors en si beau lieu qu’ils pensaient être vraiment en Paradis. Les dames et les demoiselles les satisfont tout le jour à leur volonté de telle manière qu’ayant tout ce qu’ils veulent jamais ils ne sortiraient de là de leur propre vouloir… Et quand le Vieil veut faire occire un grand seigneur, il leur dit : “Allez et tuez telle personne et quand vous reviendrez je vous ferai porter par mes anges qu’ils vous ramènent en Paradis…” Aussi faisaient-ils à son commandement sans craindre aucun péril dans le désir qu’ils avaient de retourner en Paradis. Et par cette manière le Vieil faisait occire tous ceux qu’il leur commandait(33)… »
C’était cet homme qui venait de faire « assassiner » Conrad de Montferrat…
Philippe de Dreux vint en personne annoncer à Isabelle ce qui, pour le royaume en voie de reconstruction, était une véritable catastrophe. Il lui dit aussi d’où venait le coup et elle ne comprit pas, car à premier examen ce meurtre justement était incompréhensible :
— Le Vieux de la Montagne est l’ennemi de Saladin et comme tel ne peut être celui de mon seigneur époux. Je sais que, jadis, mon père vénéré, le roi Amaury Ier, entretenait avec lui des rapports quasi amicaux et que monseigneur Guillaume de Tyr parlait de lui avec estime. Alors pourquoi ce crime ?
— J’ai peur, soupira l’évêque de Beauvais, d’une raison assez sordide. Il y a quelque temps, Montferrat a fait saisir, vider de sa cargaison et couler un gros navire marchand appartenant au Vieux. Par deux fois, celui-ci a réclamé le bateau, son chargement et l’équipage – ou tout au moins un dédommagement –, mais votre époux n’a pas cru que cet homme, dans lequel il voyait surtout une légende, pouvait être dangereux. Il a accueilli ses demandes d’un haussement d’épaules. Ce n’est pas à vous que j’apprendrai quel caractère entier était le sien.
— Je sais. Lorsque la colère s’emparait de lui, elle pouvait obscurcir son jugement par ailleurs clair et sagace. C’est parce que l’on m’avait appris quel grand roi il pouvait devenir que j’avais accepté de l’épouser. Et à présent, ajouta-t-elle avec un sourire amer, vais-je devoir régner seule, moi qui n’entends rien à la politique ? Ou bien la couronne va-t-elle retourner à Guy de Lusignan que ce crime doit réjouir fort ?
— Cette hypothèse est exclue, madame. L’assemblée des barons ne veut plus entendre parler de lui.
— Alors ?
Philippe de Dreux ne possédait pas la réponse à cette dernière question. Pas davantage Balian d’Ibelin ni personne dans l’entourage de la jeune veuve. Il fallut l’attendre cinq jours, le temps de procéder aux funérailles de Conrad, roi de nom pendant si peu de temps. Au milieu d’un grand concours de peuple affligé et inquiet de son devenir, Isabelle suivit, sous les voiles du deuil, le cortège funèbre à travers une ville tendue de noir jusqu’à l’église Sainte-Croix, où son époux allait reposer. Elle n’éprouvait pas de chagrin : elle avait trop détesté Conrad pour se donner l’hypocrisie de le pleurer ; le grand voile tombant de son chapel noir cachait un visage sec, mais pâle à cause de l’angoisse qui la tourmentait. L’enfant qu’elle portait en elle, quel avenir serait le sien ? Lui laisserait-on seulement le temps de vivre si c’était un mâle ? Ou bien disparaîtrait-il au bout d’une poignée de mois, comme le petit Bauduinet dont l’existence gênait ? Qui cet enfant-là gênerait-il, en dehors de Lusignan dont on lui assurait qu’il n’était plus à craindre ? Le vieux marquis de Montferrat avait eu deux autres fils en plus de Conrad et de Guillaume, père de Bauduinet. Il y avait Boniface, l’aîné, et Renier. L’un d’eux chercherait-il à s’approprier le fragile héritage ? Toutes ces interrogations ne menaient à rien, mais avaient quelque chose d’affolant.
Montferrat était en terre depuis la veille quand des nefs de guerre franchirent les tours du port. Au mât de celle qui venait en tête, les lions d’Angleterre, or sur champ de gueules, dansaient dans le vent du matin…
Un moment plus tard, dans la grande salle du château où l’aigle de Montferrat portait crêpe noir, Richard s’avançait à grands pas vers Isabelle qui l’attendait dans le fauteuil royal près duquel se tenaient sa mère, toujours belle mais que l’âge faisait plus imposante, et ses deux sœurs Helvis de Sidon et Marguerite promise à Hugues de Tibériade. Les hommes, à l’exception de l’évêque de Beauvais, avaient pris place un peu plus bas. Ainsi l’avait voulu Isabelle, déterminée à mettre en avant les femmes de la famille afin de faire comprendre au roi anglais que sa couronne, si elle la devait au roi son père, n’en était pas moins possession féminine et qu’elle était peu disposée à se laisser dicter sa conduite… Il ne pouvait être question d’apparaître en position de faiblesse en face d’un personnage qui avait été l’ennemi de Montferrat.
Elle regarda s’approcher le Plantagenêt blond, athlétique et arrogant, qui par le sang lui était cousin, et se leva seulement quand il fut au pied des trois larges marches soutenant le trône. Encore resta-t-elle debout sur la dernière pour lui tendre, sans un mot, ses doigts sans bagues dépassant de la longue manche de soie noire.
L’intention trop claire amena un flot de sang aux joues halées de l’Anglais, mais il s’inclina cependant sur cette main, dompté par la gravité, à la fois sévère et ensorcelante, de ce regard bleu immense et insondable. Puis sa voix s’éleva, haute et forte :
— Madame et ma cousine, je suis venu vous porter témoignage de l’affliction des barons d’Orient et d’Occident indignés et navrés de la mort cruelle de votre époux à la veille même de sa plus grande gloire…
— Soyez assuré que je vous en ai belle reconnaissance, sire mon cousin, à vous et à tous ceux dont vous daignez à cet instant vous faire l’interprète… C’est une consolation pour nous tous ici de vous y souhaiter la bienvenue. Puis-je espérer que vous serez mon hôte à Tyr comme vous l’eussiez été à Saint-Jean-d’Acre ?
— Pardonnez-moi, mais les instants me sont comptés trop chichement pour m’autoriser la douceur de votre hospitalité. Je ne viens pas seulement vous porter la douleur de ce pays, mais aussi son désir fermement affirmé de vous voir reprendre époux. Et…
Isabelle ne s’attendait pas à cela. Un éclair dans les yeux, elle coupa :
— Reprendre époux ? Alors que mon seigneur Conrad ne repose au tombeau que depuis hier ? Sire mon cousin, avez-vous bien conscience de ce que vous venez de dire ?
— Certes, ma cousine ! J’ai en effet conscience de ce que pourrait éprouver en pareille circonstance une femme quelconque. Mais vous êtes reine et cela change tout. Sans le crime qui vous a faite veuve, il devrait y avoir à Acre un roi. Il faut qu’il y en ait un, vous m’entendez ?
— Peut-être y en a-t-il un… dans mon ventre !
— L’armée qui se bat pour vous reconquérir Jérusalem n’a pas le temps d’attendre qu’il grandisse. Et moi, je ne resterai pas ici ma vie durant. Je suis venu vous dire qu’hier, dans la cathédrale d’Acre et par acclamations, les hauts hommes de Syrie mais aussi ceux d’Angleterre, de France…
— Je ne crois pas avoir été consulté ? Coupa Philippe de Dreux agacé par le ton de l’Anglais. Il me semble pourtant que je fais partie des hauts hommes ?
— Votre frère, le comte Robert de Dreux, a engagé sa parole en votre nom, monseigneur. Allez-vous la renier ?
— Non, certes ! Mais je suis indigné de la désinvolture avec laquelle on a disposé en Acre d’une reine, de sa main, de son cœur, de sa vie comme si elle n’était rien d’autre qu’un enjeu politique.
— Elle l’est, en effet… ou tout au moins sa couronne ! Elle ne peut la porter seule et vous le savez parfaitement !
D’une main posée sur le bras du bouillant évêque, Isabelle s’interposa :
— Merci de prendre souci de moi, monseigneur, mais le roi Richard sait ce qu’il fait quand à la fille d’Amaury, à la sœur de Baudouin le Grand, il parle raison d’État – si je vous ai compris, sire mon cousin ?
— En effet. Je le répète : le prétendant a été choisi par acclamations, car nul autre ne saurait mieux convenir à ce pays, comme à ceux de France et d’Angleterre. Comme à vous-même, ma cousine. Outre qu’il est très noble et preux chevalier, aimable et sage comme il convient, il mêle en lui le sang des Capétiens à celui des Plantagenêt puisqu’il est à la fois le neveu de Philippe de France et le mien. C’est le comte Henri II de Champagne qui a été choisi… et je vais avoir l’honneur de vous le présenter, ajouta Richard en s’adressant à la brillante assemblée qui, sur un signe de lui, se fendait en se retournant vers l’entrée de la salle.
Sur le seuil apparut, suivi de ses chevaliers, un homme d’une trentaine d’années, pas très grand mais de belle mine, le cheveu et la moustache bruns, l’œil de couleur indéfinissable car tellement enfoncé sous l’arcade sourcilière qu’on ne pouvait distinguer sa nuance. Il fronçait le sourcil, ce qui lui donnait un air sévère, tout simplement parce qu’il était de mauvaise humeur n’ayant pas encore accepté son élection. Il ne souhaitait pas le trône et moins encore l’obligation d’épouser une inconnue dont il savait seulement que, loin d’être vierge, elle était déjà passée par les bras de deux hommes et que, de surcroît, elle était enceinte.
Sa discussion avec les barons et Richard avait été rude. Henri ne voulait rien entendre. D’abord, l’idée de passer le reste de sa vie sur cette terre brûlée de soleil ne le séduisait pas. Il aimait trop ses terres de Champagne, si vertes, si fertiles, si bien ordonnées, pour s’attacher à un peuple ne rêvant que plaies et bosses et toujours entre deux batailles. Ensuite, il ne trouvait pas la « promise » très fraîche. Enfin et surtout il ne supportait pas l’idée de s’unir à une femme, même reine, déjà grosse d’un autre.
— Si elle accouche d’un mâle, c’est lui qui deviendra roi et moi je resterai encombré de la dame ! J’ai fait vœu de croisade, pas de détruire ma vie, fût-ce pour l’honneur de Dieu !
— Ne mêlez donc pas Dieu à vos récriminations, mon fils, dit alors l’archevêque d’Acre avec beaucoup de douceur. Quant à la dame, comme vous dites, attendez donc de l’avoir vue ! Elle est toute jeune et plus belle et gracieuse qu’aucune femme au monde !
Henri avait fini par accepter de se rendre à Tyr, bien décidé à défendre son point de vue. D’ailleurs, en y réfléchissant, il espérait trouver une alliée dans cette Isabelle de Jérusalem que l’on prétendait jeter dans son lit moins d’une semaine après l’assassinat de son époux.
En pénétrant dans la salle, il l’aperçut aussitôt, debout sur les marches du trône. Une mince silhouette d’abord, élégante et fine dans ses atours d’un noir profond qui exaltait la douce blancheur de son visage. En approchant il la vit mieux et ses sourcils froncés se détendirent. L’archevêque avait raison, par Dieu ! Jamais beauté plus éclatante et plus exquise à la fois n’avait empli son regard. Elle avait l’air d’une perle. Sa bouche ronde d’un joli rose devait avoir le velouté d’un pétale de fleur. Ses yeux ressemblaient sous leurs longs cils à des lacs bleus ombragés de saules.
Quand il fut devant elle, Henri remarqua l’expression d’angoisse, presque d’épouvante, de ce regard fixé sur lui et il se sentit soudain envahi d’un immense désir de lui plaire, de se faire aimer d’elle et d’abord de la voir sourire…
Après s’être incliné profondément, il mit genou en terre, leva la tête, ouvrant grandes ses prunelles, bleues elles aussi et que l’heureuse surprise illuminait.
— Noble reine, dit-il, si vous daignez m’accepter pour votre époux, sachez que je vous serai loyal, fidèle, plein de respect… et aussi aimant que vous m’y autoriserez ! Je compatis à votre douleur. Ce que l’on exige de vous est plus que difficile… hors nature ! Mais j’essaierai de vous aider, de toutes mes forces, à surmonter cette épreuve en vous demandant infiniment pardon d’en être l’instrument…
À mesure qu’il parlait, le visage d’Isabelle se détendait, cependant que l’étau qui tenait son cœur se desserrait. Elle comprit que cet homme, outre la chance qu’il représentait pour le royaume, en était peut-être une pour elle aussi et que, si elle la laissait passer, si elle refusait Henri, le nouveau candidat proposé pourrait être infiniment pire. Un autre Montferrat ?
Le sourire qu’il espérait suivit la réflexion d’Isabelle et, spontanément, elle lui tendit sa main :
— Qu’il en soit selon la volonté exprimée par tant de nobles barons ainsi que par le peuple ! Quant à moi, seigneur comte, sachez que je vous donne ma main avec plus de joie que je n’osais l’espérer…
Une vibrante acclamation salua ses paroles et Richard embrassa avec peut-être plus d’enthousiasme qu’il ne convenait celle qui allait devenir sa nièce.
Le lendemain, dans la cathédrale de Tyr, Isabelle et Henri étaient unis par les liens du mariage… tout juste huit jours après que Conrad de Montferrat eut été porté en terre. Puis Henri fut couronné roi de Jérusalem.
La nuit de noces fut remise à plus tard. Henri avait trop de délicatesse et un trop grand désir de se faire aimer pour imposer dès le premier soir des droits qui eussent pu sembler insupportables. En outre, quelques jours plus tard, durant les préparatifs du départ pour Saint-Jean-d’Acre où le couple royal allait résider désormais, la jeune femme fit une chute et perdit son fruit. Sans grande peine et avec une sorte de facilité : elle n’était enceinte que d’un peu plus de deux mois. Elle reçut cet accident comme une expression de la volonté divine : Henri pouvait désormais être assuré de rester le premier sur ce trône qu’il n’avait pas cherché mais qui, jour après jour, lui devenait plus cher à mesure que grandissait son amour pour Isabelle.
Le 10 octobre 1192, Richard Cœur de Lion quittait à son tour la Terre Sainte, moins heureux qu’au jour de son arrivée. Certes, le royaume était en partie reconstitué, mais en partie seulement : le littoral syrien de Gaza jusqu’à la Cilicie et un peu de l’arrière-pays. Jérusalem, la ville emblème, n’était pas reconquise. Pourtant ce n’était pas faute d’avoir essayé ! Peu après le (troisième) mariage d’Isabelle, l’ost chrétien faisait une nouvelle tentative, remportait des victoires, mais s’arrêtait à cinq lieues de la Cité sainte. Elle était trop bien défendue par ses ravins, ses montagnes, ses murs puissants et les puits d’alentour que Saladin avait fait boucher. Il eût fallu plus d’hommes, plus de machines de guerre, plus de temps… et moins d’écrasante chaleur ! Même les maîtres du Temple et de l’Hôpital conseillèrent le repli. En outre, Richard souffrant de malaria dut rester de longs jours sous sa tente, rafraîchi par les pêches, les poires et les sorbets que chaque jour lui faisait porter le sultan. Ensuite, la paix avait été signée, confortant la bande de terres reconquises et permettant aux pèlerins le libre accès au Saint-Sépulcre.
Il n’y avait rien d’autre à faire qu’accepter… après de si grands rêves, après de si beaux exploits : car Richard, à plusieurs reprises, laissa paraître le fabuleux combattant qu’il pouvait être. À présent il rentrait. Plus tôt sans doute qu’il ne l’aurait voulu, mais l’Angleterre aux mains du détestable prince Jean avait besoin de lui pour s’opposer aux visées de Philippe Auguste, fort désireux d’offrir à la France, avec la Normandie, sa frontière maritime naturelle. Ce retour n’aurait rien d’agréable. Aussi, tandis que s’éloignaient le port de Saint-Jean-d’Acre pavoisé en son honneur et les pentes bleues du mont Carmel, le Plantagenêt se sentait-il le cœur lourd. Il semblait qu’une malédiction pesât sur sa race. Redoutait-il de connaître la même fin pitoyable que son père, Henri II, mort en maudissant le fils qui l’avait combattu, trahi ? L’avenir lui faisait peur (34)…
Cinq jours après le départ de Richard, le 15 octobre, Saladin quittait Jérusalem pour aller passer l’hiver à Damas. Le 30, il était à Beyrouth où il reçut Bohémond d’Antioche, dit le Borgne. Bien qu’ayant hérité le comté de Tripoli, celui-ci n’avait participé en rien aux combats pour la reconquête. Il venait lui rendre hommage et solliciter sa protection. Elle lui fut accordée avec de nombreux présents et une pension de vingt mille dinars à prélever sur le Trésor. Mais il y avait longtemps que ceux d’Antioche se préoccupaient uniquement de leurs propres intérêts.
Le 4 novembre, le sultan reçut enfin l’accueil de Damas, après quatre ans d’absence. Un accueil délirant à la mesure de sa gloire, la plus éclatante qu’eût connue l’Islam depuis celle du Prophète. Hélas pour Saladin, ses jours étaient désormais comptés. Le samedi 21 février il mourait d’une fièvre typhoïde, ne laissant pour tout héritage que quarante-sept dinars, une pièce d’or tyrienne… et bien sûr un empire qui ne résisterait guère à son absence. L’argent ne représentait rien pour lui et il l’avait toujours dépensé à profusion pour le bien de ses armées, de ses peuples… et même des vaincus dont il paya nombre de rançons et qu’il assista quand il s’agissait de femmes ou de pauvres gens. Auprès de lui, à l’heure dernière, l’imam Ahû J’affer récitait les versets du Coran traitant de la fin de Mahomet : « Les ténèbres succédèrent à l’éclat du jour quand cet astre arrivé à son déclin disparut dans la nuit du 27 safer. Avec lui, les sources de la lumière s’obscurcirent, avec lui moururent les espérances des hommes. La générosité disparut et l’inimitié se répandit… »
Depuis son arrivée à Acre, Isabelle s’était prise d’affection pour cette blanche forteresse, cité de la foi mais aussi du commerce, jetée sur la mer comme une branche de lys et qui avait su, avec une incroyable rapidité, effacer les traces du terrible siège. Elle n’oublierait jamais le beau jour de son arrivée, accompagnée d’Henri. Toutes les rues jusqu’au port étaient tendues de courtines de soie aux couleurs vives ; des tapis de soie jonchés de fleurs et de brindilles de cèdre illuminaient le chemin et, devant les maisons, on avait placé des encensoirs dont les fumées odorantes emplissaient les rues d’une brume légère et bleutée. Toute la ville – elle comptait alors quelque soixante mille habitants – était venue à leur rencontre, dans ses plus beaux atours et portant ses plus belles armes. Des jeunes filles vêtues de blanc marchaient à reculons devant eux en jetant des fleurs à la tête des chevaux que contenaient les écuyers. Des processions de religieux leur présentèrent bannières et reliques qu’ils baisèrent avant d’être conduits à la cathédrale Sainte-Croix où ils entendirent la messe. Les pauvres reçurent d’eux de larges aumônes. Pour la première fois, la jeune femme goûtait le plaisir d’être reine devant la ferveur manifestée par cette cité qui devenait la capitale du royaume.
Ensuite, Henri partit rejoindre son oncle Richard dans sa dernière tentative pour reconquérir Jérusalem mais son absence fut courte. Sa jeune épouse en profita pour s’acclimater et s’habituer à son nouveau palais qui lui rappelait celui de Naplouse. C’était une belle demeure proche du port, construite jadis pour un riche marchand de Venise. Les pièces en étaient vastes, avec de larges ouvertures sur la mer ou sur le jardin intérieur. Tout y était magnifique, paisible et changeait Isabelle de l’austère château de Tyr et plus encore des noires murailles du Krak de Moab, dont le souvenir reculait à présent dans sa mémoire. Elle s’y efforçait d’ailleurs, souhaitant de toutes ses forces effacer les souvenirs cruels afin qu’ils ne la gênassent pas dans ce métier de reine qu’elle voulait exercer au mieux pour le bien d’un peuple que sa grâce et son sourire venaient de séduire.
Sa cour était réduite, mais vive et gaie, composée de jeunes filles toujours prêtes à mordre la vie à belles dents, et de dames plus mûres au nombre desquelles on ne pouvait pas vraiment compter Helvis, restée près d’elle pendant l’absence de son époux. Marie Comnène, elle, habitait maintenant Caiffa, la cité située au pied du mont Carmel, juste de l’autre côté de la baie, qui avait été donnée en fief à Balian d’Ibelin. Il était agréable de s’y rendre de temps en temps, surtout en bateau quand la mer était calme. Mais, quand elle n’accomplissait pas ses devoirs religieux ou n’allait pas en ville au-devant de misères à soulager, Isabelle aimait à se tenir dans sa chambre ouverte sur le large. Elle y passait des heures, à broder, à filer ou à faire de la passementerie au milieu de ses femmes qui babillaient, chantaient ou se taisaient, accordant ces instants de silence au secret de leur cœur.
Isabelle aussi connaissait de ces moments et, quand les demoiselles la voyaient délaisser son aiguille ou son fuseau pour laisser son regard bleu rejoindre l’horizon, elles savaient qu’il était temps de se taire, sans chercher pourquoi, en dépit de l’éclat du jour, un voile de mélancolie tombait comme un brouillard d’hiver sur le ravissant visage. Elles pensaient toutes que la reine rêvait à son époux absent. Deux seulement savaient qu’Henri n’occupait pas l’esprit de son épouse et que c’était une autre image, un autre regret infiniment douloureux qui brouillait parfois ses yeux : sa sœur Helvis et la vieille Marietta à présent chargée de la petite Marie.
Quand le roi revint avec sa chevalerie – tandis que Richard s’en allait –, la vie s’organisa sur un mode plus officiel car Henri entendait bien jouer à plein le rôle qu’on lui avait assigné ; rapidement il fit montre de sa valeur en menant le royaume avec une prudence qui n’excluait pas la fermeté ou même la sévérité. Les Pisans s’en aperçurent, qui possédaient comme les Vénitiens et les Génois des comptoirs dans cet immense marché de la soie et des épices qu’était Acre.
À Chypre dont il était désormais seigneur, Guy de Lusignan rongeait son frein, n’ayant accepté que du bout des lèvres l’exclusion massive des barons à son endroit. Il n’avait pas perdu tout espoir de reprendre ce qu’il considérait comme son bien et s’aboucha avec les Pisans qui possédaient aussi un comptoir à Chypre. On décida de s’emparer de Tyr d’abord, puis d’Acre, et de chasser Henri et son épouse. Projet assez stupide quand on connaissait la puissance défensive de l’ancienne capitale vénitienne, mais on y avait des complices. En outre, Guy comptait sur l’appui de son frère Amaury toujours Connétable du royaume et donc dans l’entourage immédiat d’Henri.
Celui-ci eut vent du complot. Il chassa les Pisans de Tyr. Furieux, ceux de Chypre envoyèrent des navires ravager la côte entre Tyr et Acre, ce qui mit le nouveau roi en fureur : il fit expulser d’Acre tous les Pisans, comme de tout le royaume, en avertissant :
— S’ils osent reparaître, je les pendrai par la gueule !
Bien entendu, Amaury de Lusignan voulut se faire l’avocat des bannis. Mal lui en prit : Henri tourna sa colère contre lui et le fit arrêter sous l’inculpation de trahison. Il risquait l’échafaud.
Isabelle accueillit cette nouvelle avec satisfaction. Elle n’avait jamais aimé le Connétable, n’ignorant pas qu’il avait été l’instigateur du mariage de Sibylle avec son « oison » de frère. En outre, il avait tenté à plusieurs reprises de pousser le couple royal et Héraclius à briser son mariage avec Onfroi afin d’épouser lui-même Isabelle et de s’assurer ses droits à la couronne. Enfin, il n’avait jamais caché qu’elle lui plaisait infiniment et eût dirigé sur elle une cour ardente si la Dame du Krak n’avait veillé étroitement au ménage de son fils. Le remariage avec le comte de Champagne l’avait courroucé autant qu’embarrassé : comment, sans se déshonorer, abandonner publiquement le parti de Guy en se posant comme son rival ? Il avait donc bien fallu subir le fait accompli, mais il gardait des regrets et Isabelle le savait, bien qu’il n’eût jamais manqué à ses devoirs de chef de l’armée. Cependant elle ne le détestait pas au point de vouloir sa tête. Elle fit entendre à son époux que la mort était peut-être cher payer une simple plaidoirie et fut rejointe dans son conseil par les Maîtres du Temple et de l’Hôpital.
Amaury fut relâché mais, sachant qu’Henri pouvait lui garder rancune, il renonça à l’épée de Connétable et partit rejoindre son frère dans l’île de Chypre. Sans laisser de regrets à personne : le nouveau roi avait déjà d’autres chats à fouetter, et non des moindres puisqu’il s’agissait des chanoines du Saint-Sépulcre installés bien entendu dans la nouvelle capitale.
Le Patriarche Raoul qui avait succédé à Héraclius était un homme âgé. Il venait de mourir. Les chanoines, sans demander l’aval du roi comme ils en avaient le devoir, procédèrent aussitôt à l’élection d’un nouveau Patriarche, en l’occurrence l’archevêque de Césarée, Aymar le Moine, l’un des plus chauds partisans du clan Lusignan. Henri leur témoigna son mécontentement. Le chapitre répondit avec insolence qu’il n’avait pas à tenir compte de l’avis d’un roi n’ayant pas reçu la couronne au Saint-Sépulcre comme le voulait la tradition. Un comble !
Aussitôt, Henri se rendit, en armes, dans la salle capitulaire de l’église Sainte-Croix dont il fit garder les issues et s’avança seul dans le cercle de robes noires sur lesquelles brillaient de riches croix pectorales et son regard, devenu d’une dureté minérale, fit le tour de ces têtes rases, voire chauves, car les tonsures débordées ne se renouvelaient plus.
— Eh bien, mes beaux sires, s’écria-t-il narquois, il semble que vous faites bon marché du roi élu et couronné ? D’où vient que vous ayez oublié de m’appeler en vos conseils pour le choix du nouveau Patriarche ?
— Il nous est apparu, répondit le plus âgé d’une voix asthmatique, que le chef de l’Église de Jérusalem ne relevant que du pape, il était bien inutile d’y mêler le pouvoir séculier. Nous, chanoines du Saint-Sépulcre, mandataires de Sa Sainteté, avons donc fait notre choix et envoyé auprès d’Elle un messager…
— Et moi je vais vous envoyer par le fond ! J’ai grande envie de vous noyer, vous qui n’avez plus de raison d’être, pour vous apprendre à respecter le pouvoir royal…
— Pouvoir que vous tenez d’un meurtre… et d’un meurtre dont, sans être coupable, vous n’êtes peut-être pas innocent !
Henri marcha droit sur l’insolent et le nasal d’acier de son heaume s’approcha dangereusement du nez du chanoine.
— Voulez-vous me répéter cela, Votre Révérence ? Qu’ai-je à voir dans les affaires du Vieux de la Montagne ?
— Vous, non ! Mais votre glorieux oncle Richard d’Angleterre. On dit que dès son débarquement il a envoyé des émissaires au château d’El Khaf pour obtenir qu’on le débarrasse de Philippe de France. Seulement Rachid ed-din-Sinan n’était pas d’accord. En revanche, il aurait accepté de chasser Conrad de Montferrat qui avait osé le défier.
— Les sicaires meurtriers ont avoué la raison.
— Ces gens-là obéissent à leur maître jusque dans la mort. Ils avouent uniquement ce qu’on leur dit d’avouer !
— Vous, vous avez menti par la gorge ! Vous n’êtes qu’un ramassis d’incapables et de conspirateurs ! Vous n’avez d’ailleurs même plus de raison d’être. Le Saint-Sépulcre est loin et vous êtes chez moi !
Le concert de protestations s’interrompit, reprenant de plus belle quand les gardes pénétrèrent dans la salle pour s’emparer des chanoines et les jeter dans les prisons de la citadelle. Il s’ensuivit un beau scandale.
Le chancelier du royaume et meilleur conseiller d’Henri était à présent Josse de Tyr, l’archevêque dont la parole avait excité les rois à la croisade. Comme jadis Guillaume, il avait son franc-parler et ne cacha pas au roi qu’il était allé trop loin. Une fois calmé, celui-ci en convint volontiers :
— Ils vont être relâchés. Convenez-en, mon ami : ces vieilles bêtes méritaient une leçon ! Jamais hommes d’Église n’ont distillé tant de venin. Oser accuser le Cœur de Lion d’avoir fomenté le meurtre d’un homme de si haute valeur ? Où diable sont-ils allés chercher cette idée ?
— La rumeur en a couru, sire, il faut bien l’admettre. Quant à savoir la vérité ! Il faudrait pouvoir sonder le cœur et les reins du Vieux…
Le roi réfléchit quelques instants, puis demanda :
— Avez-vous des nouvelles d’Antioche ? Qu’en est-il de la querelle survenue entre le prince Bohémond III et l’Arménien de Cilicie Léon II ?
— Elle s’aggrave, je venais vous en parler. Le prince Léon s’est emparé de Bohémond et l’emmène captif à Sis…
Le poing d’Henri s’abattit sur la table près de laquelle il était assis.
— Cet Arménien est impossible ! Je sais bien que Bohémond ne vaut pas cher et que sa nouvelle épouse, la dame de Burzey, a longtemps espionné au service de Saladin, mais Antioche doit rester alliée à notre royaume franc. Je vais m’y rendre. D’abord pour conférer avec les notables de la ville, ensuite, de là j’irai à Sis chercher le prince. Faites préparer la nef royale et deux autres bien armées !
— Je vais donner des ordres. Vous irez droit sur Saint-Siméon(35) ?
Non. Je m’arrêterai à Tripoli pour prendre au passage le jeune comte Bohémond le Borgne. Il est normal qu’il fasse quelque chose pour son père, mais au retour je choisirai la voie de terre… afin de rendre visite au Vieux de la Montagne. Il est temps de renouer les liens tissés jadis par le roi Amaury. Sinan et ses Ismaéliens constituent contre l’Islam orthodoxe une force avec laquelle il faut compter…
Josse eut un petit sourire en coin tout à fait dans la manière qui avait été celle de Guillaume de Tyr.
— En même temps vous espérez apprendre cette vérité qui vous tient à cœur, sire ?
Henri se mit à rire :
— Je devrais savoir que vous devinez toujours les choses à demi-mot ! À présent je vais voir la reine !
Pour la troisième fois Isabelle était enceinte et proche de son terme ; mais, s’il n’y avait eu la rondeur gonflant sa taille sous le samit jaune brillant de sa robe, personne n’eût imaginé qu’elle attendait un enfant. Tout s’était déroulé jusque-là avec une incroyable facilité. Aucun malaise, aucune marque au visage, aucune trace de fatigue même, bien qu’elle eût refusé de renoncer à ses activités habituelles. Elle était heureuse, aussi, d’offrir bientôt à son époux l’enfant – un fils ? – qu’il désirait parce qu’entre eux s’étaient établies une affection, une confiance et une entente qui ne ressemblaient en rien à ce qu’elle éprouvait naguère encore pour Montferrat. Rien non plus de l’amour passionné doublé de souffrance qu’elle ressentait toujours pour Thibaut, mais elle s’appliquait à l’enfouir au plus profond d’elle-même et se jetait dans une prière éperdue quand, éveillée par un détail parfois fort mince, cette lave brûlante arrivait à percer la couche de cendre dont elle l’étouffait. Elle se voulait épouse loyale, tendre et compréhensive en réponse à l’amour sincère qu’Henri lui portait depuis le premier jour.
Son départ pour une expédition peut-être longue la contraria :
— J’avais espéré, mon doux sire, que vous seriez auprès de moi lorsque mon jour viendra. Il n’est plus éloigné maintenant. Ne pouvez-vous remettre à plus tard ce voyage ?
— Non. Les événements survenus à Antioche sont trop graves pour qu’on laisse longtemps la situation en l’état. Je dois faire libérer le prince… mais je vous promets de revenir vers vous aussi vite que je le pourrai car, à la seule pensée que je vais vous quitter, vous me manquez déjà !
La phrase était jolie et Isabelle la savait sincère. Oui, Henri était un bon époux et elle l’aimait bien, mais pas au point de pleurer quand, une semaine plus tard, elle vit de sa chambre se gonfler les voiles armoriées de la nef royale qui s’en allait vers le nord. En fait, elle était à présent résignée à un chemin de vie tout simple, tout droit, tout uni… et même un peu ennuyeux. Elle aurait bientôt un nouvel enfant, puis un autre sans doute… et peut-être encore un quatrième pour bien asseoir la nouvelle dynastie. La vie d’une reine comme beaucoup de ses semblables, sans doute ? Pas tellement différente de celle d’une simple châtelaine…
En peu de semaines, Henri de Champagne, calme, sagace, précis et autoritaire juste ce qu’il fallait, remit de l’ordre dans les affaires d’Antioche et ramena son prince à la maison où il put régler ses comptes avec l’épouse traîtresse qui avait contribué généreusement à sa capture. Cela fait, le roi reprit la mer, mais fit ancrer ses navires dans le petit port de Maraclée, proche de la forteresse de Margat tenue par les Hospitaliers qui en assuraient la surveillance. Ensuite, en compagnie de Balian d’Ibelin pour lequel il professait admiration et amitié, le roi d’Acre et de Jérusalem s’enfonça dans les premiers contreforts des monts Ansarieh.
Le pays des Ismaéliens sur lequel régnait le Vieux de la Montagne offrait un aspect saisissant : une tourmente de mamelons, de crêtes sauvages et de pics aigus couronnés souvent de forts châteaux dominant de leurs murailles vertigineuses de profondes vallées et des villages entourés de parcelles fertiles ou de fourrés de bois de chênes verts. Nids d’aigle de pierres blondes enfermant le monde mystérieux des mangeurs de haschich, les trois châteaux du Vieux : Quadmous, Masyaf et El-Khaf (La Caverne), pesaient sur la contrée de tout leur poids de légendes, de crainte religieuse, de superstition et d’un sentiment de domination intemporelle plus écrasante encore que celle de tours crénelées sur lesquelles s’allumait parfois l’éclair d’un rayon de soleil reflété sur l’acier d’une arme.
Henri s’était fait précéder de messagers, ne voulant pas indisposer le seigneur de ces lieux par une arrivée intempestive. Il en fut récompensé en voyant le respect dont témoignaient envers lui les habitants de l’étrange contrée, singulièrement ceux du village d’Hammam Wasil, situé sur un petit plateau : les hommes rangés sur deux files s’inclinèrent profondément sur son passage. Là s’amorçait la descente vers le vallon d’où l’on apercevait la fière et imposante forteresse d’El-Khaf.
Le château s’élevait sur un îlot rocheux formant promontoire, au confluent de trois vallées étroites et ténébreuses en dépit de la grande lumière du ciel. De là on pouvait voir les défenses avancées, massées au pied du roc vertigineux ainsi que l’antique aqueduc qui l’alimentait en eau. Tout cela gardé par des hommes bien armés. Quant à la forteresse proprement dite, on y accédait par un unique chemin, en fait un escalier taillé dans le roc menant à la gueule noire d’une caverne, sorte de tunnel au fond duquel devait s’ouvrir la porte du château.
L’accès étant difficile, des serviteurs muets vêtus de blanc immaculé vinrent prendre les chevaux par la bride afin de les guider au long de ce sentier à larges marches et de faire en sorte que leur pas demeure sûr sans que les cavaliers eussent à s’en préoccuper. On arriva ainsi à la caverne dont l’intérieur était éclairé par des torches fixées aux parois. Au fond, se devinait l’éclat d’une avant-cour inondée de soleil aperçue par une gigantesque porte ouverte. D’autres hommes en blanc étaient là, droits et silencieux comme des cariatides. Aucun bruit. Pas le moindre appel de trompette !
— Quelle atmosphère étrange ! dit Henri, impressionné malgré lui. Ce silence, surtout !
— Bien des récits courent sur les châteaux du Vieux. On dit qu’en arrivant ici de Perse, il a, comme Hassan Sabbah jadis à Alamout, commencé par chasser de la région tous les hommes chétifs et leurs familles, sauf ceux qui étaient savants en quelque science. Il chassa aussi les musiciens et les conteurs. On dit que la forteresse contient une centaine de partisans organisés en mystérieuses hiérarchies, tous aveuglément dévoués à leur maître qui vit, lui, au sommet, entouré d’une dizaine de disciples… Ces nombres ne diminuent jamais car ceux qui meurent dans leurs missions sont remplacés très vite par d’autres Ismaéliens venus d’autres contrées ou par des hommes qui souhaitent connaître la doctrine…
— Comment savez-vous tout cela ? Vous n’êtes pas homme à écouter les on-dit ?
— Je ne suis pas le seul, tant s’en faut, à le savoir. Vous en auriez appris tout autant si, comme moi, vous étiez né dans ce pays, sire. Il est très différent, j’imagine, de la Champagne ? ajouta Balian avec un sourire.
— Très, mais il n’est pas sans charme. Il le faut, pour que j’aie accepté d’y passer le reste de ma vie. Quant à ce château, je ne saurais trop qu’en dire… sinon que je connais des monastères plus gais ! Les moines au moins vous regardent : ceux-là n’ont même pas l’air de nous voir…
Les statues blanches dont certaines portaient des marques rouges s’animèrent cependant pour se jeter face contre terre quand le Vieux de la Montagne s’avança au milieu d’elles pour venir à la rencontre du roi et de ses chevaliers qui avaient mis pied à terre. Rachid ed-din-Sinan était un homme âgé et impressionnant. Grand et maigre, osseux même sous la tchalma(36) neigeuse qui le coiffait, il avait des traits profondément sculptés, un nez puissant, une bouche mince traduisant un caractère impitoyable, des yeux indéfinissables, enfoncés sous l’orbite crêtée de sourcils blancs comme sa longue barbe, mais une voix extraordinaire, à la fois rauque et douce, dont on devinait que certaines notes pouvaient sonner comme un bourdon de cathédrale.
Il accueillit son hôte royal avec une dignité pleine de noblesse et l’invita à entrer dans sa demeure avec les siens.
À sa suite ils pénétrèrent dans une enfilade de galeries dépouillées de tout ornement, coupées de quelques cloisons légères où l’on ne voyait que des nattes et des coffres. Là, expliqua le Vieux, vivaient ses fidèles groupés selon leur degré d’initiation. Puis vinrent, à l’étage, de grandes pièces aménagées en salles d’armes, de prière ou d’études où ceux qui connaissaient des langues étrangères les enseignaient aux autres. Ce genre de visite avait un caractère inhabituel, mais Henri comprit que le but était de lui donner quelque idée d’un château qui, ainsi qu’il en avait fait lui-même la remarque en arrivant, ressemblait assez à un couvent… ou plutôt à une templerie. La dernière salle était un immense réfectoire. Un banquet y était préparé.
— Les nobles seigneurs de ton escorte vont être servis dans cette salle, dit le Vieux, et mes serviteurs ont ordre de ne les laisser manquer de rien… sauf de vin ! Il est interdit ici sous peine de mort. Quant à toi, sire, ainsi que ton ami, vous me ferez, j’espère, l’honneur de partager mon propre repas…
Sans attendre la réponse, il les ramena dans la cour pour les diriger vers l’énorme donjon situé à l’autre extrémité et qui, planté à pic sur un ravin, n’avait que cette seule entrée avec l’impossibilité d’en faire le tour, de l’extérieur ou de l’intérieur, ce qui ne permettait pas d’en évaluer l’étendue réelle.
— Seuls les daïs – les chefs –, peu nombreux, vivent ici auprès de moi et de la source du savoir universel que nous possédons.
Il ouvrit devant eux une pièce immense éclairée par une seule fenêtre où s’encadrait un morceau du grandiose paysage extérieur. Là, dans des niches, des coffres et sur des tables basses s’accumulait une incroyable quantité de livres et de rouleaux dont certains, les plus précieux sans doute, étaient gardés derrière des grilles de fer et d’épaisses serrures. Il y avait aussi des pupitres bas et des nattes pour s’y accroupir et, seul luxe de cet endroit austère, d’admirables lampes de mosquée en verre irisé ou gravé d’or…
Enfin, les deux invités pénétrèrent dans une petite salle blanche et nue, à l’exception de plateaux sur pieds, flanqués de nattes de jonc et de coussins, qui attendaient leurs convives. Le Vieux prit place lui-même sur la natte. Tandis qu’on servait un repas abondant et varié – mais sans vin ! –, il se contenta de pain, de lait et de dattes. On mangea en silence, ainsi que le voulait la tradition, et c’est seulement après que l’on se fut lavé les mains dans des cuvettes – d’or comme les aiguières – que l’on se prépara à la conversation précédée d’un silence à la gloire d’Allah et quelques grâces et politesses à la mode orientale.
— Ta visite m’honore grandement, dit Sinan au roi, mais la réputation de sagesse qui te précède m’incite à croire qu’elle n’est pas de simple curiosité. Le temps d’un roi est trop précieux pour le perdre en compagnie d’un vieil homme dont le terme approche chaque jour.
— Comme celui de tous les humains ! On dit pourtant de toi que tu n’es pas un homme, mais un génie doté d’immortalité. Un tel prodige serait suffisant pour justifier la curiosité, mais tu as raison de penser qu’en venant ici j’avais un but : te poser une question si tu veux bien y répondre.
— Pourquoi pas ? La parole est un lien entre les hommes. C’est lorsqu’ils en abusent qu’elle devient néfaste. Parle !
— Des bruits courent à travers mon royaume. Des bruits qui m’offensent, car ils sont dirigés contre l’un de mes proches parents, le roi Richard d’Angleterre.
— Que disent ces bruits ? fit Sinan avec un dédain évident.
— Qu’après t’avoir vainement demandé d’envoyer tes hommes tuer mon autre parent, le roi de France, il a obtenu de toi la mort de Conrad de Montferrat.
L’austère visage se fit plus sévère encore s’il était possible :
— Il est vrai qu’il m’arrive de rendre… à un ami des services de ce genre, mais Richard d’Angleterre n’est pas mon ami. Sa vaillance ne recouvre pas assez de sagesse. S’il m’avait gêné, c’est lui qui serait mort. En faisant reculer Saladin, il m’a rendu service. Quant à Montferrat, je l’ai fait tuer parce qu’il m’a offensé, tout simplement. Les fidawis que vous avez exécutés ont dit la vérité.
— On te prétend aussi bien disposé envers les Francs… à quelques exceptions près. Ignorais-tu qu’en agissant ainsi tu mettais le royaume en grande difficulté ?
— Non, parce que je savais que tu le remplacerais. Montferrat avait de grandes qualités sans doute, de vaillance et de bonne administration, mais trop de ruse dans un cœur violent et impur. Tu es bien meilleur roi que lui.
— Tu le savais ? Comment est-ce possible ?
— Voilà une question à laquelle je ne répondrai pas… Je le savais voilà tout ! Cependant tu as raison de me croire favorablement disposé envers toi et les tiens. Par trois fois, durant le siège d’Acre, j’ai permis une diversion qui a mis assez de désordre dans les troupes de Saladin pour vous offrir l’occasion de vous reprendre.
Balian d’Ibelin qui avait gardé un sage silence durant l’entretien réagit alors :
— Par trois fois ? Veux-tu parler du chevalier à l’armure aveuglante… et au visage voilé de blanc ? Articula-t-il avec émotion.
— Le fantôme de Baudouin le Lépreux ! C’est moi, en effet, qui l’ai suscité.
— Suscité ? S’étonna Henri. C’est donc l’un de tes hommes ?
— Non. L’un des tiens.
— Pardieu ! s’écria Balian en se dressant sur ses pieds, dis-nous son nom, en grâce, car ses apparitions stupéfiantes nous ont rendu un fier service et nous devons l’en remercier ! N’est-ce pas, sire ?
— Certes ! Et je veux…
— Je ne crois pas qu’il le souhaite, coupa Sinan. Ici il a trouvé la paix dans la méditation, l’étude des grands textes et l’art de guérir les blessures des hommes. Les siennes sont cicatrisées depuis peu. Vous ne pourriez que les rouvrir. Quant à moi, si j’en ai parlé, c’est pour vous convaincre de mes bonnes dispositions envers vous. Ne m’en demandez pas davantage !
Il se levait à son tour pour indiquer la fin de la conversation, mais Balian en voulait plus. Le roi cependant le devança :
— Encore une question, s’il te plaît ! Ce chevalier a-t-il trahi son Dieu et embrassé l’islam ?
— L’islam ? Ici ? Tu devrais savoir que nous ne sommes pas les sectateurs de Muhammad, mais les fils d’Ismaël dont trois idées fondamentales régissent la doctrine : le Cycle, le retour de l’Imam parfait chassé par les Sunnites et la Perfection primitive. Nous ne concevons pas le temps sous une forme rectiligne accumulant indéfiniment le passé. Le temps, à travers les cycles, reconduit à l’Origine car il s’agit de rejoindre le Commencement et la Pureté primitive. Ce retour ne se manifestera qu’avec celui de l’Imam parfait ! Allah est notre dieu, certes, mais nous ne vénérons pas Muhammad !
— L’Imam parfait ? fit Henri songeur. Nous attendons, nous, que revienne le Christ, le seul vrai Messie, le Fils de Dieu. Nul n’est plus parfait que lui !
— Le nôtre ne saurait être le tien car ce qu’il professe est différent et ceux qui le reçoivent plus encore. Aucun de tes chevaliers n’est capable d’obéir à tes ordres comme le font les miens, même si tu les donnes au nom de Dieu.
— Que veux-tu dire ?
— Viens avec moi.
Sinan conduisit les deux hommes sur une petite terrasse prolongeant la pièce où ils se trouvaient et qui donnait sur la grande cour intérieure. On y découvrait l’ensemble des remparts des côtés sud et ouest. Des Ismaéliens veillaient, deux par deux, sur ces murailles où leurs blanches silhouettes se découpaient contre le ciel pur. Sinan se tourna vers ceux qui se trouvaient sur la plus haute tour et tira de sa manche un mouchoir blanc qu’il agita. Aussitôt ces deux hommes se jetèrent dans le vide et vinrent s’écraser au sol sous les yeux horrifiés du roi et de son Connétable.
— Pouvez-vous en obtenir autant de vos soldats ? demanda le Vieux.
— Non, affirma Henri avec force. Non, et je ne le souhaite pas ! Une mort n’est bonne que si elle est utile. Pas celle-là !
— Si, cette mort est utile. Ceux qui l’acceptent savent qu’ils vont droit au Paradis. D’où leur enthousiasme. Veux-tu en voir partir d’autres ? ajouta Sinan en opérant un quart de tour à droite…
— Non ! Non, surtout pas ! Je reconnais ta puissance et m’incline devant elle, mais l’expérience est suffisante. En revanche, accorde-moi encore une question : cet inconnu franc que tu gardes en ce lieu, est-il aussi de tes fidèles capables… de ça ?
— Non. C’est, je crois bien, le seul chrétien de toute la région. Oh ! J’avoue volontiers avoir essayé de le rendre captif du haschich, la plante des Bienheureux, mais il a résisté après une seule expérience que je n’ai pas renouvelée à cause de sa trop grande qualité. Par son courage, sa pureté et son goût de l’étude et du savoir, il s’est acquis mon amitié…
— Mais lui, insista Balian que tout ce mystère irritait, pourquoi s’attarde-t-il auprès de toi ? S’il est chevalier franc c’est avec les Francs qu’il doit vivre, combattre… et étudier s’il y tient tellement ! Ce qui m’étonne, je l’avoue…
— Pourquoi ? On peut être guerrier et savant. Certains de vos Templiers le sont plus que vous n’imaginez. En outre, ma bibliothèque est certainement la plus importante du pourtour de la Méditerranée depuis que celle d’Alexandrie a disparu et que l’Almohade stupide a brûlé celle de Cordoue.
— Permets-nous au moins de le voir !
— Non. Il sait votre arrivée. Mais il ne souhaite pas vous rencontrer. Qu’en feriez-vous ? Le livrer à une nouvelle parodie de justice et à une sentence inique ?
À mesure qu’il parlait, une idée se faisait jour dans l’esprit de Balian, une idée qui, après tout, n’était peut-être pas si folle, car à y réfléchir, qui d’autre aurait pu si bien incarner le Lépreux légendaire ? Oh, Seigneur, si c’était possible ? Si…
Sans réfléchir davantage et poussé par une force intérieure incontrôlable, Balian se précipita à l’intérieur du château et s’y lança à l’aveuglette en braillant de toutes ses forces :
— Thibaut ! Thibaut de Courtenay ! Si vous êtes là, venez à moi ! Je suis Balian d’Ibelin… Votre ami ! Thibaut ! À moi !
Il n’alla pas très loin. Deux fidawis apparus brusquement se jetèrent sur lui. Il se débattit avec rage sans cesser de hurler :
— Thibaut ! Thibaut ! Je veux vous voir !
La porte de la bibliothèque s’ouvrit :
— Me voici !
Emporté dans l’espèce de folie qui s’était emparée de lui, Balian n’en fut pas moins stupéfait en voyant se dresser soudain devant lui cet homme de haute taille dont la longue robe blanche était assez semblable à celle que portait jadis Baudouin IV quand il déposait les armes. Mais c’était bien le même visage basané aux traits vigoureusement sculptés entre la calotte de cheveux bruns et la courte barbe, le même regard gris et pénétrant. Le choc fut si intense qu’il lui mit les larmes aux yeux et il murmura avec une joie qui l’étranglait :
— Dieu soit loué qui me permet de vous revoir vivant !
D’un élan, il se jeta au cou du revenant pour une chaude accolade à laquelle Thibaut répondit.
— Salut à vous, Balian d’Ibelin ! J’ai moi aussi grande joie de cette rencontre.
— Pourtant vous ne la vouliez pas. Je viens de vous forcer quasiment, mais je ne le regrette pas un instant ! Oh non, je ne le regrette pas…
Le Vieux et le roi les rejoignirent et l’atmosphère, si chaleureuse précédemment, se refroidit. Sourcils froncés, Henri considérait avec sévérité l’enthousiasme d’un homme déjà mûr pour cet autre dont il savait parfaitement qu’il avait été condamné pour parricide et que l’on retrouvait bel et bien traité en ami par le plus dangereux des infidèles. Comme Balian proclamait son désir de ramener son ami à Saint-Jean-d’Acre, il y mit le holà :
— S’il convient de remercier messire de Courtenay de sa triple intervention qui nous fut bénéfique, je ne crois pas que l’on apprécie son retour parmi nous !
— Comment ? protesta Balian. Ne me dites pas, sire, que vous avez attaché foi aux accusations d’une folle que l’on a d’ailleurs retrouvée étranglée dans une rue de Tyr avec le collier qu’elle accusait sire Thibaut d’avoir volé ?
— Justement. Ce n’est pas une preuve d’innocence. Tout au plus une vengeance dont il faut sans doute chercher ici la source. On y dispose de tels moyens !
— Et pourtant, intervint paisiblement Sinan, ce n’est pas moi qui ai ordonné la mort de cette femme. Une mort méritée, car elle avait menti et accusé faussement par rancune et par cupidité.
— Comment pouvez-vous le savoir ? demanda Henri sans se départir de sa sévérité. Etiez-vous à Tyr au moment de cet événement ?
— Non, mais partout où j’estime en avoir besoin, j’ai des yeux et des oreilles. Ecoute-moi, ô roi ! Me croiras-tu si j’affirme que cet homme a été accusé par fausseté et vile intrigue ? Je tue mais ne mens jamais !
Cette fois, ce fut Thibaut qui s’interposa :
— Le siège du roi est fait, Grand Maître, et vous m’offenseriez en essayant plus longtemps de me disculper à ses yeux. Au surplus… je ne souhaite pas revenir chez ceux qui étaient les miens.
— Thibaut ! protesta Balian avec une note douloureuse dans la voix. Vous pouvez croire en ma parole si je dis qu’aucun parmi vos anciens compagnons de combat n’a cru que vous aviez tué Courtenay !
— J’ai été condamné ! Sachez que je vous garde, à vous, mon amitié, mais ici j’ai recouvré la paix. Vous voyez bien qu’il valait mieux ne pas nous revoir. Que Dieu vous garde ! Je l’ai toujours prié pour vous, pour le royaume… et pour la reine ! Ne put-il s’empêcher d’ajouter sans un regard à Henri.
Il savait très bien qu’Isabelle avait été contrainte de l’épouser et, de ce fait, il lui inspirait une antipathie d’instinct. Lentement, les mains au fond des manches de sa longue robe blanche, il salua et partit retrouver, dans la bibliothèque le Canon de la médecine d’Avicenne qu’il était en train d’étudier. Mais il ne put y attacher son attention comme auparavant. Ce qu’il redoutait venait de se produire : revoir Balian, c’était réveiller des souvenirs que, depuis son arrivée à El-Khaf, il s’efforçait d’enfermer au plus profond de sa mémoire et d’écraser sous un monde de connaissance. Balian pour lui s’écrivait Isabelle. Et à présent le visage tant aimé s’imposait sur les pages à la somptueuse calligraphie de l’austère traité, qui n’était pas de force à le repousser. Abandonnant son étude, il courut vers la cellule blanche où il logeait, au fond de la grande bibliothèque. Là, il s’abattit sur l’étroite couchette et, la tête dans ses bras, pleura longtemps, après que le pas des chevaux portant l’époux d’Isabelle et son Connétable se fut éloigné…
La déception de Balian ne s’apaisait pas non plus. La joie de retrouver celui qu’il croyait mort était trop forte et il le fit sentir à Henri par le silence obstiné qu’il garda tandis que l’on revenait vers la côte et les navires. Celui-ci – en apparence tout au moins – ne s’en émut pas. Il laissa Balian bouder jusqu’à ce que l’on mît pied à terre pour embarquer les chevaux.
— Vous m’en voulez ? dit-il alors.
Très raide, Ibelin répliqua :
— Je n’oserais, sire !
— Votre valeur et le respect que je vous porte vous y autorisent. J’ai craint cependant qu’une si étonnante résurrection en une telle compagnie n’incite les mauvaises langues à accuser votre ami d’avoir fait assassiner Montferrat pour se venger.
Du coup, Balian passa de la rancune à l’indignation :
— Courtenay employer des « assassins » ? Mais personne ne croirait pareille infamie ! On voit bien que vous ne le connaissez pas !
— Non, mais je connais les hommes et je sais les mauvais instincts qui les poussent à croire si volontiers ce qui peut ternir une image. Surtout si elle est belle ! Je suis plus jeune que vous, mon ami, mais j’ai assez vécu pour avoir appris bien des choses. Votre fraîcheur d’âme à vous est bien réconfortante !
— J’espère pouvoir la garder, même si je ne supporte pas l’idée qu’un homme de si haute valeur passe pour mort et souillé par un crime qu’il n’a jamais commis ! Demandez donc à la reine ce qu’elle pense de celui qui fut si longtemps le fidèle compagnon de son frère vénéré !… Ou plutôt, non ! Ne lui dites rien ! Sa joie à le savoir vivant vous déplairait peut-être ? ajouta-t-il avec une perfidie qui s’accordait mal à la fraîcheur d’âme annoncée plus haut.
Il en eut du remords en entendant Henri répondre paisiblement :
— Beaucoup de bien, j’imagine ? Et sans doute avec raison. Quand on connaît quelqu’un depuis l’enfance, on se trompe rarement…
En considérant le visage placide du Champenois, Balian ne put s’empêcher de se demander ce qu’il exprimerait s’il savait l’intensité de la passion qui unissait sa belle épouse à Thibaut.
Isabelle, un peu confuse mais ravie, avait en leur absence donné le jour à une nouvelle fille, à la grande joie de la petite Marie. Quoique différente de sa demi-sœur, la toute petite était elle aussi jolie comme une fleur et ce fut avec fierté que sa mère la présenta à Henri. S’il fut déçu, le père eut le bon goût de ne pas le montrer et donna à l’enfant le nom d’Alix, qui était celui de sa grand-tante, la mère de Philippe Auguste. Helvis de Sidon la porta sur les fonts baptismaux avec Balian comme compère. Henri avait lui-même fait choix de son Connétable pour bien lui montrer qu’il ne lui en voulait pas. Ce qui en réalité agaça celui-ci. Il trouvait qu’Henri en faisait un peu trop. N’avait-il pas tenu à raconter à brûle-pourpoint et en présence du seul Balian l’étrange rencontre d’El-Khaf ? Sans doute voulait-il voir comment réagirait Isabelle et l’en faire témoin ? Un instant, Balian eut très peur parce que la jeune femme était devenue bien pâle avant de s’empourprer tandis que ses yeux pleins de larmes – qu’elle réussit à contenir – étincelaient comme des diamants bleus. Mais sa voix était restée douce, ferme et unie comme toujours et elle avait souri à son mari :
— Quelle bonne nouvelle, sire mon époux ! Elle prouve que Dieu, en sauvant sire Thibaut du trépas où il était voué, a jugé en sa faveur. Pour ma part je n’ai jamais douté de son innocence…
— Vous ne me reprochez pas de ne pas l’avoir ramené ? fit Henri sans regarder Balian.
— Pourquoi vous le reprocher si lui-même ne l’a pas voulu ? Sans doute ne souhaite-t-il plus revoir ceux qui ont préféré la parole de cette misérable Josefa Damianos à la sienne ? Ce n’est à l’honneur d’aucun de ceux qui étaient à Tyr à cette époque.
Puis elle parla d’autre chose et le nuage d’inquiétude apparu sur le visage d’Henri s’effaça tout naturellement. Sans imaginer bien sûr la joie qui inondait le cœur d’Isabelle. Le bien-aimé était vivant ! Vivant ! En avoir désormais la certitude était un bonheur trop grand pour laisser place au regret de ne pas le voir revenir vers elle. Dieu qui avait sauvé Thibaut se laisserait peut-être convaincre de le ramener un jour ou l’autre ?
Il était écrit que le nouveau royaume ne jouirait pas longtemps de ce beau temps qu’Henri de Champagne avait su ressusciter et maintenir. Cette fois, les trublions furent les Allemands.
L’empereur Henri VI, successeur de Frédéric Barberousse, venait de s’emparer du royaume normand des Deux-Siciles et entendait reprendre la croisade abandonnée par son père près des eaux du Selef. En attendant d’embarquer, il envoya une grosse avant-garde qui arriva un beau matin à Acre et entreprit de s’y comporter comme en pays conquis, s’installant d’office dans les maisons après en avoir chassé les propriétaires, molestant les femmes et se conduisant comme les vrais soudards qu’ils étaient.
Le roi était alors à Tyr chez son Chancelier, mais il revint à francs étriers, rappelé par Hugues de Tibériade, l’époux de la sœur d’Helvis qui faisait alors office de gouverneur mais ne pouvait prendre la décision de chasser les « croisés » sans l’aveu du roi. Il tint cependant à celui-ci un langage plein d’énergie :
— Je connais bien ces gens-là. Avec eux, il faut employer la manière forte : ils ne connaissent qu’elle !
En foi de quoi on appela la population aux armes tandis que l’on mettait femmes et enfants à l’abri dans la Citadelle que tenaient depuis toujours les Hospitaliers, mais on n’eut pas à en venir aux mains : les chefs des indésirables « croisés », ayant compris qu’ils allaient se faire écharper, se hâtèrent de les faire sortir de la ville et d’installer leur camp dans la campagne, autour du château de Montfort qui avait appartenu un temps à Jocelin de Courtenay(37).
Malheureusement, la déclaration de croisade de l’empereur Henri VI avait résonné un peu trop fort aux oreilles du nouveau sultan, Malik al-Adil, frère de Saladin. Se jugeant défié, celui-ci envoya un corps expéditionnaire piller Jaffa. Il fallait reprendre les combats !
Henri n’hésita pas et rassembla des troupes pour les envoyer au secours de sa ville.
N’ayant pas l’intention de les mener lui-même, il voulut les passer en revue avant leur départ et ordonna qu’elles défilassent devant son palais. Il se plaça alors à une fenêtre haute, que ne défendait aucun balcon, pour répondre joyeusement aux acclamations des soldats et de la foule. Pourquoi fallut-il qu’à cet instant on lui annonçât une délégation de Pisans, qu’il se retournât pour la voir entrer et lui intimer d’attendre ? En voulant revenir à sa précédente position, il perdit l’équilibre, bascula et vint se fracasser devant ses gardes épouvantés…
Le chagrin d’Isabelle fut violent, bien plus même qu’elle ne l’eût imaginé. Elle se jeta en larmes sur le corps de son époux en le suppliant de revenir, de ne pas l’abandonner. Il lui avait donné quatre années de sérénité et d’une sorte de bonheur tranquille qu’elle ne retrouverait jamais. Il faudrait de nouveau souffrir, subir…
Le corps d’Henri ne reposait pas depuis vingt-quatre heures dans la crypte de la cathédrale Sainte-Croix qu’elle se retrouvait confrontée à son destin. Un destin incarné cette fois par les Maîtres du Temple et de l’Hôpital : Gilbert Erail et Geoffroy du Donjon, le Patriarche Aimery Le Moine, le Chancelier Josse de Tyr et les principaux barons du royaume. Leur discours était aussi clair qu’accablant : la reine devait reprendre époux et sur l’heure ! Le royaume ne pouvait se passer d’un roi énergique en ce temps où la guerre menaçait à nouveau. Elle était reine et la couronne passait avant tout, même avant sa très légitime douleur !
Ce fut un moment terrible. Jamais Isabelle n’avait ressenti à ce degré le poids de la royauté. Elle n’avait plus le droit d’être une femme. Rien qu’une sorte d’être hybride faisant corps avec le trône, à qui l’on déniait jusqu’à l’ombre d’un sentiment.
Son regard bleu pâli par les larmes fit le tour des visages fermés, résolus qui ne voyaient en elle que le cercle d’or et de pierreries posé sur ses voiles de deuil. Deux d’entre eux seulement laissaient deviner un peu de compassion : le cher Balian, bien entendu, et Hugues de Tibériade.
— Je suppose, dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de raffermir, que votre choix est arrêté, messeigneurs ?
Le Patriarche allait répondre mais Tibériade le devança :
— J’ose proposer à la reine mon frère Guillaume qui est sage, réfléchi, vaillant et preux chevalier. Fort attaché en outre à la terre que nous aimons tous… ainsi qu’à votre personne, noble Isabelle !
— Vous oubliez, mon ami, répondit la jeune femme, qu’il est fiancé à ma sœur Marguerite et que Marguerite l’aime. Je n’accepterai jamais de briser un amour, de faire trois malheureux quand une seule suffit à votre exigence à tous. Alors, qui d’autre ? ajouta-t-elle avec lassitude.
— Le nouveau roi de Chypre, qui est aussi notre ancien Connétable, proposa le Patriarche. L’épouser serait réunir les deux royaumes et il a toutes les qualités d’un grand souverain.
En effet, depuis la mort de Guy de Lusignan survenue trois ans plus tôt, Amaury, son frère, lui avait succédé.
La réponse d’Isabelle fut un cri d’indignation :
— Vous voulez que moi, j’épouse l’ancien amant d’Agnès de Courtenay ? L’homme qui avait osé s’élever contre mon seigneur époux ? Suis-je donc à vos yeux un simple objet que l’on peut jeter dans n’importe quel lit ? Je suis lasse de me marier, vous entendez ? Lasse… et écœurée ! On m’a démariée du gentil Onfroi de Toron pour me livrer à Conrad de Montferrat qui a été assassiné, puis mariée contre notre gré à tous deux au noble comte de Champagne, mon époux regretté, et voilà qu’à présent…
Le grand Templier sortit du rang et s’avança vers elle. Déjà âgé mais plein de noblesse, de vaillance et de sagesse, Gilbert Erail, par ses vertus, avait rendu au Temple un peu de son éclat perdu. Sur son beau visage énergique, Isabelle lut la compassion et sa parole fut d’une grande douceur quand il s’adressa à elle dans l’espoir d’atténuer les rigueurs de la raison d’État.
— Le roi Amaury a envoyé des émissaires. Il demande que la reine de Jérusalem accepte de donner sa main au roi de Chypre, réunissant ainsi deux États proches et qui, dès lors, seraient indissolubles. Il faut laisser le passé s’effacer des mémoires et vos loyaux sujets vous portent trop d’affection pour ne pas vous soutenir dans cette épreuve… malheureusement nécessaire ! Réfléchissez, madame !
Isabelle garda le silence puis murmura, se parlant à elle-même plus qu’aux autres :
— Le roi Amaury Ier ! Comme mon père vénéré ! Comme si le temps revenait en arrière ! Quelle dérision !
— Amaury Ier pour Chypre, madame ! Le roi de Jérusalem ne peut être qu’Amaury II, corrigea doucement Josse de Tyr. L’histoire ne revient jamais en arrière !
— Croyez-vous, monseigneur ? Je voudrais pourtant qu’il en soit ainsi… au moins une fois !
Le Conseil dispersé, Isabelle pria son beau-père de demeurer près d’elle. Cependant, elle resta silencieuse quelques minutes, puis, comme n’osant interrompre sa méditation, il l’interrogeait du regard, elle ordonna :
— Allez chercher Thibaut… par grâce ! J’ai besoin de lui !
— Isabelle ! À quoi pensez-vous ? Songez à ce qu’il est, en dépit de l’affection que nous lui portons tous : un Templier qui a rejeté ses vœux, renégat au Christ peut-être ? Vous ne pouvez l’épouser !
— Qui parle de l’épouser ? murmura Isabelle avec une profonde lassitude. Je vous demande de l’aller chercher. Je veux le voir, vous comprenez ? Je le veux ! Et cela avant que Lusignan ne vienne ici ! Sinon… je refuse de l’épouser !
Il n’eut pas le temps d’ajouter une parole : Isabelle secouée de sanglots venait de quitter la salle en courant.
Comprenant qu’il n’y avait rien d’autre à faire, Balian se mit en devoir de lui obéir…
C’était la veille de l’arrivée de Lusignan. Il était tard et le palais dormait, fatigué par les préparatifs des festivités du lendemain, quand Balian d’Ibelin y pénétra suivi d’un chevalier enveloppé d’un grand manteau noir. Une entrée sans rien d’extraordinaire et aucun garde ne leva seulement le sourcil quand il gagna le logis de la reine. Depuis la mort d’Henri, c’était vers elle que convergeaient messagers, envoyés, conseillers ou requêtes à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit… Dans la salle précédant la chambre royale où se tenaient dans la journée les dames de parage ou de suite, il ne trouva que sa fille Helvis et s’en étonna, mais avec un bref sourire elle lui apprit que, depuis son départ, elle passait toutes ses nuits auprès d’Isabelle… pour qu’elle se sente moins seule. Son époux avait trop à faire à Sidon pour s’y opposer. À Thibaut qu’elle avait reconnu du premier coup d’œil, elle murmura :
— Encore un peu de temps et il eût été trop tard, sire chevalier.
Nous n’avons pas perdu une seule seconde, soupira Balian, mais au retour, un vent contraire s’est levé et il s’en est fallu de peu que nous n’arrivions que demain…
— Venez ! Elle n’a que trop attendu !
Prenant Thibaut par la main, elle l’entraîna à sa suite dans la chambre où elle ne resta qu’un instant, tout juste le temps de dire :
— Le voici enfin, Isabelle !
Puis elle se retira, les laissant seuls dans la pièce somptueuse adoucie de tapis, où de grands cierges de cire rouge brûlaient en crépitant dans de hauts chandeliers d’argent, mais laissaient dans l’ombre le vaste lit à fines colonnettes habillé de brocart blanc et rouge. Isabelle, les cheveux dénoués sur son ample dalmatique blanche que les flammes moiraient, était à demi étendue sur les coussins d’une bancelle placée près de la délicate ogive ciselée de la fenêtre où un rosier pourpre s’épanouissait dans un grand pot de terre. En voyant paraître celui qu’elle attendait, elle se leva mais resta là, debout dans les plis neigeux de sa robe dont luisaient les cassures, à le regarder comme si ce regard devait être le dernier.
Lui s’était arrêté, émerveillé de la découvrir plus belle encore que dans les rêves qui tant de fois la lui avaient livrée. Jamais femme n’avait brillé d’un si doux éclat, même si les cernes bleutés de ses grands yeux révélaient des douleurs rendant cette icône de chair plus humaine, plus désirable encore. Lentement il rejeta son manteau, mit un genou en terre et les bras étendus attendit sans qu’aucun mot vînt troubler l’enchantement…
Cet instant magique, tous deux l’avaient vécu des centaines de fois au cours des années de séparation. Ils n’avaient pas besoin de mots pour expliquer ce qu’ils en espéraient. Thibaut savait pourquoi Isabelle l’appelait et, tandis que le bateau le ramenait vers elle, il avait confié au vent chaque mot de sa prière d’amour, sachant qu’elle les avait entendus et qu’il serait exaucé…
Les yeux dans ses yeux, elle fit un pas vers lui, écartant du pied les coussins tombés qui la gênaient. Un seul pas, puis ses jolis doigts ouvrirent le fermail d’or et de perles de sa robe. Elle la rejeta en arrière d’un geste ailé qui fit saillir comme une offrande le double fruit rose de ses seins. Dressée sur la pointe de ses petits pieds, elle courut, ravissante et nue, se jeter dans les bras tendus vers elle…
Avec une ardeur affamée, Thibaut les referma sur le satin vivant de cette peau si douce. Le sang battait lourdement à ses tempes et ses reins brûlaient tandis que, pressé contre elle, il laissait ses mains commencer une lente exploration. Elle prit sa tête entre les siennes et ce fut elle qui scella leurs bouches dans le vertige du premier baiser.
Ce fut elle encore qui le dévêtit avec des gestes hâtifs et un peu maladroits qui le ravissaient parce qu’ils trahissaient une inexpérience touchante chez une jeune femme déjà mariée trois fois. Les doigts soyeux tremblaient un peu sur sa peau tannée, dessinant le contour des muscles, s’attardant à la toison brune de la poitrine… puis ce fut lui qui l’enleva pour la poser sur le lit. Ensemble ils se perdirent en une infinité de baisers et de caresses qui s’acheva dans un éblouissement, mais ils recommencèrent presque aussitôt. La faim qu’ils avaient l’un de l’autre venait de trop loin pour se satisfaire si vite…
Thibaut n’ignorait plus ce que pouvait être le plaisir de chair. À son arrivée à El-Khaf, le Vieux avait essayé sur lui le pouvoir du haschich. Il avait connu alors une étrange euphorie, la sensation de détenir des possibilités illimitées. Comme tous ceux que Sinan éduquait dans ses nids d’aigle, il avait connu le demi-réveil dans un endroit de rêve, un kiosque semblable à ceux où l’on se réfugiait aux heures chaudes en Orient, somptueux… Ouvert sur un jardin plein d’odeurs, il semblait fait d’or comme tout ce qui s’y trouvait… comme le corps lisse de la houri qui lui avait fait connaître cette volupté dont il s’était toujours gardé. À cause de Baudouin d’abord, mais aussi par choix délibéré parce qu’il se voulait pur pour le pur amour qui habitait son cœur, et parce qu’il avait eu sous les yeux les débauches d’Agnès. Quant aux ribaudes des rues chaudes de Jérusalem comme celles qui suivaient l’ost, elles lui répugnaient. Il s’était farouchement gardé des premières et chassait les autres à coups de houssine.
Deux fois il était tombé sous l’emprise de la drogue, mais il n’y eut pas de troisième. Il se méfia de ce qu’on lui servait à manger ou à boire, n’accepta que de l’eau et des fruits jusqu’à ce que Sinan lui en fit le reproche. Il dit alors nettement qu’il refusait de laisser embrumer son cerveau et de devenir ainsi, à la longue, un jouet mortel entre les mains du Vieux.
— Je suis chevalier chrétien et entends vivre et mourir digne de ce titre. Tu peux me tuer ou me chasser à ton gré.
— Un fidawi chrétien, c’était pourtant bien tentant. Je n’ai pu m’empêcher d’essayer. Ce n’est d’ailleurs pas ce que j’avais promis, mais j’aime aller au fond des âmes. Reste ici autant que tu le voudras et vis à ta guise. Je ne t’enverrai plus au Paradis !
C’est alors que Thibaut, pour le remercier, avait parlé du Sceau du Prophète que le Vieux n’avait eu aucune peine à faire récupérer et qui, dans ses mains, pouvait devenir une arme efficace contre l’Islam…
Le Paradis, Thibaut le connaissait à présent. Tellement plus beau, tellement plus grisant que celui du Vieux, parce que le plaisir d’amour partagé avec la femme aimée ne peut se comparer à aucun autre. Durant des heures, lui et Isabelle s’en gorgèrent joyeusement. Oui, joyeusement, même s’ils savaient que cette nuit divine n’aurait pas de seconde, ils la vécurent comme s’ils avaient l’éternité devant eux et, quand ils parlèrent, ce fut seulement pour accumuler des mots d’amour plus beaux que les plus beaux poèmes…
Ils pensaient l’un et l’autre que raconter par le détail une aussi longue séparation aurait pris trop de ce temps si précieux. Par Balian, Isabelle avait appris le principal. Sauf peut-être comment son amant en était venu à chercher refuge chez le Vieux de la Montagne.
— Lorsque j’ai été banni de Tyr, expliqua Thibaut, je ne suis pas allé bien loin seul. Un homme m’attendait au bord du chemin. C’était un Ismaélien, qui m’a conduit à un casal à demi détruit et abandonné où il m’a réconforté, nourri et fait comprendre que le seul asile pour moi se trouvait près de son maître. Alors je l’ai suivi !
— Il t’attendait ? Comment est-ce possible ?
— Tout est possible à ces gens. Ils ont des espions dans tous les lieux où il se passe quelque chose et Rachid ed-din-Sinan, le Vieux, ne perd pas une occasion de chercher à s’attirer la reconnaissance de malheureux condamnés… justement ou injustement. C’est ce qu’il a fait…
Thibaut n’en dit pas davantage et Isabelle se contenta de ces paroles, le seul fait important pour elle étant que le bien-aimé soit sauf. Aussi bien il était impossible au chevalier de lui dire l’incroyable vérité, une vérité qui l’attendait à El-Khaf sous la forme d’une lettre d’Adam Pellicorne. Une lettre dans laquelle son ami lui apprenait qu’avant de faire voile vers l’Occident avec ce qu’il cherchait (sans préciser quoi), le Picard avait relâché dans le petit port de Maraclée afin de se rendre auprès du Vieux, avec qui le Maître caché et certains de ses dignitaires entretenaient des relations, épistolaires ou autres. Adam avait déjà rencontré Sinan et, s’il était venu jusqu’à lui, c’était pour lui demander de veiller sur l’ami fraternel qu’il laissait en arrière. C’est ainsi que, sans jamais s’en douter, Thibaut avait été suivi et surveillé partout où il était allé… et sauvé de la mort ou de l’esclavage. Mais rien de tout cela ne pouvait être confié, même à Isabelle, car il s’agissait de secrets qui n’appartenaient pas à Thibaut…
La nuit fut trop courte et, quand le chant d’un coq en annonça la fin, Isabelle, soudain éperdue, s’accrocha au cou de son amant pour le retenir contre elle :
— Non ! Pas déjà ! Je ne vais pas te perdre à nouveau ?
— Il le faudra, mon amour ! Dans quelques heures le roi de Chypre sera là et il te ramènera dans son île…
— Pourquoi ne resterait-il pas ici ? En l’épousant je le fais roi de Jérusalem donc de Saint-Jean-d’Acre… Je veux vivre dans ce palais… dans cette chambre où je pourrai recréer ton image… Mais toi, où iras-tu ? A El-Khaf, de nouveau ?
— Non, j’ai tourné cette page-là. Tout à l’heure, Balian me conduira à la maison chevetaine du Temple…
— Au Temple ? Mais ils vont te chasser ou même te livrer à Amaury !
— Pour quelle raison ? J’ai déjà été jugé et banni. De plus, avant mon départ, Sinan m’a remis un message pour le Maître. Il y explique comment le Sénéchal a été tué… et révèle que c’est lui qui a fait étrangler Josefa Damianos. Je sais que Gilbert Erail m’accueillera. Sans doute serai-je puni pour une aussi longue absence, mais je resterai à Acre… Ainsi je serai moins loin de toi.
— Encore trop loin ! Te reverrai-je jamais ?
À cet instant, Helvis pénétra dans la chambre :
— Le jour va venir ! Vite, chevalier ! Il faut vous hâter ! Mon père vous attend !
— Je viens !
Une dernière fois, Thibaut prit Isabelle dans ses bras, la serra contre lui à lui faire mal et baisa sa bouche tremblante…
— Nous sommes unis à jamais, Isabelle. Un jour nous nous retrouverons, je le sais…
— Quand ?
— Peut-être pas dans cette vie, mais nos âmes sont si fort attachées l’une à l’autre que le temps, les siècles même ne pourront les séparer. Je suis à toi pour l’éternité et s’il existe, pour l’homme, d’autres existences terrestres, alors je saurai te rejoindre… Je saurai te reconnaître !
S’arrachant des bras de la jeune femme, il la confia à ceux d’Helvis, s’habilla en hâte et quitta la chambre en courant sans un regard en arrière.
Un moment plus tard, accompagné de Balian d’Ibelin, Thibaut traversait le port pavoisé en l’honneur de celui qu’on attendait et rejoignit la Voûte d’Acre, la forteresse templière près du phare au-delà duquel il n’y avait plus que l’horizon étincelant de la Méditerranée…
Aux mains de ses femmes, Isabelle, immobile comme une statue, le visage inondé de larmes, se préparait à recevoir un quatrième époux, une nouvelle couronne, mais son âme ne l’habitait plus…