TROISIÈME PARTIE TEMPLIER !…

8 La maison chevetaine

Dans la chapelle funéraire des rois de Jérusalem accolée au Saint-Sépulcre, la dalle de marbre venait de retomber sur le corps détruit de Baudouin IV au milieu du chant grave des prêtres, des prières sanglotantes des femmes et des fumées de l’encens montant en volutes épaisses de quatre cassolettes de bronze posées à même le sol. Puis tout se tut et lentement les assistants commencèrent à se retirer : le Patriarche avec la Très Sainte Croix le premier, puis sous les voiles blancs du deuil la mère et la sœur aînée du défunt, la première appuyant sur une canne un corps déjà courbé par les douleurs de son ventre, la seconde droite et fïère, menant par la main Bauduinet, son fils de cinq ans qui devenait le roi Baudouin V et serait couronné demain. Puis le régent, Raymond III de Tripoli, en tête des grands du royaume et des maîtres des ordres militaires, Templiers et Hospitaliers, et tous les autres enfin. Un seul resta…

Des cierges de cire jaune brûlaient autour du tombeau, montant une garde silencieuse et cependant vivante car leurs flammes animaient les mosaïques et les ors de la voûte et faisaient danser des ombres démesurées. Thibaut vint s’agenouiller près de la dalle neuve et y posa une main comme il l’avait fait tant de fois sur le lit du roi martyr dans la vaste chambre fraîche, au-dessus de la cour du Figuier. Une façon comme une autre d’être encore un peu auprès de lui. Le monde semblait si vide à présent !

Hier encore il était là, dans la grande salle du palais où il s’était fait porter pour y mourir à la face de tous ses barons dont il avait exigé la présence à son heure dernière. Son corps mutilé étendu sur une dure civière, couvert d’un voile noir et la tête couronnée d’épines ainsi qu’il l’avait voulu, ce moribond aveugle mais habité par une volonté surhumaine avait dicté ses dernières volontés à cette foule d’hommes et de femmes qui n’attendaient que sa mort pour se jeter sur le royaume comme des loups sanguinaires. Et pourtant ils l’avaient écouté en silence, frappés d’une sorte de terreur sacrée par cette voix toujours si belle qui semblait venir de l’au-delà : l’enfant serait couronné demain et tous jusqu’à sa majorité devraient obéissance et loyauté au comte Raymond que Baudouin avait rappelé quand l’incapacité, l’insignifiance et la vaine suffisance de Guy de Lusignan étaient devenues flagrantes. Et il avait contraint les barons à l’hommage en les obligeant à prêter serment. Et tous avaient obéi, la lèvre mauvaise et la haine au fond des yeux, mais ils l’avaient fait. Et puis la mort était passée, si doucement que l’on s’en aperçut seulement quand la voix ne se fit plus entendre…

À Thibaut aussi, mais dans l’intimité de son appartement, il avait fait entendre sa volonté. Il lui avait dit :

— Épouse Ariane parce qu’elle sera en danger lorsque je ne serai plus là. Je sais qui tu aimes mais tu n’as plus rien à en espérer et tu sais combien Ariane m’est chère. Devenue ta femme elle sera protégée.

À la jeune fille ravagée de douleur, il avait dit :

— Voilà ton époux ! C’est lui que tu devras suivre à présent. Il saura prendre soin de toi…

Mais Ariane avait refusé avec une étrange fermeté car c’était la première fois qu’elle lui disait non.

— Une femme doit servir son époux et moi je ne veux plus d’autre maître que le Seigneur Dieu. Pardonne-moi de ne pas faire ta volonté, mon doux sire ! Je veux entrer chez les Dames Hospitalières afin de consacrer ma vie aux malades. Ainsi te resterai-je à jamais fidèle !

— Je ne mérite pas un tel amour, mais te confier à Dieu m’est une consolation…

Cependant, lorsqu’elle se fut éloignée pour chercher de l’eau fraîche, Baudouin fit signe à Thibaut de s’approcher :

— Tu l’y conduiras toi-même, mon frère, mais ta tâche ne s’arrêtera pas là… J’ai peur pour elle… Alors jure-moi de veiller… même de loin. Et aussi… sur Isabelle !

— Je le jure !

Dans la nuit qui suivit la mort du roi, Ariane disparut du palais avec sa fidèle Thécla. Interrogée, Marietta n’eut aucune réponse à fournir. Elle-même se préparait à retourner à Ascalon où elle avait une petite maison et une nièce. Supposant que la jeune femme avait préféré se rendre au couvent seule, Thibaut ne chercha pas à en savoir davantage. Il avait assez de son propre chagrin et devait réfléchir à son avenir puisqu’il ne possédait que son cheval et ses armes. Un chevalier errant comme il y en avait beaucoup ? Sans doute le régent du royaume lui avait-il déjà offert, avec une certaine chaleur, de l’attacher à sa maison, mais tout en rendant justice à ses talents d’homme d’État, Thibaut n’aimait pas assez le comte de Tripoli pour lui jurer loyauté et fidélité. Il y avait cette trop grande habileté à maintenir des relations secrètes avec Saladin et ses émirs dont il ne pouvait s’empêcher de se méfier…

Un long moment il resta là, à genoux près de ce marbre froid que sa main réchauffait, pensant avec douleur que le temps de Pâques, le temps de la Résurrection était proche, mais que Baudouin, lui, ne se relèverait pas. Il espérait vaguement une réponse à la question qu’il ne s’était pas encore posée quand une main solide emboîta son épaule. Il se retourna et vit qu’un chevalier du Temple était debout derrière lui. Il lui fallut quelques secondes pour reconnaître Adam Pellicorne disparu depuis plusieurs années.

— Vous ne devriez pas rester là, dit le Picard. Celui qui y repose et dont l’âme héroïque a dû revêtir à cette heure la robe de gloire ne le voudrait pas. Il faut songer à vivre. Pour vous sans doute, mais aussi pour le service de Dieu.

— Je n’ai plus envie de servir personne. Même Dieu, je crois bien ! Au fait, où étiez-vous passé durant tout ce temps ? Moi, j’étais captif, mais vous, ne deviez-vous pas rester auprès de mon roi ?

— Il aurait fallu qu’on me le permît. J’ai dû fuir si je tenais à sauver ma vie… ou tout au moins à être utile à quelque chose. J’ai dû quitter Jérusalem et chercher refuge…

— Chez les Templiers, si j’en crois votre vêture ? Vous vous y êtes engagé…

— J’étais déjà Templier… et depuis longtemps. Mais ne restons pas ici ! Ce lieu est trop sacré pour les affaires des hommes et j’ai beaucoup de choses à vous dire.

Content malgré tout de retrouver ce compagnon qu’il croyait bien ne jamais revoir en ce monde, Thibaut se laissa emmener. Sa curiosité se réveillait aussi, preuve bien évidente qu’il n’était pas encore prêt pour les renoncements. Après tout il venait d’avoir vingt-six ans et c’était un peu jeune pour se tourner vers la mort, sauf s’il s’agissait de l’affronter l’épée à la main.

En quittant le Saint-Sépulcre que les chanoines faisaient fermer jusqu’au lendemain afin que nul ne vînt les troubler dans leurs prières pour le repos de l’âme du défunt, les deux hommes gagnèrent la rue aux Herbes que ses voûtes contre la chaleur du soleil faisaient ressembler à un tunnel. Là se trouvaient les boutiques des marchands de fruits et d’épices, mais, en ce jour de deuil, toutes étaient fermées non par ordre mais par volonté unanime. Les habitants des quatre quartiers de la ville, qu’ils soient Francs, Arméniens, Grecs ou Juifs, pleuraient ce jeune roi hors du commun dont l’héroïsme forçait l’admiration de tous – même celle de Saladin dont on disait qu’il regrettait déjà cet ennemi chevaleresque et d’âme si haute, en qui certains voyaient une réincarnation du Christ. Seules s’attardaient les odeurs de cannelle, de poivre, de thym, de pommes, de dattes, de melon et de tous les produits de la terre dont cette rue regorgeait habituellement. Tout aussi déserte était la rue du Temple au bout de laquelle s’ouvrait le Pavement, la grande esplanade où l’Ordre avait sa maison, son église à peine achevée, sa chapelle qui avait été le Haram es-Chérif, une ancienne mosquée comme le couvent lui-même.

Celui-ci s’était appelé El-Aksa la lointaine –, les premiers croisés en avaient fait le palais du roi avant que Baudouin II ne reconstruise la grande forteresse dont la tour de David était le centre. L’autre, ronde et sommée d’une coupole azurée, avait été bâtie par le calife Omar pour abriter le rocher de l’Ange : les Templiers l’avaient vouée à Notre-Dame, comme toutes leurs églises. Ce fut vers elle que Pellicorne dirigea leurs pas, car à cet endroit on accédait par de larges escaliers où l’on pouvait s’asseoir à l’ombre sans crainte d’être dérangés.

Ils n’avaient pas échangé une seule parole durant le trajet, peut-être parce que le bruit en eût été incongru dans une cité silencieuse repliée sur son chagrin. Là, sur cette terrasse balayée par un vent léger apportant avec lui le parfum des fleurs dont se couvraient au printemps les collines et les champs de Palestine : crocus, lis sauvages, glaïeuls et anémones, pensées et asphodèles, là on pouvait parler sans crainte d’être entendu. Le soleil faisait rayonner la grande croix d’or au sommet de l’église Sainte-Marie-des-Latins… Pourtant Thibaut avait envie de poser des questions :

— Pourquoi m’avoir amené ici ? Ne pouvions-nous parler ailleurs ? Je n’y suis venu qu’une fois, au moment du couronnement du roi.

— Pour que vous y restiez ! C’est le seul endroit de Jérusalem où vous soyez en sécurité. Si vous étiez demeuré au palais, vous seriez à cet instant au fond d’un cul-de-basse-fosse sans espoir d’en sortir. C’est la raison pour laquelle je suis venu vous chercher. Vous n’avez plus de maître, songez-y, et le Sénéchal veut effacer jusqu’au souvenir du roi lépreux dont il avait si peur. Tout doit disparaître et les femmes qui le servaient ont été bien inspirées en prenant le large.

— De quel droit ? Ce n’est pas lui, le régent, mais le comte de Tripoli qui ne me veut aucun mal, bien au contraire.

— Je sais. Il vous a proposé d’entrer à son service et c’est bien pour cela que Courtenay veut votre disparition. Vous n’avez qu’une seule chance de lui échapper, mon ami : devenir Templier !

— Moine-soldat ? Encore faudrait-il avoir la vocation et je ne l’ai pas.

Adam arracha une herbe folle qui croissait entre deux pierres et se mit à la mâchouiller :

— Mon ami, dit-il, vous seriez surpris du nombre de gens qui entrent dans l’ordre sans la moindre vocation, pour des raisons diverses dont la plus valable est celle d’avoir la vie sauve. Nous avons même des condamnés échappés à l’échafaud, car le Temple est église, donc asile. Il suffit que vous acceptiez la Règle avec la ferme intention de vous y conformer. Nous savons garder les secrets. Tous les secrets !

Cela était trop nouveau, trop inattendu pour que Thibaut l’accepte sans renâcler. La vie sauve était bonne chose sans doute, mais la liberté possédait plus de charme.

— À propos de secrets, bougonna-t-il, vous pourriez peut-être me parler des vôtres ? Le jour où vous m’avez donné les moyens d’entrer dans Damas sans me faire prendre, vous m’avez dit que vous m’« expliqueriez » et que le roi, lui, n’en ignorait rien.

— Ce n’est pas ma faute s’il a fallu remettre l’explication à… quelques années, fit Adam avec le sourire que Thibaut trouvait si réconfortant jadis. À présent nous en avons tout le loisir : dans l’enceinte du Temple, personne ne viendra vous chercher. Et j’espère que vous allez accepter d’y rester.

— Voyons d’abord votre histoire.

— Elle a commencé il y a quinze ans environ. Mon père avait fait le vœu de pèlerinage en Terre Sainte et devait partir quand un accident le cloua définitivement dans son lit : une mauvaise chute de cheval le blessa au dos et lui fit perdre l’usage de ses jambes. Un empêchement majeur pour prendre le chemin de Jérusalem. Mais ce voyage n’avait pas pour seul but de vénérer les Lieux Saints. Il avait été chargé par l’évêque de Laon, qui lui était parent et dont il était l’homme de confiance, de remettre un message secret mais de grande importance à son cousin, Philippe de Milly, récemment investi de la charge de Maître de l’ordre du Temple de Jérusalem en remplacement de l’illustre Bertrand de Blancfort…

— Philippe de Milly ? La famille de la Dame du Krak ?

— Son père, tout simplement. Appartenant à une noble famille picarde installée en Syrie – Naplouse, alors –, il avait épousé l’héritière de la seigneurie d’Outre-Jourdain, mais il se fit Templier après la mort de sa femme Isabelle qu’il aimait tendrement. Mais revenons à mon père et au message de l’évêque ! Comme son accident l’empêchait de le porter, l’évêque obtint pour moi – j’étais entré depuis peu à la Commanderie de Puiseux près de Laon – l’autorisation exceptionnelle de le remplacer. Il s’agissait d’un message touchant à l’Ordre mais dont, naturellement, je ne savais rien et dont on prit la peine de me dire qu’il était codé. Et je partis pour la Terre Sainte. Là, Philippe de Milly supportait mal la lourde charge dont on l’avait investi et, saisissant l’occasion, il se disposait à accompagner à Byzance le roi Amaury Ier, laissant son pouvoir à celui qui lui succéderait plus tard : Odon de Saint-Amand. Autant dire que mon message tombait mal et qu’ignorant tout des arcanes et secrets du Temple, Philippe de Milly ne me cacha pas qu’il ne comprenait rien à la lettre de l’évêque.

« Mais comme tout de même il convenait de donner une réponse, il nous confia, moi et mon message, aux soins du plus ancien de ses dignitaires, un frère très âgé – auquel d’ailleurs la lettre faisait allusion – qui était le dernier des huit chevaliers ayant jadis accompagné dans sa mission à Jérusalem Hugues de Payns qui serait plus tard le premier Maître. Frère Gondemare était sans doute l’un des hommes les plus savants de son temps et il connaissait tous les secrets du Temple. Il était aussi chargé d’ans quand je l’ai connu, mais son esprit n’avait rien perdu de sa vivacité ni de sa profondeur. C’est dire qu’il n’eut aucune peine à déchiffrer la lettre de l’évêque. Après quoi il entra dans une profonde méditation, m’ayant prié de le laisser seul. Par la suite, il me fit revenir pour m’interroger sur moi-même. D’abord méfiant, il me prit bientôt en amitié et entreprit de combler quelques vides d’une éducation qu’en dehors de la lecture et de l’écriture, on n’avait pas poussée bien loin. Puis, quand il fut sûr de moi, il me raconta une étrange histoire.

« Comme tout Templier, même novice, je savais – ou je croyais savoir ! – ce qu’avaient été les débuts de l’Ordre, comment l’abbé Bernard de Clairvaux, qui fut l’esprit le plus universel et peut-être le plus grand homme de son siècle, avait réuni neuf chevaliers pour les envoyer en Terre Sainte au secours des pauvres pèlerins continuellement attaqués et détroussés sur la route des Lieux Saints. À l’époque régnait ici Baudouin II, qui avait été Baudouin du Bourg, puis Baudouin d’Edesse et cousin de Godefroi de Bouillon. C’était un souverain d’une belle énergie et son règne fut un grand règne. Il fit accueil aux neuf chevaliers et les installa dans son propre palais, l’ancienne mosquée El-Aksa qu’il venait de quitter pour celui, neuf, de la citadelle bâti autour de la tour de David.

— S’il s’agissait de protéger les pèlerins entre Jaffa ou Césarée, par exemple, et Jérusalem, c’était une curieuse idée de les installer au lieu d’arrivée de préférence à ceux du départ : les deux ports ? Et neuf hommes seulement pour de si grandes distances, dix-sept lieues d’un côté et une vingtaine de l’autre ? Ce n’est pas beaucoup.

— Aussi cette mission-là en cachait-elle une autre, d’une extrême importance. Ce qui allait devenir notre maison chevetaine, l’ancienne mosquée que vous voyez là-bas, a été construite sur les fondations du Grand Temple du Seigneur, bâti jadis par Hiram de Tyr pour le roi Salomon. Ce temple fut incendié en l’an 40 par le Romain Titus, puis entièrement rasé en 134 après la révolte des Juifs. Quant au trésor du Temple, Titus s’en était déjà emparé, mais il n’avait pas trouvé le plus important, c’est-à-dire l’Arche d’Alliance dans laquelle étaient déposées les Tables de la Loi données par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï, dans un autrefois encore plus lointain. Or la science universelle de Bernard de Clairvaux l’avait persuadé que les prêtres juifs de l’époque de Titus avaient enterré l’Arche d’Alliance dans les souterrains, et même dans les fondations de leur Temple qu’ils avaient ensuite scellées d’une manière ou d’une autre. Sans doute le savoir de ce moine « humble et terrible » devant qui s’inclinaient les rois était-il plus grand encore que sa réputation, car Hugues de Payns et les siens trouvèrent l’Arche qu’ils réussirent à ramener en France avec, bien sûr, l’aide et la complicité du roi Baudouin II…

— En France ? Elle serait en France ? Mais où ?

— Cela, je l’ignore et beaucoup d’autres avec moi. Seul Bernard de Clairvaux, mort il y a une trentaine d’années, et une toute petite poignée de fidèles l’ont su, mais ce qui est certain, c’est que la mission a bien été remplie. Bernard de Clairvaux lui-même l’a en quelque sorte proclamé lors du concile de Troyes réuni – chose incroyable car cela ne s’était jamais vu ! – pour la fondation officielle en 1128, de l’ordre du Temple dans les Préliminaires de sa Règle : « Bien a œuvré Dame Dieu(18) avec nous et Notre Sauveur Jésus-Christ, lequel a mandé ses amis en la Marche de France et de Bourgogne(19)… » Autrement dit : la mission a réussi. Les choses auraient dû normalement en rester là mais, quand le texte en langue hébraïque des Tables a été déchiffré, on s’est aperçu qu’en fait le Grand Prêtre et ses assistants s’étaient montrés encore plus habiles qu’on ne l’imaginait, car il ne s’agissait pas des inscriptions faites par Dieu lui-même, mais d’une simple transcription d’un passage du Livre des Psaumes. À la gloire de Dieu, sans doute, mais rien d’autre !

— Comment est-ce possible ? Ils ont enlevé les Tables de l’Arche ?

— Exactement. Ils ont pensé, non sans raison, que si les Romains parvenaient à trouver le coffre d’or qu’est l’Arche avec à l’intérieur des plaques de pierre gravées, ils ne chercheraient pas plus loin. Et ils ont emporté les vraies Tables… ailleurs.

— Bien sûr on ne sait pas où ?

— Eh non ! Ce que demandait la lettre codée de l’évêque, c’était justement si à Jérusalem on avait une idée quelconque de l’endroit où elles pouvaient se trouver. Seulement, même frère Gondemare ne le savait pas et, après un séjour de quelques mois, il m’a renvoyé en Europe avec une nouvelle lettre, de sa main cette fois. Je suis donc revenu à Puiseux, mais cette histoire m’était entrée dans la tête et s’y accrochait en me tourmentant. Au point qu’après quelques années de réflexion sur ce qu’avait appris le vieux Templier, j’ai voulu revenir en Terre Sainte pour continuer de chercher. Revenir était facile : il suffisait de demander à être transféré, mais je voulais aussi être libre. Or, au Temple, les frères vont par deux. Je suis donc retourné près de l’évêque de Laon – au fait, il s’appelle Gérard de Mortagne – et il a tout aplani pour moi. J’ai découvert alors qu’il était plus puissant que je ne l’imaginais, que l’Ordre comportait une hiérarchie secrète, qu’il en était l’un des chefs… et qu’il désirait toujours autant mettre la main sur les vraies Tables. J’ai donc quitté la Commanderie, autorisé à revenir dans le siècle, et, le comte de Flandre se disposant à partir, je l’ai rejoint avec d’autres chevaliers du Vermandois. Mais j’étais investi aussi d’une dignité secrète me permettant d’entrer comme je le voulais dans les templeries de Terre Sainte : celle de Visiteur, grâce à laquelle je pouvais aller partout, fouiner partout. Vous savez la suite puisque nous nous sommes rencontrés à Belin…

— Pas tout à fait ! Pourquoi avoir accepté d’entrer au service du roi Baudouin ? Cela vous éloignait du lieu de vos recherches ?

— Moins que vous ne le pensez car, au palais, il y a la tour de David, le roi David dont on ne sait où se trouve le tombeau. Et l’une des idées de frère Gondemare était que peut-être cette sépulture inconnue et les Tables pouvaient s’être rejointes. Habiter le palais était donc d’un grand intérêt pour moi et je crois bien en avoir exploré tous les dessous, toutes les basses-fosses et tous les souterrains. Et puis – soudain la voix d’Adam Pellicorne, paisible et unie jusque-là, se chargea d’émotion jusqu’à se coincer sur un sanglot retenu –… je vous l’avoue en toute simplicité, ce garçon héroïque, ce martyr couronné qui a su vivre à cheval une si longue agonie, je l’admirais du plus profond de mon cœur, et je l’aimais. Il a vécu ce calvaire au milieu d’une bande de fauves aux dents longues. Alors les Tables me sont apparues moins importantes que sa protection, que l’aider dans la mesure de mes faibles moyens à poursuivre sa volonté de régner envers et contre tout. Je ne lui ai rien laissé ignorer de ce que j’étais et je serais resté auprès de lui jusqu’au bout si l’on ne m’avait chassé. Alors je suis retourné au Temple. D’autant plus volontiers qu’Odon de Saint-Amand n’y était plus. Avec un homme de ce caractère, tout Visiteur que j’étais, j’eusse été tenu en laisse dès le premier instant. Voilà, mon ami, vous savez tout, vous aussi. À présent, il vous reste à décider de votre propre avenir. Celui que je vous offre avec la protection d’un Ordre tout-puissant, c’est-à-dire la quête des Lois du Seigneur, vous paraît-il digne de vous y engager ?

Thibaut se leva :

— Je vous suis, dit-il simplement. Mais serai-je accepté ?

— Vous l’êtes déjà !

Et « frère Adam » se mit en marche à travers la vaste esplanade avec celui qui allait devenir « frère Thibaut ».


Le Maître qui avait succédé au vieil Arnaud de Torroge était le Sénéchal du Temple, c’est-à-dire l’un des deux plus hauts dignitaires après le Maître. C’était aussi ce Gérard de Ridefort dont Thibaut avait entendu le nom pour la première fois prononcé devant Saladin par Odon de Saint-Amand. Cet ancien chevalier errant, ce Flamand vindicatif n’était entré au Temple que par dépit et par le hasard d’une blessure reçue au cours d’un engagement. Soigné dans l’une des infirmeries de l’Ordre, il y était resté et, par cautèle plus que par vaillance affichée, y avait fait son chemin rapidement avec, au fond du crâne, une seule idée fixe : acquérir assez de pouvoir pour arriver à se venger un jour du comte de Tripoli, son ancien maître qui lui avait refusé, après la lui avoir promise, la main d’une princesse pour la donner ensuite à un marchand pisan. Il ne pensait qu’à cela. C’est dire qu’une fois élu, il s’occupa beaucoup moins de la vie intérieure du couvent que de ce qui se passait au palais royal et dans les intrigues de cour. L’arrivée d’un nouveau frère portant un grand nom, quoique bâtard, dont tous savaient qu’il avait été le fidèle écuyer de ce roi que tout Jérusalem pleurait ne pouvait que lui convenir. En outre, ce garçon n’avait jamais approché de près Raymond de Tripoli, dont longtemps Baudouin IV s’était défié. Et Ridefort était suffisamment intelligent sinon pour admettre, du moins pour comprendre que, si la régence revenait à son ennemi, c’était uniquement grâce à l’incroyable incapacité du mari de Sibylle. Restait à la lui arracher, fût-ce au détriment du royaume. Aussi Thibaut fut-il intronisé d’autant plus vite que les derniers combats avaient éclairci les rangs.

Conduit par Adam, Thibaut pénétra dans ce monde clos aux règles exigeantes mais qui, pour lui, n’avaient rien d’effrayant. Durant des années n’avait-il pas mené, auprès de son roi malade, une vie quasi monacale ? La grande différence avec tout autre monastère était que, voués sans partage au service de Dieu, les Templiers étaient avant tout soldats et que, si faisant vœu de pauvreté ils ne possédaient rien en propre, ils étaient équipés mieux que de riches chevaliers. Leurs armes étaient de qualité et, bien souvent, Thibaut avait admiré l’élégance de leurs escadrons, en grands manteaux blancs frappés d’une croix rouge, manœuvrant comme un seul homme sur leurs chevaux aux robes appareillées sous leur célèbre bannière mi-partie noire et blanche que l’on appelait le gonfanon Baucent. Leurs armes étaient étincelantes, les cuirs de leur harnachement cirés à miracle. Seules les différenciaient les couleurs de leurs barbes (les Templiers étaient tous barbus et leurs cheveux coupés très court, presque ras) mais quand, dans le combat, le heaume conique à nasal emboîtait leurs têtes, il n’était plus possible de les différencier car de signes distinctifs ils n’avaient point.

Certes, leur vie était monacale dûment réglée par les heures de prière, mais leur nourriture – dont ils devaient toujours laisser une belle part aux pauvres – était abondante et variée, comme il convient lorsque l’on pratique le dur métier des armes. Leur maison qui avait été mosquée puis palais était superbe. Quant à leurs écuries, peut-être les plus belles qu’il y eût au monde, elles pouvaient contenir deux mille chevaux. Et Sainte-Marie-des-Latins, leur église tout juste terminée remplaçant le Dôme de la Roche, nettement trop petit, était un modèle de pureté romane et de splendeur byzantine.

Pendant huit jours Thibaut reçut l’enseignement d’Adam. D’ores et déjà on lui avait attribué une cellule dans le bâtiment, situé entre le palais et l’église, où se trouvaient les dortoirs des frères. Elle était étroite, meublée d’un escabeau, d’un bahut, d’un lit de bois muni d’une paillasse, d’un traversin, de draps et d’une couverture. Reçu chevalier, il aurait droit à une carpette ou couvre-lit(20), mais au fond, pour lui qui durant des années avait dormi sur un matelas au pied du lit de Baudouin, cette petite chambre était presque du luxe. Les sergents d’armes – ils étaient environ six ou sept cents pour trois cents chevaliers – logeaient en commun dans de longues salles où s’alignaient les lits.

Ville dans la ville, la maison chevetaine comportait aussi la Maréchaussée – l’armurerie en quelque sorte ! –, la grosse forge, la ferrerie et la cheveterie, celle-ci pour tout ce qui concernait la bourrellerie, la draperie et la parementerie, enfin ce qui constituait le domaine du Commandeur de la viande : cuisines, bouteillerie, four à pain et aussi poulailler, porcherie et jardin potager. Sans compter, bien sûr, l’infirmerie et son jardin d’herbes médicinales exceptionnellement riche.

Vint enfin le jour où, dans l’église, resplendissante de ses fraîches couleurs et des centaines de cierges allumés qui rassemblait le chapitre, Thibaut à genoux, un gros livre des Évangiles posé sur ses deux mains ouvertes, prononça en présence du Maître et de la communauté le serment qui allait le lier au Temple et qui ne faisait que reprendre les nombreuses questions qu’on lui avait posées précédemment.

— Beau frère, commença le chapelain, à toutes les demandes que nous vous avons faites, veillez bien à nous avoir dit la vérité car, si peu que vous en ayez menti, vous en pourriez perdre la maison où Dieu vous garde. Or, beau frère, entendez bien ce que nous vous disons. Promettez-vous à Dieu et à Notre-Dame, désormais et tous les jours de votre vie, d’obéir au Maître ou quelque commandeur que vous aurez ?

— Oui, sire, s’il plaît à Dieu.

— Encore promettez-vous à Dieu et à Madame Sainte Marie que, désormais, tous les jours de votre vie, vous vivrez chastement de votre corps ?

— Oui, sire, s’il plaît à Dieu.

— Encore promettez-vous à Dieu et à Notre-Dame Marie que vous, désormais tous les jours de votre vie, vivrez sans avoir rien en propre ?

— Oui, sire, s’il plaît à Dieu.

La liste était longue qui engageait Thibaut à servir l’Ordre en toutes choses et en tous lieux, à ne faire tort à personne ni par ses conseils ni par ses actes, à ne jamais quitter l’Ordre pour un autre à moins d’en avoir été exclu.

Enfin, frère Gérard, autrement dit le Maître, à son tour et après s’être recueilli un instant, prononça l’entrée de Thibaut dans l’ordre du Temple de Jérusalem :

— « Nous, de part Dieu et par Notre-Dame Sainte Marie, et par Monseigneur Saint Pierre de Rome, et de par notre Père le pape et par tous nos frères du Temple, nous vous admettons à tous les bienfaits de la maison qui lui ont été faits depuis son commencement et qui lui seront faits jusqu’à sa fin… Et aussi admettez-nous à tous les bienfaits que vous avez faits et que vous ferez. Et ainsi nous vous promettons du pain et de l’eau, et la pauvre robe de la maison, et beaucoup de peine et de travail. »

Le Maître prit ensuite une cape blanche frappée de la croix rouge, vint la poser sur les épaules du nouveau frère et en noua les cordons autour de son cou. Après quoi, le frère chapelain entonna le psaume « Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres… ». Il dit ensuite l’oraison du Saint-Esprit et toute l’assemblée récita à haute voix le Pater Noster. Ensuite le Maître et le chapelain posèrent, sur la bouche du nouveau venu, le baiser d’hommage féodal(21)

Ainsi tout était accompli et Thibaut de Courtenay appartenait désormais à cette confrérie puissante et redoutable qui ne se reconnaissait pour maîtres que Dieu, Notre-Dame sous le vocable de laquelle se trouvaient ses églises, et le pape, rejetant le pouvoir temporel de n’importe quel souverain, fût-il roi ou empereur. Ce qui n’était pas à dédaigner.

Cependant, au sortir de l’église, il se sentait un peu étourdi. Dans la salle du Chapitre qui faisait suite au sanctuaire, il reçut les félicitations de toute la communauté après qu’on lui eut fait connaître l’étendue de ses devoirs et obligations… immense et un peu terrifiante. Frère Adam, devenu – par faveur spéciale et pour l’avoir demandé – son compagnon d’existence puisque les Templiers allaient par deux, apaisa quelque peu ses craintes :

— Ne vous effrayez pas ! La règle a été dictée par Bernard de Clairvaux que l’on appelle à présent saint Bernard : elle est l’œuvre d’un homme d’une grande austérité et d’une extraordinaire pureté de vie, mais je peux vous assurer qu’il y a tout de même des accommodements…

— Vous en êtes certain ? Je commençais à me demander si j’avais eu raison de vous écouter et si les dangers qui me menacent en ce moment n’étaient pas préférables à une règle aussi étouffante. Au moins je les aurais courus au grand air ! Et sans être obligé de réciter des centaines de prières !

Adam se mit à rire de si bon cœur que Thibaut sentit le sien s’alléger :

— De grand air je peux vous assurer que vous ne manquerez point. Quant aux rigueurs de la loi – dans cette maison-ci tout au moins –, je peux vous certifier que, si vous respectez le principal, vous n’en souffrirez pas. Voyez plutôt le Maître ! Savez-vous qui est son meilleur ami ?

— Comment le saurais-je ?

— Je ne vois pas comment en effet. Vous avez vécu tellement loin de tout ce monde ! Eh bien, c’est ce cher Héraclius, tout simplement.

— Vous voulez rire ?

— Oh non ! Cela n’a rien de drôle, d’ailleurs. Ce serait même assez triste mais – que voulez-vous ? – qui se ressemble s’assemble. Allons, passons à présent à table ! Voilà la cloche qui sonne. Vous verrez que vous y serez aussi bien traité qu’au palais. Mieux peut-être parfois…

Jusqu’à son admission, Thibaut avait pris ses repas dans sa cellule de façon à esquisser une sorte de noviciat mais, en pénétrant dans le réfectoire que les Templiers nommaient toujours le palais, il eut une exclamation admirative : la vaste salle voûtée sur de puissantes colonnes était entièrement décorée de trophées pris à l’ennemi et entretenus à merveille. Ce n’étaient que heaumes damasquinés, épées et lances étincelantes, boucliers ronds peints et ciselés, cottes de mailles dorées et bannières vertes, jaunes ou noires, le tout disposé sur les murs en faisceaux harmonieux. Le long des murs, des tables nappées de blanc étaient préparées sur les dalles jonchées de feuilles de roseaux comme dans n’importe quel château et abondamment servies par les écuyers des chevaliers. Seule la grande croix placée au-dessus du siège du Maître rappelait que cette salle somptueuse était celle d’un couvent. Et aussi le silence qui y régnait car la règle défendait de parler pendant les repas, sauf le Maître quand il avait des invités, ce qui était fréquent.

Ensuite, on rasa la tête de Thibaut, ce qui, sa barbe n’ayant pas eu le temps de pousser, lui donnait une figure nouvelle, plus rude ; après quoi on lui remit ses biens au sein du Temple, encore qu’on lui eût précisé qu’il ne s’agissait pas de dons mais d’un prêt, toutes choses appartenant à l’Ordre. Il avait droit à trois chevaux, comme tous les autres chevaliers, à un écuyer que l’on ne put lui fournir, à des armes semblables à celles de tous les autres, c’est-à-dire de la plus grande qualité, et à un trousseau fort complet allant de deux chemises et deux braies à un chaudron pour faire la cuisine en campagne et un bassin pour mesurer la nourriture des chevaux, en passant par le haubert, les chausses de fer et le heaume renforcé de deux lamelles rivées en forme de croix pour la protection du visage(22)

Les choses étant ainsi établies, la vie quotidienne reprit ses droits, un peu monotone pour Thibaut qui ne rêvait que de batailles afin d’y étouffer les regrets et tristes pensées hantant ses nuits dans la petite cellule où il avait tant de mal à trouver le repos. Mais, grâce à Raymond de Tripoli qui avait conclu une nouvelle trêve de quatre ans avec Saladin, le royaume était en paix et s’efforçait de panser les multiples blessures laissées par les dernières années de Baudouin et de son calvaire.

En même temps que la surveillance de la route de Jaffa pour les pèlerins qui, à longueur d’année, débarquaient des navires génois, pisans ou byzantins – les nefs armées du Temple offraient des passages plus sûrs et moins onéreux, ayant leur port d’attache à Acre où le chef suprême, le commandeur de la Voûte d’Acre, faisait assurer le chemin jusqu’à la Ville sainte – les moines-soldats essaimaient la police de celle-ci, leurs confrères Hospitaliers s’occupant plus particulièrement de la santé des citadins et des voyageurs en veillant au contrôle des bains publics. C’est ainsi qu’un matin, Thibaut et Adam flanqués de deux sergents arpentaient paisiblement le marché aux épices dont ils aimaient tous deux les odeurs de girofle, de muscade, de poivre noir ou blanc, de gingembre, de cardamome, de cumin et de cannelle, quand une vieille femme qui mendiait à l’angle de la rue aux Herbes se mit à les suivre. Ou plutôt se glissa dans la foule qui les entourait de façon à les dépasser puis à revenir sur eux pour mieux les voir. Ils allaient lentement, salués par les marchands dont Thibaut connaissait la plupart. Ils arrivaient au bout de la rue couverte de roseaux quand la vieille se décida et se jeta à leurs pieds :

— Au nom du Dieu Tout-Puissant et de Sa Très Sainte Mère, écoutez-moi, messeigneurs…

— Tu es assez âgée, femme, pour savoir que nous ne faisons pas l’aumône dans la rue, intervint Adam. Tu dois aller au couvent où chaque jour nous nourrissons ceux qui sont dans le besoin.

— Je n’ai pas besoin de pain, mais d’aide. J’ai besoin que vous m’aidiez à sauver ma maîtresse. Car vous êtes bien messire Thibaut, n’est-ce pas ? J’ai hésité d’abord à vous reconnaître…

— En effet, mais je suis à présent frère Thibaut. Vous-même… il me semble vous avoir déjà vue.

— Je suis Thécla l’Arménienne, la servante de demoiselle Ariane…

Et brusquement elle éclata en sanglots.

— Oh, sire chevalier, je vous en supplie, si vous avez encore de l’amitié pour elle, venez à son secours ! Voilà des jours et des jours que je cherche comment l’aider et voilà que je vous trouve !

— Ariane ? Mais que lui est-il arrivé ? N’est-elle pas chez les Dames Hospitalières comme elle en avait l’intention ?

— Non. Elle allait partir et je me disposais à l’accompagner quand monseigneur le Sénéchal est arrivé avec des gardes. Ils se sont saisis de ma pauvre petite colombe et ils l’ont emmenée…

— Où cela ? En prison ?

— Non. Pas en prison… à la maladrerie ! Le Sénéchal a dit qu’elle était la putain du roi défunt, qu’elle couchait avec lui et qu’elle avait pris son mal… Oh, Dieu Tout-Puissant ! Je jure devant Toi qu’elle était saine et pure, que jamais elle n’a partagé le lit de ce malheureux !

— Qu’est-ce que vous dites ? Il l’a envoyée là-bas ? Mais de quel droit ?

Tout à l’indignation qui le submergeait, Thibaut ne prenait pas garde aux gens qui commençaient à s’attrouper, mais Adam, lui, ne les perdait pas de vue. Comprenant que son compagnon allait suivre la femme à la léproserie, il l’empoigna par le bras :

— Du calme ! Un peu de tenue ! Vous êtes chevalier du Temple, ne l’oubliez pas, et vous n’avez pas le droit de vous mêler d’affaires privées…

— Privées ? Quand il s’agit de celle que mon roi aimait ? Celle qui lui a voué sa vie et qu’à présent un misérable honnit laidement et de la plus infâme façon ? Je vais…

— Vous n’allez rien faire du tout ! Nous allons achever notre garde et discuter calmement de cette affaire. Où habitez-vous, femme ?

Elle eut un ricanement que ses larmes rendaient encore plus triste.

— Où habite une mendiante ? Je loge sous une arche du couvent des Hospitalières avec d’autres aussi misérables que moi. Au moins nous avons du pain et un abri…

— En ce cas nous saurons où vous trouver. Retirez-vous, à présent ! Nous avons suffisamment attiré l’attention !

Sans être brutal, le ton était ferme et singulièrement persuasif. Les larmes de la pauvre femme séchèrent soudain. Elle comprit qu’elle avait été entendue et ce fut avec un visage apaisé qu’elle salua et disparut dans l’ombre fraîche d’une ruelle. De son côté Thibaut se calmait. Adam avait raison : un éclat quelconque n’apporterait aucune aide à celle qu’il considérait comme la veuve de Baudouin et à laquelle il vouait une tendresse fraternelle née de l’admiration que lui inspirait un si grand amour.

Cependant, en revenant vers la maison chevetaine, leur surveillance achevée, il ne put garder plus longtemps le silence :

— Vous n’imaginez tout de même pas que je vais rester les bras croisés tandis qu’Ariane est vouée à un sort affreux ? Il y a un monde entre vivre dans un palais, aveuglée par un amour immense, auprès d’un lépreux sublime et se voir jetée dans un univers de misère et de cauchemar peuplé de larves n’ayant plus d’hommes que le nom, pour y pourrir lentement sans autre secours que les soins, dérisoires, des moines de Saint-Lazare. Je vais la sortir de là ! Je le dois à mon roi défunt : avant de me demander de veiller sur elle, il voulait que je l’épouse afin de lui faire une position honorable. C’est elle qui n’a pas voulu.

— Elle a eu raison car la situation serait pire : vous auriez sans doute reçu un coup de poignard ou une flèche venus de n’importe où… et elle serait malgré tout chez les mesels, dit Adam du ton paisible qui lui était habituel.

— C’est possible. Aussi dois-je trouver une autre solution. Et d’abord…

Sans plus s’expliquer, il tournait les talons. Adam le rattrapa en saisissant au vol sa grande cape blanche :

— Hé là ! Doucement ! Où allez-vous, s’il vous plaît ?

— À votre avis ? gronda Thibaut, une lueur de défi dans l’œil.

— Justement vous n’y allez pas ! D’abord parce que vous n’en avez pas le droit. Ensuite parce qu’il est l’heure de rentrer. Le Temple est un couvent, pas une auberge !

— Au diable le Temple ! lâcha Thibaut en baissant considérablement la voix pour n’être pas entendu des sergents qui les suivaient. Dès l’instant où Ariane a besoin de moi, je n’hésite pas !

Adam poussa un soupir à faire envoler les pigeons sur l’auvent du marchand drapier devant lequel ils passaient.

— Jolie recrue que j’ai faite là ! Je vous dis, moi, que vous allez rentrer, et tout de suite. Après le repas du soir, nous verrons ce qu’il est possible de faire…

— … une fois claquemurés chacun dans sa cellule en attendant que la cloche de matines nous envoie à la chapelle à deux heures du matin ?

— Justement. Cela nous laisse un assez joli laps de temps pour faire autre chose que dormir.

— Sortir du couvent par exemple ? Et comment ? Il est plutôt bien gardé ?

— Certes, certes ! Et il est défendu de sortir de nuit à moins d’être dûment mandaté par le Maître ou le Commandeur de Jérusalem. Si vous passez outre, vous êtes exclu. J’ajoute qu’il est tout aussi défendu de sortir de nuit sans passer par la porte. Là aussi vous êtes exclu !

— Eh bien, je serai exclu ! La belle affaire !

— Oh, ne croyez pas que cela arrangerait les vôtres. En cas d’exclusion, mon garçon, vous recevrez une volée d’étrivière devant toute la communauté, après quoi on vous enverra dans un couvent encore plus sévère, Bénédictins ou Augustins, et vous y serez enfermé jusqu’à la fin de vos jours. Si vous essayez de vous échapper, on vous ramène et cette fois c’est l’in pace… et pour toujours. Allons, calmez-vous ! ajouta-t-il avec un sourire apaisant. Il y a peut-être un moyen de sortir sans passer par la porte… et sans se faire prendre.

— Comment savez-vous cela ?

— Est-ce que vous croyez que je passe toutes mes nuits dans ma couchette ? Je vous rappelle que j’ai une mission à accomplir, moi. Alors la nuit je cherche, je travaille…

— Expliquez-moi ! fit Thibaut soudain passionné. Auriez-vous découvert une issue… inconnue ?

— C’est un peu ça, mais à présent silence ! Nous arrivons !

L’entrée sévèrement gardée du Temple et sa porte fortifiée, que l’on appelait la Porte Spécieuse, escaladant le « mont du Temple » étaient devant eux.

Au repas du soir, Thibaut n’eut aucune peine à abandonner aux pauvres la presque totalité de sa nourriture. Il n’avait pas faim et laissait ses pensées vagabonder hors des murs de Jérusalem dans le silence, à peine troublé par la voix un peu enrouée d’un frère qui lisait un texte pieux dans la chaire disposée à cet effet.

Il pensait à Ariane, si belle, si délicate, et s’en voulait d’avoir accepté l’abri offert par Adam Pellicorne sans s’être assuré qu’elle-même se trouvait en sûreté… En outre, la colère qu’il éprouvait contre Jocelin de Courtenay faisait trembler ses mains et menaçait de l’étrangler, ne laissant passage à aucun aliment sinon un peu de vin. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi le Sénéchal – oh, comme il aurait aimé pouvoir oublier leur sang commun ! – pouvait encore poursuivre, après des années, cette pauvre enfant d’une vindicte aussi tenace.

Une heure plus tard, couché dans son lit étroit, il se résignait à y passer une nuit blanche quand la porte de sa cellule s’ouvrit sans bruit. Dans la lumière de sa lampe à huile – les Templiers gardaient une lampe allumée la nuit au cas où une alerte les appellerait, ce qui leur évitait de tâtonner à la recherche de leurs vêtements et de leurs armes – il vit soudain Adam apparaître comme un fantôme, un doigt sur la bouche pour recommander de se taire. Il lui tendit une tunique noire de sergent semblable à celle dont il était vêtu lui-même. Sans demander d’explication, le jeune homme la passa sur la chemise et les braies tenues par une cordelette que la règle obligeait tout Templier à conserver la nuit pour dormir. Thibaut s’habilla en un clin d’œil et suivit son ami en tenant ses souliers à la main. À cette heure tardive les cloîtres de l’ancien palais étaient déserts. Le Maître, d’ailleurs, était absent et le couvent sous la responsabilité du Sénéchal, Ernaut de Saint-Prix, dont chacun savait qu’il avait le sommeil lourd.

Sans faire plus de bruit que des ombres, les deux hommes gagnèrent la salle capitulaire qui avait été l’une des sept nefs correspondant aux sept portes de la mosquée de jadis, celle dont le mirhab(23) avait été masqué par un mur de pierres. Ils allèrent au fond de la salle et passèrent, à droite, dans l’ancienne chapelle à laquelle venait de succéder l’église neuve. La voûte romane y était soutenue par quatre épais piliers dont les sobres chapiteaux s’ornaient de grossières sculptures évoquant des feuilles d’olivier. Adam ouvrit alors le volet de la lanterne dont il s’était muni, libérant une flamme qu’il éleva, choisit l’une des feuilles et lui fit effectuer une demi-circonférence. À la surprise de Thibaut une porte s’ouvrit dans le pilier découvrant un escalier qui s’enfonçait dans le sol. Adam s’y engagea en ordonnant à son compagnon de tirer le vantail de pierre derrière lui.

L’escalier descendait profondément dans les entrailles de la terre au moyen de marches hautes à peine équarries et qui eussent été dangereuses si elles avaient été humides mais le rocher dans lequel on les avait taillées était parfaitement sec. Comme il y avait peu de chances d’être entendu, Thibaut risqua une question :

— Comment avez-vous découvert cet escalier ? Et où mène-t-il ?

— Frère Gondemare me l’a montré lors de mon premier séjour ici. Il mène à une galerie, creusée par les Romains, qui longe le mur occidental du Pavement et permettait de joindre autrefois les arrières du Temple à la forteresse Antonia. Au temps du Christ, les occupants pouvaient avoir ainsi un œil, ou une oreille, sur les desservants du Sanctuaire. Cette galerie recoupait plusieurs souterrains dont les Juifs avaient d’ailleurs bouché le plus important dès le début de l’époque romaine. Mais, en fait, l’ouvrage des Romains ne faisait que prolonger celui des lévites du temple rebâti par Hérode et qui menait seulement sous l’arche du grand escalier ouvrant sur l’entrée de cet extraordinaire monument. C’est cette issue que je vais vous montrer… en cas de besoin urgent et pour que vous sachiez bien que l’on peut parfaitement sortir du couvent et y rentrer sans se faire remarquer.

— Ce que nous allons faire ?

— Pas du tout ! Je ne vais, cette nuit, que vous indiquer le chemin au cas où vous auriez besoin de quitter la maison… si par hasard je n’y étais pas ou plus.

— Comment cela ? Nous n’allons pas délivrer Ariane ?

— Eh non ! Si je vous ai conduit ici, c’est parce que je vous sentais prêt à faire n’importe quelle sottise – et au Temple les sottises peuvent être irréparables sinon mortelles. À la maladrerie, nous irons demain et au grand jour. Il se trouve que je connais le Prieur des Frères de Saint-Lazare. C’est un homme de bien qui n’aura certainement pas apprécié qu’on lui amène de force une femme non malade.

— Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ?

— Parce que nous n’étions pas seuls… et aussi parce qu’il était l’heure de rentrer. Mieux vaut toujours attirer l’attention le moins possible, surtout lorsque l’on se dispose à transgresser la Règle.

On passait à cet instant devant un trou dans la muraille qui intrigua Thibaut :

— L’entrée d’un autre souterrain ?

— Oui. Et pas des moins importants. En tout cas par le passé : c’est dans ses profondeurs que les chevaliers d’Hugues de Payns ont trouvé l’Arche d’Alliance dans une cavité murée sous ce qui était alors le Saint des Saints.

— Et les Tables de la Loi n’y étaient plus ?

— Non, puisque je suis ici pour essayer de les retrouver.

— Mais enfin pourquoi ? Tout chrétien connaît le texte que l’invisible main du Tout-Puissant y a gravé en lettres de feu.

— On ne sait pas tout. Dieu a donné une loi aux hommes, c’est certain, mais il y a autre chose. Dans la Genèse, l’Eternel a dit : « J’ai fait le monde avec mesure, avec nombre et avec poids », ce qui veut dire qu’il y a aussi une loi régissant les mouvements et les composants de l’univers et cette loi-là est cachée, cryptée sous le texte de la loi morale. Frère Gondemare en était persuadé et il était l’un des quelques hommes les plus savants de la Terre. Qui saurait les lire posséderait un immense savoir, donc un immense pouvoir. C’est pourquoi, après s’être donné beaucoup de mal pour cacher l’Arche, le Grand Prêtre de l’époque et ses lévites, jugeant que ce n’était pas encore suffisant, ont remplacé les Tables par un psaume et les ont dissimulées… Dieu sait où !

— Peut-être hors de Jérusalem ? Dans un autre lieu saint mais perdu au fond d’un désert ?

— Je serais étonné qu’ils en aient eu le temps. Frère Gondemare pensait aussi qu’elles devaient être quelque part dans les entrailles de ce mont Moriah où était assis le Temple de Salomon, le sage, le grand. Reste à savoir où et c’est ce que je cherche depuis que j’ai été obligé de quitter la cour. J’en ai déjà passé des nuits dans ces souterrains ! Et j’en passerai encore beaucoup d’autres, très certainement… À présent je vais vous montrer comment sortir d’ici, puis nous remonterons pour ne pas être surpris par la cloche de matines.

Il fallut bien que Thibaut s’en contentât. De toute façon il n’avait pas le choix et Adam disait que le jour venu on irait chez les lépreux. Cela ne faisait que quelques heures d’attente, et, aussi doucement qu’ils les avaient quittées, les deux compagnons regagnèrent leurs étroites cellules…

Le lendemain, en effet, Adam et Thibaut sortaient du couvent, à cheval et sans sergents cette fois. C’était justement le jour de saint Lazare, le ressuscité, et ils n’eurent aucune peine à obtenir du Commandeur de Jérusalem d’aller prier pour l’âme du roi lépreux dans la petite église du couvent qui se situait près de la poterne Saint-Ladre. Au-delà des murailles et passé les grandes douves sèches entourant la ville, il y avait sur une petite éminence les bâtiments presque en ruine d’un ancien prieuré, entourés d’une haie d’épines noires. Là vivaient ceux que l’abominable maladie rejetait hors de leur cité pour qu’ils s’y détruisent lentement. Ils avaient le droit d’en sortir et d’aller mendier, mais à condition de ne jamais franchir l’enceinte fortifiée. Alors on pouvait les voir, près de la poterne ou plus haut, à la porte Saint-Etienne, ou plus bas, à la porte de David, à peu près équidistantes de leur lieu de misère, implorer la charité des passants en prenant bien soin de ne jamais se trouver sous le vent. Ils tendaient une main atrophiée tandis que l’autre agitait une crécelle ou, si les doigts avaient disparu, ils ne cessaient de crier ou de gémir : « Amé !… Amé ! » ce qui voulait dire « impur ». On leur jetait quelques piécettes dans la sébile placée près d’eux et cette aumône servait à améliorer un peu leur nourriture. Thibaut n’avait jamais pu passer près de cet endroit maudit sans un serrement de cœur parce qu’il imaginait son roi sous les guenilles de ces malheureux. Cette fois, la pensée d’Ariane le tétanisait. Les frères de Saint-Ladre – ou Lazare –, dont le petit couvent était tout proche, s’occupaient d’eux de leur mieux, par deux ou trois : ils se relayaient pour tirer l’eau de leur puits et leur donner, avec l’essentiel de la nourriture, le peu de soins à leur portée. L’odeur de cet endroit était difficilement supportable…

Adam connaissait leur prieur, un homme déjà âgé dont le regard reflétait toute la tristesse du monde. Comme ses compagnons, frère Justin savait qu’un jour ou l’autre le mal s’emparerait de lui, qu’il le tenait peut-être sans être encore révélé. Il accueillit les deux hommes et les paniers qu’ils portaient avec reconnaissance. Les récoltes n’avaient pas été bonnes et une disette menaçait pour l’hiver à venir. Il les conduisit à la chapelle où tous deux prièrent longuement et avec dévotion avant de lui poser la question pour laquelle ils étaient venus. À laquelle d’ailleurs il ne répondit pas comme ils l’espéraient.

— Une jeune femme amenée par le Sénéchal le jour des funérailles du roi ? Je puis vous assurer que non. Personne ne s’est présenté ni ce jour-là ni les jours suivants. Surtout amené par le seigneur Sénéchal. C’est un homme qui ne passe jamais inaperçu, ajouta-t-il avec un petit sourire. Comment est cette jeune femme ?

On la lui décrivit et il hocha la tête :

— Ils ne sont ici que trente mesels, dont certains ont des enfants qui ne tarderont pas à montrer les signes avant-coureurs. Mes frères et moi les connaissons tous et, si vous songez à une entrée clandestine de nuit, sachez que, si les bâtiments sont vétustes, la porte est forte et solidement barrée dès le coucher du soleil. Voulez-vous aller voir ?

Comprenant qu’accepter eût été mettre en doute la parole de ce religieux dont ils savaient quel homme de bien il était, les deux visiteurs refusèrent, remercièrent le frère Justin et, avec leurs montures et leurs paniers vides, reprirent le chemin du Temple.

— Où a-t-il pu l’emmener ? émit enfin Thibaut parlant à lui-même plus qu’à son compagnon. Et pourquoi ce déploiement de forces pour conduire une jeune femme sans défense à une maladrerie où elle n’est jamais arrivée ?

— Ce sont exactement les questions que je me pose, répondit Adam. Malheureusement – et en dehors des gardes dont le Sénéchal a requis l’assistance –, il n’y a guère que lui pour y répondre…

— Il y a donc une solution, gronda Thibaut incapable de contenir plus longtemps sa colère et son inquiétude, en faisant volter son cheval pour changer de direction. Il faut aller le lui demander !

Et il partit à fond de train en direction de l’hôtel du Sénéchal. Adam l’imita et en plus força l’allure pour le rattraper :

— Avez-vous oublié la Règle que vous avez acceptée ? cria-t-il dans le vent de la course. Hors des combats, un Templier ne doit agresser quiconque, ni en sa personne ni en paroles. Les coups et l’injure nous sont interdits. Vous devez vous adresser à lui… bellement !

Un ricanement féroce lui répondit :

— Je sais ! Aussi est-ce… bellement que je vais l’arranger !

Force lui fut pourtant de laisser retomber sa fureur. Jocelin de Courtenay n’était pas en son logis mais parti pour Jaffa, auprès de sa sœur malade, de sa nièce et du petit roi. Aussi, en ramenant Thibaut, très sombre mais maté, Adam Pellicorne s’accorda-t-il un discret soupir de soulagement. Attaquer de front le tout-puissant Sénéchal eût été la plus mortelle des sottises et il remercia sincèrement le Seigneur Dieu et Notre-Dame de l’avoir évitée à son ami. Dans l’immédiat tout au moins, et c’était le principal. Pour le reste il se faisait fort de veiller au grain…

9 Sombres nuages…

Isabelle était revenue à Naplouse. Pas autrement sûre d’en être très heureuse. Tout y était si paisible, si tranquille que le passage d’une hirondelle ressemblait à un événement ! Tout le contraire du Krak de Moab où agitation et violence étaient le pain quotidien. Là-bas, dans la sombre forteresse perchée entre les riches terres arrosées par le Jourdain et le désert, Renaud de Châtillon s’entendait à faire mener aux siens une vie parfois harassante mais jamais ennuyeuse. Le vieux brigand passait son temps à guetter les caravanes arrivant de la mer Rouge et, sans se préoccuper de leur provenance ou de leur destination, il leur sautait dessus avec le joyeux appétit du loup à jeun qui voit approcher un bon repas. On trucidait les gardes d’escorte, on coupait quelques têtes et un nouveau flot de richesses se déversait sur le château. On y festoyait alors pendant des jours. On buvait ferme, certains jusqu’à rouler sous les tables, on faisait l’amour sans trop se soucier du ou de la partenaire. C’est ainsi qu’une nuit, Isabelle s’était retrouvée dans le lit de son beau-père pendant que son époux cuvait le lourd vin grec dont il avait abusé.

Une expérience étrange, moins pénible que la jeune femme ne l’aurait cru. D’abord parce qu’elle aussi avait un peu bu, ensuite parce que Renaud la brute, Renaud le démon, Renaud le paillard l’avait emportée dans un tourbillon de caresses savantes mêlées de brutalités qui lui avaient procuré un plaisir violent, à la limite de l’évanouissement. Sans chercher la moindre excuse, une fois dégrisé, il s’était contenté de lui dire qu’il l’aimait et la désirait comme un forcené depuis qu’elle était entrée dans sa maison. Que pouvait-elle répondre ? Qu’elle aimait son jeune époux ? C’était encore vrai mais, après ce qu’elle avait vécu dans les bras de ce fauve quasi sexagénaire, l’amour avec Onfroi lui paraissait fade.

La vie au château était alors devenue difficile. Dame Etiennette qui surveillait son époux s’était aperçue depuis longtemps de ce qu’il éprouvait en face de cette adorable créature d’à peine dix-sept ans ; s’il avait pu, cette fameuse nuit, assouvir sa passion, c’était simplement parce qu’il s’était arrangé pour enfermer la dame dans un réduit jusqu’au matin. Une « erreur » que l’on avait attribuée à un domestique. Le malheureux avait été fouetté mais le mal était fait. Etiennette, en vertu du proverbe qui veut que qui a bu boira, comprit que Renaud était prêt à tout pour goûter de nouveau à ce corps délicieux qui était en train de le rendre fou. Il était capable de tuer Onfroi, peut-être même de l’assassiner elle-même et ensuite d’épouser Isabelle.

Pendant des jours, Etiennette ne sut plus que faire. Elle en venait à souhaiter que Renaud s’embarque encore dans une de ces expéditions lointaines qui déclenchaient la colère de Saladin et par deux fois avaient mis le château et la ville en danger. Seulement, s’il partait, il emmènerait Onfroi trop timide pour lui résister, et Dieu seul savait ce qui pourrait se passer dans les sables d’un désert où il n’était pas rare de rencontrer un serpent ou un scorpion !

Aussi accueillit-elle comme une bénédiction, une réponse du ciel à ses prières haletantes, la nouvelle arrivée de Jérusalem : le petit Bauduinet, le roi de six ans, venait de succomber au palais de Jaffa à une maladie dont on ne savait trop rien. Aussitôt Etiennette prit feu :

— Je gagerais qu’on l’a empoisonné ! Les Courtenay veulent la couronne pour Sibylle !

— Ne rêvez pas ! Agnès est sa grand-mère, Sibylle sa mère : ils ne feraient pas une chose pareille ! grogna Renaud.

— Vous ne le feriez pas, vous ? ricana sa femme.

— Si… mais pas sur mon propre sang !

— Qu’en savez-vous ? Vous n’avez jamais été capable de procréer. Ni Constance d’Antioche ni moi n’avons eu d’enfants de vous alors que nous étions déjà mères. Quoi qu’il en soit, c’est à Isabelle… et à mon fils que doit revenir la couronne. Aussi n’y a-t-il pas de temps à perdre : il faut les envoyer, elle et Onfroi, à Naplouse chez Balian d’Ibelin. Je suis sûre qu’il y rassemble déjà des partisans avant de monter à Jérusalem !

— À Naplouse ? Alors que vous aviez défendu à Isabelle de revoir sa mère ?

— Cela n’a plus d’importance dès l’instant où elle sera sur le trône. Onfroi saura bien lui rappeler à qui elle devra sa couronne.

— En ce cas j’y vais aussi ! affirma Renaud.

— Vous ? Chez l’un de vos ennemis jurés ? Il sera temps de vous retrouver le jour du couronnement. Pour l’heure, donnez belle escorte à nos jeunes époux et qu’ils partent !

C’est ainsi qu’Isabelle revit sa mère et le palais du mont Garizim où elle avait laissé le meilleur de son enfance. Dans un sens elle avait eu plaisir à retrouver la belle demeure, les eaux claires et les jardins de Naplouse. Elle et son époux avaient été reçus avec enthousiasme. Comme le pensait Etiennette, Balian d’Ibelin n’avait pas perdu une minute pour battre le rappel de ceux qu’effrayait la perspective de voir la capricieuse et vaniteuse Sibylle succéder à son fils, et ils étaient nombreux. Parmi eux se trouvait le Régent. Raymond de Tripoli s’était excusé de ne pas assister aux imposantes funérailles de Bauduinet pour venir rejoindre ceux de son parti. Ce qui était une grosse faute car cette absence, ses ennemis l’exploitèrent.

Ses ennemis c’étaient, outre Agnès dont la santé déclinait, le Patriarche Héraclius, Jocelin de Courtenay et le Maître des Templiers Gérard de Ridefort. Celui-là surtout était acharné. Il voulait voir son ennemi de toujours définitivement écarté du pouvoir. Et, pour cela une seule solution : couronner Sibylle reine de Jérusalem le plus tôt possible. Ce qui n’était pas une évidence. D’abord, parce que l’assemblée des barons était loin d’être au complet, une bonne partie ayant pris le chemin de Naplouse. D’autre part, les droits de Sibylle, même si elle était l’aînée, semblaient douteux aux yeux de beaucoup parce qu’elle était née d’une femme répudiée, à la réputation déplorable, alors que la mère d’Isabelle était reine quand elle lui avait donné le jour. Enfin, pour couronner quelqu’un il faut, par définition, une couronne et celle de Jérusalem était enfermée dans le trésor royal confié aux chanoines du Saint-Sépulcre. Pour l’ouvrir, il fallait trois clefs : le Patriarche en possédait une, le Maître du Temple la deuxième – jusque-là tout allait bien –, mais la troisième était aux mains du Maître des Hospitaliers et celui-ci, Roger des Moulins, gentilhomme normand de grand caractère et de haute probité, ennemi juré d’ailleurs du Templier et d’Héraclius, refusait de s’en dessaisir. Raymond de Tripoli savait qu’il pouvait compter sur lui et activait le rassemblement de ses forces à Naplouse, devenue singulièrement agitée…

C’est-à-dire que le calme dont Isabelle avait été frappée à son arrivée ne dura pas longtemps. Les entrées de seigneurs se succédaient avec leurs bannières et leurs gens, qui emplissaient la ville et le palais. Tous la saluaient avec révérence et respect, voyant déjà en elle leur souveraine, et elle ne savait trop si elle en était heureuse ou pas. Certes elle eût été fïère de coiffer la couronne de son père, de son frère, mais se souvenant des difficultés que Baudouin avait dû surmonter, elle n’était pas certaine d’en être capable. Encore, si elle avait auprès d’elle un homme fort, capable, lui, de prendre les problèmes à bras-le-corps et de s’opposer avec vigueur aux harcèlements du sultan ! Mais son bel Onfroi n’était pas de taille. Il détestait la vie des camps, n’aimait pas porter la lourde armure et ne faisait pas mystère de ses goûts paisibles et raffinés de lettré.

— Notre vie n’est-elle pas douce et agréable, mon cœur ? Nous sommes heureux ensemble parce que je peux vous consacrer tous mes instants. N’avons-nous pas assez de forts châteaux et de vaillants capitaines pour les défendre sans aller nous mêler de régner au milieu du bruit et de la fureur d’un peuple qui ne sait jamais très bien ce qu’il veut ? Dites à ces gens que vous ne désirez pas être reine et retournons au Krak !

— Croyez-vous que nous y serions bien reçus ? Votre mère et sire Renaud souhaitent ardemment que vous et moi portions la couronne. Ils seraient capables de nous renvoyer et alors où irions-nous ?

— Au Toron, le puissant château que je tiens de mon aïeul le Connétable dans les monts du Liban. Je me souviens d’y être allé, enfant, c’est un magnifique endroit, peu éloigné de la mer…

De tels propos pouvaient séduire une jeune femme pour qui la vie n’avait eu jusqu’alors que des sourires, même si au fond d’elle-même une petite voix lui disait qu’Onfroi était loin d’avoir l’étoffe d’un héros et que peut-être il ne saurait pas la défendre si l’occasion s’en présentait ; mais, auprès de ce parangon de chevalerie qu’était Balian d’Ibelin, ils étaient inacceptables et celui-ci ne le cacha pas :

— Votre glorieux aïeul a toujours porté haut et ferme son épée de Connétable, dit-il sans mâcher ses mots. Il aurait de vous grande honte, sire Onfroi. Il vous renierait comme ferait n’importe quel homme d’honneur car vous n’êtes rien d’autre qu’un lâche !

Sous l’insulte, le jeune homme réagit tout de même :

— Je suis aussi vaillant que vous, messire, mais j’ai parfaitement le droit de refuser un trône où je ne me sentirais pas à l’aise et qui ne m’intéresse pas ! Ma belle épouse ne le souhaite pas davantage.

— Parce que vous vous mettez en travers, intervint Raymond de Tripoli. Mais songez-y, ce n’est pas vous que nous allons élire roi, mais bien elle. Si vous vous refusez à tenir noblement le rôle qui sera le vôtre, nous vous démarierons tout simplement pour donner sa main royale à qui saura en être digne ! Ce que vous n’êtes pas !

— Vous n’êtes même pas capable de lui donner des enfants et vous êtes mariés depuis plus de deux ans ! renchérit Balian avec mépris.

— J’aurai des enfants quand je voudrai, hurla le jeune homme hors de lui. Quant à la couronne, si vous comptez sur le Patriarche pour la lui poser sur la tête, vous perdez votre temps ! Il n’acceptera jamais.

— L’évêque de Bethléem peut suppléer ce Patriarche indigne. Dès son arrivée nous procéderons à l’élection de dame Isabelle car nombreux sont ici ceux qui la veulent pour reine. Et il sera ici ce soir !

Le vieux prélat et sa suite entrèrent en effet dans Naplouse quelques heures plus tard, sous les acclamations de la population. Le lendemain, après qu’il eut pris quelque repos, les hauts barons où se voyaient tous ceux qui avaient servi Amaury et Baudouin avec honneur, et qui étaient la majorité de la noblesse franque, se réunissaient dans la grande salle du palais, chacun à sa place et sous ses couleurs comme naguère encore au palais de Jérusalem. Au fond, un trône vide attendait la jeune femme destinée à y prendre place. Et devant ce trône, près duquel l’évêque était assis, Raymond de Tripoli se tenait debout.

Quand tous furent là, il ordonna que l’on fit venir la princesse et son époux.

Elle vint, accompagnée de sa mère, l’ex-reine Marie, qui lui donnait la main et semblait la soutenir. Isabelle, en effet, était très pâle dans les robes byzantines violet foncé, mais raides et brillantes des joyaux qu’elle avait choisi de porter à nouveau en cet instant.

Une vibrante acclamation la salua qui ne lui arracha pas un sourire. Les deux femmes s’avancèrent jusqu’à l’évêque et s’inclinèrent pour recevoir sa bénédiction, puis la mère lâcha la main de sa fille après l’avoir pressée un instant :

— Courage ! Il faut le leur dire !

Mais Isabelle éclata en sanglots et cacha son visage dans ses mains, incapable d’articuler une parole.

— Dire quoi ? demanda le comte de Tripoli, l’œil orageux.

Prenant Isabelle dans ses bras afin qu’elle pût pleurer contre son épaule, Marie parla d’une voix haute et claire, vibrante d’indignation :

— Que cette nuit, sire Onfroi a quitté ce palais en secret pour se rendre à Jérusalem. Il est allé dire à la princesse Sibylle qu’on veut le faire roi de force et qu’il n’y consentira jamais… qu’il lui demande sa protection… et de le tenir comme son meilleur ami !

Un grondement de colère secoua l’assemblée qui éclata en imprécations. Ce fut comme un vent de tempête balayant la vaste salle, faisant voler les soies multicolores des bannières au bout de leurs hampes. Debout au milieu du tumulte, Raymond de Tripoli ferma les yeux un instant, accablé sous le poids de la catastrophe. Quand il les rouvrit, la reine Marie entraînait doucement sa fille hors de l’assemblée. Le cœur d’Isabelle battait à tout rompre sous les perles de son corsage. Elle se sentait malade de honte et de douleur. Pourtant, cette nuit, elle s’était bien battue pour empêcher Onfroi d’accomplir un forfait qui allait le mettre au ban de ses pairs, mais en vain. Il avait beaucoup trop peur ! Tout ce qu’elle avait pu faire était de refuser de le suivre. Encore avait-elle dû jurer sur la Croix de ne pas révéler sa fuite avant l’assemblée du lendemain, quand il ne serait plus possible de le rattraper.

Cependant Raymond de Tripoli reprenait la parole après avoir attendu que revienne un semblant de silence :

— Sibylle va être couronnée, messeigneurs, si elle ne l’est déjà, et désormais nous sommes tous en danger. Moi surtout que les Courtenay et le Maître du Temple ont toujours poursuivi d’une haine tenace. Je vais gagner mon fort château de Tibériade où sont mon épouse et ses quatre fils, et je n’en bougerai plus. Dieu protège le royaume, qui lui aussi est en danger de mort !

On sut plus tard qu’arrivé chez lui, il avait entamé des pourparlers avec Saladin au cas où la nouvelle reine le ferait attaquer. Ce qui était quand même une curieuse façon de comprendre les intérêts du royaume franc. Mais il avait toujours pratiqué une politique d’entente avec l’Islam – celle-là même des rois quand il s’agissait de défendre les souverains d’Alep et de Mossoul contre les appétits du conquérant ! – et comptait quelques émirs parmi ses amis, même si cela ressemblait un peu à une trahison.

À Jérusalem, l’arrivée d’Onfroi de Toron dégoulinant d’une écœurante bonne volonté dans l’espoir qu’on les laisserait vivre en paix, lui et sa femme, avait apporté un sérieux soulagement. On le traîna aussitôt chez Roger des Moulins qui tenait bon dans son refus de livrer la troisième clef.

— Voilà, noble Maître ! fit Jocelin de Courtenay. Il n’y a plus en lice qu’une seule reine et vous n’avez plus, vous, la moindre raison de vous opposer à son couronnement.

Roger des Moulins ne répondit rien. Il tourna les talons, les mains au fond des manches de sa grande robe noire frappée d’une croix blanche, mais revint un instant après. Il jeta une clef aux pieds du Sénéchal avec une grimace de dégoût avant de se retirer de nouveau. En quittant le couvent, Courtenay entendit les voix graves des Hospitaliers qui chantaient un sombre Miserere… Et il ne put s’empêcher de frissonner.

Mais les invitations à venir assister au couronnement étaient parties à travers la Palestine en dépit du fait que, s’appuyant sur le testament formel du roi lépreux, les barons de Naplouse avaient envoyé au Patriarche une interdiction de procéder au couronnement. Il eut lieu cependant…

Dans l’église du Saint-Sépulcre rayonnant de milliers de cierges, Héraclius posa sur la tête blonde d’une Sibylle éclatante de joie et d’orgueil la couronne qu’elle désirait tant. Aussitôt après, elle l’ôta et appela son époux en disant :

— Seigneur, venez et recevez cette couronne car je ne sais à qui je pourrais la mieux offrir !

Guy de Lusignan s’agenouilla devant elle et, d’un joli geste tendre, elle lui posa le lourd cercle d’or sur la tête au milieu des acclamations de l’assistance.

Au premier rang, Renaud de Châtillon faisait contre mauvaise fortune bon visage. Au fond, ce roi-là qu’à juste titre il jugeait incapable ne le gênerait pas beaucoup. Il y avait aussi, bien entendu, Gérard de Ridefort. Celui-là éclatait d’une joie mauvaise, savourant déjà la vengeance qu’il espérait tirer avant peu de son ennemi Raymond de Tripoli.

— Cette couronne-là vaut bien l’héritage de Lucie de Botron ! murmura-t-il entre ses dents.

Quant au Sénéchal, il observait avec une sombre joie. Il n’y aurait plus, à l’avenir, aucun obstacle à son avidité, et il escomptait déjà les terres et les richesses qu’il se ferait donner. Cette belle couronne dont Sibylle était si fïère, n’était-ce pas à lui qu’elle la devait ? Lui qui avait empoisonné le petit Baudouin pour arracher la régence à Raymond de Tripoli ?

Sensuelle, languide et affreusement coquette, Sibylle était en outre trop paresseuse pour faire une bonne mère : elle ne s’usait pas les yeux à pleurer son fils contrairement à Agnès pour qui la mort de l’enfant était une vraie blessure, mais celle-ci ne représentait plus grand-chose. Minée par une mystérieuse maladie contractée peut-être auprès d’un amant de rencontre, elle s’en allait vers le trépas avec une résignation née tout entière dans son désir de rejoindre son petit-fils. Mais sans se soucier d’elle, Sibylle exultait, visiblement heureuse de se parer des joyaux de la couronne et de l’apparat attaché à une royauté dont elle n’appréciait que le côté extérieur. Les affaires sérieuses l’ennuyaient, et en couronnant « Guion », elle lui avait certes donné une preuve d’amour mais en même temps elle s’était débarrassée de tout souci sur ses larges épaules. Or, Jocelin de Courtenay savait que, si le nouveau roi pouvait être vaillant au combat, il était presque aussi benêt qu’Onfroi de Toron. Il y avait donc de beaux jours à vivre pour un homme subtil et entreprenant.

Sibylle une fois sacrée il fallut bien que les hauts barons vinssent à composition et lui rendissent l’hommage. Seuls s’en abstinrent Raymond de Tripoli toujours enfermé dans Tibériade, et Balian d’Ibelin incapable d’accepter cette violation flagrante du testament de Baudouin IV. Renaud de Châtillon, lui, ne s’attarda pas : il avait mieux à faire dans son repaire du Moab à présent qu’il n’avait plus rien à craindre des reproches du lépreux… Il repartit avec dame Etiennette sans plus se soucier d’Onfroi dont il n’avait pas caché à son épouse combien sa conduite l’écœurait :

— Un pleutre, un lâche, un mouton ne demandant qu’à se laisser tondre et pleurnicher dans les jupes des femmes ! Eh bien, qu’il y reste !

En revanche, il aurait voulu ramener Isabelle, mais Etiennette prenant une facile revanche lui avait fait entendre fort sèchement que la place d’une femme était auprès de son époux et qu’elle devait le suivre où qu’il aille. Isabelle rentrerait au Krak avec Onfroi ou n’y reviendrait pas. Et Renaud, quelque envie qu’il en eût, n’osa pas insister. Il savait par expérience de quelle trempe était faite sa femme et n’aimait pas du tout certaine façon qu’elle avait de fermer à demi les paupières pour dissimuler l’inquiétant éclair de ses yeux. D’ailleurs, Isabelle était malade à ce que l’on disait et mieux valait la laisser se remettre.

Ce n’était pas une vaine rumeur. Depuis l’affreuse réunion solennelle où elle avait dû avouer face à tous ces hommes indignés la conduite de son mari, la fille d’Amaury Ier, la sœur de Baudouin le héros, vivait enfermée dans sa chambre, n’en sortant que rarement, sur les instances de sa mère, pour faire quelques pas dans les jardins au bras de la toujours solide Euphémia… Malade de honte surtout, elle mangeait à peine, dormait encore moins et, quand il lui arrivait de succomber au sommeil, d’affreux cauchemars l’en tiraient, la jetant à bas de son lit hurlante et trempée de sueur. Ses femmes alors changeaient ses draps, son linge après l’avoir doucement lavée à l’eau d’oranger, puis la recouchaient en lui chantant, pour lui rendre un sommeil apaisant, une berceuse comme à un petit enfant. Le mire du palais avait diagnostiqué une maladie de langueur qu’il s’efforçait de traiter à l’aide de médecines compliquées, de prières et d’abondantes fumées d’encens, qui bien sûr ne donnaient aucun résultat. Tant et si bien qu’une nuit, Marie vint s’installer au chevet de sa fille qu’un opiat léger venait d’endormir, puis elle attendit.

Le soporifique était trop faible pour être de longue durée. Peu après minuit, la jeune femme commença à s’agiter, murmurant des mots incompréhensibles qui étaient surtout des interjections. Elle semblait souffrir et repousser un ennemi invisible. Et puis, soudain, tout s’apaisa. Les gémissements firent place à des soupirs si voluptueux que la mère se sentit gênée : sa fille était en train de rêver qu’elle faisait l’amour et, quand un prénom lui échappa, Marie sut qu’il ne s’agissait pas du mari, ce qui la surprit fort car elle croyait que, sur le plan physique, le mariage d’Isabelle était une réussite. Mais elle n’eut pas le temps de se poser des questions : la scène changeait encore. Isabelle souffrait à nouveau, balbutiait des bribes suppliantes jusqu’à ce qu’avec un véritable hurlement, elle se dresse sur son séant :

— Non ! Non, ne le tue pas !

L’instant suivant elle s’éveillait, secouée de sanglots. Marie rappela les servantes, leur ordonna de soigner leur maîtresse, mais de ne rien lui dire de sa présence, puis elle rejoignit son époux dans la fraîcheur de leur chambre. Tout le jour il avait fait très chaud, cependant la pièce, où le vaste lit abrité par une mousseline tenait presque toute la place, était fraîche grâce à sa galerie ouverte sur le jardin.

Comme toujours en été, Balian dormait nu. Marie laissa tomber la dalmatique dont elle s’était enveloppée et se glissa contre lui, avide de sa chaleur car elle se sentait glacée jusqu’à l’âme. Il se retourna et la prit dans ses bras, chercha sa bouche pour un baiser, mais sentit les larmes qui coulaient sur son visage :

— Qu’as-tu appris ? A-t-elle eu l’un de ses mauvais rêves ?

— Oui. Oh, mon cher seigneur, je n’imaginais pas qu’elle pût être malheureuse à ce point !

— Comment ne pas l’être quand l’on s’aperçoit que l’on a épousé un lâche ? Pour une telle conduite, le vieux Connétable aurait fendu son petit-fils en deux d’un seul coup d’épée !

— Ce n’est pas cela. Pas uniquement tout au moins. Il me semble qu’il y a quelque chose de plus grave encore : elle n’aime plus son époux.

— Comment le savez-vous ? Elle vous l’a dit ?

— Ses rêves me l’ont dit. Jadis, elle avait un penchant pour Thibaut de Courtenay. Je ne m’en souciais pas, pensant qu’elle reportait sur lui une part de ce grand amour voué à son frère malade. Puis Onfroi est venu et, même si ce mariage nous plaisait à peine, il a bien fallu s’incliner devant sa volonté farouche d’épouser ce garçon dont elle semblait folle.

— D’autant qu’il est de grande maison et nous n’avions guère de raisons, sinon politiques, de refuser. Et vous me dites que la flamme est retombée ? Il faut avouer qu’il y a un peu de quoi…

— Sans doute, reprit Marie avec obstination, mais c’est de Thibaut qu’elle rêve…

— Ses femmes parlaient de cauchemars, pourquoi vous inquiéter ?

— Parce que ses femmes n’ont rien compris. Les rêves d’Isabelle s’achèvent en cauchemar. Elle crie alors et ses cris réveillent les suivantes qui dorment auprès d’elle. Mais je puis vous assurer que le début du rêve n’a rien de douloureux et le nom qu’elle y mêle ne laisse aucun doute.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’elle fait l’amour, tout simplement. Puis le drame arrive et Isabelle supplie quelqu’un de ne pas « le » tuer !

Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi, au moment où Onfroi la déçoit si fort, elle se remet à rêver du bâtard ? Elle ne l’a jamais revu, que je sache ?

— Oh si, elle l’a revu et au milieu du triomphe que les gens de Kérak faisaient à Baudouin qui, une fois de plus, avait fait fuir Saladin. Et elle a pu mesurer la différence, même si à l’origine il y avait une certaine ressemblance. Thibaut n’est pas un damoiseau comme Onfroi. Les prisons de Damas et les batailles l’ont durci : c’est un homme à présent… et superbe ! J’ai vu comment Isabelle l’a regardé.

— Seigneur Dieu ! Mais que pouvons-nous faire ? Lâche ou pas, Onfroi est son époux et, s’il vient la réclamer, elle sera bien obligée de le suivre. À mon sens, nous devons au moins refuser de la laisser partir tant qu’elle ne sera pas guérie. Imaginez l’effet produit par le rêve que je viens de surprendre sur son mari, cette garce d’Etiennette et la brute qu’elle a choisie pour époux !

Ému par l’angoisse qu’il sentait chez sa femme, Balian caressa doucement ses beaux cheveux noirs auxquels se mêlaient quelques fils d’argent :

— Nous le pouvons, en effet, et c’est ce que nous ferons, mais sera-t-elle jamais guérie ? Onfroi n’a été qu’une folle parenthèse dans un amour qui a repris ses droits. Si j’étais sûr que revoir Thibaut lui ferait du bien, je n’hésiterais pas à l’aller chercher… Mais j’ignore tout à fait ce qu’il est devenu : depuis que Baudouin a rejoint son père sur le Calvaire, son écuyer a disparu… comme d’ailleurs les proches serviteurs du roi lépreux.

— La petite Ariane aussi ?

— Elle aussi. Personne ne sait dire ce qu’elle est devenue. Peut-être faut-il craindre le pire ? ajouta Balian avec une soudaine gravité. Voyez-vous, ma reine, j’ai peur que nous allions au-devant de grands malheurs…

— Pourquoi dites-vous cela ?

— En vérité, je ne le sais pas. Il y a en moi une voix qui m’annonce des temps cruels. Et pourtant je n’ai jamais rien eu d’un prophète…


Balian d’Ibelin ne se trompait pas, même si Raymond de Tripoli avait obtenu de Saladin une nouvelle trêve de quatre ans destinée surtout à protéger ses terres des appétits de revanche du clan de Jérusalem auquel il refusait toujours l’hommage. Le fauteur de troubles, ce fut une fois encore Renaud de Châtillon plus que jamais décidé à faire la loi chez lui sans se soucier du roi Guy dont il avait mesuré l’incompétence et la faiblesse de caractère.

Quelques mois après le couronnement, lui revint aux oreilles une nouvelle alléchante : une caravane d’une richesse exceptionnelle, partie du Caire et destinée à Damas, allait passer à la limite de ses domaines. Bien armée cependant, la caravane, car il s’agissait pour elle de mener à bon port une sœur de Saladin promise à un puissant émir. Or une princesse ne saurait voyager sans une suite nombreuse, mais aussi des richesses difficiles à chiffrer. Tout cela composait une sorte de mirage doré auquel le vieux bandit ne résista pas.

Depuis longtemps il s’était assuré la complicité des Bédouins nomades avec lesquels il s’était livré à quelques fructueuses opérations de pur banditisme. Avec leur aide, il tomba comme la foudre, avec tout son monde, sur l’objet de sa convoitise, décima l’escorte armée et ramena au Krak un butin énorme ainsi qu’une cohorte de prisonniers qu’il jeta dans ses cachots. La princesse, elle, disparut sans que l’on sache ce qu’il avait pu advenir d’elle, si elle réussit à s’échapper ou si elle se donna la mort pour ne pas tomber vivante dans les mains du vieux forban.

Furieux comme bien l’on pense, le sultan envoya demander au roi de Jérusalem la restitution de sa sœur et de la caravane. Il voulait bien passer sur l’escorte tombée durant l’échauffourée, mais à la condition qu’on lui rende les prisonniers, marchands ou autres, ainsi que les biens qu’on leur avait volés. Comprenant tout de même la gravité de l’affaire, Guy ordonna, puis demanda et finalement supplia Renaud de s’exécuter. Celui-ci lui répondit qu’il « était maître de sa terre comme le roi de la sienne ». Quant aux marchands, il était bien décidé à ne les relâcher que lorsqu’il « leur aurait fait suer tout leur or » !

Dans un cas pareil il n’y aurait pas de trêve qui tienne. Décidé à en finir une fois pour toutes avec le royaume franc, Saladin ne répondit pas comme d’habitude en allant assiéger Châtillon, ni en envoyant un quelconque corps expéditionnaire ravager un morceau ou l’autre du territoire ennemi : il proclama la « guerre sainte ».

Partout, à Damas, à Alep, au Caire et dans toute la Syrie du Nord, il mobilisa les troupes. Dans les mosquées, les ulémas appelèrent le peuple au combat sous l’étendard vert du Prophète et les étendards noirs du calife… Une immense armée se prépara.

Or, pendant ce temps, le roi Guy, pensant que Saladin se contentait des excuses qu’il lui avait envoyées, se disposait à marcher contre les terres de Raymond de Tripoli pour le punir de lui avoir refusé l’hommage. Ce qu’apprenant, le comte, encore ignorant des exploits de Châtillon et se fiant toujours aux accords passés entre lui et le sultan, se fit piéger par celui-ci. Saladin lui proposa de lui envoyer un corps de sept mille mamelouks pour une incursion en Galilée destinée à faire réfléchir Guy. Cette incursion devait se passer sans que les populations eussent à souffrir le moindre dommage de sang ou de pillage. Et, naturellement, Raymond fit savoir sur ses terres qu’il ne s’agissait que d’une « tournée de reconnaissance » dont il ne fallait pas attaquer les membres. Que le comte eût fait preuve de naïveté ou qu’il eût en tête d’effrayer suffisamment Guy pour lui reprendre la couronne, de toute façon, le moyen était plus que contestable. Et Saladin savait bien, lui, qu’il y aurait, ici ou là, une réaction. Elle vint des Templiers.


Ce jour-là, le Maître réunit devant la maison chevetaine une dizaine de ses chevaliers avec lesquels il devait accompagner la délégation chargée par le roi Guy de se rendre auprès du comte de Tripoli et de lui faire entendre raison. Les plus sages parmi les barons avaient réussi à faire comprendre au jeune souverain que cette querelle était suicidaire, et que marcher contre Raymond les armes à la main serait faire le jeu de l’ennemi. Gérard de Ridefort et Roger des Moulins, le Maître des Hospitaliers, allaient se joindre en la circonstance à Balian d’Ibelin qui, lui, avait fait sa paix comme Renaud de Sidon et quelques autres. L’idée de ce rapprochement avec l’homme qu’il haïssait le plus au monde rendait fou de rage l’orgueilleux Templier, mais il ne pouvait s’y soustraire. Il fit donc choix de quelques « frères » parmi lesquels était Thibaut. Pour la première fois depuis son entrée au Temple, celui-ci allait se séparer d’Adam qui effectuait un petit séjour à l’infirmerie : au cours d’une de leurs expéditions nocturnes dans les souterrains de l’ancien temple, le chevalier picard avait fait une mauvaise chute qui lui avait fort abîmé une jambe et donné à son compagnon une peine infinie pour le ramener jusqu’à sa cellule sans que tout le couvent en soit averti. Le lendemain il avait une forte fièvre qu’il attribuait à la réouverture d’une ancienne blessure due à une dégringolade dans l’un des nombreux escaliers de la maison.

La mauvaise humeur de Ridefort était évidente quand la délégation se rassembla devant le Saint-Sépulcre pour recevoir la bénédiction d’un Patriarche tout aussi réticent que lui. Tous deux haïssaient trop le comte Raymond pour admettre qu’on lui envoie une ambassade en si bel arroi au lieu de l’ost tout entière pour le prendre à la gorge. Car l’image était belle sous le soleil clair de ce dernier jour d’avril. Alignés de part et d’autre de la place, les chevaliers blancs à la croix rouge et les chevaliers rouges à la croix blanche se faisaient face comme les pièces d’un jeu d’échecs pour géant. Entre eux, les trois messagers du roi Guy avec leurs écuyers et leurs sergents sous la soie frissonnante de leurs bannières déployées.

Quand Héraclius, rutilant de pourpre et d’or comme un empereur romain, eut tracé sur ces hommes agenouillés un ample signe de croix au chant du Veni Creator, tous se relevèrent d’un même mouvement, remontèrent à cheval pour quitter la place en bon ordre. Les trois ambassadeurs partirent les premiers et, pour ce faire, remontèrent la double file des Templiers et des Hospitaliers. C’est alors que le regard soucieux de Balian d’Ibelin s’arrêta sur un visage qu’il avait trop souvent vu encadré par les mailles d’acier du camail pour ne pas le reconnaître aussitôt : Thibaut ! Thibaut de Courtenay chez les Templiers ! Thibaut devenu chevalier-moine, donc éloigné à tout jamais des amours terrestres et à jamais perdu pour Isabelle !

Sachant d’expérience la puissance obstinée d’un amour véritable, il avait songé ces temps derniers à rechercher l’écuyer de Baudouin, à le ramener près de la jeune malade afin de lui rendre au moins courage et désir de lutter pour un avenir meilleur car il ne se faisait guère d’illusion sur celui d’Onfroi de Toron : les lâches ne subsistent pas longtemps dans un pays perpétuellement en guerre. Lui et Marie eussent tout fait pour rapprocher ces deux-là. Mais à présent…

Avec un sourire résigné et un haussement d’épaules dont Thibaut ne saisit pas le sens, Balian d’Ibelin poursuivit son chemin…

On devait faire halte pour la nuit au château de la Fève (Al Fula) qui appartenait aux Hospitaliers. C’est là que l’on apprit la présence d’une armée musulmane dans les environs et, circonstance des plus étrange, avec la pleine approbation du comte de Tripoli qui aurait prévenu les gens de la région qu’aucun engagement ne devrait avoir lieu et qu’il s’agissait seulement d’une sorte de reconnaissance.

C’était évidemment dur à avaler et Gérard de Ridefort ne l’avala pas du tout. Poussé par sa haine de Raymond, il explosa littéralement :

— Cet homme est un traître, je l’ai toujours dit, mais personne ne m’a voulu croire. Il a trahi jadis la parole qu’il m’avait donnée pour un peu d’or et à présent il trahit son serment de vassalité envers le royaume. Nous avons toujours refusé de le faire roi, alors il a fait alliance avec Saladin pour qu’il l’aide à obtenir la couronne.

— Je ne peux croire à pareille noirceur, protesta Ralian d’Ibelin. Je connais bien le comte Raymond : depuis longtemps il entretient de bonnes relations avec les souverains d’Alep et de Mossoul que nous protégions nous aussi tant qu’ils barraient la route à Saladin. Mais de là à lancer une armée infidèle sur le royaume, il y a un très grand pas.

— Soyez certain qu’il l’a franchi. Les preuves d’ailleurs sont à notre porte. Faites à votre convenance, seigneur comte, mais moi j’entends rester fidèle à la mission sacrée du Temple qui est de protéger les chemins de Jérusalem contre toute incursion et j’entends combattre. De toute façon, nous avons la preuve que cette ridicule délégation n’a plus aucune raison d’être. Libre à vous, messeigneurs, de retourner chacun chez vous. Au besoin pour défendre vos femmes, vos enfants et vos biens quand les mamelouks déferleront sur eux pour s’en faire des esclaves !

Et il dépêcha aussitôt frère Thibaut vers le Maréchal du Temple qui se trouvait alors, avec une soixantaine de chevaliers, au casal(24) proche de Kakoun avec l’ordre de rallier avant le jour. Ordre qui fut exécuté en tous points : l’aube n’éclairait pas encore le paysage que le renfort réclamé était là sous le commandement du Maréchal.

Celui-ci, Jacques de Mailly, était sans doute l’homme le plus admiré dans toutes les templeries et surtout dans la maison chevetaine pour son extrême bravoure et sa loyauté sans faille. Sa réputation était si haute qu’elle s’étendait jusqu’aux terres infidèles. Mais la vaillance, chez lui, ne se doublait pas d’aveuglement. À Kakoun il avait recueilli lui aussi des renseignements : les guerriers de l’Islam étaient plusieurs milliers. Or, en comptant les membres de la délégation, leurs gens et les Hospitaliers de Roger des Moulins, les forces chrétiennes se montaient à un peu plus de cent cinquante. Il le dit sans ambages : il fallait rameuter plus de monde sinon on allait droit au suicide. Fou de rage alors, Ridefort l’insulta :

— Trop aimez-vous votre tête blonde sans doute que si bien la voulez garder ? ricana-t-il sans se soucier du grondement indigné des chevaliers.

Mais Jacques de Mailly se contenta de le toiser avec dédain :

— Je me ferai tuer face à l’ennemi comme un homme de bien et c’est vous qui fuirez comme un traître !

Balian d’Ibelin n’eut que le temps de se jeter entre eux, mais Ridefort était le Maître : une obéissance absolue lui était due. On se prépara au combat après avoir entendu une messe rapide et communié. Ce fut Balian qui résuma la situation pour ceux qui n’étaient pas du Temple et que cependant l’honneur engageait :

— Messeigneurs, émit-il en se relevant après la bénédiction du chapelain, allons à présent nous faire… tuer bellement, s’il plaît à Dieu !

Il n’y avait rien à ajouter. Tous se mirent en selle en silence et marchèrent au-devant de l’ennemi. Un chroniqueur arabe devait écrire au sujet de cette poignée d’hommes : « Ils attaquèrent avec un acharnement tel que les chevelures les plus noires en fussent blanches de frayeur. » Monté sur un cheval neigeux, sous sa cotte immaculée et son armure étincelante, Jacques de Mailly combattit avec tant de courage, fauchant comme blé l’ennemi autour de lui, que celui-ci crut avoir affaire à saint Georges en personne. Il semblait invincible et son épée tournoyante accrochait les rayons du soleil brillant jusque dans les gouttes du sang répandu. Pourtant, il n’était bien qu’un homme fait de chair : un carreau d’arbalète l’atteignit en pleine poitrine. Il vacilla, se reprit. Les mamelouks alors s’écartèrent en le priant avec un étonnant respect de se rendre :

— Je suis le neveu du sultan, cria un guerrier aux armes magnifiques. Remets-moi cette glorieuse épée ! Nous ne voulons pas tuer un homme de ta valeur.

— Si tu la veux, viens la prendre !

Et il s’élança sur lui. Un instant plus tard, Jacques de Mailly tombait, criblé de flèches(25), tandis que Gérard de Ridefort s’enfuyait à bride abattue. Roger des Moulins avait été tué et tous les autres avec lui. N’échappèrent à la mort que trois Templiers, dont Ridefort et aussi Balian d’Ibelin. Encore fut-ce à celui-ci que Thibaut dut de rester en vie : il combattait à la lisière du champ de bataille et venait d’être blessé au visage quand Balian arriva comme la foudre, saisit son cheval par la bride et l’entraîna à sa suite sur un chemin qui menait à Nazareth.

Quand il fut certain d’être hors de danger, le sire d’Ibelin s’arrêta. Il y avait là une fontaine et il fallait laver le visage de Thibaut, couvert de sang : la pointe de la flèche avait été heureusement déviée par le nasal du heaume et la blessure qui avait un peu étourdi le chevalier n’était pas très profonde.

— Vous en serez quitte pour une balafre ! remarqua Balian en achevant d’étancher le sang avec un morceau du keffieh blanc et rouge qui protégeait son heaume de la chaleur du soleil.

— Pourquoi m’avez-vous sauvé ? Je vous en suis très reconnaissant sans aucun doute mais…

— … mais vous n’en êtes pas vraiment ravi ? Tant pis ! Quant à connaître la raison de mon geste, je vais vous la dire : c’est par pure curiosité !

— Par curiosité ?

— Eh oui ! Je voudrais savoir ce qui vous a pris de vous faire Templier. Est-ce le chagrin causé par la mort du roi ? Je sais combien vous l’aimiez, mais, mon ami, la mort a été pour lui une délivrance…

— Je ne l’ignore pas, aussi n’est-ce pas la raison. Je ne suis entré au Temple ni parce que Dieu m’appelait ni par désespoir. Simplement pour sauver une vie dont, vous le voyez, je ne fais cependant plus grand cas. Sire Adam Pellicorne m’est venu chercher tandis que je pleurais au tombeau de mon maître bien-aimé !

Et Thibaut raconta comment les choses s’étaient passées, comment l’entourage immédiat de Baudouin s’était trouvé tout à coup menacé, sans oublier l’affaire de la maladrerie.

— C’était donc cela ! Dame Isabelle, qui est en ce moment chez nous à Naplouse, s’est beaucoup souciée d’Ariane quand le roi est mort. Mon épouse aussi, car elles étaient attachées à cette jeune fille.

Balian avait jeté presque négligemment le nom d’Isabelle pour voir s’il susciterait une réaction quelconque et, en effet, les yeux gris se chargèrent de nuages et se détournèrent, mais Thibaut ne fit aucun commentaire ; alors, décidé à le pousser dans ses retranchements, le baron reprit :

— À propos de dame Isabelle, avez-vous ouï de sa maladie ? C’est pour cette raison qu’elle n’a pas regagné le Krak. Et nous sommes inquiets.

— C’est donc si grave ?

L’angoisse qui enrouait la voix du jeune homme était plus que révélatrice. Balian savait maintenant à quoi s’en tenir :

— Oui et non. C’est l’âme qui souffre en elle et le corps suit bien naturellement. Il faut comprendre qu’être née fille de roi et se savoir unie à un pleutre est une étrange rencontre.

— Vous me rassurez : c’est son orgueil qui souffre et le temps l’apaisera. Dame Isabelle a tant d’amour pour son époux qu’elle finira par lui pardonner. Et puis le pays de Moab est loin et le Krak imprenable, sauf par trahison. On doit pouvoir y vivre sans rien entendre des bruits du monde.

Balian ne put s’empêcher de rire :

— C’est une thébaïde que vous décrivez là, mon ami, et je n’ai jamais eu l’impression qu’un château où règne le sire de Châtillon pouvait en être une. Quant à ce grand amour, je ne suis pas certain qu’il soit encore si vif. C’est du moins ce que pense ma belle épouse.

Thibaut releva la tête et planta son regard dans celui de son compagnon :

— Qu’essayez-vous de me faire entendre, sire Balian ?

— Que vous avez eu grand tort de vous faire Templier, mais que les voies du Seigneur sont impénétrables. Cela dit, les chevaux ont bu. Il faut gagner Tibériade au plus vite : le comte Raymond doit être avisé de ce qui vient de se passer.

Cependant, il le savait déjà. Quand les deux hommes arrivèrent chez lui ils le trouvèrent sur la plus haute tour, à l’endroit même d’où Baudouin jadis avait regardé avec si grande douleur brûler le Gué-de-Jacob, et un instant Thibaut eut l’impression que l’histoire recommençait car Raymond de Tripoli avait, lui aussi, des larmes dans les yeux. Cependant ce n’était pas une forteresse qu’il regardait brûler mais bien, dans la plaine, les cavaliers mamelouks galopant vers leur camp au bord du Jourdain en brandissant leurs lances dont plusieurs supportaient des têtes de Templiers…

— Et tout cela par ma faute ! murmura-t-il avec désespoir. Mais comment aurais-je pu imaginer qu’un parti de chevaliers viendrait s’interposer ?

— Ce n’était pas un parti de Templiers, mais l’ambassade que le roi Guy vous envoyait pour vous prier de venir faire votre paix avec lui. J’en étais avec Renaud de Sidon et le Maître des Hospitaliers, et aussi le Maître des Templiers, chacun avec dix chevaliers. Comment aurions-nous pu penser que vous auriez donné permission à des gens de Saladin de faire une incursion « paisible » en Galilée ? J’ajoute qu’étant trop peu nombreux pour attaquer nous délibérions sur ce qu’il convenait de faire, mais Gérard de Ridefort s’est enflammé, a fait venir cinquante chevaliers du casal de Kakoun avec le Maréchal du Temple et nous a en quelque sorte obligés à attaquer. À cent cinquante contre des milliers !

Blême jusqu’aux lèvres, Raymond de Tripoli demanda :

— Et que reste-t-il ?

Pour ce que j’en sais, et à l’exception de Ridefort qui s’est enfui comme le lui avait prédit Jacques de Mailly, nous sommes frère Thibaut et moi-même tout ce qui reste. Les autres sont morts… bellement ! Mais enfin, mon ami, que signifiait cette soudaine invasion dont vous prétendez qu’elle devait rester inoffensive ? Avez-vous été débordé ou bien…

Balian d’Ibelin n’acheva pas car il savait que Raymond comprendrait. De même, il était sans doute le seul à pouvoir se permettre de poser au fier comte cette question à la limite du défi en vertu des liens qui unissaient leurs deux familles depuis que l’un des fils de la comtesse de Tripoli, princesse de Tibériade, avait épousé son unique sœur Ermengarde. En effet, Raymond acheva :

— … ou bien avez-vous trahi le royaume ?

— Non. Il n’y a pas si longtemps – tout juste avant que Saladin n’apparaisse ! – nous vivions en paix avec nos voisins musulmans… J’ai voulu démontrer que c’était encore possible.

— En paix ? Toute relative alors. Nur ed-Din n’était pas vraiment notre ami et moins encore son père, le farouche Zengi ! Quoi qu’il en soit, il est temps pour vous de prendre un parti… définitif : revenez-vous avec nous à Jérusalem ? Même si la légation est réduite à deux personnages, elle existe et j’en suis toujours le chef !

— Je vais vous suivre. Mais, auparavant, frère Balian, accepterez-vous encore mon hospitalité ?

— Pourquoi pas ? Nous avons l’un et l’autre besoin d’un peu de repos… et d’un bain !

— Vous les aurez… et plus encore !


Pendant que Balian d’Ibelin et ses compagnons défendaient leur vie contre les mamelouks les armes à la main, à Naplouse Marie s’efforçait de défendre sa fille contre les prières quotidiennes de son époux. Arrivé dans la ville depuis peu, Onfroi de Toron assiégeait le petit palais de ses larmes et de ses supplications, que remplaçaient parfois des accès de colère. À tout elle répondait qu’Isabelle était trop souffrante pour affronter l’Outre-Jourdain dans la chaleur de mai. Et quand il implorait qu’on lui permît au moins de la voir, elle demandait au damoiseau désolé s’il avait tellement hâte d’entendre de la bouche de sa bien-aimée ce qu’elle pensait de lui. Mais il ne voulait rien écouter et tout était à recommencer le lendemain matin…

Marie savait bien qu’Onfroi avait le droit pour lui, que selon toute vraisemblance il camperait devant sa porte jusqu’à ce qu’on lui rende son épouse, mais son angoisse était grande à la pensée de renvoyer sa fille dans ce nid de vautours, exposée à la méchanceté de sa belle-mère et à la lubricité de Châtillon. Isabelle, en effet, ne lui avait pas caché que celui-ci la poursuivait de son désir et qu’Onfroi n’était pas de taille à la protéger. Alors elle temporisait, elle attendait surtout le retour de Balian : il était maître et seigneur à Naplouse, et nul ne devait entrer ou sortir sans sa permission… C’est du moins ce qu’elle fit entendre à l’époux éploré.

Ce fut d’ailleurs celui-ci que Balian rencontra en premier quand il revint de Jérusalem après avoir mené jusqu’au bout sa difficile ambassade. Onfroi fut très mal reçu. L’époux de Marie Comnène était las d’avoir tant palabré et sombre, aussi, comme les jours qui s’annonçaient.

— On vous rendra votre femme dès qu’elle sera guérie, mais vous feriez mieux de la laisser ici car il ne saurait être question de la ramener au Krak de Moab.

— Et pourquoi pas ? C’est mon château, après tout, la demeure de mes pères, et nous y avons toujours vécu des jours enchantés dans la douceur…

— Réveillez-vous, jeune blanc-bec ! gronda Balian. Que venez-vous me parler de douceur quand nous sommes déjà en guerre ? Il va falloir vous battre, entendez-vous ? Vous battre ! Remplacer les velours et les samits que vous aimez tant par le haubert de mailles, le heaume et la cotte d’armes, et vos jolis poèmes par l’épée et la hache. Vous avez été adoubé, je suppose ?

— Naturellement ! Messire Renaud s’en est chargé en personne !

— Il pensait sans doute faire de vous ce que vous n’êtes pas et ne serez jamais… à moins d’un miracle ! Cela dit, vous avez une demeure à Jérusalem ?

— Magnifique… encore qu’un peu petite et…

Mais Balian était apparemment décidé à ne pas le laisser achever ses phrases :

— Alors c’est là que vous devrez emmener votre épouse si elle consent à vous suivre afin qu’elle y soit en sûreté. Car, sachez-le, la guerre qui va se déchaîner sera pire que tout ce que nous avons connu…

Ayant dit, Balian partit rejoindre sa femme. Il la trouva au jardin de palmes, Isabelle avec elle. Assises sur un banc au pied d’un tronc écailleux, environnées par les flèches de soleil qui perçaient à travers le feuillage, elles lui parurent plus charmantes que jamais, plus fragiles aussi, et son cœur se serra à la pensée de les abandonner bientôt pour courir vers le destin qui était celui-là même du royaume. Debout devant elles, Ernoul de Gibelet, naguère son écuyer mais qu’il avait préféré cantonner dans le rôle de chroniqueur après une sévère blessure car il s’était aperçu de son talent, leur lisait quelque chose.

Avec une exclamation joyeuse, le jeune homme vint vers son maître pour le saluer mais Marie s’était déjà élancée vers son époux qu’elle embrassa fougueusement. Seule Isabelle ne bougea pas, bien qu’elle aimât beaucoup son beau-père. Elle était encore pâle et, surtout, plus triste encore qu’au moment de son départ. Balian vint à elle après avoir prié Marie de les laisser seuls un instant. Il s’assit sur le banc de marbre et prit dans les siennes une des petites mains.

— Vous allez mieux, il me semble, ma chère fille. Je suis heureux de vous voir debout…

— Je me sens plus forte, en effet, mais pas au point de retourner là-bas !

Il était facile de deviner ce qu’elle entendait par « là-bas. »

— Je ne crois pas que vous y retourniez avant longtemps. C’est ce que je viens de faire comprendre à messire Onfroi qui vous réclame à grands cris, comme vous le savez sans doute… et qui d’ailleurs va devoir vous quitter.

— Me quitter ? Il n’y semble guère disposé !

— Il le faudra bien s’il ne veut pas être à jamais honni par ses pairs car nous allons combattre avant peu. Il sait qu’il devra vous conduire à Jérusalem s’il n’accepte pas de vous laisser ici.

Au nom de la capitale la jeune femme parut revivre tout à coup :

— À Jérusalem ? Oh, je crois que j’aimerais y aller ! Il serait peut-être possible alors d’y avoir des nouvelles de gens que j’aimais bien. Ma chère suivante Ariane, par exemple, qui m’a quittée parce qu’elle n’admettait pas la peine que je faisais à mon frère en voulant épouser sire Onfroi…

— Et aussi à quelqu’un d’autre, n’est-ce pas ? Quelqu’un dont vous aimeriez savoir au moins s’il est vivant ou mort ?

L’émotion colora en pourpre le délicat visage ivoirin, mais le regard d’Isabelle n’essaya pas de fuir celui de Balian. Au contraire, elle y plongea le sien bien droit et ce fut d’une voix ferme qu’elle déclara :

— Fille de roi ne se sert pas de détours tortueux et je n’ai pas de honte à avouer que le sort de sire Thibaut de Courtenay me soucie, car personne n’a su me dire ce qu’il est advenu de lui…

— Moi je le peux car nous avons combattu côte à côte ces jours derniers et à un contre cent !

— Mon Dieu ! Il n’est pas…

— Non. Il vit et je l’ai même ramené la semaine passée à la maison chevetaine.

— La maison chevetaine ? murmura Isabelle dont les joues perdaient de nouveau leur couleur.

— Oui, ma fille ! C’est sous le manteau blanc des chevaliers du Temple que je l’ai retrouvé. Un ami l’a conduit à s’y réfugier parce que c’était le seul moyen d’échapper à ses ennemis que sont le Patriarche et le Sénéchal !

— Son père ? Son propre père voulait sa mort ?

— Le nom de père n’a jamais rien signifié pour Jocelin de Courtenay. Pour lui, son fils unique n’est que le « bâtard » et, même avec toutes les raisons d’en être fier, il le préférerait de beaucoup à six pieds sous terre que sous la lumière du soleil. Quant à Thibaut lui-même, je ne suis pas certain que la vocation monacale, même bellement armée, lui soit venue…

— Cela ne nous regarde pas, coupa Isabelle avec dans la voix des larmes qu’elle s’efforçait de retenir. Il est Templier, cela dit tout !

Le lendemain, la jeune femme permettait à Onfroi de Toron délirant de joie de la ramener à Jérusalem. Au moins pourrait-elle apercevoir de la terrasse au-dessus de la rue du Mont-Sion la grande croix d’or sur l’église du Temple. Même si Dieu et Notre-Dame se dressaient entre Thibaut et elle, qu’il soit vivant était déjà une belle chose…

10 La course à l’abîme…

« Requiem aeternam dona eis Domine. »

— « Et lux perpétuât luceat eis… »

Dans l’église du Temple versets et répons de la prière des morts alternaient, portés par les voix graves des chevaliers alourdies du chagrin véritable que tous éprouvaient. Cette messe était dite pour le repos de l’âme de ceux qui étaient tombés bellement à Cresson, les bons compagnons que l’on ne reverrait plus, spécialement celui que tous aimaient comme le plus pur et le plus vaillant, frère Jacques de Mailly. Mais, dans les rangs éclaircis, les regards évitaient de se poser sur le Maître dont le bruit courait qu’il s’était enfui dès qu’il avait eu conscience d’avoir entraîné les siens, ceux de l’Hôpital et d’autres encore, dans une aventure insensée. Il était normal chez les gens du Temple de se battre à un contre deux ou même trois ; c’était la loi car en toutes choses ils devaient être les meilleurs, mais à un contre cent il fallait être fou pour chercher pareil combat inégal, et le Maître devait toujours raison garder et se montrer, lui au moins, ménager du sang de ses hommes. Or cela n’avait pas été le cas. Nombreux étaient ceux qui maintenant regrettaient d’avoir élu au poste suprême ce va-t-en-guerre insensé et brutal plutôt que le sage et noble Gilbert Erail renvoyé aussitôt en Occident ; mais les plus bouillants d’entre eux étaient impatients sous la maîtrise du vieil Arnaud de Torroge : ceux qui avaient été les plus proches de l’irascible Odon de Saint-Amand. Ils avaient tant fait au moment de l’élection que Ridefort, alors Sénéchal et habile dans ses discours, l’avait emporté. À présent les regrets étaient quasi unanimes et l’atmosphère de la maison chevetaine s’en ressentait : certains devaient se contraindre pour marquer le respect obligatoire à ce Maître que l’on savait indigne. Un seul échappait curieusement à l’abattement général : frère Adam Pellicorne, son œil bleu fixé sur la grande croix de l’autel chantait son De profundis avec autant de force et d’entrain que s’il s’agissait d’un Te Deum. Ce qui d’ailleurs ne choqua personne, frère Adam étant unanimement apprécié pour sa belle humeur et son inépuisable serviabilité.

Le service achevé, alors que les Templiers se séparaient pour vaquer à leurs diverses tâches et que la majorité se rendait aux écuries pour les soins quotidiens aux chevaux, Thibaut rejoignit son ami que, depuis son retour, il n’avait pas pu aborder en privé.

— On dirait que vous assistez à des noces et non à une pompe funèbre. Qu’est-ce qui vous rend si joyeux ? Vous n’aimiez pas frère Jacques ?

— Bien sûr que si, mais j’ai en effet une excellente raison d’être heureux : je crois que j’ai trouvé !

— Les… les Tables ?

— Chut ! Je n’en suis pas encore certain, mais j’ai découvert un passage dont personne n’a jamais soupçonné l’existence et quelque chose me dit que c’est le bon.

Tout en examinant son cheval sous toutes les coutures pour s’assurer de sa bonne santé – les Templiers avaient tous la réputation d’être d’assez bons vétérinaires –, Adam raconta ce qu’il avait découvert et comment il avait employé ses nuits.

— Comment avez-vous fait ? coupa Thibaut. Vous étiez malade. Vous aviez même la fièvre…

— Oh, vous savez, la fièvre cela se suscite facilement à l’aide de certaines plantes. Et je suis très fort en herboristerie.

— Très fort aussi en dissimulation, à ce que l’on dirait ? Je n’ai pas gardé un bon souvenir de notre dernier retour d’expédition…

— Je sais, et je vous en demande excuse, mais j’ai glissé un peu… volontairement dans l’escalier quand j’ai su qu’une partie d’entre nous devait former la délégation auprès du comte de Tripoli. Il fallait profiter des effectifs réduits et surtout de l’absence du Maître. Depuis quelque temps j’avais l’impression qu’il me surveillait.

— Et vous vous êtes servi de moi ? Merci beaucoup de votre confiance !

— Ce n’est pas cela, mais vous êtes encore jeune et il était nécessaire de faire vrai. À présent vous écoutez mon histoire ou vous me tournez le dos ?

— Je grille de curiosité, vous le savez bien…

La chance, en réalité, avait servi Adam. Il se souvenait parfaitement que la cellule occupée jadis par frère Gondemare était l’une des plus proches de l’infirmerie, ce qui était normal étant donné son grand âge. Or elle était à présent celle de Jacques de Mailly, donc inoccupée depuis plusieurs jours avant le départ de l’ambassade, le Maréchal étant parti pour une inspection au casal de Kakoun. Le Maître et ses dix chevaliers en allés, Adam s’y était glissé la nuit suivante, certain de n’être pas dérangé : les deux cellules étaient vides et le frère infirmier qui logeait de l’autre côté jouissait d’un sommeil encore conforté par le fait qu’il était dur d’oreille.

— Mais enfin, coupa Thibaut, pourquoi vouliez-vous être dans cette chambre ?

— En vérité, je n’en sais rien mais depuis quelque temps j’avais l’impression d’y être appelé, attiré par une sorte de prémonition… à moins que l’esprit de frère Gondemare me l’ait soufflé. J’en suis venu à croire, par la suite, que telle était la vérité.

— Avez-vous entendu sa voix ? demanda Thibaut, impressionné malgré lui par le ton un peu solennel de son ami.

— Laissez-moi dire, vous jugerez ensuite. Si grands qu’eussent été ceux qui ont occupé cette petite chambre, elle n’en est pas moins semblable à toutes les autres : aucun objet, aucune marque ne trahit la personnalité de celui qui l’occupe, puisque devant la Règle nous sommes tous semblables et ne possédons rien. Mais, dans cette cellule, je me suis senti tout à coup merveilleusement bien quand je me suis étendu sur la couche. Dans ce bonheur qui me baignait j’ai fermé les yeux en invoquant l’esprit de frère Gondemare. Et c’est alors que j’ai entendu…

— Vous avez cru entendre, plutôt. Vous rêviez sans doute.

— Alors c’est qu’il y a des rêves plus vrais que la réalité. Pas un instant je n’ai eu l’impression de perdre conscience. Je me sentais comme l’élève avide de recevoir l’instruction du maître, l’esprit extraordinairement vif et dispos.

En regardant son ami, Thibaut pensa qu’il n’avait rien, en effet, de l’ascète miné par privations et mortifications et dont la chair défaillante peine à retenir l’âme. Il était solide, bâti comme un arbre et aussi peu tourné que possible vers le merveilleux.

— Continuez ! dit-il seulement.

— Eh bien, il m’a dit… oh, ses paroles sont gravées dans ma mémoire en lettres de feu ! Il m’a dit : « Sous la roche du sacrifice est le puits des âmes où selon Muhammad se rassemblent dans l’attente du Jugement les âmes des vrais croyants. L’accès en a été fermé il y a très longtemps. Moins cependant que celui du chemin qui mène à la Loi. Celui-là, c’est la main de Dieu qui l’a clos quand à l’appel du Grand Prêtre la terre a frémi pour que les pierres sacrées ne soient pas souillées dans l’étui d’or qui les enferme. Cherche le puits des Âmes ! Au sud, derrière les roches est le chemin que mes faibles mains ne pouvaient espérer ouvrir… »

La voix d’Adam avait pris une telle intonation que Thibaut, un peu effrayé, crut entendre celle du Templier défunt et en éprouva une sorte de malaise. Chrétien fervent, fidèle et respectueux des lois de l’Église, en outre habitué à regarder les réalités en face, il se méfiait d’instinct de tout ce qui touchait à l’étrange, à l’incompréhensible et, bien entendu, à l’au-delà. Certes, il croyait à la vie éternelle. Certes, il croyait aux miracles, aux possibles apparitions des saints ou autres êtres de lumière, mais les fantômes, il n’aimait pas du tout. Et justement ce qu’il venait d’entendre, retransmis par une voix curieusement étouffée, alourdie, lui semblait inquiétant.

— Vous êtes vraiment sûr d’avoir bien entendu, émit-il enfin, et surtout de n’avoir pas rêvé ?

— J’ai si peu rêvé qu’hier je suis allé visiter l’ancienne mosquée dont nous avons fait une chapelle et j’ai remarqué dans le sol une différence qui pourrait bien cacher une entrée d’escalier. J’y suis retourné dans la nuit avec un fossoir emprunté au frère jardinier et j’ai trouvé l’escalier. Vous voyez, ce que vous appelez un rêve ne m’a pas troublé.

— Et vous avez descendu cet escalier ?

— Non. L’heure de matines approchait et je ne voulais pas risquer d’être surpris. Mais j’y retourne cette nuit.

— Alors je viens aussi, décida Thibaut, emporté par l’excitation de la découverte et toute méfiance envolée.

Quelques heures plus tard, le couvent endormi, Adam et Thibaut, après avoir louvoyé autant que possible à l’ombre des bâtiments – il n’y avait pas de lune mais, aux approches de l’été surtout, les nuits constellées d’étoiles sont claires ! –, escaladaient l’un des quatre escaliers menant à la terrasse sur laquelle était édifié l’oratoire octogonal, coiffé d’une admirable coupole, bâti par le deuxième calife et dont les chrétiens avaient fait une chapelle dédiée aux anges. Qui ne servait plus d’ailleurs et que Thibaut n’avait jamais visitée. Il n’en fut pas moins impressionné par la noblesse et la beauté du lieu quand Adam eut ouvert l’une des quatre portes aux porches soutenus par des colonnes de marbre précieux, correspondant aux points cardinaux. En bon Hiérosolymitain, il connaissait depuis toujours ce chef-d’œuvre de l’art omeyade – d’assez loin puisque appartenant à l’enclos du Temple il ne l’avait jamais approché et moins encore visité. La conversion de l’ancienne mosquée aux rites chrétiens ne lui avait jamais paru très crédible tant elle avait l’air d’appartenir toujours à l’islam. L’intérieur, lui, avait quelque chose de magique avec son double déambulatoire aux élégantes colonnes tournant autour d’un simple rocher, mais qui représentait un des hauts lieux de deux religions : pour les juifs c’était là que la main du Seigneur avait arrêté le bras d’Abraham prêt à immoler son fils ; pour les musulmans c’était de cette roche que Muhammad avait pris le départ vers le ciel sur le cheval ailé Al Borak. Les chrétiens, eux, devaient se contenter d’un détail : au moment où le Prophète s’envolait, le rocher avait voulu le suivre, mais Gabriel, l’ange de l’Annonciation, l’en avait empêché en posant dessus sa main dont la pierre conservait la trace. Pour arranger les choses, les croisés avaient installé un autel sur ce rocher trois fois saint. En fait, c’était bien le témoin le plus évident de l’imbrication des traditions religieuses diverses mais voisines que conservait la Palestine.

Les yeux vite accoutumés à l’obscurité intérieure, Thibaut se laissa aller à admirer le superbe décor de mosaïques bleues et or, ce qui ne fit pas l’affaire d’Adam qui avait déjà repéré une certaine dalle de marbre et s’occupait de la soulever.

— Si vous m’aidiez ? grogna-t-il. Vous aurez tout le temps de revenir contempler au jour. La porte n’est jamais fermée. Oh, que c’est lourd !

À l’aide du fossoir et d’une barre de fer, les deux hommes réussirent à faire glisser la dalle qui recouvrait en effet des marches s’enfonçant dans le sol. Adam s’était muni d’une torche et d’une lampe à huile. Il alluma l’une à l’autre et s’enfonça dans les entrailles de ce qui avait été le grand temple d’Hérode. Ils se retrouvèrent bientôt dans une grotte profonde et étroite dont la voûte, chose étrange, était percée d’une sorte de cheminée. Thibaut n’eut pas le temps de poser la question : très renseigné apparemment, le Picard apportait la réponse :

— Au temps des Juifs, se trouvait au-dessus l’autel des holocaustes : ce trou servait à évacuer les cendres. Il correspond comme vous pouvez le voir à cet autre trou dans le sol. En tout cas c’est ici, paraît-il, le puits des âmes et un souterrain caché doit y aboutir.

— La voix de votre rêve n’a-t-elle pas mentionné une sorte de tremblement de terre que Dieu aurait suscité pour cacher l’accès ?

— Je n’ai pas rêvé ! protesta Adam sèchement. Mais vous avez raison, il a dit : la terre a frémi. En ce cas ce devrait être par là, dit-il en désignant la paroi sud où le roc fissuré semblait, en effet, avoir été secoué par une main géante. Je ne vois pas comment, à nous deux, nous pourrions parvenir à percer ce chaos, ajouta-t-il avec un brusque découragement.

Il se laissa tomber par terre pour considérer ce qui avait bien l’air de marquer la fin de sa quête.

— Pourquoi ne pas demander l’aide des frères ? proposa Thibaut. Après tout la mission dont vous êtes investi regarde le Temple tout entier et il n’a jamais été dit, je pense, que vous deviez soulever des montagnes dans le plus grand secret.

Le reflet de la torche alluma un éclair de colère dans les yeux bleus du Picard :

— Faire appel à Ridefort ? Vous êtes fou, je pense ? Les Tables sacrées ne doivent pas tomber dans des mains indignes ! Jamais le Temple n’a eu Maître plus mauvais.

— C’est vrai. Il y a peut-être une autre solution : ce souterrain – s’il existe – devrait aller droit au sud, c’est-à-dire vers la maison chevetaine. En mesurant les marches de l’escalier, on devrait connaître la profondeur où il court…

— Vous n’oubliez qu’une chose. Nous ne sommes certainement pas très en dessous de l’esplanade.

— Mais peut-être y a-t-il encore un escalier derrière ce tas de roches ? Cela m’étonnerait que les vraies Tables n’eussent pas été enterrées au moins aussi profondément que l’Arche.

— Sans aucun doute. Mais nous n’en sommes pas plus avancés. S’il y avait un autre chemin, frère Gondemare me l’aurait indiqué, il me semble. Il a seulement dit : « Là est le chemin que mes faibles mains ne pouvaient espérer ouvrir. » Les nôtres ne sont pas beaucoup plus puissantes, maugréa le Picard. Il nous faudrait des hommes, des outils…

— Et pourquoi pas un nouveau tremblement de terre ? fit Thibaut, touché par la déception de son ami. Homme de peu de foi ! Est-ce à moi l’incrédule de vous faire remarquer un détail qui devrait avoir son importance à vos yeux ?

— Lequel ?

— Si l’âme du vieil homme a pris la peine de se déranger pour vous, c’est parce que le problème doit avoir une solution. Sinon il aurait aussi bien pu vous dire : les Tables sont désormais sous un amoncellement de terre et de roches impossibles à déblayer. Il est donc inutile, de continuer à essayer de les atteindre. Au lieu de cela…

— C’est par Dieu vrai ! Il faut chercher, réfléchir…

Adam s’assit sur les dernières marches de l’escalier pour tenter de mettre de l’ordre dans ses pensées occultées par le découragement. Pendant ce temps Thibaut, la torche à la main, faisait lentement le tour de la grotte. Il arriva ainsi au trou d’évacuation des cendres d’holocauste. Pour les recevoir, une fosse avait été aménagée, puis comblée, et les dernières jetées là formaient un monticule grisâtre au milieu duquel se voyaient encore de menus fragments d’os pas entièrement calcinés. Machinalement il se pencha et remua du bout d’un doigt cette poussière où la flamme de son brandon venait d’allumer un éclat… Et soudain, il sut que ce qu’il croyait impossible pouvait se réaliser. Il sut quel était ce puits, celui-là même que Saladin, mi-sceptique mi-sérieux, lui avait ordonné de chercher, parce qu’il venait de tirer des cendres plusieurs fois centenaires cette chose poussiéreuse qu’il était en train d’essuyer à sa robe : un anneau taillé dans une émeraude, dont le chaton portait une inscription en arabe. Le choc fit plier ses jambes et il se retrouva assis, manquant de peu de brûler sa barbe naissante au feu de la torche.

— Adam ! fit-il d’une voix étranglée. Je crois que je viens de trouver le Sceau de Muhammad !

— Que dites-vous ?

Pellicorne s’était levé pour venir s’accroupir près de lui et considérait avec stupeur le joyau qui, sous les doigts de Thibaut, reprenait peu à peu sa belle couleur d’un vert à la fois profond et transparent.

— Je ne l’aurais jamais cru possible, exhala le jeune homme. Quand Saladin m’a dit de le chercher, j’étais sûr qu’il se moquait de moi. Si bien même que je n’y pensais plus ! Tant de choses sont advenues depuis. Et voilà que je tiens dans mes mains le Sceau du Prophète, celui que devrait porter le calife de Bagdad, seul et unique Commandeur de tous les Croyants !

Adam avait pris la bague et l’examinait avec une curiosité passionnée.

— Saladin vous en a parlé ? Pourquoi ne m’avez-vous jamais rien dit ?

— Quand je suis rentré à Jérusalem, vous aviez disparu et un long temps s’est écoulé avant que nous nous retrouvions. J’avoue que j’avais fini par oublier cette histoire… à laquelle d’ailleurs je ne croyais pas vraiment.

— Eh bien, c’est le moment ou jamais de me la raconter. Nous ne serons jamais plus tranquilles qu’en cet instant.

Après un temps de réflexion pour rappeler autant que possible à sa mémoire les paroles mêmes du sultan, Thibaut entreprit de retracer son dernier entretien avec lui.

Quand il eut fini, Adam dit après un silence, tout en retournant l’étrange joyau entre ses doigts :

— Vous rendez-vous compte que vous avez là, au cas où l’idée vous viendrait d’embrasser l’islam, le moyen de devenir calife ? Car celui qui possède le Sceau est forcément l’élu d’Allah. N’importe quel musulman ne peut que se prosterner devant lui.

— Eh bien, vous en savez des choses ! Mais moi qui ne suis pas aussi savant, je dis seulement que nous avons là le moyen de sauver le royaume, car à présent je crois à la parole de Saladin. Contre cet anneau, il accordera tout ce qu’on lui demandera ! Il faut…

Le son d’une cloche, à la fois proche et distant, lui coupa la parole :

— Matines ? Déjà ? Avons-nous tant dépensé de temps ?

— C’est possible. En tout cas il faut rentrer… en risquant fort d’être pris !

— Peut-être pas ! Le mieux est d’aller tout droit à l’église. Avec un peu de chance nous y serons avant les autres.

— Sans le manteau blanc ? Nous serons punis…

Tout en rajustant la dalle à sa place et en dissimulant les outils dans un coin sombre, Adam réfléchissait.

— Alors on repasse par la maison prendre les manteaux. Nous arriverons bons derniers… Oh, il se passe quelque chose ! Ce n’est pas matines, ça !

En effet, il ne s’agissait pas du tintement paisible, presque discret, de l’office nocturne, mais d’un carillon qui peu à peu devenait frénétique et rappelait tous les Templiers qui pouvaient être en ville pour une raison ou pour une autre. Ce n’était pas tout à fait le tocsin, mais y ressemblait. Et ce ne fut pas à la chapelle que se rassemblèrent les moines-soldats, mais bien à la salle capitulaire où les attendait Gérard de Ridefort. Quand tous furent là, le Maître se leva de sa chaire, tenant en main l’abacuc, son bâton de commandement. À tous ces regards interrogateurs qui convergeaient vers lui, il répondit par un sourire fielleux :

— Beaux frères, s’écria-t-il, nous allons combattre pour la gloire de Dieu et l’honneur du Temple. Saladin, le chien aidé par son ami Raymond de Tripoli, est en train d’envahir la Galilée, mais nous allons lui barrer le passage bellement ! Combattre à l’avant-garde et protéger la Très Sainte Croix, tels sont les privilèges de l’Ordre et je compte sur vous pour vous en souvenir. Nous allons à présent ouïr messe pour demander à Dieu de nous donner vaillance et cœur à l’ouvrage. Ensuite, vous vous préparerez au départ. Il aura lieu dans deux heures. Ne resteront ici que les frères trop âgés ou malades. Comme de coutume, les fontaines de Séphorie seront le rendez-vous de l’ost. Beaux frères, notre devise est : « Non nobis, Domine, non nobis sed nomini tuo da gloriam(26). » Vous devez toujours l’avoir en esprit ! Et à présent allons prier !

— C’est lui, tout premier, qui devrait l’avoir en esprit ! chuchota Adam tandis que, deux par deux, les Templiers se rendaient à la chapelle pour une dernière prière.

Un moment plus tard, en effet, les Templiers sous les armes et en bon ordre quittaient la maison chevetaine avec leurs écuyers, les sergents, les turcopoles(27) et tout leur matériel de campement, laissant le couvent à peu près vide. En tête, le nouveau Maréchal, Jean de Courtrai, formait, avec dix chevaliers, la garde du gonfanon Baucent, mi-partie noir et blanc, auquel devait se rallier dans la bataille tout combattant en difficulté. Il allait assurer le commandement des Templiers en campagne. Le Maître, lui, avec une autre escorte de dix chevaliers, s’était rendu au Saint-Sépulcre pour servir de garde à la Vraie Croix qui devait marcher devant le roi Guy, ses barons et ses troupes.

L’heure était matinale et les coqs se répondaient un peu partout dans la campagne, mais toute la ville était dehors, sur les terrasses et dans les rues. Une ville singulièrement silencieuse, consciente de la gravité de l’heure. Tous savaient que Saladin s’était donné pour but de reprendre la Cité sainte et qu’entre sa fureur et eux n’existait guère que ce mur d’acier en mouvement sous le frissonnement des bannières dans l’air encore frais du matin mais qui s’échaufferait vite car on était en juillet. Pas un cri. Pas un appel. Pas une parole. Parfois un sanglot. Jérusalem, oppressée, semblait avoir peine à respirer et priait, s’agenouillant par vagues successives sur le passage de la haute croix d’or et de pierres précieuses contenant le bois de supplice du Christ. C’était l’évêque d’Acre qui portait l’insigne relique. Pourtant, dans une aussi dramatique situation, le Patriarche aurait dû s’en charger et le roi, d’ailleurs, l’en avait prié, mais, comme par hasard, Héraclius s’était déclaré malade. Certes, il avait fait l’effort de venir donner sa bénédiction, mais soutenu dévotieusement par deux clercs qui étayaient ses bras. Il est vrai qu’il n’avait pas bonne mine : son foie devait bien y être pour quelque chose, étant donné les quantités de vin qu’il engloutissait chaque jour. Il est vrai aussi que l’évêque d’Acre était son fils naturel. Personne d’ailleurs n’était dupe. Pas même Guy dont la finesse d’esprit n’était pas la qualité dominante. En revanche, quel beau roi il faisait !

Tête nue sous le premier rayon du soleil qui jouait dans ses cheveux d’or, il portait avec aisance ses armes magnifiques grâce à un corps mince et bien musclé, souriant à belles dents blanches aux femmes admiratives qui le regardaient passer en lui envoyant parfois un baiser ou une fleur, pensant que la reine Sibylle avait eu raison de se choisir un aussi bel époux. L’une d’elles murmura :

— Il ressemble à ce qu’était jadis notre Baudouin…

— Mais le bleu de ses yeux est trop doux et il n’a pas sa vaillance ! Loin de là !

Ce n’était pas un lâche pourtant, et il savait manier l’épée, la lance ou la hache d’armes ; mais, si un combat contre ses pareils ne l’eût pas effrayé – il était même capable d’éclairs de bravoure ! –, il avait une peur bleue de Saladin et de ses mamelouks. Aussi une fois franchies les portes de sa ville, son sourire s’effaça et, pour tenter d’effacer l’angoisse qui lui venait, il tint son regard fixé sur la Croix, mettant en elle son espoir de sortir vivant de la terrible aventure où il s’engageait. Un peu en retrait, impassible et grave, chevauchait son frère Amaury, le Connétable.

Cependant, en se dirigeant vers la porte Saint-Etienne, la colonne des Templiers passa devant l’hôtel de Toron encore ouvert après le départ du jeune Onfroi qui avait bien été obligé de rejoindre l’entourage royal. Instinctivement alors, Thibaut leva les yeux vers la terrasse et son cœur bondit de joie : Isabelle était là. Toute vêtue de blanc au milieu de ses femmes, un voile sur ses cheveux nattés, elle le regardait et de lourdes larmes glissaient de ses yeux d’azur. C’était l’intensité de ce regard qui avait obligé Thibaut à la chercher. Il aurait tant voulu s’arrêter, aller vers elle, parce que avant même que les doigts de la jeune femme eussent effleuré ses lèvres pour un baiser silencieux, il avait compris que l’amour d’autrefois était revenu, que le mariage avec Onfroi n’avait été qu’un caprice et qu’il était de nouveau maître de ce cœur dont l’abandon lui était encore si douloureux en dépit de ce que lui avait confié Balian d’Ibelin. Mais la moindre pause lui était interdite. Avec un bel ensemble les chevaux trottaient l’amble et, esclave de la discipline, Thibaut n’avait même pas le droit de se retourner. La belle demeure fut bientôt dépassée…

Aux fontaines de Séphorie, l’ost chrétien se rassembla. Vingt mille hommes ! La plus belle armée réunie depuis les débuts du royaume franc ! Il y avait là Raymond de Tripoli et ses quatre beaux-fils : Hugues, Guillaume, Odon et Raoul ; Balian d’Ibelin, Renaud de Sidon, les Hospitaliers menés par leur Sénéchal en l’attente de l’élection d’un nouveau Maître, et Renaud de Châtillon, plus arrogant que jamais, qui ne perdit pas un instant pour faire entendre à l’époux d’Isabelle qu’il avait tout intérêt à se comporter vaillamment dans les jours à venir s’il ne voulait pas se voir arracher les tripes par les mains mêmes de son beau-père.

Le camp était à peine installé qu’une nouvelle inquiétante arriva, portée par un cavalier blessé : Saladin en personne venait de mettre le siège devant le château de Tibériade que défendait seule la princesse Echive, privée à la fois de son mari et de ses fils.

Aussitôt le conseil se rassembla dans la grande tente rouge du roi, aux pieds duquel se jeta Hugues de Tibériade, l’aîné des garçons, suppliant qu’on le laisse aller secourir sa mère. Mais le comte Raymond lui imposa silence et, se tournant vers le roi Guy :

— « Sire, dit-il, Tibériade est à moi. Sa dame est ma femme. Elle est dans la place avec mes gens et mon trésor et nul ne perdrait autant que moi si elle devait disparaître. Mais si les Musulmans la prennent, ils ne pourront la conserver. S’ils abattent les murailles, je les reconstruirai. S’ils capturent ma femme et les siens, je paierai leur rançon car j’aime mieux que Tibériade soit abattue plutôt que voir toute la Terre Sainte perdue. Je connais bien le pays. Sur toute la route, il n’existe pas un point d’eau et, si vous marchez en ce moment vers mon domaine à travers les collines arides, vos hommes et vos chevaux seront morts de soif avant même d’être cernés par la multitude de l’armée de Saladin. Nous sommes le 4 juillet. Demain est la Saint-Martin le Bouillant. À la chaleur de cette nuit songez à ce que sera demain sous un ciel torride(28) ! »

Le conseil s’émut de ces paroles pleines d’abnégation. Seul, Gérard de Ridefort s’y opposa, accusant ouvertement Raymond de préparer une nouvelle trahison :

— Il sent le poil du loup ! ricana-t-il.

Mais le comte de Tripoli ne lui opposa qu’un haussement d’épaules méprisant. D’ailleurs, les autres barons se rangeaient à un avis aussi sage et, naturellement, le roi approuva : on attendrait l’attaque du sultan auprès des eaux vives de Séphorie. Et le conseil se sépara.

Mais à minuit, le Maître des Templiers revint dans la tente de Guy qu’il trouva seul et laissa parler sa haine :

— « Sire, croyez-vous ce traître et l’avis qu’il a donné ? C’est pour vous honnir qu’il l’a donné, car vous aurez grande honte et grands reproches aussi si vous laissez prendre une cité à six lieues de vous. Et sachez que les Templiers déposeraient leurs blancs manteaux et vendraient tout ce qu’ils ont pour que la honte de ce que les Sarrasins nous ont fait ne soit vengée ! Allez et faites crier que l’ost s’arme et suive la Sainte Croix ! »

Et, bien entendu, Guy de Lusignan se rangea à cette dernière voix qui venait de parler…

À peine l’ordre de lever le camp fut-il crié que les barons accoururent pour tenter de le faire rapporter mais l’indigne Maître s’était montré trop persuasif : il maintint sa décision après avoir refusé de s’expliquer. Dans tout le camp ce fut la confusion. Nombreux étaient ceux que cet ordre insensé stupéfiait, mais tous étaient impuissants car il ne pouvait être question de désobéir au roi. Même Renaud de Châtillon, inquiet en dépit de sa témérité habituelle, ne put se faire entendre…

— Messeigneurs, si Dieu ne nous aide, la journée sera rude. Quant à moi, si ma bonne épée peut abattre ce chien de Saladin, je me sentirai le roi du monde et je mourrai heureux !

Avant les premières lueurs de l’aube, le camp était levé et l’armée prête à se mettre en marche. Une dernière prière au pied de la Vraie Croix, une dernière bénédiction de l’évêque et des chapelains, et la belle machine de guerre s’ébranla. Mais, cette fois, Thibaut n’était plus dans la colonne templière. L’un des chevaliers désignés à la garde de la Croix était mort dans la nuit, piqué par un scorpion, et le Maréchal en personne avait choisi Thibaut pour le remplacer :

— Il m’est venu à l’esprit que cet honneur vous était dû, mon frère, lui dit-il, parce que pendant des années vous avez combattu à l’ombre de cette insigne relique au côté du roi Baudouin dont Dieu ait l’âme héroïque. En outre, je trouve bon pour l’honneur du nom qu’un Courtenay soit au plus exposé puisque le Sénéchal s’est fait donner la baylie d’Acre d’où il n’a pas jugé bon de sortir.

Il n’y avait rien à ajouter. Seulement s’incliner et remercier. Thibaut alla se ranger dans le carré des dix chevaliers où une place restait vide… Il se sentait fier et heureux de l’hommage rendu, à propos de lui, à la mémoire de Baudouin, mais tout de même un peu gêné. Etait-il vraiment digne d’être là alors qu’il transgressait la Règle du Temple et peut-être offensait le Seigneur en portant sur lui l’anneau de l’Infidèle. Peut-être aurait-il dû le dissimuler quelque part dans sa cellule. Mais, d’un côté, il craignait qu’un événement quelconque l’empêche de le retrouver au retour, et, de l’autre, il lui avait semblé qu’il pouvait être utile au salut du royaume pour faire reculer Saladin au cas où le sort des armes lui serait contraire. À condition, bien entendu, que le sultan accepte de tenir la parole donnée à un prisonnier relâché et qui n’était peut-être qu’une boutade. De toute façon, à toutes fins utiles il portait le Sceau attaché à son cou par un lien de cuir. Évidement, s’il avait pu deviner l’honneur qui l’attendait, il eût remis le Sceau à Adam Pellicorne, mais à présent il n’en était plus temps.


Raymond de Tripoli, en tant que seigneur de la région, prit la tête de l’armée avec les quatre fils de sa princesse. Il précédait la Croix que tenait fermement l’évêque d’Acre. Ensuite venaient le roi et le -gros des troupes. Enfin les Hospitaliers et les Templiers assuraient l’arrière-garde. On s’avança vers l’est par une longue vallée aride qui montait entre des collines encore plus desséchées, jusqu’aux « Cornes de Hattin », une double éminence pelée d’où s’amorçait la descente vers les eaux bleues du lac de Tibériade : là se tenait l’armée de Saladin. La distance jusqu’au château de la princesse assiégée n’était pas grande, cinq lieues environ, mais à mesure que l’on montait le soleil en faisait autant, déversant sur cette terre sans ombre et sur ces hommes vêtus de fer une chaleur bientôt torride… En dépit des keffiehs de lin dont les croisés avaient emprunté l’usage aux Sarrasins, la sueur coulait en longues rigoles sous les camails et les heaumes d’acier. Pourtant, il ne pouvait être question de les retirer. En effet, les troupes légères disposées aux avant-postes par le sultan eurent vite repéré le long serpent de métal rampant vers Hattin et dont la carapace renvoyait des éclairs. Bientôt l’arrière-garde se vit harcelée par des cavaliers rapides armés d’arcs et de flèches comme par des essaims de guêpes. Ainsi que l’avait prédit Raymond de Tripoli, aucune source, aucune fontaine ne se montrait dans cet univers désolé où la moindre verdure était grillée depuis longtemps. La seule chance de s’en tirer eût été de dépasser Hattin et de dévaler vers le lac en bousculant les Musulmans sous le poids des escadrons de fer, mais le soir tombait et les chevaux comme les hommes étaient épuisés. Gérard de Ridefort, qui avait déjà perdu du monde sous les flèches ennemies, proposa de s’arrêter au casal de Marescalcia où il y avait de l’eau. Mais, quand on arriva, les puits étaient à sec…

On fit halte néanmoins. Il était impossible de foncer vers le lac par des chemins accidentés que l’on ne voyait pas. Le soir, d’ailleurs, apportait un peu de fraîcheur ; pas assez cependant pour faire oublier la soif qui torturait hommes et bêtes. Un peu de repos s’imposait donc et, sans dresser le camp, on s’installa comme l’on put. La Vraie Croix plantée en terre, les Templiers de sa garde se relayèrent en deux fois cinq pour l’entourer comme il se devait : debout, les deux mains appuyées sur la poignée de l’épée fichée dans le sol. Tous les autres devaient se tenir prêts à descendre vers le lac dès qu’il ferait un peu jour et avant que la terrible chaleur ne revienne.

Quelques heures passèrent ainsi, ceux qui veillaient guettaient avidement le retour de la lumière. Elle n’était plus loin quand la nuit s’éclaira soudain mais de façon sinistre : autour de la position occupée par l’armée chrétienne, Saladin venait de mettre le feu aux broussailles et aux herbes sèches au moment où se leva un vent venu de l’est qui balaya les tourbillons de fumée dans les yeux et la gorge des Francs, ajoutant à leurs souffrances. Bientôt le chemin du lac fut barré par un rideau de flammes qui sema la panique dans la piétaille. Épouvantés par ce qu’ils crurent être l’enfer ouvert devant eux, beaucoup de ces malheureux s’enfuirent qui vers la montagne, qui vers Séphorie sous les yeux de leurs chefs impuissants à les retenir.

— Allons-nous en faire autant ? s’écria alors Balian d’Ibelin. Nous voilà tombés dans le piège prédit par le comte Raymond. Il est à craindre que nous n’en sortions pas vivants. Qu’ordonnez-vous, sire ? ajouta-t-il en se tournant vers Guy qui le regardait avec angoisse, visiblement incapable de prendre une décision.

Ce fut Raymond de Tripoli qui lui répondit :

— Il faut tenter de passer, messeigneurs ! En force et à la grâce de Dieu ! Mais auparavant il faut cacher la Sainte Croix : elle ne doit pas tomber aux mains des Infidèles si nous avons le dessous !

L’ordre fut donné de se préparer à charger.

Le Maréchal du Temple fit alors retirer la garde, à l’exception de deux chevaliers dont l’un était Thibaut, puis après s’être prosterné une dernière fois devant ce qui était l’essence même de la foi rivée au cœur de tous ces hommes, il ordonna :

— Vous allez l’enterrer. Auparavant, jurez sur le salut de votre âme que vous ne révélerez jamais l’emplacement où elle va reposer. Même sous la torture !

— Sur mon honneur de chevalier, je le jure ! Firent, en écho, Thibaut et son compagnon qu’il connaissait sous le nom de frère Gérand.

Puis, tandis que Jean de Courtrai rejoignait son poste de combat, ils cherchèrent un endroit propice et le trouvèrent à peu de distance des ruines du casai. Il y avait là, poussant dans du sable, un vieil acacia tordu, seule végétation de cet endroit désolé. Un de ces acacias têtus capables de pousser en plein désert parce que leurs racines peuvent aller chercher l’eau à plus de trente mètres dans les entrailles de la terre. Après avoir repéré le côté le plus propice qui était celui du Levant, Thibaut et son compagnon creusèrent, à l’aide des pelles qui faisaient partie de l’équipement en campagne des Templiers, une fosse profonde dans laquelle ils déposèrent pieusement cette croix qui, pour Thibaut, était indissociable de Baudouin dont elle soutenait la vaillance. Il l’avait enveloppée du pallium dont on la recouvrait en certaines occasions. Doucement, ils laissèrent retomber la terre mêlée de sable sur laquelle ils restèrent agenouillés un instant pour une ultime prière qu’ils mêlaient de larmes aussi douloureuses que s’ils venaient d’enterrer leur mère. Puis ils se relevèrent, s’embrassèrent.

— À présent, allons-nous faire tuer bellement ! dit frère Gérand.

Thibaut, lui, resta en arrière sous le prétexte d’un besoin et s’approcha de l’acacia…

Par deux fois, en ce jour de malheur et sous ce soleil impitoyable, les cavaliers francs chargèrent. Faute d’aliment, l’incendie était éteint aux pentes noircies des Cornes de Hattin. Ils crurent tout d’abord qu’ils allaient réussir car, fidèles à leur vieille tactique, les troupes turques s’étaient ouvertes pour laisser un passage… qui se referma curieusement quand le comte de Tripoli et ses fils l’eurent franchi. On ne les revit plus : après s’être rafraîchis au premier puits rencontré, ils coururent jusqu’à la côte…

Alors une sorte de miracle se produisit : oubliant ses terreurs, Guy de Lusignan se laissa emporter par l’un de ces accès de bravoure qui pouvaient faire vraiment un roi de cet homme insignifiant. Il rameuta ses cavaliers à grands cris autour de sa bannière, prit leur tête et se lança avec eux dans une charge désespérée mais tellement fougueuse, tellement empreinte de la plus folle bravoure qu’elle faillit bien atteindre Saladin en personne, qui du haut d’un petit tertre observait la bataille en compagnie de son fils Afdal. Une rapide intervention des mamelouks écarta le danger et repoussa les assaillants vers les collines meurtrières… Ils résistèrent de leur mieux, pied à pied, mais succombèrent finalement sous le nombre. Certains vinrent mourir dans ce lac où se brisaient leurs espérances et qui donna à leur soif une dernière consolation. Tous ceux dont la mort ne voulut pas à cet instant furent faits prisonniers. Thibaut, qui venait de voir frère Gérand tomber la gorge transpercée par une lance, fut de ceux-là. Son cheval s’abattit sous lui et il ne put venir à bout des cinq mamelouks qui bondirent sur lui.

Dépouillé de son heaume et de son épée, il fut traîné plus que conduit jusqu’aux autres Templiers et Hospitaliers déjà captifs, que l’on menait vers la grande tente jaune dressée par les gens du sultan sur le champ de bataille où s’accumulaient les morts. Le hasard voulut qu’il se retrouve auprès d’Adam qui, chargé de liens, se débattait encore comme un ours captif.

— Gardez votre énergie pour bien mourir, lui conseilla-t-il. Ce ne devrait pas tarder ! Saladin hait le Temple et a juré sa perte.

En effet, la cotte d’armes blanche à croix rouge, même salie et poussiéreuse, servait de repère aux mamelouks qui séparaient les Templiers des autres captifs, puis les amenaient devant Saladin. Debout à l’entrée de sa tente, celui-ci les regardait venir, bras croisés sur la poitrine. On les fit agenouiller mais, au moment où des soldats armés de cimeterres allaient se placer près d’eux pour les exécuter, « on vit s’avancer un groupe de volontaires, gens de mœurs pieuses et austères, dévots, hommes de loi, savants et initiés à l’ascétisme et à l’intuition mystique. Chacun d’eux demanda la faveur d’exécuter un prisonnier, dégaina son sabre et retroussa sa manche(29) »… Et Saladin leur accorda ce qu’ils demandaient. Ce qui suivit fut abominable car, même au nom d’Allah, on ne s’improvise pas bourreau. Certains firent leur ouvrage proprement, mais d’autres, maladroits ou manquant de forces, massacraient leurs victimes au point qu’il fallut parfois achever leur besogne. Tous ces malheureux priaient avec un beau courage. Certains chantaient un psaume jusqu’à ce que le fer tranche leur voix. De toute la sienne alors, Thibaut, se redressant brusquement, hurla en arabe :

— Par le Sceau du Prophète, tu m’as oublié, sultan ? Je suis Thibaut de Courtenay.

Aussitôt, le bras de Saladin se leva et les sabres restèrent en suspens. Il dit quelque chose et deux soldats coururent vers le trouble-fête pour l’emmener vers le sultan aux pieds duquel ils le jetèrent. Mais Thibaut dit :

— Ordonne que l’on emmène aussi celui qui était à ma droite, car c’est mon frère. Sinon je ne dis rien !

Saladin fronça le sourcil, mais deux gardes repartirent chercher Adam qui fut rapidement à genoux auprès de son ami. Après quoi, on les ramassa pour les jeter sous la grande tente jaune, tandis qu’au-dehors les prières reprenaient… et aussi les exécutions, ce qui exaspéra Thibaut :

— Arrête cette boucherie ! Tous ces hommes sont mes frères et t’ont loyalement combattu !

— Ne m’en demande pas trop si tu veux que j’épargne ta vie et celle de ce frère-là ! J’ai juré la perte des hommes de ton Dieu qui n’ont cessé d’offenser Allah – son nom soit à jamais béni ! Il est bon que des hommes de foi abattent ceux qui ne savent que trahir la leur !

Et il ressortit pour continuer à présider le massacre. Thibaut comprit qu’il ne pourrait pas obtenir davantage de ce conquérant en proie à l’ivresse du triomphe.

— Vous auriez dû le laisser me tuer ! Je meurs de soif, balbutia Adam dont les lèvres craquelées formaient mal les mots.

— Patientez encore un peu ! Il finira bien par nous donner à boire, même s’il nous tue ensuite…

Ce fut fait dans l’instant. Un esclave noir apparut avec des gobelets, un pot d’eau, et les deux hommes purent enfin se désaltérer avec la merveilleuse impression de boire à la source même de la vie. Au-dehors, chants et prières faiblissaient, remplacés par les gémissements des malheureux à qui les maladroits faisaient vivre une agonie au lieu d’une mort rapide. Bientôt il n’y eut plus qu’un lourd silence vite relayé par les acclamations frénétiques des Musulmans. Adam et Thibaut, eux, s’étaient mis en prières pour les âmes de ces nobles guerriers occis de si laide façon. Ce fut dans cette position que Saladin les trouva.

— Vous osez prier votre Dieu à trois têtes sous mon propre toit ! Gronda-t-il.

— Que tu l’appelles comme tu veux, il n’y a qu’un seul Dieu, répondit Adam, et ceux que tu viens de massacrer vilainement étaient ses serviteurs. Quel regard crois-tu qu’il pose sur ce que tu viens de faire ?

— Un regard satisfait, j’espère. Voyez-vous, je veux purifier la terre de ces deux ordres immondes dont les pratiques ne sont d’aucune utilité, qui ne renonceront jamais à leur hostilité et ne rendront aucun service comme esclaves.

— Tu pouvais leur donner une mort plus digne !

— Que pouvaient-ils souhaiter de mieux ? Ils ont péri de la main des plus hauts serviteurs d’Allah – son nom soit loué dans l’éternité. C’est parce que l’armée avait besoin de ce sacrifice offert à Celui qui nous a donné la victoire que je l’ai fait. À présent…

À cet instant trois prisonniers furent amenés devant Saladin et c’étaient Renaud de Châtillon, Gérard de Ridefort et Guy de Lusignan. Ce dernier, brisé par l’épuisement, la soif et la terreur, était sur le point de s’évanouir. Saladin le fit asseoir auprès de lui après avoir jeté un ordre bref :

— Remets-toi ! Tu es au bout de tes forces. Apaise tes craintes aussi…

Puis, comme un esclave lui remettait une coupe pleine d’un sorbet à l’eau de rose rafraîchi aux neiges du mont Hermon :

— Bois ! Tu te sentiras mieux…

Le pauvre roi de Jérusalem but d’abord avidement mais, avec cette fraîcheur, un certain sens de la fraternité lui revint, il tendit la coupe à Renaud de Châtillon qui la vida. Alors la colère s’empara de Saladin :

— C’est une noble coutume arabe, dit-il, qu’un captif ait la vie sauve s’il a bu et mangé avec son vainqueur. Mais c’est toi qui as abreuvé ce misérable et la coutume ne s’étend pas à lui.

Puis, se tournant vers Châtillon :

— Le ciel vengeur des attentats t’a mis en ma puissance, lui jeta-t-il au visage. Souviens-toi de tes trahisons ! Souviens-toi de tes brigandages, de tes viols, des serments trahis, de tes blasphèmes et de tes sacrilèges contre les villes très saintes de La Mecque et de Médine. Il est juste que tu reçoives le prix de tes crimes.

Mais même vaincu, blessé, dépouillé de son haubert et de ses armes, l’indomptable Renaud demeurait fidèle à lui-même. Il tint plus droite encore sa tête léonine dont le sourire dédaigneux insultait son vainqueur.

— Ainsi agissent les rois ! dit-il. Et moi en ma terre d’Outre-Jourdain, je suis roi !

— Misérable ! J’ai juré que tu recevrais la mort de ma main… à moins que tu ne renies ta foi et cries la loi du Prophète, son nom…

— Crier ta loi infidèle qui offense Dieu plus que je ne le ferai jamais en mille ans d’existence ? Jamais !

Hors de lui alors, Saladin saisit son épée et frappa Châtillon, mais emporté par la colère il ajusta mal son coup. La lame détacha de l’épaule le bras qui tomba dans un flot de sang. Deux officiers mamelouks achevèrent alors le blessé qui n’eut même pas un gémissement et lui tranchèrent la tête dont le sourire ne s’était pas effacé aux pieds mêmes de Guy révulsé d’horreur. Mais Saladin, après avoir ordonné d’un geste que l’on plante la tête sur une lance et que l’on jette les restes dehors, revint s’asseoir auprès de lui :

— Apaise-toi ! lui dit-il avec douceur. Un roi ne tue pas un roi. Quand tu seras reposé, je te ferai conduire à Damas et nous parlerons…

Il n’avait pas adressé une seule fois la parole à Ridefort qui s’attendait à être mis à mort à son tour mais faisait tout de même meilleure contenance. Au bout d’un moment, d’ailleurs, on vint les chercher lui, et celui qui n’était plus roi de Jérusalem que de nom… Ensuite, Saladin fit sortir officiers et serviteurs pour qu’ils aient leur part de la fête énorme qui allait durer toute la nuit pour célébrer la victoire sonnant le glas du royaume franc. Puis, le tapis bleu et or trempé du sang de Renaud de Châtillon ayant été enlevé, il désigna le sol nu à ses deux derniers prisonniers :

— Asseyez-vous et donnez-moi une bonne raison d’épargner deux Templiers de plus !

— Réponds d’abord à une question, s’il te plaît ! Pourquoi as-tu épargné notre Maître ? Le réserves-tu à quelque supplice plus raffiné ?

— Je ne crois pas.

— Tu vas l’épargner alors qu’il est la cause même de notre malheur ? Alors qu’il était le seul indigne de porter le manteau blanc parmi tous ceux, purs et vaillants chevaliers fidèles à leur serment et au Dieu Tout-Puissant dont le sang fait de cette terre une boue rouge ?

Les dents blanches du sultan brillèrent un instant dans un sourire indéfinissable :

— C’est justement pour cela que je l’épargne. Il me sera plus utile vivant que mort. Il fera tomber dans ma main comme un fruit mûr ce qui reste de l’Ordre maudit !

— C’est donc cela ! J’aurais dû m’en douter sachant ta connaissance des hommes.

— Je me vante en effet de les bien connaître. Toi, par exemple ! Tu sembles avoir fait de grands progrès dans l’art d’éloigner les questions gênantes mais tu devrais savoir que ma patience n’est pas infinie. Alors venons-en au principal : as-tu trouvé ce qu’à Damas je t’ai demandé de chercher ?

— Oui. Avec l’aide de ce chevalier que tu vois auprès de moi.

— J’ai peine à te croire car, à te dire le vrai, je n’imaginais pas un instant que ce fût possible.

— Je ne le croyais pas non plus, mais mon Dieu est plus grand que le tien puisque à t’entendre ce n’est pas le même. J’ai tenu dans mes mains le Sceau de ton Prophète.

— Loué soit son nom ! s’écria le sultan. Où était-il ?

— Mon compagnon va te le dire. Parlez, sire Adam, dites-lui où était la grande émeraude taillée !

— Sous la roche du sacrifice d’Abraham dans ce que vous appelez les puits des âmes. Là était le Sceau. Mon ami l’a sorti des cendres accumulées sous l’emplacement de l’autel des holocaustes au temps de Salomon…

— Là ? Il ne s’agissait donc pas d’un puits avec de l’eau ? En ce cas, Othman aurait dû le faire chercher sans trop de peine ?

— Peut-être ne l’avait-il pas vraiment perdu ? fit doucement Thibaut. Peut-être souhaitait-il qu’il ne le soit… que pour ses successeurs ?

— Afin qu’il n’y eût plus de califes après lui ? C’était ridicule… et même insensé. Mais, au fond, pour ce que je sais de lui, cela n’aurait rien d’impossible. En tout cas, tu as droit à ma gratitude. À présent donne-moi l’anneau !

— Me crois-tu assez stupide pour l’avoir sur moi au risque de me le faire voler par ceux qui m’ont dépouillé ? Je l’ai caché, moi aussi, fit Thibaut tranquillement.

Dans le cadre de leur barbe noire les joues de Saladin s’empourprèrent :

— Si tu te joues de moi, tu as tout à craindre de ma colère.

— Je sais. Aussi n’est-ce pas le cas. Je te dis la vérité.

— L’anneau est véritablement en ta possession ?

— Sur mon honneur de chevalier chrétien, sur le tombeau où dort ce pur héros qui était mon roi, je te le jure !

— Alors dis-moi où il est !

— Non. Et n’essaie pas de l’apprendre de mon ami : il n’en sait rien.

C’était plus qu’évident. Ignorant ce que Thibaut avait pu faire du joyau depuis leur départ de la maison chevetaine et persuadé qu’il le portait sur lui, Adam était le premier surpris. Ce que Saladin comprit aussitôt mais il ne le montra pas.

— Je sais que sous la torture tu ne parlerais pas mais peut-être si mes tourmenteurs s’occupaient de ton ami ?

— Comment dirais-je ce que j’ignore ? Émit le Picard en haussant les épaules.

— Oui, mais ta souffrance pourrait inciter celui-là à parler.

— Un chevalier ne craint pas la mort, même la pire. En outre le Temple a exigé de nous le serment de ne jamais révéler, fussent dans les tourments, les secrets que nous pouvons détenir. N’as-tu que la force à me proposer ? reprit Thibaut.

— Tu ne prétends pas faire un marché avec moi ?

— Ce serait t’offenser. Ce que je ne veux pas. Simplement, je désire que tu tiennes ta promesse de Damas. Souviens-toi ! Tu m’as dit : retrouve le Sceau du Prophète et tant que je vivrai le royaume franc connaîtra une longue période de paix comme avant que les Seldjoukides ne s’abattent sur la Palestine pour en chasser Byzance.

— Les temps ont changé et je songeais surtout à ce lépreux couronné qui avait l’âme si haute ! À présent, je suis vainqueur et n’ai plus qu’à tendre la main pour saisir le royaume tout entier. Ton marché a perdu sa substance. Le successeur du grand Baudouin n’est qu’un incapable craintif qui me livrera ses cités en échange de la vie sauve. Le Maître de ton ordre en fera tout autant avec ses templeries…

— Alors tu peux nous tuer tous les deux car je ne te donnerai pas l’anneau !

Le silence s’installa entre ce conquérant assis au milieu de coussins de soie et ces deux hommes au bord de l’épuisement, rompus par deux jours de combat et une nuit d’agonie et, pour Thibaut en outre, la douleur de voir son pays tomber entre des mains, nobles sans doute, mais qui n’en étaient pas moins celles de l’ennemi juré. Les captifs s’attendaient à voir paraître les cimeterres sanglants des bourreaux et se raidirent pour mourir dignement, quand Saladin frappa dans ses mains d’une certaine façon et ce furent des serviteurs noirs qui entrèrent. Le sultan les fit approcher pour leur dire quelques mots à voix basse puis revint à ses prisonniers :

— Ces esclaves vont vous conduire près du lac où vous pourrez vous laver, puis sous une tente où ils prendront soin de vous. Reposez-vous ! Nous nous reverrons plus tard…

S’ils éprouvèrent un soulagement, celui-ci n’excéda pas leurs premiers pas au-dehors. Gisaient là sous le soleil impitoyable les corps décapités – et ceux qui l’étaient proprement étaient rares – de près de trois cents chevaliers du Temple ou de l’Hôpital pour une fois fraternellement mêlés. Le spectacle de ce bain de sang où grouillaient les mouches était insupportable mais moins peut-être que l’odeur centuplée par la canicule.

— Comment un homme peut-il ordonner pareille abomination ? Jeta Adam. Son Dieu n’avait-il pas encore assez de sang avec tous ces cadavres qui couvrent les pentes de Hattin ? Et l’on dit Saladin magnanime !

— Il l’est quand cela l’arrange et nous en sommes un exemple, soupira Thibaut avec un haussement d’épaules. Mais souvenez-vous d’Ascalon… et de ce que nous y avons vu !

En dépit de cet enfer pourtant, l’eau fraîche de ce lac dont ils avaient rêvé leur parut l’essence même du paradis et, quand ils y furent immergés, la hauteur des roseaux du bord leur cacha l’horrible réalité à laquelle ils eussent tant aimé échapper. Ils se lavèrent avec délices, puis se laissèrent un moment porter par l’eau, immobiles comme des cadavres.

— Si je n’avais si faim, avoua Adam, j’aimerais essayer de fuir, mais je crains de ne pas en avoir la force. Vous savez nager ?

— Depuis longtemps. J’ai appris tout petit, avec Baudouin, à Jaffa, Ascalon ou Césarée, et je peux nager longtemps mais je vous avoue que pour l’instant je ne sais pas si j’en serais capable. Peut-être un peu plus tard ? Je voudrais retourner à Jérusalem pour aider Isabelle et sa mère. Balian est prisonnier. Je l’ai vu couvert de liens et jeté sous une tente. Elles sont en danger…

— Pas tant que Jérusalem n’est pas tombée ! Mais, dites-moi ! Qu’avez-vous fait de l’émeraude gravée ? Je croyais que vous la portiez sur vous.

— Je la portais en effet… jusqu’à notre halte de la nuit dernière. C’est après avoir enterré la Croix avec frère Gérand que je l’ai cachée.

— Avec la Croix du Christ ? Souffla Adam scandalisé par un rapprochement qui lui paraissait sacrilège.

— Non. Dans les environs.

— Et votre compagnon n’a rien vu ?

— Vous savez quelle courtoisie exemplaire est de règle au Temple ? Frère Gérand n’a vu aucun inconvénient à s’écarter pour me laisser céder à un besoin naturel…

Le bain terminé, ils furent ramenés comme l’avait dit le sultan à une tente de la berge où on leur donna des vêtements propres et de quoi manger. Ensuite ils prirent ce repos dont ils avaient tant besoin en dépit du vacarme de la fête qui se déroulait dans le camp, interrompu seulement quand retentit l’appel à la prière du soir qui agenouilla les musulmans en direction de La Mecque à l’endroit où ils se trouvaient.

Dans la nuit Thibaut se réveilla et resta un moment les yeux ouverts. Il se sentait fort à nouveau, mais aussi plein d’angoisse pour ce qui allait suivre. Cette belle armée qui venait de fondre sous les feux du soleil et dans le sang était le seul rempart entre le royaume et Saladin. Ce n’étaient pas les quelques châteaux, les quelques commanderies encore existants qui pourraient s’opposer longtemps à la ruée des cavaliers d’Allah. Et puis il y avait Jérusalem, la Sainte, la Belle. Là était le tombeau du Christ, son Dieu, là était Isabelle, son amour. Qu’allait-il en advenir ? D’elle surtout ! Le sultan, il le savait, ne faisait pas la guerre aux femmes. Il pouvait se montrer avec elles clément et même déférent s’il s’agissait d’une noble dame. Ainsi la princesse Eschive qui du haut de ses tours n’avait sans doute rien perdu du drame qui venait de se jouer serait certainement par lui remise en liberté et même escortée pour rejoindre son époux. Son époux ? Ce traître ! Longtemps parce que Guillaume de Tyr l’aimait bien et vantait ses qualités de gouvernement, Thibaut lui avait accordé sa confiance. Et puis il y avait eu, à Damas, cette rencontre avec son émissaire Plivani, cette étrange incursion en Galilée « autorisée » par Raymond dans de si curieuses circonstances. Enfin ce passage que l’armée turque avait ouvert dans ses rangs pour le laisser s’y engouffrer… et qui lui avait permis de fuir vers la côte laissant les autres se faire exterminer. Certes, c’était bien une technique de guerre que s’ouvrir ainsi devant l’ennemi, mais c’était pour mieux se refermer sur lui non pour lui offrir une échappatoire. Raymond avait-il voulu la couronne de Jérusalem jusqu’à la demander à l’ennemi ?…

— Vous êtes réveillé ? Chuchota Adam qui l’entendait s’agiter. Comment vous sentez-vous ?

— Bien… mais exaspéré d’être ici, impuissant, quand tout ce à quoi je tiens encore en ce monde est en si grand péril ! Je crois que je préférerais être mort !

— Donc incapable d’aider qui que ce soit, sinon en prières. Il y a peut-être mieux à faire ?

— Quoi ? Aller chercher le Sceau pour le remettre à Saladin afin d’avoir la vie sauve ?

— Non. Que diriez-vous de fuir d’ici et de courir jusqu’à Jérusalem pour faire mettre la ville en défense ?

— Avec quoi ? Il ne reste plus qu’Héraclius et des bourgeois.

— Et des petites gens qui savent parfois se conduire en héros. Grâce à Baudouin, les remparts ont été refaits et profonds sont les ravins qui l’entourent. En outre… je voudrais bien rentrer au Temple, moi !

— Vous avez une idée ?

— Oui. La nuit est loin d’être achevée. Nous pouvons nous mettre à l’eau et nager jusqu’à ce que nous ayons dépassé les avant-postes musulmans, puis filer jusqu’à Belvoir, la forteresse des Hospitaliers qui surveille la vallée du Jourdain et doit être distante de six ou sept lieues. Avec un peu de chance nous trouverons peut-être un cheval échappé à la tuerie.

— Vous croyez qu’il y a encore quelqu’un à Belvoir ?

— Bien sûr. Les places fortes templières ou hospitalières n’ont pas été vidées de leurs défenseurs. Seulement les deux maisons chevetaines, et Belvoir sur son rocher donnera du mal à Saladin. C’est notre seule chance d’être encore utiles à quelque chose…

— Si vous le dites !

Thibaut était déjà debout. Il avait trop besoin d’agir pour discuter le projet d’Adam. Il n’avait d’ailleurs rien d’autre à faire. Tous deux sortirent de la tente le plus doucement possible : elle n’était pas gardée. Là-bas, autour du grand tref jaune entouré de ceux des émirs comme une poule de ses poussins, la fête continuait dans la lumière des torches, les chants guerriers et la fumée des viandes rôties. Le lac était là, tout près.

En rampant comme des couleuvres à travers l’herbe rêche puis les roseaux, les deux hommes atteignirent l’eau, s’y glissèrent sans faire le plus petit bruit ou soulever la moindre éclaboussure… Une grenouille dérangée s’enfuit en coassant. Le lac était frais, presque froid à cette heure tardive.

Levant les yeux vers la voûte céleste criblée d’étoiles, Thibaut lui adressa une prière muette, puis, lentement, commença à nager derrière Adam déjà parti. Retenant autant que possible leur souffle, ils longèrent la berge en direction du sud, s’arrêtant au moindre bruit suspect. Pas un instant ils ne remarquèrent l’ombre qui s’était détachée de leur tente quand ils en étaient sortis et qui avait suivi leur évasion avant de retourner auprès du sultan…

Les deux fugitifs nagèrent longtemps pour être certains d’avoir dépassé la zone occupée par l’armée. Ils se hissèrent alors sur la rive et y restèrent étendus pour reposer leurs muscles et reprendre souffle. Après quoi, ils se dirigèrent vers la vallée du Jourdain.

11 Pleure, ô Jérusalem…

Comme l’avait prévu Thibaut, dès le lendemain, Saladin s’emparait du château de Tibériade, y rencontrait la princesse Eschive qu’il salua comme il convenait à si haute dame avant de l’informer qu’elle allait pouvoir rejoindre son époux à Tripoli. Il lui donna même une forte escorte afin qu’elle et ses femmes accomplissent le voyage en toute sécurité. Après quoi, il fit détruire une partie de la ville, installa une garnison au château, puis, ayant ordonné la construction d’une chapelle rappelant son triomphe aux Cornes de Hattin, il reprit son chemin vers Acre, la grande cité marine qui était le poumon commerçant du royaume franc. Il eut l’agréable surprise de ne pas rencontrer la moindre résistance. Le bayle de la ville, autrement dit le gouverneur, c’était Jocelin de Courtenay. Les terribles échos de Tibériade étaient parvenus jusqu’à lui et Saladin n’eut qu’à paraître pour qu’il lui porte les clefs d’Acre à la tête d’une belle délégation de marchands. À ceux-ci, le sultan donna à choisir entre rester en ville ou en sortir en leur promettant toute sûreté dans l’un ou l’autre cas. Beaucoup partirent, Courtenay en tête, sachant bien qu’en dépit de ce que promettait le vainqueur tout irait bien tant qu’il serait là, mais que ses émirs se hâteraient de les tondre jusqu’à l’os dès qu’il aurait tourné les talons. Les bazars regorgeaient de richesses et les soldats turcs firent main basse sur l’or, les produits de toute l’Asie, les magnifiques étoffes de soie damassées et les velours de Venise dont le comptoir était important. Il y avait aussi de grandes quantités de sucre et des armes et bien d’autres choses encore. Saladin laissa là son fils Afdal et reprit son chemin victorieux.

Alors que des milliers de prisonniers avaient déjà pris le chemin de Damas où ne les attendait nulle lumière divine, mais bien l’esclavage le plus rude – car il y en eut bientôt tant sur les marchés que les cours s’effondrèrent et qu’un esclave vigoureux coûtait à peine le prix d’une paire de babouches –, Saladin gardait auprès de lui ses deux captifs principaux : Guy de Lusignan et Gérard de Ridefort qu’il réduisit au rang de factotums ; il leur avait promis la liberté contre la reddition des autres places fortes et, toute honte bue, ces deux tristes sires firent de leur mieux pour convaincre leurs sujets et chevaliers de livrer sans coup férir leurs places à l’ennemi. Ainsi en fut-il de Beyrouth, Jaffa et d’autres cités de la côte comme Caïffa et Césarée. En même temps les émirs ravageaient et pillaient les villes de Galilée dont ils trouvèrent parfois les portes ouvertes et les habitants enfuis vers le comté de Tripoli et la principauté d’Antioche que l’on ne devait pas attaquer. Tripoli n’était-il pas plus ou moins ami du sultan ? Quant à Antioche, son maître, Bohémond l’incapable, enfin veuf d’Orgueilleuse de Harenc, n’avait rien trouvé de mieux qu’épouser sa maîtresse Sibylle de Burzey qui, depuis longtemps, renseignait Saladin sur ce qui se passait dans la région. Moyennant quoi, on y vivait encore tranquille, écoutant le bruit lointain des chaînes, des massacres et des incendies.

Tombèrent aux mains des lieutenants du sultan Naim, Arsuf, Genim, Samarie, Naplouse, Jéricho, Fuleh, Maalscha, Sandelio et Tibnin. D’autres encore alors qu’en dépit des bons offices de Lusignan et de Ridefort résistaient les grandes forteresses templières ou hospitalières : Château-Neuf, Saphed et Belvoir, et cela pendant plus d’une année, jusqu’à ce qu’elles fussent réduites par la faim.

À Gaza et à Ascalon, les choses n’allaient pas non plus au gré des aides volontaires de Saladin. Guy de Lusignan était toujours seigneur en titre de la ville où il s’était jadis renfermé avec Sibylle pour narguer le roi lépreux qui, mourant, avait encore trouvé la force de venir les combattre. Un détail que les gens du cru ne lui avaient pas pardonné et, quand il osa venir leur demander d’ouvrir leurs portes aux Musulmans, Guy fut reçu à coups de pierres et avec les plus sanglantes insultes : il n’était qu’un pauvre sire indigne de porter une couronne ramassée dans le lit d’une femme perverse et à moitié folle, et plus jamais ne serait reconnu comme roi.

Le siège commença et il fallut à Saladin un mois d’efforts sérieux pour en venir à bout. Restait Jérusalem !


Quand Thibaut et Adam la rejoignirent après une brève halte à Belvoir où la détermination des Hospitaliers leur avait rendu courage, ils trouvèrent portes closes et eurent toutes les peines du monde à les franchir. Des hommes, des femmes aussi veillaient aux remparts et le premier eut beau clamer son nom, il semblait que personne ne l’eût jamais entendu. La fin du jour était proche et la lourde chaleur ne s’allégeait pas à cause des nuées orageuses venues de la mer. Cette atmosphère électrique semblait renforcer la méfiance des guetteurs.

Enfin, tandis qu’Adam parlementait avec un vieux Grec obstiné à voir en eux l’avant-garde de Saladin, une silhouette vigoureuse apparut au créneau à côté du bonhomme, se pencha et aussitôt une voix hurla :

— Ouvrez, sacrebleu ! C’est bien le bâtard ! Je descends.

Quelques instants plus tard, Thibaut tombait dans les bras de Balian d’Ibelin. Celui-ci lui donna l’accolade avec une joie qui lui mit les larmes aux yeux ; après quoi il embrassa aussi Adam.

— Vous voilà donc échappés de l’enfer, mes amis ? Ah, que Dieu en soit remercié ! Nous avons grand besoin ici de bonnes épées et d’âmes fortes ! Mais comment avez-vous fait ? Ce démon de Saladin a massacré d’ignoble façon tous les Templiers et tous les Hospitaliers comme s’ils n’étaient que vile charogne et non nobles chevaliers !

— Nous avons pu fuir en nous jetant dans le lac, expliqua Thibaut qui ne souhaitait pas en dire davantage. Mais vous-même, sire Balian ?

— Saladin m’a libéré quand je lui ai dit mon inquiétude au sujet de mon épouse et de sa fille. Je reconnais qu’il se montre volontiers chevaleresque envers les dames.

— Et il vous a laissé partir sans rien exiger de vous ? fit Adam avec une lueur d’ironie dans l’œil. Par exemple, le serment de ne plus porter les armes contre lui ?

Un frémissement douloureux passa sur le beau visage du comte, mais son regard demeura ferme.

— J’ai juré, je l’avoue, et j’en porterai la honte mais quand je suis arrivé ici j’ai trouvé un peuple affolé où il n’y a plus que des vieillards, des femmes et des enfants. Presque tous leurs défenseurs sont morts ou captifs et de nombreux réfugiés sont arrivés des campagnes que les émirs ravagent. Et là il y a des hommes qui ne veulent pas mourir ou devenir esclaves. Ils m’ont supplié en pleurant de leur donner des armes, de leur apprendre à s’en servir. En outre… J’en ai reçu l’ordre.

— De qui ?

Les trois hommes remontaient la rue du Saint-Sépulcre. Balian ne répondit pas, se contentant de désigner de la tête Héraclius toujours aussi rutilant qui, mitre en tête et crosse en main, se dirigeait vers eux.

— Il en a le droit car il est toujours Patriarche et, chose étrange, on dirait que la situation critique de la ville a réveillé en lui un besoin d’être utile à quelque chose et un désir bien paysan de garder la terre. Il devait même ignorer qu’il y avait cela en lui. Depuis qu’il sait ce qu’il est advenu de l’armée, il se multiplie.

C’est ainsi que, pour la première fois de sa vie, Thibaut reçut de cet homme qui le haïssait – et il le lui rendait bien car il ne pouvait oublier le mal qu’il avait fait à Guillaume de Tyr – un accueil presque amical. Héraclius avait vieilli. Sa puissante silhouette s’était, amaigrie et la cruelle ironie qui en était l’expression habituelle n’habitait plus le regard vert dont la couleur même avait pâli. Il souhaita aux deux arrivants une bienvenue qui semblait sincère en se servant à peu de chose près des mêmes termes que Balian :

— Nous avons grand besoin de vaillantes épées pour rassurer ce pauvre peuple…

Et il passa son chemin, entouré aussitôt d’une foule de vieilles gens qu’il ne regardait jamais naguère et avec lesquels il se mit à parler en distribuant quelques bénédictions.

— C’est à n’y pas croire ! Émit Thibaut. Ces gens viennent à lui comme s’il était la châsse de quelque saint ! Que lui est-il arrivé ?

— L’âge peut-être et peut-être aussi une certaine crise de conscience ? Et puis… le chagrin !

— Le chagrin ?

— Au palais, dame Agnès est en train de mourir. Très seule ! Je crois que, tout de même, il l’a aimée. Elle a tant fait pour lui !

— Et Sibylle ? Je veux dire la reine ?

— Il n’y a plus de reine. Ceux d’ici ont failli l’écharper parce qu’ils la rendent responsable de leurs malheurs. Ils disent qu’elle a volé la couronne de Baudouin pour la donner à un benêt sans courage. Plus grave encore : on l’accuse d’avoir laissé tuer son fils le petit Bauduinet. Alors une nuit, elle est partie avec ses femmes et ses serviteurs. Le palais touche la porte de David. Se la faire ouvrir était facile et Sibylle a fui vers Jaffa d’où elle s’est embarquée pour Acre ou Tyr. Je n’en sais pas plus.

Tout en parlant, les trois hommes avaient atteint le Saint-Sépulcre où les arrivants voulaient prier comme n’importe quel pèlerin au terme de sa quête, n’importe quel Hiérosolymitain revenant d’un long voyage. Eux revenaient des portes de la mort et étaient certains d’y retourner bientôt ; mais, comme le voulait la devise des Templiers, ils ne demandaient rien pour eux mais, pour la gloire de Dieu, le retour à la paix du royaume bâti autour du tombeau entre tous sacré… Ensuite ils allèrent dans la crypte des rois se recueillir auprès de la dalle de marbre sous laquelle reposait le lépreux enfin délivré. À cet instant Thibaut crut entendre encore la voix exténuée de Baudouin quand, à la veille de sa mort, il avait chuchoté : « Ariane… Isabelle… Veille sur elles ! »

Quand ils se retrouvèrent dehors, la place, précédemment déserte, était noire d’un monde à genoux qui venait comme chaque soir implorer le Sauveur d’éloigner de leur cité les fureurs de l’Islam. Debout devant la basilique, la crosse brandie, Héraclius dirigeait cette prière publique avec ce qui avait vraiment l’air d’être une conviction.

— Décidément on nous l’a changé ! murmura Thibaut.

— Ce n’est pas certain, répondit Balian. C’est sans doute le meilleur comédien qu’il y ait sous le ciel, mais il est possible aussi qu’il n’ait pas complètement perdu la foi… ni la crainte de Dieu ! Venez prendre un peu de repos à présent, vous devez en avoir besoin et demain il y aura beaucoup à faire…

En effet, depuis son retour, Balian d’Ibelin apprenait, sur leur demande, le métier des armes à tous les hommes du peuple capables de les porter et aussi aux enfants nobles ou bourgeois auxquels il conférait la chevalerie à partir de treize ans, heureux de découvrir cette volonté commune de défendre la ville et ce qu’elle contenait de malheureux réfugiés. Grâce à Dieu, les réserves de la Citadelle étaient pleines : la faim n’était pas à redouter pour le moment. En outre, la soif n’était pas à craindre grâce à la résurgence du Gihon qui, par le tunnel du roi Ezéchias creusé des siècles plus tôt, remontait dans la piscine de Siloé. Jamais Jérusalem assiégée n’avait été réduite par le manque d’eau…

— Allez prendre logis à la citadelle ! conclut Balian. C’est là que j’habite pour être toujours à proximité des défenses… Non, ajouta-t-il en réponse à la question que Thibaut n’osait pas formuler, mon épouse et sa fille ne m’y ont pas rejoint. Elles sont toujours dans l’hôtel d’Ibelin. Ainsi le veut Isabelle. En elle la fille du roi Amaury se révèle chaque jour : elle tient à rester au milieu de ce peuple qui devrait être le sien. Onfroi est prisonnier de Saladin mais elle n’a pas l’air de s’en soucier outre mesure. Nous nous verrons plus tard !

Avec un signe de la main, le comte allait s’éloigner quand Adam Pellicorne le retint :

— Un instant, messire ! Nous sommes Templiers. C’est donc au Temple que nous devons aller, fit-il gravement.

— Au Temple ? Ricana Ibelin. Savez-vous ce qui reste au Temple ? Personne si ce n’est le vieux frère Thierry qui s’est donné pour tâche de garder la Maison… pour des fantômes sans doute ? Le Temple n’existe plus : Ridefort l’a déshonoré et Saladin l’a massacré !

— Ne dites pas n’importe quoi ! S’insurgea le Picard. À Safed, à Tortose et en d’autres lieux encore, il existe des chevaliers de l’Ordre comme il reste encore des Hospitaliers à Belvoir et au Krak des Chevaliers, dans le comté de Tripoli ! Il en viendra d’Europe comme viendra sûrement une autre croisade quand on saura la pitié de ce royaume.

— Une autre croisade ? Voilà des années que Guillaume de Tyr et d’autres ont réclamé le secours des rois d’Occident. Il se peut qu’elle vienne un jour mais j’ai bien peur qu’il ne soit trop tard… même si, ici, nous ferons l’impossible pour l’attendre.

Et il partit à grands pas, s’arrêtant seulement un bref instant pour sourire à Thibaut qui criait :

— Moi, vous me retrouverez à la citadelle prêt à vous seconder.

Puis celui-ci se retourna pour faire face à Adam soudain figé.

— Pardonnez-moi… mais je pense comme lui ! Le Temple n’existe plus !

— Vous parlez comme un enfant ignorant. Même si ses demeures sont vides ici, en Europe elles sont nombreuses et pleines de preux voués corps et âme à sa gloire.

— Que ne sont-ils ici ? L’Ordre n’a-t-il pas été créé pour la défense et la protection des pèlerins sur la route des Lieux saints… non pour se donner puissance et richesse ? En outre, ce misérable Ridefort n’est-il pas le Maître suprême de toute cette belle chevalerie ?

— Un maître indigne n’est qu’un maître indigne ! Lui mort, un autre sera élu !

— Mais, en attendant, ne lui devez-vous pas obéissance absolue ?

— « Nous » lui devons, en effet, cette obéissance. Vous comme les autres, puisque vous l’avez juré de par Dieu !

— Je sais… mais pas du fond du cœur. Vous m’avez convaincu que c’était le seul moyen pour moi d’échapper à la mort reçue ailleurs que sur un champ de bataille. Votre mission m’a séduit et je voulais vous aider.

— Vous ne le voulez plus ?

— Je ne veux plus devoir respect et obéissance à un misérable dont le service de Dieu n’est certainement pas le principal souci. Quant à rechercher les Tables de la Loi, je ne crois pas que ce soit le bon moment. À moins que vous ne teniez à en faire cadeau à Saladin ? Nous avons mieux à faire, Adam ! Défendre la Ville sainte jusqu’à l’extrême limite de nos forces et mourir avec elle.

— Mais j’ai l’intention de la défendre moi aussi. Seulement je combattrai comme toujours sous le manteau blanc à croix rouge…

— Que ne l’avez-vous toujours porté ? Ce n’était pas le cas quand je vous ai rencontré à Belin et ramené à mon roi que vous avez servi longtemps sans que personne sache qui vous étiez. Pas même moi !

— J’avais et j’ai toujours une dispense, eu égard à la mission dont j’ai été investi.

— Une dispense de qui puisque le chef suprême c’est le Maître d’ici ?

Adam hésita puis se décida :

— Il y a un autre Maître. Caché, secret, il n’est connu que de quelques initiés. Contentez-vous de cela : j’en ai déjà trop dit…

À cet instant un éclair déchira le ciel sombre relayé presque aussitôt par un violent coup de tonnerre et les deux hommes se signèrent d’un même mouvement. C’était comme si le ciel protestait contre ce que l’amitié venait d’arracher à Adam Pellicorne et lui interdisait d’en dire davantage, en admettant qu’il s’y laissât aller. Thibaut secoua la tête avec agacement :

— C’est trop compliqué pour moi et je veux reprendre ma liberté. Tout à l’heure, au tombeau de Baudouin, j’ai cru entendre sa voix qui m’ordonnait de veiller sur sa douce amie et sur sa sœur.

— Sa sœur a un époux, un beau-père, elle est princesse et peut-être demain sera-t-elle reine. Elle n’a pas besoin de vous.

— Mais la pauvre Arménienne, elle, n’a rien de tout cela. Et je veux savoir ce qu’elle est devenue. Alors, pour le Temple, donnez-moi une dispense puisque vous êtes si puissant ou, mieux encore : dites que je suis mort avec ceux qui sont tombés à Hattin ! Cela dit, sachez que mon amitié pour vous reste ce qu’elle a toujours été ! Si vous n’en voulez plus, vous me le ferez savoir.

Et tournant les talons, Thibaut prit sa course vers la citadelle au moment précis où crevait le gros nuage noir. Un vrai déluge s’abattit sur la terre desséchée, chassant les gens à l’intérieur des maisons. Bientôt un rideau liquide s’ajouta à la distance. Alors Adam qui n’avait pas bougé cessa de regarder la rue où venait de disparaître son ami, haussa les épaules :

— Après tout pourquoi pas ? Bougonna-t-il en reprenant son chemin vers le couvent abandonné.


Quand Balian revint à la citadelle, l’orage avait cessé et de longues rigoles couraient le long des rues en pente. Il trouva Thibaut au seuil de la cour d’honneur où il causait avec un vieux sergent, l’un de ceux qui, ne pouvant plus guère combattre, avaient été laissés à la garde de la ville. Il se nommait Tiburce et, connaissant Thibaut depuis l’enfance, il l’avait vu arriver avec une joie qui lui mouillait encore les joues de larmes, contrastant avec l’amère tristesse des propos qu’il tenait en regardant une fenêtre éclairée à l’étage du logis royal. Il disait que, derrière ces colonnettes, dame Agnès se mourait, en effet, dans une grande solitude de cœur puisque aucun membre de sa famille n’était auprès d’elle pour prier et adoucir ses derniers instants. Ni sa fille en fuite, ni son frère en Acre, ni son époux, Renaud de Sidon, qu’elle n’avait pas revu depuis des mois. Échappé à l’enfer de Hattin, Renaud, enfermé dans son château de la Mer, à Sidon, résistait de son mieux aux émirs de Saladin et ne se souciait plus d’une femme qu’il avait cessé d’aimer depuis longtemps. Quant au dernier amant – avouable ! –, le Connétable Amaury de Lusignan, il était prisonnier de Saladin.

— C’est de cet abandon pitié pour si haute dame naguère encore si belle car les demoiselles suivantes sont parties avec la reine Sibylle et il n’y a plus auprès d’elle que sa vieille Grecque, la Josefa Damianos… et aussi Marietta que vous connaissez bien, sire Thibaut.

— Marietta ? Elle est revenue ?

— Comme tous ceux d’Ascalon que les Turcs n’ont pas tués ou jetés à l’eau. Ils sont parvenus ici en bien triste état, car s’il advient, dit-on, au sultan d’être compatissant, ses émirs ne le sont jamais. Au nom d’Allah, ils tuent, brûlent, pillent, violent et torturent. Marietta était blessée en arrivant. Elle est venue tout droit au palais, pensant bien qu’on lui ferait une petite place…

— Je voudrais la voir.

— C’est bien facile, dit Balian, resté en retrait pour entendre ce que disait le vieux soldat. Vous n’avez qu’à monter… à moins que vous n’ayez guère envie de revoir dame Agnès ? Ce que je peux comprendre si on se souvient de sa rapacité quand elle profitait des pires crises de Baudouin pour en obtenir ce qu’elle voulait.

— Je veux seulement me souvenir de son amour pour lui, même si elle l’aimait mal.

— Alors allez-y ! Je ne vous accompagne pas. Vous connaissez le chemin et je n’ai jamais été de ses amis… Vous la trouverez changée.

La nuit était complète à présent, mais à Jérusalem elle n’amenait que rarement le silence. Autrefois c’étaient les bruits des fêtes d’Agnès et de ses pareils, mêlés au tintement des cloches et des simandres. Maintenant ces dernières étaient toujours là, mais le bruit de fond c’était la rumeur des centaines de réfugiés qui campaient dans les basses cours de la citadelle, et dans les églises, les jardins de couvents, à l’Hôpital et dans la première enceinte du Temple.

Prenant une torche à un anneau de fer, Thibaut s’engagea dans l’escalier du logis royal naguère vivement éclairé et tout sonnant de l’écho des musiques, des flûtes, des luths, des tambourins et des chansons, à présent morne et silencieux.

À la porte d’Agnès il n’y avait même plus de gardes : on avait trop besoin ailleurs de tout homme pouvant porter une arme et, quand Thibaut poussa le lourd battant de cèdre sculpté, il libéra le chuchotement d’une prière. La chambre était obscure, éclairée à peine par les deux lampes à huile brûlant au chevet de l’immense lit drapé de satin de Damas azuré et de ces grands voiles qui arrêtaient les insectes nocturnes et dont la teinte bleutée convenait si bien à la beauté blonde de leur propriétaire. Cela formait, au milieu de l’obscurité ambiante, comme une énorme bulle, un nuage légèrement doré par les petites flammes jaunes ; mais c’était tout ce qui restait de la splendeur voluptueuse du lit où Agnès avait commis joyeusement le péché de luxure avec les plus beaux hommes que le hasard mettait à sa portée. Des draps de soie, des matelas moelleux, des coussins brodés doucement rembourrés de duvet, il ne restait rien. Le corps amaigri reposait sur une mince paillasse sans couverture ni draps, seulement enveloppé d’une blanche robe monacale semblable à celle que Baudouin portait si volontiers lorsqu’il ôtait l’armure. La somptueuse chevelure dont Agnès faisait son seul vêtement lorsqu’elle recevait ses amants était coupée court, formant un petit casque de boucles légères autour du visage que Thibaut hésita à reconnaître tant il était déformé par la souffrance. Ce corps créé pour l’amour se décomposait sous les morsures d’une bête qui dévorait les organes de la procréation. Une odeur de maladie annonçant celle de la mort emplissait la chambre en dépit des herbes que l’on y brûlait.

Fasciné par ce spectacle, inattendu en dépit de l’avertissement de Balian, Thibaut ne remarqua pas tout de suite les deux silhouettes qui se tenaient assises de chaque côté de la couche, celles de deux femmes à cheveux gris : l’une plus sèche et plus raide encore que par le passé, l’autre plus tassée mais encore vigoureuse. Ce fut elle qui la première s’aperçut d’une présence nouvelle et la reconnut avec émotion :

— Sire Thibaut ! Souffla-t-elle en se levant vivement pour venir à lui. C’est bien vous que je revois ?

Marietta avait parlé bas, pourtant la mourante l’entendit et fit le geste de tendre la main de ce côté, ce qui attira aussitôt un reproche impatient de la Grecque :

— Paix, voyons ! Vous dérangez notre pauvre dame !

— Non, murmura Agnès. Elle vient de prononcer un nom… Serait-ce… le bâtard ?

— C’est bien lui, douce dame, émit Marietta qui reniflait ses larmes heureuses.

— Amène-le-moi ! Oh… c’est Dieu qui l’envoie ! Peut-être un signe… de sa miséricorde ! Approche, Thibaut, approche…

Il vint contre le lit et vit alors, grands ouverts, les larges yeux bleus, ceux-là mêmes de Baudouin pâlis par la maladie avant qu’il ne devînt aveugle.

— Me voici, ma dame et ma tante, bien navré de vous trouver si dolente…

— Dolente ne suis pas ! Mourante oui… mais heureuse de te voir. Dieu, que tu es beau ! Souffla-t-elle, incorrigible. C’est vrai que tu es mon neveu… Le seul Courtenay qui puisse montrer quelle belle race nous étions !

— Vous l’êtes toujours ! dit-il, presque sincère tant ce regard sur le point de s’éteindre s’était illuminé tandis qu’un léger sourire entrouvrait les lèvres sèches.

— Merci… pour ce mensonge. Tu seras le dernier homme à m’avoir fait louange.

Puis laissant sa voix s’assourdir encore :

— Je suis très lasse et le temps m’est compté. J’aimerais pourtant… entendre ton histoire… ce que tu as fait…

Un instant elle s’arrêta cherchant son souffle :

— Dis-moi seulement… Quel âge as-tu ?

— Vingt-sept ans depuis la Saint-Siméon.

— Déjà ? Et combien… de femmes ?

— Ma dame !

Le hoquet scandalisé de Josefa la fit sourire encore :

— Allons ! Tu me connais, Josefa ! L’amour m’attirera toujours… même en l’extrémité où je suis… Alors, beau sire ?

— Aucune.

Le regard vacillant s’effara :

— Quoi ? Aucune ? Tu n’as jamais aimé ?

— Oh si, j’aime et de si grand amour qu’aucune autre qu’elle ne saurait avoir part de moi !

— Une seule maîtresse ?… Ce n’est pas beaucoup.

— Ce n’est pas ma maîtresse. Elle est ma passion et ma vie, mais ne m’appartient pas.

— Cela veut dire que tu n’as jamais… Bâti comme tu es ?

Au regard stupéfait il répondit par un sourire de dédain :

— Souvenez-vous, dame Agnès ! Sauf l’année où je fus prisonnier, je n’ai jamais quitté mon seigneur Baudouin. Son mal lui interdisait le commerce des femmes. Allais-je m’y vautrer pour revenir vers lui le corps et l’âme souillés de sales amours ? Ce n’était pas difficile : l’amour que je porte en moi me gardait des tentations.

Elle leva vers lui une main qu’il prit entre les siennes et qui brûlait de fièvre. Elle s’y cramponna pour essayer de se redresser, n’y parvint pas et se laissa retomber avec un soupir douloureux.

— Mais depuis ? reprit-elle.

— L’amour est toujours là !

— La pureté du chevalier ! Cela existe donc encore dans ce pays ?

— Plus que vous ne croyez. Templiers et Hospitaliers y sont soumis…

Il se tut car la douleur se réveillait de l’endormissement momentané procuré par l’opiat. Josefa alla chercher le remède qu’elle versa dans un gobelet d’or. Prévenant le mouvement de Marietta, Thibaut se pencha pour soulever Agnès et lui permettre de boire. Tout le corps était raidi, tétanisé par la souffrance et des gouttes de sueur perlèrent au front que Josefa essuya d’un linge fin. Agnès soupira tandis que Thibaut la reposait doucement sur son lit.

— Les bras d’un homme ! Quelle merveille ! J’ai rêvé des tiens… jadis !

— Dame ! Songez à Dieu ! Intervint à nouveau la Grecque.

— Je vais avoir tout le temps pour cela… et pour un repentir que… je crains fort de n’éprouver jamais… de mes péchés de chair… Mais, beau neveu, je voudrais… puisque tu es venu… adoucir ce passage… te donner quelque chose… un souvenir ! Que veux-tu ?

Il s’agenouilla près du lit et reprit sa main dans les siennes.

— Rien… sinon une réponse à une question : savez-vous ce qu’il est advenu d’Ariane l’Arménienne qui fut de vos demoiselles de parage ?

— C’est elle que… tu aimes ?

— Non. Mon roi l’aimait et peu avant sa mort il m’a ordonné de veiller sur elle. Quand je l’ai cherchée on m’a dit que le Sénéchal votre frère l’était venue prendre avec des hommes d’armes pour la mener à la maladrerie… où elle n’est jamais allée. Savez-vous ce qu’il a fait d’elle ? L’aurait-il tuée ? Vous devez le savoir ! À vous il disait tout.

Agnès ferma les yeux sans répondre et Josefa pria Thibaut de la laisser en paix se préparer à recevoir les derniers sacrements. L’évêque de Bethléem allait venir. À regret Thibaut se remit debout. Agnès, alors, releva les paupières :

— Cette fille… il la désirait et… la haïssait tout autant. Je crois… qu’il l’a mise… dans sa maison…

Le regard vacillant chercha celui du jeune homme qui y lut une imploration :

— Ne t’en approche pas ! Jocelin est mauvais ! Je le sais depuis longtemps. Bien plus que moi et en outre il te hait ! Toi, son propre fils…

— Je ne l’aime guère non plus et je me garderai. Mais… merci de me l’avoir dit…

Il se penchait pour poser, avant de se retirer, un baiser sur la main qu’elle tendit vers lui mais ce fut pour le retenir :

— Attends encore ! Je veux te donner quelque chose… un souvenir de moi… Josefa ! Ma cassette aux émaux…

— Madame ! L’évêque va arriver ! Vous n’avez plus le temps et…

— J’ai dit : ma cassette ! Ou alors va-t’en !

Force fut à la Grecque de s’exécuter : elle apporta le petit coffret bleu et or qu’elle ouvrit sur l’ordre de sa maîtresse et tira un grand, un magnifique collier fait d’une lourde chaîne d’or où s’enchâssaient des perles et des escarboucles. Un bijou qui pouvait aller aussi bien à un homme qu’à une femme.

— Prends-le, Thibaut ! Tu n’as aucune fortune et ton roi n’est plus là pour te nantir !

Et comme le chevalier esquissait un geste de refus, elle insista :

— Prends-le, te dis-je ! Je le veux… Et prie pour moi ! Je crois… que je vais en avoir… besoin.

Alors il obéit.

Le tintement d’une cloche se fit entendre au-dehors et, avant qu’il ait pu remercier avec une vraie émotion, la porte s’ouvrait devant le prélat escorté de deux porte-cierges et d’un thuriféraire. Entre les mains, un calice recouvert d’une étoffe d’or. On s’agenouilla devant lui puis Thibaut se retira suivi du regard plein d’affection de Marietta qui promettait de se retrouver plus tard.


Agnès mourut dans la nuit, procurant ainsi à Balian un surcroît de travail pour organiser des funérailles convenant à la dépouille d’une femme qui avait porté un roi. Et il fallait faire vite, les chaleurs de l’été n’autorisant pas une longue conservation.

Aussi, le soir même, le corps reçut les dernières bénédictions dans l’église des Hospitaliers. Le Patriarche officia en personne. Tous savaient ses relations avec la morte, mais la parole était l’une de ses séductions et il trouva des mots simples mais prenants pour décrire les cruels derniers jours d’une belle dame qui, de la volupté, avait fait son credo et qui sut cependant mourir dans le dépouillement et la pénitence. Chacun comprit qu’en lui pardonnant il s’était un peu pardonné lui-même, mais il n’y eut personne pour en sourire. Ensuite, à la lumière des torches, Agnès de Courtenay, comtesse de Sidon, alla reposer dans la crypte auprès de son premier gendre, Guillaume de Montferrat, mort depuis longtemps déjà… Les cloches avaient sonné en glas dès le départ du palais.

Thibaut pria d’un cœur sincère pour cette Agnès dont l’inconduite et l’avidité avaient fait tant de mal au royaume mais qui, pour lui, se rédimait dans l’amour constant qu’elle avait porté à son fils lépreux. Après quoi, il suivit Balian sur les remparts où l’on ne cessait d’accumuler les pierres, la poix, les fagots et les jarres d’huile destinés à être déversés sur l’assaillant lorsqu’il apparaîtrait. Ce qui ne pouvait tarder : les troupes de Saladin s’emparaient, l’une après l’autre, des petites villes autour de Jérusalem, achevant de l’entourer d’un cercle de fer et de feu qui – chacun s’en rendait compte ! – serait impossible à rompre sans le secours du dehors. Or, de secours, on n’en pouvait guère attendre. Les rois d’Occident étaient sourds aux appels incessants qu’on leur avait lancés. Quant au comte de Tripoli et au prince d’Antioche, ils étaient bien trop occupés à limiter les dégâts sur leurs propres terres – déjà amputées ! – pour se soucier le moindrement de Jérusalem.

Pourtant avec les réfugiés qui arrivaient encore et que l’on ne pourrait bientôt plus accueillir mais dont les hommes étaient capables de porter les armes, revinrent vers leurs maisons chevetaines des chevaliers du Temple et de l’Hôpital échappés aux diverses commanderies investies et qu’ils avaient préféré abandonner pour venir combattre autour du Saint-Sépulcre. Le Temple se repeupla et à défaut du Maître toujours captif, un sénéchal fut nommé entre les mains duquel frère Thierry éprouva un vif soulagement à remettre les responsabilités du domaine et du trésor. Quant à Adam, Thibaut ne l’aperçut même pas dans les jours qui suivirent. Il devait avoir à faire. Fidèles à leurs règles, les Templiers faisaient aumône largement chaque jour, accueillant et réconfortant qui en avait besoin. Malades et blessés, eux, encombraient l’Hôpital où les chevaliers à la robe rouge se dévouaient sans compter comme ils le faisaient depuis l’an 1048, lorsqu’ils n’étaient encore qu’une simple confrérie hospitalière à l’ombre du Saint-Sépulcre.

De jour comme de nuit, la ville bouillonnait d’activité. Balian d’Ibelin, infatigable, était partout à la fois, tranchant, organisant, dirigeant toutes choses avec une sûreté de vue qui faisait l’admiration de tous et les galvanisait. Pas question de se rendre comme des moutons dociles, de tendre le cou au sabre des Infidèles ! On se battrait jusqu’à la mort ! Seuls les Grecs ne faisaient pas montre d’un enthousiasme délirant mais ce n’était pas nouveau : depuis toujours ils supportaient impatiemment la domination de leurs coreligionnaires latins et n’auraient vu aucun inconvénient à ce que l’on ouvrît largement les portes au sultan, mais Balian les tenait à l’œil et expliqua aimablement à leurs chefs que le moindre mouvement suspect serait puni de mort.

Thibaut cependant n’oubliait pas les dernières paroles de dame Agnès. Elle avait dit que Jocelin aimait et haïssait Ariane tout à la fois et qu’il l’avait mise « en sa maison ». Mais laquelle ? L’hôtel du Sénéchal dans la rue Saint-Etienne, le château de Montfort à sept ou huit lieues d’Acre qu’Agnès avait obtenu pour lui de Baudouin, ou encore le palais du gouvernement d’Acre même dont il avait offert si benoîtement les clefs à Saladin presque au lendemain du drame d’Hattin ?

À bien y réfléchir et tel qu’il connaissait son géniteur, Thibaut penchait pour Montfort. Il avait déjà vu cette sombre forteresse dressée au cœur de la Galilée dans une région sauvage et d’accès difficile. L’endroit idéal pour y claquemurer quelqu’un que « l’on aimait et haïssait tout à la fois », parce que éloigné de tout secours. Il était possible, sinon probable, qu’à ce jour le château fût entre les mains d’un émir quelconque puisque à présent Saladin avait conquis la Galilée tout entière. En ce cas, la belle Arménienne – en admettant qu’elle fût encore vivante ! – était au pouvoir d’un Turc, jetée dans son harem ou Dieu sait quoi ! Cependant et par acquit de conscience Thibaut décida d’aller tout de même visiter à fond la demeure hiérosolymitaine. Il la connaissait bien pour y être allé plusieurs fois avec Baudouin au temps où régnait le roi Amaury et où la sénéchalerie appartenait à Milon de Plancy, le second époux d’Etiennette de Milly assassiné à la Noël 1174 dans une ruelle d’Acre par un sbire aux ordres du comte de Tripoli. Milon avait alors un jeune frère, mort depuis longtemps, mais qui était leur ami et que l’on allait voir assez souvent durant la maladie qui devait l’emporter.

En y arrivant, Thibaut trouva grande ouverte la porte percée dans un mur aveugle et donnant sur la cour intérieure. Une foule de gens portant de maigres baluchons s’y pressait en dépit des efforts de Khoda, un esclave éthiopien, noir comme la nuit et puissamment musclé, que Jocelin avait payé très cher à son retour de captivité et dont il avait fait son homme de confiance. Sans doute s’en était-il remis à lui de garder sa maison lorsqu’il avait gagné son gouvernement d’Acre. Parce qu’il était très grand, Khoda paraissait impressionnant mais dans la conjoncture actuelle il ne pouvait pas grand-chose contre cette troupe de malheureux avides de trouver où se reposer, de quoi se nourrir et d’oublier leur peur. Ceux-là arrivaient de Jéricho mais il y en avait partout dans la ville que l’on accueillait plus ou moins mais pour lesquels, en général, les nobles demeures s’ouvraient largement dans ce grand mouvement de charité des moments désespérés. À quoi bon interdire à des chrétiens des maisons qui, demain peut-être, seraient aux mains des Turcs ?

Khoda, lui, n’avait pas l’air de l’entendre de cette oreille. On lui avait donné une maison à garder, il la gardait, un point c’est tout. Et pour ce moment il parlementait avec une dame dont Thibaut, en arrivant, ne voyait que la tête couverte d’un voile bleu retenu par un cercle d’argent ciselé. Il entendit aussi la voix de cette femme, haute et impérieuse :

— Ces malheureux sont exténués, à bout de forces, et ils ont besoin d’aide. Tu dois les laisser entrer parce que ce sont les ordres du bayle, sire Balian d’Ibelin !

Thibaut n’eut pas besoin d’en entendre davantage. Le cœur battant la chamade, il ouvrit la petite foule en quelques coups de ses larges épaules et se retrouva en face d’Isabelle.

— Vous allez être obéie, gracieuse dame, sinon cet homme pourrait apprendre ce qu’il en coûte de refuser les ordres du gouverneur.

Oh, la belle, la merveilleuse lumière qu’irradièrent en le reconnaissant les grands yeux bleus de la jeune femme !

Elle ébaucha le geste de tendre les mains vers lui mais se retint : les effusions n’étaient guère de mise en face de ce chien de garde hargneux. Qui d’ailleurs protestait :

— Khoda n’a qu’un maître qui lui a dit de veiller sur sa maison. Il n’en connaît pas d’autres !

— Eh bien, tu feras connaissance, répliqua Thibaut en tirant son épée dont il dirigea la pointe vers la gorge de l’esclave. Tu les laisses entrer ou alors…

Khoda lut sans doute sa mort dans le regard gris, froid et implacable qui lui faisait face, mais tenta encore de parlementer :

— Que dira le maître quand il reviendra ? Songe, seigneur, qu’il peut se montrer très cruel !

— Moins que moi, sois-en certain. En outre, je ne crois pas que ton maître revienne jamais ici. Ce qui fait de moi son héritier car je suis son fils ! Alors tu me donnes les clefs et tu nous laisses entrer !

Vaincu, l’Éthiopien s’exécuta, décrocha de sa ceinture un trousseau de clefs qu’il offrit en s’inclinant profondément, puis il s’écarta. Rengainant son arme, Thibaut s’efforçant de maîtriser un tremblement de plaisir offrit son poing à Isabelle pour qu’elle y pose sa main, et il la fit entrer dans la cour où les réfugiés pénétrèrent à leur suite. Hommes, femmes, enfants et vieillards se répandirent dans les salles du rez-de-chaussée avec des cris de joie et des bénédictions. Des femmes vinrent même baiser la main de Thibaut qui, avant de goûter les quelques instants de bonheur que le hasard lui accordait, cria :

— Quand ils seront reposés, les hommes valides devront se rendre à la citadelle pour s’y mettre aux ordres de sire Balian ! Le péril auquel vous venez d’échapper s’approche de nous et nous avons besoin de tous les bras disponibles.

— Pourquoi pas des nôtres ? lança une belle fille dont l’œil hardi ne cachait pas au chevalier qu’elle le trouvait à son goût. Nous pouvons servir, nous aussi : porter des pierres, faire bouillir l’huile, ramasser les flèches, aider les blessés…

— Soyez-en remerciée ! Toutes les bonnes volontés sont acceptées, répondit-il avec un sourire dont il voulut envoyer la fin à Isabelle.

Mais elle se penchait déjà sur une femme enceinte qui était en train de perdre connaissance. Thibaut vit alors qu’elle n’était pas seule comme il le croyait mais que trois suivantes l’accompagnaient munies de paniers remplis de charpie, de bandes, de baumes, d’huiles et de tout ce qui pouvait servir à des premiers secours. L’une d’elles était la grosse Euphémia, et elle portait du pain et du vin qu’elle se mit à distribuer.

Tout en portant secours à la femme avec une compétence qui surprit Thibaut, Isabelle distribuait des ordres pour faire tirer de l’eau du puits et chercher de la paille afin d’établir des couchages à peu près confortables pour les plus épuisés. Elle releva soudain la tête et regarda Thibaut :

— Rendez-vous utile, mon ami ! Il faut nourrir tout ce monde et il doit bien y avoir des réserves dans ce château !

D’un signe il appela Khoda et lui posa la question. À laquelle l’esclave répondit d’un geste résigné, indiquant une porte derrière laquelle il y avait un escalier. Elle était, bien entendu, fermée à clef. Isabelle se les fit donner et se releva :

— Je vais avec vous. Je dois voir ce qu’il y a !

L’escalier ressemblait à tous les escaliers de caves : raide et glissant surtout pour les fins souliers d’une princesse. Isabelle dut s’appuyer sur Thibaut pour le descendre. Il était même si malcommode qu’en dépit de ce soutien elle manqua tomber mais son compagnon la rattrapa et ils se retrouvèrent dans les bras l’un de l’autre au bas des marches. À la sentir contre lui, le jeune homme eut un éblouissement. Sa robe de lin, du même bleu que ses yeux, était sans doute salie de poussière et de taches, mais Isabelle dégageait un délicieux parfum où se mêlaient la rose et le jasmin. En outre le corps que le vêtement protégeait de sa mince épaisseur n’était plus celui d’une fillette, mais d’une jeune femme de dix-huit ans aux délicieuses rondeurs que les mains impatientes de Thibaut venaient de découvrir. De son côté, Isabelle répondit spontanément à son baiser brûlant d’une passion trop longtemps contenue sans cesser cependant de murmurer des « non… non… » de plus en plus faibles et de moins en moins convaincus.

Le regard de Thibaut fouillait déjà la cave, cherchant ce qui pouvait ressembler, même de très loin, à un lit nuptial, quand l’écho d’une plainte lui parvint… et l’arrêta net. Isabelle avait entendu elle aussi et, tout naturellement, le couple se désunit.

— Cela vient de par là ! dit Thibaut en désignant un couloir ouvert devant eux entre des jarres d’huiles, de vins et des sacs de nourritures de toutes sortes.

Empoignant la torche qui flambait à l’entrée de la cave, il se dirigea vers le fond où il y avait une porte, en assez mauvais état à vrai dire, mais munie d’une grosse serrure neuve. La plainte venait de derrière cette porte.

— Faites attention ! Souffla Isabelle.

— Donnez-moi les clefs et prenez la torche !

Fébrilement il fit un choix dans le trousseau, cherchant celle qui pouvait convenir, en essaya deux qui ne fonctionnèrent pas et finalement trouva la bonne qui était d’ailleurs la plus neuve. Bien huilée la serrure ne se fit pas prier et la porte, basse et épaisse, s’ouvrit, libérant une odeur pénible.

— Restez là ! Intima Thibaut. Il y a peut-être une bête malade et dangereuse…

— On n’enferme pas si bien une bête, même de prix ! répondit-elle, logique, en lui rendant le luminaire.

Il se courba pour entrer, fouillant des yeux les ténèbres de ce qui n’était rien d’autre qu’un cachot, sans air ni lumière, où il lui était impossible de tenir debout. Et ce que lui montra la flamme lui arracha une exclamation horrifiée :

— Mon Dieu !

À peine couverte d’une robe en loques, une femme était recroquevillée sur de la paille pourrie qui répandait cette odeur affreuse. Un bracelet de fer soudé à l’une de ses chevilles la retenait à la muraille, mais dans l’état où était la malheureuse c’était vraiment une précaution superflue. En dehors de son corps sale, meurtri, d’une tragique maigreur et couvert de vermine, Thibaut ne vit d’elle tout d’abord que de longs cheveux noirs et emmêlés qui cachaient le visage. Elle n’avait pas paru s’apercevoir de l’entrée du jeune homme et continuait à gémir doucement.

Pris d’un pressentiment, Thibaut allait écarter les cheveux quand Isabelle, entrée derrière lui, s’en chargea :

— Doux Jésus ! C’est Ariane ! s’écria-t-elle en découvrant le mince et pâle visage couvert de meurtrissures où le sang avait séché.

Les yeux enfoncés dans le masque étaient clos, les traits creusés par la souffrance.

— Elle est sans connaissance ! Gémit Isabelle. Il faut la soigner et d’abord la sortir de là. Il doit bien y avoir une clef qui ouvre ce bracelet ?

Il n’y en avait pas : le fer était soudé, indiquant bien que la malheureuse avait été condamnée à pourrir là jusqu’à ce que mort s’ensuive. Après quoi il n’y aurait plus qu’à sceller la porte.

— Ce monstre paiera ça de sa vie ! Gronda Thibaut. J’en fais le serment par mon épée !

— Ce monstre est… votre père, mon ami, fit Isabelle avec tristesse.

— Il m’a peut-être donné la vie, mais cela n’en fait pas un père. Et j’ai juré à votre frère mourant de veiller sur Ariane. Ne bougez pas ! Je vais envoyer Khoda chercher un forgeron. Il faut d’abord couper cette chaîne. Ensuite on verra…

Mais l’Éthiopien avait disparu, sachant bien qu’il risquait, le premier, de subir la colère du chevalier. Thibaut alors se planta au milieu de la cour à présent pleine de réfugiés :

— Y a-t-il un forgeron parmi vous ?

Un homme barbu se présenta, traînant après lui un lourd sac de cuir où était sa forge et un autre plus petit où étaient ses outils.

— On m’appelle Simon d’Hisham et je viens de Jéricho.

— C’est bien. Attends-moi un instant !

Il grimpa à l’étage, trouva sur un lit une couverture de soie pourpre, la mit sous son bras et rejoignit le forgeron. Ensemble ils se rendirent à la cave où Simon n’eut aucune peine à trancher la chaîne.

— Pour le bracelet ce sera plus délicat, mais je pense y arriver sans blesser cette pauvre femme. Dans quel état, mon Dieu ! Dans quel état !

Thibaut étendit la couverture sur le sol du couloir, puis il voulut emporter Ariane pour l’y déposer. Simon protesta timidement :

— Laissez-moi faire, sire chevalier. Le contact de votre haubert pourrait lui faire mal.

Thibaut, en effet, ne quittait sa carapace de mailles que juste le temps de se laver au berquil de la citadelle. Comme tous les défenseurs de la ville, il vivait et dormait avec. Avec cette douceur que savent montrer certains hommes très forts, Simon enleva Ariane de sa couche infâme et vint l’étendre sur la somptueuse couverture où Isabelle, dont les larmes coulaient à présent, l’enveloppa avec délicatesse.

— Je la porte dans une chambre ? demanda Simon.

— Non. Nous allons l’emmener chez ma mère, à l’hôtel d’Ibelin. Il faut un médecin ! Chargez-vous d’en trouver un, Thibaut ! Moi, je montre le chemin… Je te donnerai de l’or, forgeron, pour ta peine. Surtout si tu parviens à lui ôter ce fer sans lui casser la cheville.

Abandonnant à Isabelle la suite des opérations, Thibaut prit sa course en direction de la Juiverie en priant Dieu pour que Joad ben Ezra y soit encore, chose dont il n’avait pas eu le temps de s’assurer.

L’habile médecin juif habitait toujours sa maison du Figuier, mais il n’y était pas. L’afflux de réfugiés multipliait à l’infini ses heures de travail. Cependant Thibaut le découvrit dans la rue de Josaphat, non loin de la poterne du même nom, occupé à enduire d’un baume les brûlures d’une femme qui s’était ébouillantée avec son chaudron. Il dut contenir son impatience jusqu’à ce que celle-ci soit convenablement pansée. Joad refusa de le suivre tout de suite, arguant de malades sérieux qu’il lui fallait visiter.

— Ils attendront ! décida Thibaut. Ariane l’Arménienne est en grand péril et a besoin de vous. Vous vous en souvenez, j’espère ?

— Celle que le roi Baudouin appelait son ange ? Oh oui, je m’en souviens, et j’ignorais qu’elle fût malade : on ne m’appelle plus au palais depuis la mort du mesel !

— Elle n’est plus au palais.

Chemin faisant, Thibaut expliqua de son mieux les circonstances de la découverte et l’état dans lequel se trouvait la jeune femme. Ils la rejoignirent dans la chambre d’Isabelle et Simon était encore auprès d’elle : il achevait de limer, à coups prudents et après que l’on eut protégé le pied blessé avec autant de charpie possible, le morceau de fer refermé autour de la cheville.

— J’ai préféré qu’il opère pendant qu’elle est encore inconsciente, expliqua Isabelle. Elle semble n’avoir rien senti… ou alors peu de chose.

Simon repartit avec une bourse bien garnie et bien méritée, le médecin mit tout le monde dehors, y compris Thibaut, ne gardant auprès de lui que la seule Isabelle dont il savait qu’elle pouvait lui être d’une aide efficace. Thibaut pendant ce temps alla dans le jardin saluer celle que l’on appelait toujours la reine Marie et qui était en train d’apprendre ses prières à sa plus jeune fille, Marguerite, une bambine de deux ans, la quatrième des enfants nés de son mariage avec Balian. La petite Helvis, la troisième, se tenait à leurs côtés, s’efforçant de troubler la leçon en taquinant le nez de sa petite sœur à l’aide d’un brin de jasmin. Les deux aînés, Jean et Philippe, étaient déjà remis aux mains des hommes pour commencer leur éducation chevaleresque.

Le groupe ainsi formé était charmant dans le décor fleuri de ce jardin forcément peu étendu. Le rire des petites était contagieux et Marie Comnène une mère peu sévère. Elle riait avec elles, offrant sans s’en douter une image reposante pour celui qui arrivait, les yeux encore emplis de l’affreux spectacle qu’il venait de contempler venant après ce qu’une ville prête à un siège sans merci lui montrait jour après jour.

Marie avait toujours apprécié Thibaut. Elle le reçut comme on reçoit un ami perdu de vue depuis longtemps. Elle lui présenta ses filles – habillées comme elle-même à présent à la mode franque –, puis, les ayant rendues à leur nourrice, elle n’attendit pas davantage pour poser la question que son époux n’avait pas jugé bon de formuler :

— D’où vient, sire Thibaut, que vous n’ayez point regagné le Temple et revêtu son habit ? Nous avons pourtant appris de mon cher époux que vous avez fait profession.

— Je l’avais fait, madame, mais du bout des lèvres et poussé par la nécessité sur le conseil et sous le parrainage d’un ami. À présent et surtout après ce que j’ai vu et su des agissements de celui qui en est le Maître, je ne supporte plus l’idée de lui obéir en aveugle comme le veut la Règle. Si le Temple a été grand, il ne l’est plus et j’ai décidé de prier Dieu à ma façon, désormais. En outre, j’avais juré au roi Baudouin de veiller sur la seule femme qu’il ait aimée d’amour. Aujourd’hui nous l’avons retrouvée, dame Isabelle et moi. Si elle vit, il faudra que je m’en occupe…

— Pourquoi ne serait-ce pas nous ? Ariane a vécu des années auprès de ma fille. Une véritable affection les unissait et sa place est marquée dans notre famille…

À ce moment, Isabelle se montra à l’entrée du jardin et fit signe à Thibaut de la rejoindre. Dans la salle basse où débouchait l’escalier, Joad ben Ezra attendait, la mine très sombre.

— Eh bien ? fit Thibaut.

Elle est faible et la mort n’aurait guère attendu si vous n’étiez venu à son secours… Mais je me demande si cela n’eût pas mieux valu.

— Et pourquoi s’il vous plaît ? S’insurgea Thibaut.

— Ecoutez-moi sans colère, je vous en prie, car c’est à elle que je pense. Ce qu’on lui a fait subir est abominable. Cette malheureuse a été battue, blessée, brûlée, violée à plusieurs reprises sans doute et avec une rare sauvagerie car son intimité est déchirée. Affamée aussi je pense : elle est maigre à faire peur et dans les derniers jours son gardien qui devait avoir des ordres a oublié de lui donner à boire.

— Mais enfin cela ne se peut-il réparer ?

— Si… mais en d’autres conditions. Elle est atteinte de la lèpre…

— Non !

Le cri, c’était Isabelle qui l’avait poussé en se laissant tomber sur les genoux, le visage caché dans ses mains. Thibaut, lui, crut sentir la terre vaciller sous ses pieds.

— Maître ben Ezra ! Savez-vous ce que vous dites ?

— Je ne le sais que trop ! Sire Thibaut et vous, noble dame, n’allez pas pouvoir la garder ici. Cette maison est pleine de pauvres gens qui ne demandent qu’à vivre.

— Bientôt peut-être, c’est à Saladin qu’il leur faudra adresser cette demande… Lépreuse ! murmura-t-il pour lui-même car à cet instant affreux il oubliait les autres mais les autres cependant l’entendaient. C’est impossible !… Il ne l’a jamais touchée… sauf une seule fois et il y a si longtemps !

— Cela peut suffire, souffla le médecin devinant à qui le chevalier faisait allusion. En réalité, nous ne savons pas grand-chose des moyens de transmission du mal. Par contact sans doute, mais peut-être pas uniquement. Ainsi un enfant, né de parents sains tous les deux comme l’étaient le roi Amaury et dame Agnès, peut-il en être touché. De même nous ignorons combien de temps le mal met à devenir apparent…

Il parlait, parlait à présent sans reprendre souffle comme s’il essayait de noyer dans ce flot de paroles l’horreur de cet instant. Thibaut, lui, ne l’entendait plus, rendu sourd par la colère dont se gonflait son cœur. Ainsi Ariane, torturée, écrasée, n’aurait trouvé un refuge que pour s’en voir chasser ? Dieu allait-il permettre que cette vie donnée tout entière à l’amour le plus pur s’achève misérablement dans l’abomination d’une maladrerie hors les murs à laquelle les Turcs, lorsqu’ils arriveraient, se hâteraient de mettre le feu ?

Il regarda autour de lui, aperçut dans l’escalier et aux portes des visages apeurés ; il vit Isabelle toujours à genoux et les épaules courbées, priant, les yeux clos, avec une ardeur qui blanchissait la jointure des doigts. Il entendit le silence. Un silence né de la peur et qui, déjà, rejetait aux ténèbres extérieures celle qui reposait là-haut…

Alors une immense colère, une sorte de fureur sacrée s’empara de lui. Bousculant servantes et valets, il remonta l’escalier comme une tempête, se jeta dans la chambre et resta un instant au pied du lit à regarder la malade. On l’avait abreuvée, lavée, revêtue d’une chemise blanche, et elle semblait un peu moins misérable, plus calme aussi, mais il savait trop à quelle cruauté peuvent pousser la peur et la bêtise car, sur le front débarrassé du sang séché et de la crasse, paraissant couler de la racine des cheveux noirs, deux taches brunes se montraient qui lui en rappelaient d’autres.

Que devait-il faire pour éviter l’horreur suprême à la bien-aimée de Baudouin ? La tuer là, dans ce lit ? Sa main chercha machinalement la poignée de sa dague. Mais au moment où il allait la tirer, quelque chose retint sa main, une force inconnue contre laquelle il ne pouvait rien. Et puis, soudain, comme un torrent de lumière, une idée folle, sublime, insensée mais tellement digne de la belle histoire d’amour dont ne restait que ce pauvre vestige humain !

Se penchant sur le lit, il enleva à la fois Ariane et le drap posé sur elle dont il l’enveloppa. Elle pesait si peu et ses forces à lui se décuplaient. Il l’emporta jusqu’à l’escalier.

— Arrière, vous tous ! Tonna-t-il en dévalant les marches.

— Thibaut ! cria Isabelle. Que prétendez-vous faire ?

Il traversait déjà la cour et ne répondit pas. Alors, elle se lança à sa suite, ramassant ses robes pour ne pas se laisser distancer. L’un derrière l’autre, ils remontèrent la rue coupée de marches qui montait au Saint-Sépulcre sans trébucher une seule fois dans les ombres du crépuscule. En face de cette charge furieuse, tous s’écartaient, se signaient, puis, la première surprise passée, se précipitaient derrière eux, avides de voir ce qui allait arriver.

Devant la basilique, il y avait des gens à genoux et Héraclius qui leur délivrait une quelconque homélie. Voyant ce groupe impétueux se ruer vers l’entrée, le Patriarche voulut s’interposer.

— Arrière ! hurla de nouveau Thibaut. Laisse-moi passer, prêtre sans foi, et j’oublierai pour un temps que tu as fait assassiner Guillaume de Tyr !

Dans la course, le drap avait glissé, découvrant le visage d’Ariane qu’éclaira un dernier rayon de soleil.

— Mais cette femme est… meselle ! balbutia le Patriarche affolé. Où prétends-tu l’emmener ?

— Là où elle doit aller. Place, Patriarche ! Ou crains la colère de Dieu sinon la mienne !

L’échine un peu courbée, l’œil dilaté comme un fauve face au dompteur, Héraclius recula et, derrière lui, s’ouvrit docilement la chaîne des chanoines et des diacres qui fermait l’entrée. D’un pas devenu soudain solennel, Thibaut pénétra dans l’église, fit une génuflexion sans que ses bras faiblissent, puis, tournant le dos à l’Anastasis, il gagna l’escalier menant à la crypte où reposaient les rois de Jérusalem. Comme le tombeau du Christ, elle était éclairée jour et nuit mais plus modestement : deux gros cierges de cire de chaque côté de la sépulture de Baudouin IV auprès de laquelle se voyait celle, si petite, de l’enfant de Sibylle. Sans hésiter, Thibaut déposa doucement son fardeau sur la dalle de marbre turquin où les deux flammes jaunes allumaient des profondeurs étranges, puis, tombant à genoux, il se courba jusqu’à ce que son front vînt toucher la pierre froide.

— Me voici, mon roi ! murmura-t-il si bas que nul ne l’entendit, même pas Isabelle agenouillée à présent de l’autre côté du tombeau. Et voici celle qui t’a tant aimé jusqu’à souhaiter mourir avec toi du plus affreux des maux. Et me voici, moi, ton féal à qui tu l’avais confiée et qui n’a pas su veiller sur elle. Alors je te l’apporte pour que toi tu en prennes soin et me dises, s’il plaît à Dieu, ce que doit être son sort. Et je vais prier, prier et prier encore jusqu’à ce que j’entende ton souffle à mon oreille ! In nomine Patris et Filii et Spiritus Sanctus…

Et Thibaut pria. Longtemps. Le temps coulait sans qu’il s’en aperçût tant était fervente la supplication qu’il adressait au Seigneur crucifié et ressuscité et au Père de tous les vivants. Et rien ne venait. Celui qui dormait là ne l’entendait pas sans doute car la voix espérée ne résonnait pas dans la tête du chevalier. Sa prière se fit plus ardente, plus pressante. Il voulait prier jusqu’à son dernier souffle s’il le fallait… Et soudain il entendit une voix toute proche, mais c’était celle d’Isabelle :

— Regardez !

Sur le glaçage bleu sombre du tombeau les flammes des cierges faisaient vivre l’étroit visage immobile sur lequel toute trace avait disparu et surtout les tragiques marques brunes. La peau du front était à nouveau de pur ivoire et les mains croisées sur la poitrine bien nettes.

N’en croyant pas ses yeux, Thibaut releva la tête et son regard rencontra les yeux émerveillés d’Isabelle que des larmes de joie faisaient étinceler comme deux étoiles bleues.

— Loué soit le Seigneur ! Souffla-t-elle. Le mal a disparu ! Dieu a permis qu’au tombeau de son serviteur Baudouin, celle qu’il aimait soit délivrée de la lèpre. Elle est guérie ! Guérie !

Triomphant, le cri résonna sous les voûtes, s’enfuit vers l’envolée des marches où s’entassaient les desservants de la basilique. L’un d’eux le reprit, puis un autre et encore un autre. Cela devint une clameur célébrant le miracle insigne et la gloire de Dieu… un alléluia immense qui emplit l’église, déborda sur le parvis et galvanisa la foule en prière. À tel point que le Patriarche fit fermer en grande hâte les portes de bronze du Saint-Sépulcre pour empêcher la ruée vers les tombeaux, puis descendit lui-même à la crypte. Ce qu’il vit le laissa bouche bée : la princesse Isabelle et le bâtard de Courtenay, rayonnants de joie, se penchaient sur la lépreuse de tout à l’heure dont il était évident qu’une incroyable grâce venait de lui être accordée. Ils l’aidaient à descendre du tombeau, mais il fut vite flagrant qu’elle était encore trop faible pour se tenir debout et Thibaut l’enleva dans ses bras pour la remonter à l’air libre. Alors Héraclius s’avança :

— J’ai fait fermer les portes afin d’éviter que le peuple ne se répande ici. Vous allez sortir…

— Nous allons sortir par l’entrée principale, coupa Thibaut trop heureux pour se montrer agressif. Une telle manifestation de la puissance de Dieu ne se cache pas. Le peuple a le droit de voir. Surtout à une heure où le péril s’approche de lui.

Trop troublé pour objecter quoi que ce soit, Héraclius donna l’ordre demandé et Thibaut portant Ariane et suivi d’Isabelle parut au seuil à présent éclairé par des dizaines de torches. La clameur reprit, puis s’éteignit soudain comme une chandelle que l’on souffle, et ce fut au milieu d’une foule à genoux que les jeunes gens traversèrent la place au bout de laquelle ils trouvèrent Balian d’Ibelin dont le visage fatigué brillait de joie lui aussi.

— Une guérison miraculeuse ! Exhala-t-il. C’est inespéré et cela va conforter les courages de tous. Ils vont en avoir besoin…

— Le Seigneur fera peut-être un autre miracle ? avança Isabelle.

— Peut-être, après tout ? En ce cas, il faudrait que ce soit bientôt. Les guetteurs signalent des incendies autour de la ville.

Toute la nuit, le peuple de Jérusalem se massa aux abords du Sépulcre, avec des chants d’espérance et de grandes prières. Mais quand le jour se leva, il éclaira l’armée de Saladin qui, avec ses fortes troupes et ses machines de siège, prenait position en vue des remparts…

L’heure du combat approchait mais tous, à présent, s’y préparaient avec un courage renouvelé…


Ce fut le lendemain seulement qu’Ariane, ramenée à l’hôtel d’Ibelin en dépit des protestations du Patriarche qui prétendait l’installer chez les Hospitalières, put retracer pour Isabelle et Marie ce qu’avait été son calvaire aux mains de Courtenay. Elle dit comment, les premiers jours, il l’avait attachée à son lit pour assouvir encore et encore un désir monstrueux qui semblait renaître dès qu’il s’apaisait. Cela avec le maximum de brutalité et une sorte de rage destructrice qui n’avait pas le moindre rapport avec l’amour. Et puis, quand il avait obtenu le gouvernement d’Acre, il l’avait enchaînée dans le caveau en donnant à Khoda des ordres précis. La captive ne devait être nourrie que juste ce qu’il fallait pour la garder en vie sans lui accorder le moindre soin : Courtenay voulait la retrouver encore capable de souffrir quand il reviendrait. Mais si la ville était menacée, Khoda ne rouvrirait plus la porte du cachot, laissant la prisonnière mourir de soif et de faim. Quand on l’avait recueillie, Ariane ne se rappelait plus depuis combien de temps elle n’avait pas revu l’Ethiopien…

— Mais enfin, il y a quelque chose d’incompréhensible. On disait que le Sénéchal craignait les maladies au point de faire collection de tous les remèdes dont il entendait parler et entretenait même un apothicaire pour son seul usage. Comment se fait-il qu’il t’ait violée à plusieurs reprises, toi qui étais meselle ?

— Je ne l’étais pas quand il s’est emparé de moi. C’est lui qui m’a infectée. Le mal est en lui depuis longtemps… même s’il a mis plusieurs années avant de se manifester.

— Ainsi cette malédiction dont a tant souffert mon frère bien-aimé lui venait des Courtenay ?

— Ce n’est pas ce que pensait le Sénéchal. C’est moi et nulle autre qui, selon lui, étais la cause première quand, la nuit du mariage de la reine Sibylle, il m’a attaquée dans un couloir du palais. Souvenez-vous, madame, je venais de vivre le seul instant d’amour charnel que m’ait donné mon roi et mon sang avait coulé…

— Et tu aurais transmis le mal de mon frère sans en être atteinte toi-même ? Allons donc ! Je croirais plutôt qu’elle lui est venue d’une des nombreuses femmes qu’il a mises dans son lit. Quand le mal n’est pas apparent, comment savoir ? Tous les mesels ne sont sans doute pas en ladrerie…

Cependant, il se pouvait que Courtenay ait eu raison. Lorsqu’Isabelle rapporta à Thibaut ce que lui avait dit Ariane, il se souvint alors des plaintes que Marietta émettait parfois touchant sa réserve d’huile d’encoba rapportée de Damas et qui diminuait d’inexplicable façon. Jamais on n’avait réussi à prendre le voleur, mais à la pensée que, ce faisant, Jocelin de Courtenay abrégeait la vie du roi, le bâtard sentait croître sa haine :

— Pour cela et ce qu’il a fait à Ariane, je le tuerai de mes mains si le Dieu de vengeance le met sur mon chemin !

— Vous seriez parricide, Thibaut ! C’est péché mortel… et puni du bûcher sur cette terre.

— Que m’importe ? Dieu qui voit mon âme sera compatissant.

— Mais à moi il importe beaucoup, mon ami, murmura Isabelle. Que deviendrais-je si vous disparaissiez à jamais ?

— Cela veut dire que vous m’aimez toujours ? Oh, ma douce dame, dites-le-moi par grâce !

— Je n’en ai pas le droit. Mon époux est captif, en péril de mort peut-être et ce serait le rejeter. Il ne le mérite pas car, s’il n’est pas un preux, il est doux, tendre, dépourvu de toute méchanceté et il m’aime grandement.

— Vous lui avez donc pardonné sa… dérobade ?

— Comment faire autrement ? Il pleurait tant et tant que j’en ai eu pitié. Alors… non, mon chevalier, je ne vous dirai pas que je vous aime… même si c’est vérité ! ajouta-t-elle en lui tendant une main qu’il baisa impétueusement avant de repartir au pas de course.

En allant rejoindre Balian sur le rempart nord, Thibaut se sentait des ailes…


Face à Jérusalem, Saladin était resté un long moment en méditation devant la beauté de cette ville – la troisième de l’Islam ! – que dorait tendrement le soleil adouci du début de l’automne. Il ne souhaitait pas la détruire, mais seulement la vider de tous ces chrétiens impurs pour qui elle était l’image du royaume céleste. Alors il fit parvenir un message à ses défenseurs : s’ils se rendaient à merci, lui, Saladin, épargnerait les vies et les biens des habitants. Depuis sa victoire aux Cornes de Hattin, il agissait en effet – quand il se trouvait là en personne, ses émirs se comportant de toute autre façon ! – en vainqueur magnanime. Il traitait avec mansuétude les populations conquises, surtout celles d’origine grecque ou syrienne, afin de leur faire comprendre qu’il venait vers eux en libérateur. Ils n’avaient donc rien à craindre de lui pour leurs vies ou leurs biens. Et naturellement, les Grecs se prononcèrent aussitôt pour la reddition. Ce que voyant et peu désireux de garder des gens susceptibles de le frapper dans le dos, Balian les rassembla avec leurs biens et les fit conduire hors les murs. Marie Comnène étant grecque d’origine, Saladin lui écrivit pour lui proposer de se mettre sous sa protection avec ses enfants, mais elle refusa de quitter l’époux qu’elle aimait toujours tendrement.

Cela fait, le siège commença et il fut vite évident qu’il serait dur. Saladin voulait récupérer ses lieux saints : le Haram es-Sherif (le dôme de la Roche) et La Lointaine. Les Francs eux entendaient défendre une ville qui, pour eux, n’était pas la troisième, mais la première, l’unique, le réceptacle trois fois saint du tombeau de Jésus. Ils ne se rendraient pas sans résistance, même s’ils n’étaient qu’un peu plus de six mille combattants – dans une ville qui avant Hattin comptait environ cent mille habitants ! – contre une multitude. Mais ils avaient la foi chevillée au cœur et les Turcs s’en aperçurent.

Avant même que les bannières du Prophète ne surgissent dans les monts de Judée, Balian d’Ibelin et son monde n’étaient pas restés inactifs. Les fossés avaient été recreusés, les portes renforcées, des pierriers et des mangonneaux dressés sur les remparts où s’accumulaient quartiers de rocs, bûches et chaudrons pour l’huile bouillante, et les accès les plus larges considérablement rétrécis. Les femmes prêtaient main-forte et aussi les enfants. Au chant des cantiques, chacun se démenait de son mieux pour la survie de sa cité.

Ce fut un siège assez court – quinze jours –, mais d’une rare violence. Saladin avait mis en batterie deux grosses machines auxquelles répondaient celles des remparts. Les Francs tenaient bon et, sur plusieurs points, passèrent même à la contre-attaque. Le sultan, un moment, conçut un doute pour le succès de son expédition : ces gens étaient vraiment habités par cette foi capable de soulever des montagnes. En outre, on disait qu’un miracle s’était produit, ce qui est bien le meilleur des encouragements. On pouvait d’ailleurs voir, sur les murailles, des prêtres brandissant la croix au mépris du danger pour conforter les courages.

Ce ne fut, hélas, qu’un instant. Les sapeurs égyptiens de Saladin qui travaillaient à l’abri des machines de siège réussirent à ouvrir une brèche dans la muraille. Alors les chefs des défenseurs conçurent un projet aussi hardi que désespéré : tenter une sortie en masse, à la faveur des ténèbres, afin de s’ouvrir un passage ou mourir les armes à la main.

Héraclius s’interposa. En dépit des chocs produits sur ce prêtre à peu près incroyant par la mort d’Agnès et le miracle, ils ne l’avaient pas changé au point de lui faire désirer la palme du martyre. Comme tous les lâches, il trouva de bons arguments : la sortie laisserait sans défense les non-combattants, surtout les enfants, que Saladin ne manquerait pas de convertir à l’islam, donc de perdre leurs âmes.

Balian se résigna à demander une entrevue au sultan et se rendit à son camp flanqué du seul Thibaut et de son chroniqueur Ernoul. Il venait offrir la reddition de la ville contre la libre sortie de ses habitants.

Une première surprise attendait les ambassadeurs quand ils furent sous la grande tente jaune : le sultan usait d’un interprète, et cet interprète n’était autre qu’Onfroi de Toron, le si peu vaillant mais très cultivé époux d’Isabelle. Et en passant par sa douce voix, la réponse de Saladin prit une si étrange résonance qu’agacé il acheva lui-même son discours qui était un refus ; il voulait la reddition à merci et ajouta :

— Je ne me conduirai pas envers vous autrement que vos pères envers les nôtres qui ont été tous massacrés ou réduits en esclavage.

S’efforçant de maîtriser sa colère, Balian d’Ibelin répondit :

— En ce cas, nous égorgerons nous-mêmes nos fils et nos femmes, nous mettrons le feu à la ville ; nous détruirons le Temple et tous les sanctuaires qui furent aussi les vôtres. Nous massacrerons les cinq mille captifs musulmans que nous détenons ainsi que les bêtes de somme, puis nous sortirons en masse et soyez certains qu’aucun de nous ne tombera sans avoir abattu au moins l’un d’entre vous. Alors tu pourras entrer dans Jérusalem, sultan, mais elle ne sera plus qu’un monceau de ruines baignée dans le sang.

Le silence, à cet instant, pesa le poids de milliers de vies humaines. Dans les deux camps chacun retenait sa respiration. Puis, d’une voix qui avait retrouvé tout son velouté, Saladin soupira :

— J’ai peut-être le moyen de t’amener à composition, si tu aimes ton Dieu comme tu le prétends…

Il frappa dans ses mains et aussitôt un rideau se souleva pour livrer passage à un grand mamelouk élevant dans ses deux mains le chef-d’œuvre d’or ciselé contenant le bois du supplice du Christ : la Vraie Croix était devant les chefs francs.

Thibaut retint un cri de stupeur tandis que, d’un même mouvement, quasi machinal tant il était pour eux habituel et naturel, lui et ses deux compagnons mettaient genou en terre. Des larmes de douleur leur vinrent qu’ils refoulèrent de toutes leurs forces, car c’était pour eux un coup terrible tant ils étaient sûrs que leur divin symbole avait été bien caché. Le cœur de Thibaut battait à se rompre tandis que son visage brun devenait couleur de cendre.

— Je te la rends contre la ville ! dit Saladin avec un grand calme. Tu peux la prendre et partir où tu veux avec ceux qui t’accompagnent. Sois sans crainte, je prendrai soin de ton épouse et de tes enfants qui seront conduits en sûreté auprès des leurs.

Mais déjà Balian était debout, tremblant de tous ses membres tant l’heure lui était cruelle. Cependant son regard sombre, scintillant de larmes était ferme et résolu comme sa voix même :

— On te dit homme de foi, craignant ton Dieu et le mettant au-dessus de toutes tes actions, de toutes tes pensées. Le marché que tu m’offres est pour moi insoutenable. Voir la Croix sainte entre tes mains est une trop grande douleur pour moi. Si tu as l’âme aussi noble que certains le prétendent, tu n’en feras pas l’objet d’un marché qui me déchire…

Saladin allait répondre quand Thibaut se fit entendre :

— Accordez-moi un instant, sire Balian…

On le laissa approcher de la grande croix d’or sertie de pierres. Il se remit d’abord à genoux puis, après l’avoir examinée un moment, il se releva :

— Apaisez-vous, Balian d’Ibelin. Vous n’aurez pas à mettre en balance votre foi et votre honneur. Ceci n’est pas la Vraie Croix !

Aussitôt Saladin réagit :

— Tu ne manques pas d’audace, chien d’infidèle. Tu oses m’accuser de mensonge ?

— Non. Il se peut que tu aies été toi-même abusé… par un de tes émirs désireux de te plaire.

— Aucun n’oserait. Et toi, qu’est-ce qui te permet d’affirmer pareille sottise ?

— Le simple fait que je connais bien la Vraie. Pendant des années, depuis que je suis en âge de porter l’épée et la lance, je l’ai suivie de près dans le sillage du roi Baudouin qu’elle précédait en cas de péril pour le royaume, et il n’a été vaincu que le jour où elle n’était pas là ! Après sa mort, je l’ai revue de plus près encore puisqu’il m’est arrivé d’être commis à sa garde immédiate…

— Et alors ?

— La réputation des orfèvres damasquins n’est plus à faire, seigneur, et ils ont produit là une œuvre admirable. L’or employé est le plus pur. Perles et pierres, sont de qualité. Seulement cet or justement est trop neuf, trop net : celui de la Vraie Croix porte des petites bosses et de légères égratignures. En outre, le renflement du fût qui permet de la porter est orné de trois rubis et de trois topazes d’un doré profond ; je ne vois ici que des rubis. Que devons-nous conclure, seigneur ?

— Que tu es habile, chevalier. Ce n’est pas la première fois que je m’en aperçois, mais je te crois honnête : es-tu prêt à jurer, sur ton honneur et le salut de ton âme, que tu as dit la vérité ?

Les yeux dans ceux du sultan et son poing ganté d’acier sur son cœur, Thibaut jura :

— Sur le salut de mon âme, mon honneur et ma foi, je jure que cette croix n’est pas celle au pied de laquelle j’ai si longtemps combattu !

La poitrine oppressée de Balian se dégonfla en un profond soupir de soulagement tandis que, du geste, Saladin faisait remporter la croix. Ce qu’il venait d’entendre, comme la résolution farouche de Balian, le plongea un moment dans un silence que nul ne s’avisa de rompre. Enfin il donna sa décision : les chrétiens de Jérusalem pourraient racheter leur vie moyennant dix besants d’or par homme, cinq pour les femmes et un pour les enfants. Balian alors reprit :

— Certes, beaucoup pourront payer, mais pas tous. Il y a beaucoup de pauvres gens incapables de trouver une telle somme. Aussi toutes ces femmes, ces enfants qui n’ont plus rien parce que vous avez tué ou pris leurs protecteurs naturels.

— Soit. La ville devra donc payer cent mille besants pour le rachat de vingt mille de ces malheureux… Je ne descendrai pas en deçà.

Il fallut bien s’en contenter. Satisfait malgré tout de ce qu’il avait pu sauver, Balian se disposait à regagner Jérusalem quand le sultan le pria de bien vouloir patienter un instant : il souhaitait s’entretenir quelques minutes avec son compagnon. Il accepta avec un haussement d’épaules, refusant les rafraîchissements qu’on lui offrait en disant qu’il préférait attendre au-dehors.

— Prétends-tu toujours être en mesure de me livrer le Sceau ? demanda Saladin. Tu n’es pas allé le chercher en quittant Tibériade.

— Comment le sais-tu, seigneur ?

— Vous avez été suivis, toi et ton ami. J’avais donné ordre qu’on vous laisse assez de liberté pour que vienne la tentation de fuir.

— Pourquoi l’aurais-je fait ? Cet objet ne m’importe pas à moi, dès l’instant où je ne peux plus obtenir en échange la liberté pour Jérusalem.

— Qu’en sais-tu ?

— N’essaie pas de me leurrer, grand sultan ! Il y a trop longtemps que tu veux la Ville sainte pour la lâcher maintenant. J’ai raison ?

— Tu as raison. Pourtant ce m’est une douleur de savoir que par ta seule obstination, je ne peux glisser à mon doigt le Sceau du Prophète – loué soit son nom jusqu’à la fin des temps !

— Et moi ce m’est une douleur plus grande encore de voir s’écrouler sous tes coups le plus beau royaume de la Terre auquel j’ai voué ma vie et qui est mon pays. Ce qui n’est pas ton cas puisque tu es kurde. Penses-y, seigneur, cela te consolera de laisser t’échapper l’infime parcelle de pouvoir dont tu rêvais encore. Tu es empereur ; tu n’as pas besoin d’être pape !

Et sans que Saladin tente seulement de s’y opposer, il rejoignit Balian. Revenu derrière les remparts, celui-ci réunit les chefs des quartiers, les Templiers et les Hospitaliers, comptant sur les trésors des deux ordres pour payer les cent mille besants des pauvres gens, mais il s’aperçut que ce ne serait pas si facile : en dépit de leur richesse certaine, ils prétendirent être incapables de réunir pareille somme. Tout ce que l’on réussit à obtenir d’eux fut de quoi libérer sept mille personnes. Ni ordres ni prières n’y firent rien. Et comme Balian qui, lui, donnait tout ce qu’il avait se laissait aller à la colère, Thibaut émit l’idée que, pour les Templiers, la plus grande partie de leur trésor pouvait bien avoir déjà quitté Jérusalem.

— Il est, dit-il, des moyens de sortir du Temple sans passer par les portes et sans être vu de quiconque… Le trésor est loin, j’en jurerais !

Cette certitude s’appuyait sur une excellente raison : pas une seule fois, durant le siège, il n’avait aperçu Adam parmi ceux des frères qui se battaient aux remparts ; et quand, une fois dictées les conditions de Saladin, il se rendit à la maison chevetaine pour demander à lui parler, les sergents du poste de garde, qui ne le connaissaient d’ailleurs pas, lui dirent que frère Adam et deux autres frères avaient quitté le Temple dès avant l’arrivée des Turcs pour conduire à la côte un groupe d’habitants de la ville qui souhaitait s’en éloigner et tenter de gagner les ports encore libres de la côte syrienne ou peut-être aller jusqu’à Byzance.

Pourquoi pas l’Occident ? pensa Thibaut. Il ne voyait pas bien, en effet, ce qu’Adam pourrait aller faire chez des gens aussi peu sûrs depuis la mort de l’empereur Manuel. En revanche, il le voyait très bien mettre à couvert le trésor du Temple sous couleur d’escorter des fugitifs. Et pourquoi donc les Tables n’en feraient-elles pas partie ?

Mission remplie, Adam devait à cette heure voguer sur les mers en direction de la Provence d’où il rejoindrait sa Picardie natale. Mais même si Thibaut reconnaissait que son ami avait tout fait pour l’entraîner à sa suite, il n’en éprouvait pas moins une profonde tristesse en pensant qu’il ne le reverrait sans doute plus. Cette pensée était aussi douloureuse que s’il venait de perdre un frère. Peut-être même davantage !

En attendant, on réunissait le plus d’or possible pour racheter le plus possible de chrétiens. Quant à Saladin, il tenait ses promesses. Une escorte fut envoyée à Marie Comnène, à sa fille Isabelle et à ses autres enfants pour les accompagner d’abord chez le sultan où ils furent accueillis avec honneur, ensuite jusqu’à Tyr qui était, sur la côte méditerranéenne, le seul refuge possible, avec Tripoli et le port de Saint-Siméon, qui desservait Antioche. En outre, il donna des ordres sévères pour que les principales artères fussent gardées par ses troupes qui avaient défense formelle de molester quiconque ou de se livrer au pillage. Ensuite, permission fut donnée aux Hospitaliers de rester dans la ville encore un an afin de soigner les malades. Le Saint-Sépulcre serait confié aux Grecs et aux Syriens.

Vint enfin le jour où Saladin fit son entrée dans Jérusalem au cœur d’un silence profond, qui éclata en cris de douleur mêlés aux cris de joie des Musulmans quand le sultan fit abattre la grande croix dorée au sommet du Temple avant de faire laver, à l’eau de rose, le Dôme de la Roche qui redevenait le Hiram Es-Chérif. Puis il alla s’installer à la citadelle tandis que ceux qui voulaient partir étaient autorisés à le faire.

Toutes les portes de Jérusalem avaient été fermées. Seule demeurait ouverte la porte de David…

On vit alors s’avancer Héraclius, premier du cortège comme il se devait pour le Patriarche. Le clergé séculier ou régulier le suivait… et ses bagages qui étaient d’autant plus importants qu’il emportait les vases sacrés, les orfèvreries, les tapis et tout le trésor du Saint-Sépulcre. Saladin, qui regardait la scène du haut des remparts, aurait pu s’y opposer : il n’en fit rien.

Vint ensuite Balian d’Ibelin en tête de la noblesse franque et des notables. Raidi dans sa volonté de rester fier et ferme, il menait son cheval d’une seule main, l’autre tenant la bannière des rois de Jérusalem qui ne flotterait plus sur la tour de David. Thibaut de Courtenay et Ernoul de Gibelet chevauchaient à la croupe de son cheval, puis tous les autres derrière eux, montés ou non. Et tous s’efforçaient de faire bonne figure, mais la douleur était trop grande et bien des femmes pleuraient sur ce qu’elles laissaient et sur ceux qui restaient, voués sans doute à l’esclavage parce qu’ils n’avaient pas été rachetés. C’était à eux surtout que pensait Thibaut tandis qu’il entamait ce chemin si souvent parcouru. À eux et à Ariane qu’il avait bien fallu conduire chez les Hospitalières où elle voulait toujours faire profession. Rester proche du tombeau de Baudouin était tout ce qu’elle désirait. Il n’était pas certain de la revoir un jour, mais il savait que sa présence de miraculée allait être d’un grand réconfort aussi bien pour sa communauté que pour les malades confiés à ses soins… Même sachant Isabelle hors de danger par la protection de Saladin et avec elle Marietta qu’il lui avait confiée, Thibaut se sentait l’âme lourde et pleine d’une rage qui lui serrait la gorge. Saladin était là-haut, dans le palais de Baudouin, dans l’appartement de Baudouin peut-être ou sur la terrasse, regardant l’immense et pitoyable cohorte de ceux qu’il chassait, même s’il les laissait emporter quelques miettes ! Certains restaient comme ceux de la Juiverie, comme Joad ben Ezra, blanchi par le chagrin, qui l’avait embrassé en pleurant. Il y avait surtout les morts que Thibaut avait aimés et dont les corps, privés de la Croix, demeuraient captifs aux mains des Musulmans : les rois, les reines, les parents – comme sa tante Elisabeth, morte à Béthanie peu avant son retour de Hattin, reposant avec les autres abbesses dans la chapelle vide qui, demain peut-être, serait violée. Les quelques nonnes réfugiées dans la ville durant le siège devaient être perdues dans cette énorme foule… Et le regard de Thibaut, brouillé par les larmes, caressait une dernière fois les ravins, les croupes, pelées à présent, des collines où tant de fois il avait chassé, couru, galopé à la queue noire et ondoyante de Sultan… l’étalon sans pareil que Le Dru, son palefrenier, avait tué de sa main pour qu’il ne tombe pas sous les griffes du Sénéchal, avant de se donner la mort à lui-même.

Et pourtant, le soleil brillait sur la Cité sainte à jamais perdue peut-être, aussi largement en cette heure cruelle qu’aux plus beaux moments de liesse, inconscient des souvenirs qu’il réveillait, des blessures qu’il ravivait.

C’était le 2 octobre 1187, jour de la fête des Anges, l’an 583 de l’hégire, et Jérusalem n’avait plus de roi ! Ceux qui partaient ne voulaient plus croire qu’il en existât encore au monde puisque aucun n’était venu à leur secours.

Et pourtant régnaient alors Isaac l’Ange, empereur de Byzance, Frédéric Barberousse, empereur d’Occident, Philippe Auguste, roi de France, et Henri II, roi d’Angleterre…

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