Chapitre 2

La grille d'or du « tabernacle » et ses rideaux de brocart cramoisi séparaient le paradis de l'enfer. Dès qu'Angélique fut sortie sur le château-arrière, le vent lui souffla au visage l'odeur nauséabonde de la chiourme. Au-dessous d'elle, la masse rouge des forçats ployait et se redressait, d'un mouvement lent et monotone, dans un balancement régulier, perpétuel, à donner le vertige.

Le duc de Vivonne tendit la main à son invitée pour l'aider à descendre quelques marches, puis s'engagea, en la précédant, sur la coursive. C'était une longue jetée de bois, traversant presque toute la longueur du navire. De chaque côté se creusaient les fosses empuanties où s'alignaient les bancs des galériens. Là, plus de vives couleurs ni de dorures. Il n'y avait que le bois grossier des banquettes où les forçats étaient enchaînés par quatre.

Le jeune amiral s'avança à pas lents, cambrant le mollet qu'il avait fort beau dans un bas rouge à baguettes d'or, et posant avec soin sa fine chaussure au talon recouvert de peau incarnate sur le plancher visqueux. Son habit était bleu et fort brodé, avec de grands revers rouges et une épaisse ceinture blanche à franges d'or autour de la taille, son jabot et ses manchettes, de précieuses dentelles, son chapeau si riche en plumes qu'il donnait, sous le vent, l'impression d'un nid plein d'oiseaux prêts à prendre leur vol. Il s'arrêtait, inspectait minutieusement. Il fit halte près du « fougon », qui était l'emplacement où se faisait la cuisine de la chiourme, sise au milieu de la galère à bâbord. Suspendus au-dessus d'un petit foyer deux grands chaudrons fumaient, contenant la maigre soupe de tubercules et le ragoût de fèves noires, nourriture habituelle des forçats.

Vivonne goûta la soupe, la trouva affreuse et prit la peine d'expliquer à Angélique qu'il avait apporté au fougon des améliorations personnelles.

– L'ancien système pesait cent cinquante quintaux. C'était instable et, à l'occasion d'un coup de mer, il n'était pas rare que les plus proches forçats fussent ébouillantés. J'ai fait alléger et abaisser tout cela.

Angélique approuva d'un signe de tête vague. L'odeur nauséabonde de la chiourme, à laquelle se joignait maintenant celle, peu appétissante, de la soupe, commençait à avoir raison de son pied marin. Mais Vivonne, très heureux de sa présence et fier de son bateau, ne lui fit grâce de rien. Il lui fallut admirer la beauté et la solidité des deux barques de secours, la « felouque » de belle taille et le « caïque » plus petit, approuver la disposition heureuse des petits canons pierriers sur les plats-bords.

Les soldats de la marine n'avaient pour se tenir pendant la traversée que ces plats-bords étroits au-dessus de la chiourme, à côté de leurs canons. Il n'y avait guère de place et il fallait se tenir tout le jour accroupi ou assis, sans trop bouger, afin de ne pas compromettre l'équilibre du lourd navire. Ces hommes n'avaient d'autres distractions à leur portée que d'injurier les forçats dans leur trou ou de héler les argousins et les comités. La discipline était dure à maintenir.

Vivonne expliqua encore que la chiourme se divisait en trois postes, dirigés chacun par un comité. En général, deux postes ramaient tandis que le dernier était au repos. Les rameurs étaient recrutés parmi les prisonniers de droit commun et les prisonniers étrangers.

– Il faut être très fort, et le fait d'être un assassin ou un voleur ne vous donne pas d'office les biceps nécessaires. Les condamnés qu'on nous envoie des prisons meurent comme des mouches. C'est pourquoi il y a aussi des Turcs et des Maures.

Angélique considéra une travée de gens à grandes barbes blondes dont la plupart portaient au cou des crucifix de bois.

– Ceux-là ne paraissent guère Turcs et ce n'est pas un croissant qu'ils ont sur la poitrine.

– Ils sont Turcs par le hasard des conquêtes. Ce sont des Russes, que nous achetons aux Turcs : ce sont d'excellents rameurs.

– Et ceux-là, avec une barbe noire et un énorme nez ?

– Ce sont des Géorgiens du Caucase, achetés aux chevaliers de Malte. Et voici de vrais Turcs. Ceux-là sont volontaires. Nous les embauchons à cause de leur force exceptionnelle, comme chefs de rame. Ils maintiennent la discipline pendant la vogue.

Angélique voyait se ployer les échines sous leurs livrées rouges. Puis les hommes se rejetaient en arrière, livrant leurs faces blêmes ou barbues, à la bouche ouverte sous l'effort. Et plus encore que l'odeur dense et irrespirable, faite de sueur et d'immondices, elle percevait le regard de loup des condamnés, dévorant cette femme qui passait au-dessus d'eux comme une apparition dans le soleil.

Ses atours couleur de printemps étincelaient et la brise remuait les plumes de son grand chapeau. Un coup de vent plus violent souleva sa jupe et le lourd ourlet brodé vint frapper en plein visage un forçat qui se trouvait au bord de la coursive. Il eut un brusque mouvement de tête et saisit l'étoffe à pleines dents.

Angélique cria d'horreur, tirant sur sa jupe. Les forçats éclatèrent d'un rire sauvage. Un argousin se précipita, le fouet haut et fit tomber une grêle de coups sur la tête du misérable. Mais il ne lâchait pas prise. Sous son bonnet vert des « perpétuels », une tignasse hirsute cachait à demi la luisance d'un regard noir qui dévorait Angélique, à la fois hardi, féroce, d'un si intense appel qu'elle se sentit fascinée. Un choc l'ébranla toute, la fit pâlir. Son sang se retira du visage. Ce regard de loup avide et moqueur ne lui était pas inconnu. Deux autres gardiens avaient sauté dans la chiourme ; ils empoignèrent l'homme, lui meurtrirent la face à coups de gourdin, lui cassèrent les dents, le rejetèrent enfin, couvert de sang sur son banc.

– Faites excuse, monseigneur ! Faites excuse, madame, répétait le comité responsable du poste. C'est le pire de tous, une forte tête, un meneur. On ne sait jamais ce qu'il nous prépare.

Le duc de Vivonne était fou de colère.

– Vous l'attacherez sur le beaupré, une heure. Quelques plongeons dans l'eau salée le calmeront.

Il entoura d'un bras la taille de la jeune femme.

– Venez, chérie. Je suis au regret.

– Ce n'est rien, fit-elle en se ressaisissant. Il m'a fait peur. Maintenant, c'est passé. Ils s'éloignaient.

Un appel rauque jaillit de la chiourme :

– Marquise des Anges !

– Qu'a-t-il dit ? demanda Vivonne.

Angélique s'était retournée, livide.

Au ras de la coursive, deux mains chargées de chaînes se glissaient comme des serres vers ses pas. Et dans la face tuméfiée, hideuse qui jaillissait, soudain elle ne voyait plus que ses yeux noirs, revivant du fond du passé.

« Nicolas ! »2

*****

L'amiral de Vivonne la soutint jusqu'à l'abri de la tente à l'arrière.

– J'aurais dû me méfier de ces chiens. Certes, l'homme n'est pas beau à contempler de la coursive d'une galère. Ce n'est pas un spectacle pour les dames. Pourtant, en général, mes belles amies en sont assez friandes. Je ne t'aurais pas crue si sensible.

– Ce n'est rien, répéta faiblement Angélique.

Elle avait envie de vomir. Comme Flipot tout à l'heure lorsque avec un mélange de peur et d'horreur l'ancien mion de la Cour des Miracles avait reconnu Nicolas Calembredaine, l'illustre bandit du Pont-Neuf, que l'on croyait mort depuis l'échauffourée de la foire Saint-Germain et qui, depuis près de dix ans, purgeait ses crimes au banc du roi.

– Chérie, ma très chère, qu'avez-vous ? Vous semblez triste. Le duc de Vivonne s'était approché d'elle, profitant de ce qu'il la trouvait seule, debout à l'arrière, regardant le crépuscule qui s'étendait sur la mer. Elle était si lointaine qu'il se sentait intimidé.

Elle se tourna vers lui, crispant ses mains sur les solides épaules.

– Embrasse-moi, chuchota-t-elle.

Elle avait besoin du contact d'un homme sain et puissant, pour chasser les visions de misère, d'abjection, qui hantaient ses pensées depuis des heures. Le rappel obsédant du gong des comités, scandant la vogue, tombait sur son cœur comme des gouttes pesantes, éveillait en elle l'écho d'un désespoir, d'une fatalité irrémissibles.

– Embrasse-moi.

Il prit ses lèvres et elle se livra avec passion à la recherche de son baiser. Elle voulait sombrer, oublier. Il la reprenait sans cesse, fouaillé par cette fougue qui lui faisait battre le sang. Sa main glissa de la taille vers les seins et il tressaillit à frôler leur perfection dont il n'était pas encore rassasié. Elle se colla à lui.

– Non... écoute, chérie, fit-il en se dégageant un peu haletant. Pas ce soir, c'est impossible. Il faut que nous demeurions tous sur le qui-vive... La mer est dangereuse.

Elle n'insista pas et fit glisser son front contre l'épaulette dorée qui égratigna sa peau. Cette petite douleur lui fit du bien.

– Dangereuse ? interrogea-t-elle. Va-t-il y avoir une tempête ?

– Non... Mais les pirates rôdent. Tant que nous n'aurons pas débordé Malte, nous devons nous méfier.

Il resserra son étreinte.

– Je ne sais pas ce qui m'arrive avec toi, dit-il, tu me... tu me passionnes. Tu es si changeante, si pleine de mystère et de surprises. Tu rayonnais tantôt, nous étions tous comme des moutons dociles sous le pouvoir de tes yeux et de tes sourires. Et maintenant je te sens faible, comme écrasée sous un danger qui te menace et contre lequel je voudrais te défendre. C'est un sentiment que je n'ai jamais éprouvé, tu sais.... Sauf près des enfants. Les femmes sont si garces !

Il l'écarta doucement et s'éloigna d'elle pour s'accouder à la balustrade. Parfois, l'écume des vagues volait jusqu'à lui et mouillait ses lèvres brûlées par les lèvres d'Angélique. Il les sentait encore sur les siennes, irradiant leur douceur en lui. De nouveau il avait faim de les goûter, de les sentir s'entrouvrir, comme à regret et violentées, pour lui livrer le choc de ses dents lisses, serrées sur un rire, barrière opposée à son impatience. Défense qui rendait plus voluptueuse la défaite de son beau visage, enfin renversé paupières closes, tandis qu'à son tour elle répondait à l'invite.

Une femme qui embrassait ainsi !... Une femme qui savait rire et pleurer au fond du cœur, sans comédie. Il ne lui déplaisait pas qu'elle fût sensible, vulnérable. Et pourtant il ne pouvait s'empêcher de se souvenir qu'elle avait fait plier l'échiné à l'indomptable Athénaïs, avec des armes sournoises et cruelles de rivales, qui se battent à mort, sans merci. Il ne comprenait plus. Il en perdait la tête. Il voulut la sonder et dit doucement :

– Je sais pourquoi tu es triste. Depuis que je t'ai retrouvée je redoute l'instant où tu m'en parleras. C'est parce que tu penses à ton fils, n'est-ce pas, l'enfant que tu m'avais confié et qui a disparu, noyé, au cours d'un combat ?

Angélique laissa tomber son visage dans ses deux mains.

– Oui, c'est cela, fit-elle d'une voix étouffée. La vue de cette mer bleue si belle qui m'a pris mon enfant me tourmente.

– C'est encore à ce maudit Rescator que nous devons le désastre. Nous doublions le cap Passero quand il est arrivé sur nous, tel un aigle de mer. Personne ne l'avait vu approcher et d'ailleurs il n'avait utilisé que ses basses voiles ce qui lui permit de rester longtemps inaperçu à cause de la houle qui était très haute ce jour-là. Quand on signala son approche il était trop tard : sa seule bordée de 12 canons nous coula deux galères et déjà le Rescator envoyait ses janissaires à l'abordage de La Flamande. C'était sur ce navire que se trouvaient embarqués les gens de ma maison, dont le petit Cantor... Peut-être fut-il pris de panique, surexcité par les cris des forçats qui se débattaient enchaînés, dans la chiourme, ou par la vue des Maures armés de cimeterres... L'écuyer Jean Gallet l'entendit crier : « Mon père ! Mon père ! » L'un des soldats du bord le prit dans ses bras pour l'entraîner...

– Ensuite ?

– La galère s'est fendue en deux. Elle s'est enfoncée à une vitesse prodigieuse dans les flots. Les Maures eux-mêmes qui étaient montés à bord ont été projetés à la mer. Les pirates les ont repêchés et nous avons fait de même pour les nôtres qui s'accrochaient encore aux épaves. Mais presque tous les gens de ma maison ont péri : mon aumônier, les chanteurs de ma chapelle, mes quatre maîtres d'hôtel... et ce bel enfant à la voix de rossignol.

Un rayon de lune glissant entre les tentures éclaira Angélique et il vit qu'elle avait les joues luisantes de larmes. Il se dit, avec passion, qu'il aimait la voir pleurer ainsi, elle, si puissante sur le cœur des hommes. Quel était son mystère ? Il se souvenait vaguement d'un scandale, déjà lointain, d'une histoire de sorcier que l'on avait brûlé en Place de Grève.

– Qui était son père ? Celui que ton fils appelait ? demanda-t-il brusquement.

– Un homme disparu depuis très longtemps.

– Mort ?

– Sans soute.

– C'est bizarre, ces presciences de la dernière heure. Même un enfant comprend qu'il va mourir.

Il poussa un profond soupir.

– Je l'aimais bien ce petit page... Tu ne m'en veux pas trop, à cause de lui ?

Angélique eut un geste fataliste.

– Pourquoi vous en voudrais-je, monsieur de Vivonne ? Ce n'est pas votre faute. C'est la faute de la guerre, de la vie... Si cruelle et si folle !

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