Chapitre 16

Le jour passa. La nuit et la faim retombèrent sur le petit groupe. Cette nuit-là, Angélique ne put dormir. Faudrait-il supporter encore une journée de souffrances pour les voir se transformer le surlendemain, en cette vente aux enchères dont le trio figurait sans doute l'attraction de choix ? Savary avait promis de l'arracher à son triste sort. Mais les chances d'un pauvre vieillard sans argent, lui-même captif, assisté de quelques Grecs ignorants, étaient bien minces dans ce redoutable guêpier où les plus hautes personnalités de la piraterie disposaient de toutes les commodités nécessaires pour mener à bien le lucratif et séculaire commerce d'esclaves.

Vers le milieu de la nuit, elle crut voir briller des yeux lumineux à la lucarne.

– Un chat ! hurla Angélique, que les récits de l'Arménienne hantaient.

Mais ce n'était qu'une lampe à huile à deux mèches. La lueur incertaine fut voilée et Angélique s'entendit interpeller doucement :

– Signora Angélica, ici... Ellis.

En titubant elle s'approcha de la fenêtre pour recevoir dans les mains quelque chose de froid et de visqueux, qu'elle laissa choir avec horreur avant de s'apercevoir que c'étaient trois belles grappes de raisin.

– Le vieux médecin fait dire... quoi qu'il arrive il ne faut pas désespérer. Il viendra ici à l'aube lorsque vous entendrez le premier chant du muezzin de la Grande Mosquée.

– Merci, Ellis ! Tu es bonne !... Quel est ce bruit qu'on entend. Est-ce un volcan souterrain ?

– Non ! C'est la tempête. La mer est très méchante cette nuit. On l'entend car elle est au pied de la maison du maître.

Elle s'en fut comme une ombre. Angélique se mit à dévorer le raisin, puis s'arrêta, se reprochant de ne pas l'offrir aux autres. Elle voulut les réveiller. N'y parvenant pas, elle laissa leur part et avala la sienne rapidement. Ensuite, la nuit lui parut interminable. Un peu rassasiée, elle souhaitait dormir mais s'en empêchait, espérant Savary. Vers l'aube, les grondements de la mer en fureur se calmèrent. Angélique s'était accotée à la muraille, tout contre la lucarne ; elle finit par s'endormir.

*****

– Madame du Plessis, voulez-vous écrire cette lettre ?

Angélique sursauta. Elle parvint à discerner le vieil apothicaire essayant d'introduire entre les barreaux une feuille de papier, une corne à encre et une plume.

– Mais je n'y vois rien. Je n'ai pas d'écritoire...

– Ça ne fait rien. Appuyez-vous contre le mur ou par terre. Angélique cala la feuille de papier contre un moellon rugueux. Savary tenait la corne à encre.

– Une lettre... une lettre pour qui ? demanda Angélique, reprenant ses esprits.

– Pour votre mari.

– Pour mon mari ?...

– Oui... J'ai revu Ali Mektoub et il est décidé à partir en Alger pour chercher son neveu et l'interroger. Il se pourrait que le neveu le mène tout droit à la retraite de votre mari. Alors il serait bon qu'il puisse lui remettre une lettre de vous avec votre écriture pour accréditer sa mission.

La main d'Angélique tremblait sur le papier froissé. Écrire à son mari ! Il cessait d'être un fantôme pour devenir un vivant. L'idée que ses mains à lui toucheraient peut-être cette lettre, que ses yeux la liraient, lui semblait insensée. Avait-elle jamais cru, se demanda-t-elle, à sa résurrection ?

– Que dois-je dire, maître Savary ? Je ne sais pas... Que faut-il mettre ?

– N'importe quoi, pourvu qu'il reconnaisse votre écriture. Angélique écrivit, en entaillant le papier dans son émotion :

« Souvenez-vous de moi qui ai été votre femme. Je vous ai toujours aimé. – Angélique. »

– Dois-je lui faire part de ma terrible situation, lui indiquer où je me trouve ?

– Ali Mektoub la lui expliquera verbalement.

– Croyez-vous vraiment qu'il puisse l'atteindre ?

– Il mettra en tout cas tout en œuvre pour cela.

– Comment avez-vous pu le décider à partir pour nous ? Nous qui sommes de pauvres esclaves démunis, sans argent...

– Vous savez, dit Savary, les Musulmans n'obéissent pas toujours qu'à l'appât du gain. Avant cela, ils obéissent à deux ou trois grandes idées de leur cru et quand l'esprit souffle dans leurs voiles, ce n'est pas la peine d'essayer de les retenir. Le marchand Ali Mektoub a considéré votre histoire et celle de votre époux comme un signe d'Allah. Dieu a sur lui et sur vous des desseins impérieux. Votre recherche est une œuvre sainte et, pour sa part, il estime qu'il doit partir, sinon Allah le punirait. Il va accomplir ce voyage aussi pieusement que s'il se rendait à La Mecque, à ses frais, et c'est lui qui m'a avancé les cent livres promises au sieur Rochat en échange de ses services. Et je savais qu'il le ferait.

– C'est peut-être signe, en effet, que le ciel me prend en pitié. Mais ce voyage sera long... En attendant que vais-je devenir ? Vous savez qu'ils parlent de me vendre dans deux jours ?

– Je sais, dit Savary, soucieux, mais ne désespérez pas. J'aurai peut-être le temps de mettre au point un projet d'évasion. Cependant si vous pouviez gagner quelques jours avant d'être livrée aux enchères, cela renforcerait nos chances.

– J'ai réfléchi et je me suis renseignée près de mes compagnes. Il paraît qu'il y a des prisonnières qui parfois se mutilent ou se défigurent pour échapper à la vente. Je n'ai pas ce courage mais j'ai pensé que si je coupais mes cheveux très ras cela embarrasserait fort mes geôliers. Ils fondent de grands espoirs sur le fait que je suis blonde, ce qui attirera les Orientaux. Privée de mes cheveux, j'aurais moins de prix. Ils n'oseront pas me mettre en vente et n'auront plus qu'à attendre qu'ils repoussent. Cela gagnera du temps.

– L'idée n'est pas mauvaise. Je crains cependant pour vous les fureurs de ce misérable.

– Ne craignez pas pour moi. Je commence à m'y habituer. Il me faudrait seulement une paire de ciseaux.

– Je vais essayer de vous en faire passer. Je ne sais si je pourrai revenir moi-même car je suis surveillé, mais je trouverai bien quelqu'un pour s'en charger. Bon courage et Inch Allah !

*****

Le matin de ce troisième jour de captivité se leva. Angélique s'attendait à l'accentuation des sévices de la part de leur maître esclavagiste. Elle se sentait une légère fièvre. Elle avait la tête –vide et les jambes faibles.

Lorsqu'elle entendit des pas battre le sol du couloir qui menait à leur geôle, elle tressaillit douloureusement.

Coriano parut, la fit sortir et sans un mot la conduisit au salon, où le marquis d'Escrainville faisait les cent pas avec une expression de rage concentrée. Lorsque Angélique parut il lui jeta un mauvais regard, puis des basques de son habit il tira une paire de longs ciseaux.

– Voici ce qu'on a trouvé sur un gamin grec qui essayait de se glisser jusqu'au soupirail du cachot. C'était pour toi, n'est-ce pas ? Que comptais-tu en faire ?

Angélique ne répondit pas et détourna dédaigneusement les yeux. Sa ruse avait échoué.

– Elle avait sûrement une idée de derrière la tête, dit Coriano. Vous savez ce qu'elles peuvent imaginer quelquefois pour échapper à la vente !... Vous vous rappelez la Sicilienne qui s'était vitriolée volontairement... Et cette autre qui s'est jetée du haut des remparts... Une perte sèche.

– Ne parle pas de malheur ! fit le pirate.

Il recommença à marcher de long en large. Puis il revint à Angélique, lui saisit les cheveux pour la regarder au visage.

– Tu as décidé que tu ne serais pas vendue, hein ? Que tu ferais n'importe quoi pour y échapper. Tu vas crier ? Hurler ? Te débattre ?... Il faudra te tenir à dix pour te dévoiler ?

Il la lâcha et reprit son va-et-vient.

– Je vois cela d'ici. Un beau scandale ! Les chevaliers de Malte, propriétaires du batistan, n'aiment pas cela, ni les amateurs de filles dociles.

– On pourrait la droguer ?

– Tu sais bien que cela ne plaît pas. Elles ont l'air abruti, amorphe. Ça n'est pas encourageant. Et pourtant il me les faut, mes 12 000 piastres !

Il s'arrêta devant Angélique.

– Si tu es docile, je suis sûr de les faire... Mais tu ne seras pas docile et, jusqu'au dernier moment, tu vas nous préparer des coups fourrés. C'est moi qui te le dis, Coriano !

Cette garce-là, je paierai plutôt pour qu'on m'en débarrasse. Le borgne poussa une sorte de grognement outré :

– Faut la mater !

– Comment ? On a tout essayé.

– Non.

L'œil unique du second s'alluma.

– Elle n'a pas encore été faire un petit tour dans le cachot des remparts. Cela lui ferait comprendre ce qui l'attend si elle s'arrange pour nous faire rater votre vente. Un hideux sourire s'ouvrait sur sa bouche édentée. D'Escrainville répondit à ce sourire d'un air entendu.

– L'idée est bonne, Coriano. On peut encore essayer.

Il s'approcha de la captive.

– Tu veux savoir le genre de mort que je te réserve si tu me fais rater la vente ? Tu veux savoir le genre de mort que je te réserve si tu n'atteins pas 12 000 piastres ?... Si tu t'arranges pour dégoûter les acheteurs ?...

La tenant aux cheveux, il penchait vers elle sa face convulsée, lui soufflait au visage son haleine douceâtre de drogué.

– Car tu mourras, n'espère pas ma pitié !... À moins de 12 000 piastres, je te retirerai des enchères et tu mourras. Tu veux savoir comment ?...

La porte de ce nouveau cachot se referma sur elle. Comme les autres il était humide et obscur, mais ne présentait rien d'étrange. Elle resta debout longtemps, puis finit par s'asseoir sur un bat-flanc dans un coin, Elle n'avait pas voulu montrer au marquis d'Escrainville la peur qui la dévorait, mais elle avait peur, horriblement ! Au moment où il refermait la porte du cachot, elle avait été sur le point de se jeter aux pieds du pirate, de le supplier, de promettre tout ce qu'on voulait... Un suprême sursaut de fierté l'avait retenue.

– Que j'ai peur, fit-elle à voix haute, mon Dieu que j'ai peur !...

Depuis tant de jours qu'il la tourmentait ses nerfs commençaient à lâcher. Ici, c'était comme une tombe. Elle mit les mains sur son visage et attendit. Elle crut surprendre un choc lourd, comme quelque chose qui serait tombé non loin d'elle, puis à nouveau le silence.

Mais elle n'était plus seule dans le cachot. Une présence indéfinissable rôdait, un regard pesait sur elle, Très lentement, elle écarta les doigts et retint un hurlement d'horreur. Au centre du cachot, un énorme chat la regardait.

Ses yeux phosphorescents vacillaient dans la pénombre. Angélique demeura immobile, Elle aurait été incapable de faire un mouvement.

Puis un autre chat apparut entre les barreaux du soupirail et sauta à son tour, un troisième suivit, un quatrième, un cinquième. Maintenant elle était tout environnée de présences félines et rampantes, Dans l'ombre du cachot, elle ne voyait que leurs yeux étincelants, aux aguets. L'un d'eux s'approcha, ramassant les reins, prêt à bondir. Elle avait l'impression qu'il la visait aux yeux. D'un coup de pied, elle essaya de l'écarter. La bête répondit par un miaulement de fureur que les autres reprirent en chœur, dans une sorte de concert diabolique.

Angélique avait sauté sur ses pieds. Elle voulait gagner la porte. Elle sentit un poids sur ses épaules, des griffes s'enfonçaient dans sa chair, d'autres s'accrochaient à ses vêtements. Les bras sur ses yeux, elle se mit à hurler comme une démente :

– Non... pas cela... pas cela... Au secours ! Au secours !...

La porte fut repoussée et Coriano entra, lançant de grands coups de fouet, des coups de botte et des imprécations. Il eut du mal à disperser les horribles matous affamés. Il traîna au-dehors Angélique pantelante et hors d'elle-même, hurlante, recroquevillée sur sa terreur. D'Escrainville la contempla ainsi abattue, enfin brisée. Elle n'était plus qu'une femme soumise. Ses nerfs fragiles avaient cédé à la torture. Sa faiblesse de femme avait eu raison de sa farouche volonté. Elle n'était plus qu'une femme comme les autres. Un rictus déforma la bouche du pirate. C'était sa plus belle victoire... la plus amère. Il eut soudain envie de crier de douleur et serra les dents.

– Tu as compris ? fit-il. Tu seras docile ?

Elle sanglotait, répétant :

– Non, pas cela... Pas les chats ! Pas les chats !...

Il lui releva la tête.

– Tu seras docile ?... Tu te laisseras conduire au batistan ?

– Oui, oui.

– Tu te laisseras présenter, déshabiller, dénuder ?

– Oui, oui... TOUT... Tout ce que vous voudrez... mais pas les chats. Les deux bandits se regardèrent.

– Je crois que c'est gagné, patron, dit Coriano.

À son tour, il se pencha vers Angélique écroulée, secouée de sanglots déchirants et montra son épaule arrachée.

– Je suis entré dès qu'elle a commencé à appeler, mais ils ont quand même eu le temps de lui faire une belle estafilade. Le hammantchi du batistan et Erivan, le commissaire-priseur, vont nous chanter pouilles. Le marquis d'Escrainville essuya son front poissé de sueur.

– Avec elle, c'était le moindre des dégâts. Heureux encore qu'elle ne se soit pas laissé crever les yeux.

– Vous pouvez le dire ! D'aussi coriace, j'en avais pas encore rencontré, Madona ! Aussi longtemps que je vivrai, sous tous les cieux de la terre où je bourlinguerai, j'en parlerai de la Française aux yeux verts.

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