Chapitre 14
Chaque soir le marquis d'Escrainville l'invitait ainsi à monter sur la dunette et à partager son repas. Il se montrait aussi courtois qu'il le pouvait, sans doute chapitré par Coriano. Par moments sa nature reprenait le dessus, il la tutoyait, lui disait des choses méchantes. À d'autres moments, il retrouvait son ancienne éducation et savait retenir l'attention de la jeune femme par sa conversation. Elle découvrait qu'il était très instruit, qu'il connaissait toutes les langues orientales et pouvait lire les classiques grecs dans le texte. Cela composait un étrange personnage.
À côté de sadiques caprices qui le portaient à tourmenter ses esclaves, il avait pour d'autres des attentions quasi-paternelles. Souvent il faisait monter près d'eux sur la passerelle dix gentils négrillons qu'il avait achetés à Tripoli.
Les enfants s'agenouillaient, discrets, sur leurs pieds nus et demeuraient sages, leurs yeux d'émail blanc brillant dans la nuit tombante.
– Ne sont-ils pas beaux ? disait Escrainville en les couvant d'un œil attendri. Savez-vous qu'ils valent chacun son poids d'or, ces petits sauvages du Soudan ?
– Vraiment ?
– Ce sont des eunuques.
– Pauvres petits !
– Pourquoi ?
– N'est-ce pas horrible, cette mutilation ?
– Bast ! Leurs sorciers sont habiles pour mener cela tambour battant. Ensuite on arrose la plaie d'huile bouillante et on les enfouit jusqu'à la ceinture dans le sable brûlant du désert jusqu'à cicatrisation. La méthode est bonne puisque les chefs des tribus qui nous les acheminent vers la côte affirment qu'il n'en meurt pas plus de deux pour cent.
– Pauvres petits ! répéta la jeune femme.
Le pirate haussa les épaules.
– Croyez-moi, vous dispensez votre pitié à contre-sens. Quel sort plus heureux pouvaient atteindre ces graines de cannibales ? Ils viennent de pays terribles, où celui qui échappe à la dent du lion n'évite pas la sagaie de son ennemi qui le dévore tout vif. Dans leurs tribus, ils se nourrissaient de racines et de rats. Maintenant, ils mangent à leur faim. Quand je les aurai vendus ils représenteront pour leurs propriétaires un objet de luxe. Jeunes, ils n'auront rien d'autre à faire que de jouer au trictrac ou aux échecs sur les marches d'un palais avec les fils du sultan ou de les accompagner à la chasse au faucon. Adultes, leur rôle deviendra de premier plan. Oubliez-vous que certains eunuques, dans l'Histoire, ont été couronnés empereurs de Byzance ? J'en connais combien qui, en fait, règnent sur l'esprit du maître aveuglé par ses plaisirs. Vous entendrez parler du chef des Eunuques noirs du Sultan des Sultans, du chef des Eunuques blancs, de son frère Soliman, un nommé Chamyl-bey, ou encore d'Osman Ferradji, le Grand Eunuque de Moulay Ismaël, roi du Maroc. Un géant qui mesure près de deux toises. Un grand bonhomme sous tous les angles, féroce, félin, génial. C'est lui qui a mis Moulay Ismaël sur le trône en l'aidant à assassiner les quelque dizaines de prétendants qui lui barraient la route.
Il s'interrompit, et saisi par une idée méchante se mit à rire.
– Oui ! Oui ! Je pense bien que vous ne tarderez pas à mesurer le pouvoir des eunuques en Orient, belle captive.
*****
Angélique s'appuya à la colonne cannelée, sur laquelle ruisselait la lumière des Cyclades.
Elle froissa entre ses doigts un brin de basilic. Tout à l'heure, comme elle traversait le village, le pope orthodoxe, coiffé du kamilafka aux voiles noirs, était venu à sa rencontre et lui avait tendu le rameau odoriférant en signe d'accueil et de paix. Le pauvre vieillard, empêtré dans son ignorance, essayait de préserver ses ouailles de la férule des pirates. Il avait cherché à se faire comprendre de ce jeune corsaire blond qui débarquait sur la plage en compagnie des marins à mine patibulaire. Peut-être prendrait-il en pitié ces pauvres gens misérables ?... Escrainville n'avait pas été long à le saisir par la barbe et à l'envoyer rouler au sol, l'injuriant en grec et le bourrant de coups de pied.
– Impie ! cria Angélique.
Le pope tourna vers elle ses mains décharnées avec des paroles volubiles. Le marquis éclata de rire.
– Il croit que vous êtes mon fils et il vous demande par l'amour que j'ai pour vous d'intercéder pour que nous épargnions ses deux filles. Ha ! Ha ! Ha ! C'est le plus drôle que j'aie jamais entendu.
– Et si je vous le demandais ?
Par-dessus le vieillard, il lui lança un long regard indéfinissable.
– Écartez-vous, dit-il. Vous n'avez pas à vous mêler de ce que nous faisons ici.
Elle s'était éloignée, se détournant du spectacle lamentable dont elle avait déjà été témoin tant de fois.
Depuis sa guérison, Coriano exigeait qu'elle descendît à chaque escale. L'air frais lui ferait du bien. Comme si elle en eût manqué sur le pont d'un navire ! Mais Coriano était intransigeant. Il fallait qu'elle prît de l'exercice.
La première fois, elle avait posé un pied timide sur la plage, surprise de trouver le sol dur et stable. Elle s'écartait du village, laissant les flibustiers disputer leur âpre marché. Elle trouvait alors un peu de solitude à l'ombre d'un temple, parmi de neigeux débris de statues renversées.
Le brin de basilic exhalait l'odeur même de cette terre consumée. Ici point d'arbres. Tout était pauvreté et désolation et pourtant splendeur éternelle. L'eau manquait mais non pas la sève poétique grâce à laquelle la légende et la fable s'étaient enracinées à jamais. Des terres hautes venaient les cris aigus des pâtres tandis que Savary, armé de ses peignes de bois, s'ébattait allègrement à travers la campagne, pour y peigner les chèvres et les boucs. Ce soir, il rapporterait sa provende de ladanum. Ce soir, les pleureuses seraient sur la plage à se déchirer le visage, à couvrir de cendre leurs cheveux gris... Elle ferma les yeux. L'odeur de la plante la faisait rêver et le soleil répandait en elle le goût de vivre...
À quelques pas, le marquis d'Escrainville l'examinait. Elle était appuyée à cette colonne blanche dans une pose gracieuse et jeune, le profil penché sous la nappe de ses cheveux blonds, les lèvres posées sur le rameau vert, les paupières rêveusement baissées et il se dit qu'il aimait le charme ambigu que lui conférait son travesti de garçon, qu'elle s'obstinait à mettre. Vêtue de robes, elle eût trop ressemblé à « l'autre ». Il aurait fini par la tuer. Elle eût été trop femme, trop sirène, trop désarmée aussi. Sans apprêt dans sa vieille veste de cavalier dont le col s'ouvrait sur son cou flexible, elle avait un charme équivoque en accord avec la subtile langueur de ces lieux où jadis venaient s'aimer les éphèbes. Angélique sentit la pression d'un regard, releva les yeux, et eut un mouvement de recul. Il fit un geste impérieux.
– Viens.
Elle s'avança sans empressement, touchant de la pointe de sa babouche les cailloux du sentier. Sous la boucle d'argent qui aux genoux serrait son haut-de-chausses, ses mollets nus étaient ronds et brunis.
Coriano avait été avisé dans ses conseils. Aujourd'hui, la captive avait retrouvé ses joues pleines et sa matité chaleureuse.
Escrainville la saisit au bras et se penchant vers elle lui dit avec une sorte de complicité railleuse :
– Réjouis-toi, mon fils ! Les filles du pope, tu sais ?... On les a laissées à leur crasse...
Elle le regarda pour savoir s'il parlait sérieusement. Les yeux gris du pirate étaient tout près des siens. Il y dansait une flamme inusitée.
Elle dit du bout des lèvres :
– J'en suis heureuse.
Il ne se défendit pas de l'avoir fait pour elle. Il la poussa près de lui dans le sentier et la fit monter le long de la côte escarpée qui dominait la mer. Elle sentait la brûlure de sa paume à travers l'étoffe des vêtements et l'espèce de tremblement qui l'agitait.
– Ne me regarde pas comme si j'allais te manger, dit-il. Me prends-tu pour le Minotaure ?
– Non, mais pour ce que vous êtes.
– C'est-à-dire ?...
– La Terreur de la Méditerranée.
Il parut assez satisfait, et resserra la pression de sa main sur son bras. Ils étaient arrivés presqu'au sommet de l'île et dans un cercle d'azur, L'Hermès en rade semblait un beau jouet sur la transparence moirée du fond de mer.
– Maintenant, ferme les yeux, dit Escrainville.
Angélique frissonna. À quel jeu cruel allait-il se livrer ? Il eut un rictus devant son regard anxieux.
– Ferme les yeux, bête indocile.
Pour plus de sûreté il lui posa la main sur les paupières et l'entraîna encore, en la tenant contre lui. Sa main s'écarta. Elle la sentit sur son visage comme une caresse.
– Regarde.
– Oh !
Les quelques pas qu'ils venaient de franchir les avaient menés sur une esplanade où s'élevaient les ruines d'un temple.
Trois marches, au miroitement de sel, montaient jusqu'à un parvis dont les dalles éclataient, cernées de petites plantes courtes.
Et c'est là, parmi l'envahissement des framboisiers sauvages aux baies jaunes et rosés, que commençait la merveille. Deux longues rangées de statues intactes, élancées chacune sur son piédestal, dans un envol immaculé. Une danse immobile et pétrie de lumière sur le bleu incandescent du ciel.
– Qu'est-ce donc ? murmura Angélique.
– Les déesses.
Il l'entraîna, à pas lents, au centre de l'allée parmi ces sourires de marbre, ces bras délicats tendus vers eux, cette assemblée mélancolique et divine, oubliée sur la montagne avec le parfum des framboisiers pour seul encens et le souffle de la mer pour seule offrande et toute à son admiration elle ne se rendit pas compte qu'il continuait à la tenir serrée contre lui. Au bout de l'allée, sur l'autel, il y avait un enfant, un triomphant petit dieu, tendant son arc, un adorable bambin de neige et d'or, battu par les vents.
– Eros !
– Qu'il est beau ! fit Angélique. C'est le dieu de l'Amour, n'est-ce pas ?
– Vous a-t-il jamais frappée de sa flèche ?
Le pirate s'était écarté d'elle. Du bout de son fouet, il tapotait ses bottes d'un geste nerveux. Angélique sentit l'enchantement se dissiper.
Elle ne répondit pas et alla s'appuyer, à la recherche d'un peu d'ombre, contre le socle d'une Aphrodite élancée.
– Vous devez être si belle quand vous êtes amoureuse, reprit-il après un long moment de silence.
Il fit une grimace excédée. Son regard erra sur les déesses, revint vers Angélique, mais elle ne sut pas lire son expression tourmentée. Où voulait-il en venir ?...
– T'imagines-tu que tu m'en as imposé avec tes grands airs et que c'est pour cela que je ne viens pas te dresser un peu le soir comme tu le mérites ? fit-il hargneux. Tu es bien assez prétentieuse pour te faire des idées, mais détrompe-toi, ce n'est pas pour cela. Il n'y a pas d'esclave qui ait pu en imposer à la Terreur de la Méditerranée. Mais j'en ai assez des cris de haine et des coups de griffes. Une fois en passant cela peut donner du piment à l'aventure, mais ça lasse, à la longue. Est-ce que tu ne pourrais pas essayer d'être gentille avec moi ? Elle lui jeta un regard froid, qu'il ne vit pas car il s'était mis à marcher de long en large. Ses bottes résonnaient sur les dalles de marbre, dominant de leur battement régulier la stridence inexorable des cigales.
– Vous devez être si belle quand vous êtes amoureuse, reprit-il d'une voix sourde. Avec ce visage que vous aviez un soir, renversée entre mes bras, les yeux clos, votre bouche entrouverte qui disait : « mon amour » !
Et répondant à son expression effarée :
– Vous ne pouvez pas vous rappeler. Vous étiez malade, vous déliriez. Mais moi, je ne cesse de me souvenir. Ce visage me hante. Vous devez être si belle dans les bras d'un homme dont vous êtes amoureuse.
Il arrêta sa marche, et leva vers le petit dieu Eros ses yeux pâles que traversait une expression pathétique.
– Je voudrais être cet homme, dit-il. Je voudrais que vous m'aimiez !...
Angélique s'attendait à tout sauf à une prière semblable.
– Vous aimer ? vous ! cria-t-elle.
Et cela lui parut si absurde qu'elle éclata de rire. Est-ce qu'il ne savait pas qu'il était un être abject, couvert de crimes, un tortionnaire sans âme et sans cœur ? Et il voulait qu'on l'aime !...
Son rire s'égrena, vibra dans ce silence des lieux désertés. L'écho le renvoya, aigu et moqueur, et le vent fut long à l'emporter.
– Vous aimer ? Vous !...
Le marquis d'Escrainville était devenu aussi blanc que le marbre. Il marcha vers Angélique et la frappa deux fois du revers de la main. La bouche de la jeune femme s'emplit d'un goût salé de sang. Il la frappa encore et elle tomba à ses pieds. Du sang coulait au coin de ses lèvres.
– Ce rire ! hurla-t-il.
Il ouvrait la bouche comme s'il eût peine à retrouver son souffle.
– Putain !... Comment as-tu osé ! Tu es pire que l'autre ! Pire que toutes les autres ! Je te vendrai ! Je te vendrai à un pacha vicieux, à un marchand de bazar, à un Maure, à une brute qui te détruira... Mais tu n'auras pas pour d'autres ton visage d'amoureuse... Je te l'INTERDIS... Et maintenant va-t'en ! Va-t'en ! Je n'ai pas envie de me mettre Coriano et mes hommes à dos... Va-t'en ! Avant que je ne te tue !...
*****
Le surlendemain les navires jetèrent l'ancre devant Santorin. Le marquis d'Escrainville sortit de sa cabine, où depuis deux jours il demeurait prostré dans les fumées du haschisch.
– Tu m'as quand même mené où tu voulais, cancrelat du diable, cria-t-il, haineux, à Savary. Je me demande ce que tu peux bien trouver de miroitant à ce rocher, à ce caillou ? J'ai beau regarder, je n'y vois pas plus de chèvres qu'ailleurs, même moins, qu'on dirait. Prends garde à ne pas m'avoir roulé, vieux renard.
Maître Savary affirma que la récolte de ladanum dépasserait ce qu'on pouvait espérer, mais le pirate demeura défiant.
– Je me demande où tes boucs trouvent le moyen de se barbouiller de ta mixture. Pas un arbre, pas un buisson à l'œil nu.
C'était vrai. Santorin, l'antique Thêra, ne ressemblait pas aux autres îles. C'était un prodige naturel, une falaise à pic de trois cents toises, qui présentait en coupe colorée comme un sorbet napolitain, tous les secrets de la terre maternelle. Au milieu des roches brunes, des cendres noires, des terres rouges superposées, couraient les veines blanches de la pierre-ponce, révélant que cette île étrange n'était que la paroi du cratère d'un volcan dont la rade occupait le centre. En face, l'île de Thérasia représentait l'autre rive de ce cratère. Le volcan sous-marin était d'ailleurs toujours en activité. Les habitants se plaignaient des séismes fréquents qui secouaient leurs masures de pisé et de chaux et faisaient brusquement surgir de la mer des îlots de lave que la prochaine secousse engloutissait à nouveau. Au-delà des petites maisons à coupoles du port, un sentier en escalier montait vers le sommet occupé par un moulin à vent aux ailes membranées rouges et vertes et des ruines. Angélique dans sa promenade s'assit à l'ombre du gymnase des éphèbes, en face de jeunes danseurs immobiles. Un bras rompu, une main aux doigts légers gisaient à terre, près d'elle, parmi le cailloutis. Cette chose gracieuse, bras de garçonnet ou d'adolescent, pesait lourd, le poids des siècles. Angélique essaya de le soulever puis y renonça et se reposa à l'ombre d'un lanceur de disque. Elle se ressentait encore des coups reçus la veille. La tristesse l'accablait. Elle se demanda si elle ne pourrait pas essayer de s'évader, en s'enfonçant à l'intérieur, mais l'aridité du paysage la découragea.
Peu après, elle entendit un bruit de sonnailles et par le sentier apparut maître Savary, accompagné de ses inévitables chèvres et d'un Grec avec lequel il s'entretenait amicalement. Le visage du savant rayonnait.
– Je vous présente Vassos Mikolès, Madame, dit-il. Que pensez-vous de ce beau garçon ?
Angélique dissimula poliment sa surprise. Elle avait parfois admiré la beauté des hommes grecs, dont certains conservaient la grâce et la vigueur de ces mêmes éphèbes qui dansaient autour d'eux. Mais le qualificatif ne convenait pas au garçon qui précisément lui paraissait particulièrement rabougri. Il y avait même dans son visage futé entouré d'une barbe brune mais rare et son torse maigre, un peu voûté, quelque chose qui l'apparentait à son introducteur. Les yeux d'Angélique allèrent de l'un à l'autre.
– Hé oui, fit Savary enchanté, vous avez bien deviné : c'est mon fils.
– Votre fils, maître Savary ! Vous avez donc des enfants ?
– Un peu partout dans le Levant, dit le vieillard avec un geste large. Hé ! Hé ! Que voulez-vous, j'étais plus jeune et plus fringant qu'aujourd'hui lorsqu'il y a trente ans je débarquai pour la première fois dans l'île Santorin. Je n'étais qu'un petit Français comme tous les Français : pauvre mais galant.
Il expliqua que, repassant par là quelque quinze ans plus tard, il avait constaté avec satisfaction que ce rejeton des Cyclades devenait un excellent apprenti pêcheur. C'était au cours de ce dernier voyage qu'il avait confié à la famille Mikolès, qui considérait le voyageur français avec autant de vénération que le grand Ulysse lui-même, un baril entier de moumie minérale ramenée de Perse au péril de sa vie.
– Mesurez-vous, Madame, ce que cela signifie ? Un baril entier ! Maintenant, nous sommes sauvés !
Angélique ne voyait pas trop pourquoi, ni comment le maigre rejeton du petit apothicaire parisien pourrait leur être d'un grand secours contre deux équipages de forbans. Mais Savary était confiant. Il avait trouvé des complices. Vassos et ses oncles les rejoindraient à Candie avec le baril de « moumie ».