Chapitre 9
Le capitaine du navire corsaire avait retiré son masque. Il découvrait un visage encore jeune et dont le hâle contrastait d'une manière avantageuse avec le gris de son regard et sa chevelure blonde. Mais des flétrissures le marquaient et lui donnaient une expression amère et sardonique. Des poches accentuées sous les yeux révélaient l'usure d'un tempérament qui s'était livré à tous les excès. Ses tempes s'argentaient. Il s'approcha, en allongeant une lèvre dédaigneuse.
– De ma carrière, je n'ai vu une cargaison aussi minable. À part ce gaillard de Marseillais assez bien bâti mais qui a trouvé le moyen de recevoir une balle dans l'épaule, il n'y a que deux gamins squelettiques et deux vieux rabougris dont l'un, on ne sait pourquoi, s'est maquillé en nègre.
Il saisit la barbiche de Savary et la lui tira méchamment.
– Espérais-tu que tu gagnerais au change, vieux bouc ? Nègre ou pas, je ne miserais pas vingt sequins sur ta carcasse !
Le second, au bandeau noir, un individu courtaud, brun, trapu comme un pot à tabac, désigna le vieillard d'un doigt tremblant.
– C'est lui... c'est lui... qui... a envoyé... notre canot... par le fond.
Il claquait du menton dans ses vêtements trempés. On l'avait repêché ainsi que trois autres rescapés, mais cinq autres membres de l'équipage du brigantin L'Hermès avaient trouvé la mort par la faute de ce petit voilier à l'apparence anodine.
– Vraiment ? C'est lui ? répéta le pirate en vrillant un œil froid de serpent sur le vieillard recroquevillé ; mais son aspect était si piteux qu'il douta des affirmations de son second.
Il haussa les épaules et se détourna du groupe assez peu reluisant que formaient Savary, Flipot, le mousse, et le vieux Scaïano, dans leurs hardes dégoulinantes d'eau de mer. Il jeta un regard au vigoureux Marseillais étendu sur le pont, le visage crispé de souffrance.
– Ces jobards de Provençaux, comment s'y fier... On les croit plaisantins, pas dangereux, et quand ils s'y mettent ils ne craignent pas d'affronter une flotte entière. Imbécile ! Qu'as-tu gagné à faire le matamore ? Te voilà sur le flanc à présent et ton voilier endommagé par un boulet. Si ce n'était pas une belle coque je l'aurais laissée couler par le fond. Mais une fois radoubée j'en tirerai peut-être quelque chose. Maintenant occupons-nous du jeune seigneur, qui m'a paru la seule marchandise appréciable de cette damnée coque de noix.
Il se dirigea d'un pas nonchalant vers Angélique, qu'il avait fait placer à l'écart. Elle grelottait aussi dans ses vêtements mouillés, car le soleil baissait à l'horizon et le vent devenait frais. Ses cheveux alourdis d'eau pendaient sur ses épaules. Le capitaine l'examina avec la même attention froide qu'il avait portée aux autres naufragés.
Sous l'examen la jeune femme se sentit mal à l'aise. Elle avait conscience que l'étoffe de son habit collait à elle, accusant ses formes. Les sourcils pâles du pirate se rapprochèrent et son regard ne fut plus qu'une fente cruelle tandis qu'un sourire méchant entrouvrait ses lèvres. – Eh bien, jeune homme, dit-il, on aime les voyages ? Il tira brusquement son sabre et en appuya la pointe sur la poitrine d'Angélique, à l'encolure de sa chemise qu'elle essayait machinalement de refermer. Elle sentit la piqûre de l'acier sur sa peau mais ne broncha pas.
– Courageux ?
Il appuyait un peu. Les nerfs d'Angélique lui faisaient mal à craquer. Brusquement la lame glissa dans l'entrebâillement de son corsage et d'un mouvement sec rejeta l'étoffe de côté, découvrant un sein blanc.
– Tiens, une femme !
Les matelots qui étaient témoins de la scène éclatèrent en rires et en braillements grossiers. Angélique avait vivement ramené sur sa poitrine découverte, le vêtement déchiré. Ses yeux flambaient.
Le corsaire continua de sourire.
– Une femme ! Décidément c'est jour de comédie aujourd'hui sur L'Hermès. Un vieillard qui se déguise en nègre, une femme qui se déguise en homme, un Marseillais qui se déguise en héros et jusqu'à notre brave second, Coriano, qui se déguise en triton. Les rires éclatèrent à nouveau et redoublèrent devant la mine maussade du nommé Coriano, l'homme au bandeau noir.
Angélique attendit que le tumulte fût apaisé.
– Un mufle qui se déguise en gentilhomme français ! Lança-t-elle.
Il accusa le coup sans cesser de sourire.
– Tiens ! Tiens ! Les surprises continuent. Une femme qui a de la répartie... L'article est si rare aux Échelles du Levant ! La journée n'aura peut-être pas été mauvaise pour nous, messeigneurs. D'où êtes-vous, ma belle ? De Provence comme vos compagnons ?
Comme elle ne répondait pas il s'approcha, posa la main sur sa taille et sans se formaliser de son recul, s'empara du poignard et de sa ceinture. Il soupesa cette dernière avec un sourire entendu, l'ouvrit et fit glisser les pièces d'or une à une dans sa main. Des hommes s'avancèrent, les yeux brillants. D'un regard, il les fit reculer. Il fouillait encore dans la ceinture, en extirpait la lettre de change, elle-même à l'abri dans un étui de toile gommé. Après l'avoir déchiffrée, il parut perplexe.
– Madame du Plessis-Bellière... fit-il.
Puis, se décidant :
– ...Je me présente. Marquis d'Escrainville.
La façon dont il la salua prouvait qu'il avait reçu une certaine éducation. Ses titres de noblesse devaient être authentiques. Elle espéra, du fait de leur condition sociale, recevoir de lui quelques égards.
– Je suis veuve d'un maréchal de France, dit-elle, et je me rendais à Candie où mon mari avait des intérêts.
Il eut un sourire froid qui ne gagnait pas ses yeux.
– On m'appelle aussi la Terreur de la Méditerranée, dit-il.
Cependant, après réflexion, il la fit conduire dans une cabine qu'il devait réserver à des passagers de marque et surtout à des passagères.
Là encore, dans le désordre d'un vieux coffre de cuir clouté, Angélique trouva des toilettes féminines européennes et turques, des voiles, des bijoux de toc, quelques chaussures et babouches.
Elle hésitait à se dévêtir. Elle ne se sentait pas en sûreté sur ce bateau. Il lui semblait que des yeux luisants la guettaient à travers les planches disjointes de la cabine. Mais ses vêtements l'enveloppaient comme d'un suaire glacé et elle claquait des dents sans pouvoir s'arrêter. À la longue, elle fit un suprême effort et se déshabilla. Elle revêtit avec dégoût une robe blanche à peu près de sa taille, démodée et d'une propreté douteuse, dans laquelle, se dit-elle, elle devait avoir l'air d'un épouvantail. Elle jeta sur ses épaules un châle espagnol et se sentit mieux. Elle se recroquevilla sur la couchette et demeura longtemps immobile à rouler des pensées moroses. Ses cheveux poisseux sentaient l'eau de mer comme le bois humide de la cabine. Cette odeur salée lui donnait la nausée.
Elle se sentait seule au milieu de la mer, perdue et abandonnée ainsi qu'une naufragée sur un radeau. Elle avait rompu de ses propres mains toutes les amarres qui la retenaient à son existence brillante, mais personne n'était là pour lui tendre la main sur l'autre rive... Où renouer le fil brisé ? En supposant que ce gentilhomme-pirate voulût bien la mener à Candie, que ferait-elle là-bas, sans fortune ? Elle n'avait qu'un repère auquel se raccrocher, celui d'un marchand arabe, Ali-Mektoub... Puis elle se souvint qu'un Français, gérant de sa charge de consul, devait s'y trouver. Elle pourrait s'adresser à lui. Elle chercha à se rappeler son nom :
Rocher ?... Pocher ? Pacha ?... Non, ce n'était pas cela...
Des cris et des sanglots de femme, tout proches, la tirèrent de sa torpeur. De minces rayons rouges filtraient à travers les planches et lorsqu'elle tira la porte, elle reçut en plein visage le reflet pourpre du crépuscule. Le soleil, telle une boule de feu, s'enfonçait dans la mer. Angélique mit la main sur ses yeux. À quelques pas d'elle, deux hommes d'équipage empoignaient une fille, presque une enfant, qui se débattait en hurlant. L'un des hommes lui tenait les bras tandis que l'autre la caressait avec fièvre, en ricanant. Le sang d'Angélique ne fit qu'un tour.
– Laissez cette petite ! cria-t-elle.
Et comme ils ne paraissaient pas l'entendre, elle marcha sur eux et arracha le bonnet de laine de celui qui tenait l'enfant.
Privé de son couvre-chef qui chez un marinier fait partie de lui au même titre que sa tignasse, l'homme lâcha prise et tendit les mains.
– Hé, mon bonnet ! cria-t-il.
– Voilà ce que j'en fais, paillard, riposta Angélique en expédiant la coiffure par-dessus bord.
La fille s'était promptement dégagée. Tendue, à quelques pas, elle observait la scène avec stupeur... Lés deux hommes n'étaient pas moins surpris. Après avoir contemplé bêtement le bonnet voguant sur les flots, leurs regards revinrent vers Angélique et ils se poussèrent du coude.
– Méfiance ! grommela l'un d'eux, c'est la gonzesse qu'on a repêchée tantôt, la gonzesse aux écus d'or. Des fois que notre marquis aurait des vues sur elle...
Ils s'éloignèrent sans insister. Angélique se tourna vers la jeune fille. Elle était plus âgée qu'elle ne l'avait pensé tout d'abord. Elle devait avoir une vingtaine d'années, d'après son visage pâle aux grands yeux noirs sous des cheveux sombres, abondants et frisés. Mais son corps frêle dans sa robe blanche était celui d'une adolescente.
– Comment t'appelles-tu ? demanda Angélique, sans grand espoir d'être comprise. À son étonnement l'autre répondit :
– Ellis.
Puis elle s'agenouilla et prenant la main de celle qui l'avait défendue, la baisa.
– Que fais-tu sur ce bateau ? demanda encore Angélique.
Mais l'autre eut soudain un bond de chat peureux et s'enfuit dans l'ombre qui maintenant tombait sur le navire.
Angélique se retourna. Le marquis d'Escrainville l'observait de l'échelle de la dunette et elle comprit qu'il était là depuis longtemps et qu'il avait assisté à toute la scène. Il quitta son poste d'observation et vint à elle. De près, elle vit son regard brillant de haine.
– Je vois ce que c'est, fit-il. Madame la marquise se croit encore parmi ses domestiques. On donne des ordres, on fait la grande dame. Je vous apprendrai que vous êtes sur un bateau de flibustiers, ma chère !
– Vraiment ? Figurez-vous que je ne m'en étais pas encore aperçue, persifla-t-elle.
Les yeux du marquis d'Escrainville ressemblèrent à de l'acier en fusion.
– De l'esprit, maintenant ! Tu te crois dans les salons de Versailles ? Avec des hommes qui boivent les paroles précieuses que tu daignes laisser tomber de tes lèvres ?... Des hommes qui se traînent à tes pieds ?... Qui te supplient ? Qui pleurent ?... Et toi tu ris, tu te moques d'eux ? Tu dis : « Ah ! ma chère, si vous saviez comme il est ennuyeux, il m'adore »... Et puis tu feins, tu ruses, tu prépares tes sourires enjôleurs... Tu calcules froidement, tu fais manœuvrer tes pantins !... Une caresse à celui-ci, un regard à celui-là... et cet autre qui ne m'est plus utile, je le rejette... Il se désespère ! Qu'importe... Il veut mourir ?... Ah ! que c'est drôle... Ah ! Ah !... Ah ! ces rires de coquette qui m'écorchent les oreilles, je les ferai taire.
Il leva la main comme s'il allait la frapper. Il s'était monté à mesure qu'il parlait, tremblant d'une rage qui lui mettait l'écume aux lèvres. Angélique le fixait, ahurie.
– Baisse les yeux, dit-il, baisse les yeux, insolente... Tu n'es plus la reine ici. Tu vas enfin apprendre à obéir à ton maître... C'est fini le temps de la monnaie de singe, et des caprices. Je vais te dresser, moi !
Et comme elle continuait à le regarder paisiblement il la frappa au visage avec une violence inouïe.
Angélique poussa un cri :
– Oh ! Vous n'avez pas le droit !
Il ricana.
– J'ai tous les droits, ici... Tous les droits sur toutes les garces de ton espèce qui ont besoin d'apprendre à plier l'échine... tu ne vas pas tarder à comprendre. Pas plus tard que cette nuit, ma belle, Tu vas savoir une fois pour toutes ce que tu es et qui je suis.
Il l'empoigna par les cheveux et la jeta dans la cabine, dont il tira la porte en tournant la clef dans la serrure.
Peu après, de nouveau des cliquetis de ferraille annoncèrent une visite. Elle se redressa, prête à tout.
Mais ce n'était que le second, Coriano, une lanterne à la main et accompagné d'un négrillon qui portait un plateau. Il accrocha la lanterne contre la lucarne, fit poser le plateau à terre, puis promena un long regard de son œil unique sur la prisonnière. Après quoi, désignant de son doigt boudiné et chargé de bagues la nourriture, il intima :
– Mangez !
Quand il se fut retiré, Angélique ne put résister à l'odeur alléchante qui s'élevait du plateau. Il y avait des beignets de crevettes, une soupe aux coquillages et des oranges. Un flacon de bon vin accompagnait le repas. Angélique dévora tout. Elle était à bout de forces, recrue de fatigue et d'émotion.
Lorsqu'elle entendit au-dehors le pas lent du marquis d'Escrainville qui se rapprochait, elle crut qu'elle allait hurler.
Le pirate tourna la clef dans la serrure et entra. Sa haute taille l'obligea de se pencher un peu sous le plafond bas. La lueur rousse de la lanterne l'éclairait par en dessous, et il eût été beau avec ses tempes argentées, son visage recuit et ses yeux clairs, sans ce rictus cruel qui déformait sa bouche.
– Alors, demanda-t-il en jetant un regard sur le plateau vide, madame la marquise a lampé sa pâtée ?
Elle dédaigna de répondre, le visage détourné. Il posa la main sur son épaule nue. Elle se déroba et se réfugia dans l'angle étroit de la pièce tout au fond. Elle cherchait des yeux une arme et n'en trouvait pas. Il la guettait comme un chat cruel.
– Non, fit-il, tu ne m'échapperas pas... Pas ce soir. C'est ce soir qu'on fait les comptes et que tu vas payer.
– Mais je ne vous ai rien fait, protesta Angélique.
Il rit.
– Si ce n'est toi, ce sont tes sœurs... Va ! Tu en as fait assez à d'autres pour mériter d'être cent fois corrigée. Dis, combien y en a-t-il qui se sont traînés à tes pieds ! Dis-le-moi, combien ?
Prise de panique devant la lueur de folie qui dansait dans son regard, elle cherchait des yeux une issue.
– Tu commences à avoir peur, hein ? J'aime plutôt ça... Tu n'es plus fière ? Tu vas me supplier bientôt. Je sais comment m'y prendre.
Il déboucla son baudrier et le jeta, ainsi que son sabre, sur la couchette. Il fit de même de son ceinturon et avec une cynique impudeur commença à se dégrafer. Elle saisit ce qui lui tombait sous la main, un petit escabeau, pour le lui lancer. Il évita le projectile et en ricanant s'avança vers la jeune femme et la saisit à pleins bras. Comme il penchait son visage vers le sien, elle le mordit à la joue.
– Louve ! cria-t-il.
Pris d'une colère insensée, il l'empoigna et essaya de la jeter à terre. Et ce fut une nouvelle lutte silencieuse et farouche, dans l'étroite cambuse dont les parois de bois résonnaient sous les chocs furieux de leurs deux corps enlacés. Angélique sentit qu'elle s'épuisait vite. Elle tomba. D'Escrainville, haletant, la maintint collée au sol de tout son poids. Il surveillait les derniers sursauts de colère de sa victime. Elle était à bout et sentait toutes forces quitter ses membres, elle n'avait plus que la volonté de tourner la tête de droite à gauche pour fuir ce masque ricanant penché sur elle.
– Du calme, ma jolie... Du calme. Là, ça y est, te voilà sage... Laisse-moi te regarder de plus près.
Il déchira son corsage, et avec un grognement de plaisir posa sur elle ses lèvres avides. Révulsée, elle se tordait pour lui échapper encore, mais il resserrait son étreinte, écartait ses jambes, se rendait maître peu à peu de ce corps révolté. Au moment où il allait la posséder elle eut un dernier sursaut de tout son être. Il jura et la meurtrit sauvagement tandis qu'elle hurlait de douleur. Durant d'interminables minutes elle dut subir sa fureur aveugle qui la dévastait, accepter de le laisser s'assouvir sur elle avec des ahanements de bête dans sa bauge. Lorsqu'il se redressa, elle brûlait de honte.
Il la releva puis, après avoir guetté son visage, livide, il la repoussa et elle retomba lourdement à ses pieds.
– Voilà comment les femmes me plaisent, dit-il, il ne te manque que de pleurer.
Il rajustait son habit de drap rouge, bouclait son ceinturon. Angélique se soutenait d'une main, en achevant de l'autre de ramener sur elle les lambeaux de sa robe. Ses cheveux blonds pendaient comme un voile devant son visage, découvrant sa nuque ployée.
D'Escrainville lui lança un dernier coup de pied.
– Pleure, mais pleure donc !
Elle ne pleura pas avant qu'il se fût éloigné. Alors un flot de larmes brûlantes inonda son visage. Péniblement, elle se releva et s'assit sur le bord de la couchette. L'âpreté des dangers qu'elle avait endurés au cours de ces derniers jours, ces combats perpétuels des mâles en rut commençaient à avoir raison de son courage et de sa résistance. Les mots du vieux galérien sur la plage tournaient dans sa tête, comme un manège infernal :
« La proie est au cormoran, le butin est au pirate, la femme est à tous ». Elle était secouée de violents sanglots et demeura ainsi, jusqu'à ce que des grattements à la porte, vers le milieu de la nuit, vinssent la tirer de son désespoir.
– Qui est là ?
– C'est moi, Savary.